Читать книгу Journal 1939-1942 - Андре Жид - Страница 5
1939
Оглавление10 septembre.
Oui, tout cela pourrait bien disparaître, cet effort de culture qui nous paraissait admirable (et je ne parle pas seulement de la française). Du train dont on va, il n’y aura bientôt plus grand monde pour en sentir le besoin, pour la comprendre, cette culture; plus grand monde pour s’apercevoir qu’on ne la comprend plus.
On s’efforce et l’on s’ingénie pour mettre à l’abri de la destruction ces reliques; nul abri n’est sûr. Une bombe peut avoir raison d’un musée. Il n’est pas d’acropole que le flot de barbarie ne puisse atteindre, pas d’arche qu’il ne vienne à bout d’engloutir.
On se cramponne à des épaves.
11 septembre.
Mon corps n’est pas si usé que la vie avec lui ne soit encore supportable. Mais donner une raison, un but à sa vie... Tout est suspendu dans l’attente.
La guerre est là. Pour échapper à son obsession, je repasse et apprends de longs passages de Phèdre, et d’Athalie. Je lis l’Atheist’s Tragedy de Cyril Tourneur et le Taugenichts d’Eichendorff. Mais la lampe à pétrole éclaire mal; je dois fermer le livre et ma pensée retourne à son angoisse, à son interrogation: Est-ce là le crépuscule du soir, ou l’aurore?
19 septembre.
Je doute si je me suis jamais trouvé dans des conditions plus propices. Mais mon esprit ne se laisse habiter que par l’angoisse. Même je ne cherche point d’échapper aux préoccupations qui nous assaillent. Dans cette atroce partie qui s’engage, tout ce pour quoi nous vivons est mis en jeu, et le sacrifice de ceux qui nous sont les plus chers risque de ne pouvoir sauver ces valeurs. On voudrait les mettre à l’abri comme les vitraux des églises; mais ces précautions mêmes les isolent et les détachent de la vie; les voici devenir semblables aux objets des musées, qui survivront peut-être au naufrage et qu’on retrouvera plus tard avec étonnement.
J’ai quitté, ces jours derniers, Racine pour La Fontaine et réappris une dizaine de fables par cœur. La perfection de La Fontaine est plus subtile mais non moins exigeante que celle de Racine; elle étend sur moins d’espace une apparence plus négligée mais il n’est que d’y prêter attention suffisante: la touche est si discrète qu’elle pourrait passer inaperçue. Rien n’est plus loin de l’insistance romantique. Il passe outre aussitôt; et si vous n’avez pas compris, tant pis. On ne saurait rêver d’art plus discret, d’apparence moins volontaire. C’est au point que l’on doute si l’on n’y ajoute point parfois, si La Fontaine est bien conscient lui-même, dans quelques vers ou quelques mots, de toute l’émotion qui s’y glisse; on sent aussi qu’il y entre de la malice et qu’il faut se prêter au jeu, sous peine de ne pas bien l’entendre; car il ne prend rien au sérieux. Ah! combien avec lui nous sommes loin de la guerre!
30 octobre.
Non, décidément je ne parlerai pas à la radio. Je ne collaborerai pas à ces “émissions d’oxygène.” Les journaux déjà contiennent assez d’aboiements patriotiques. Plus je me sens Français, plus je répugne à laisser s’incliner ma pensée. Elle perdrait, à s’enrôler, toute valeur.
Je doute qu’il soit très juste d’écrire, comme faisait Lucien Jacques en 1914 ou 1915, à propos de certaines vociférations particulièrement ridicules: “C’est donc si difficile de se taire?” et sens combien le silence est pénible lorsque le cœur déborde, mais je ne veux pas avoir à rougir demain de ce que j’écrirais aujourd’hui. Pourtant si je me tais, ce n’est point par orgueil; pour un peu je dirais que c’est au contraire par modestie et plutôt encore incertitude. Je puis être, et je suis souvent, d’accord avec le plus grand nombre; mais l’approbation du plus grand nombre ne peut devenir à mes yeux une preuve de vérité. Ma pensée n’a pas à emboîter le pas et, si je ne la crois pas plus valeureuse par le seul fait qu’elle diffère et se sépare et s’isole, c’est du moins lorsqu’elle diffère qu’il me paraît le plus utile de l’exprimer. Non point que je me complaise à cette différence, ayant d’autre part grande peine à me passer d’assentiment, et non point que les pensées me paraissent moins importantes si elles sont très partagées; mais il importe alors moins de les dire. C’est en revendiquant la valeur du particulier, c’est par sa force d’individualisation que la France peut et doit le mieux s’opposer à l’unification forcée du hitlérisme. Cependant il s’agit aujourd’hui d’opposer une unité de front à une autre, et, partant, d’entrer dans le rang et de faire bloc. Provisoirement, dit-on... Espérons-le. Aussi bien les voix isolées ne peuvent plus, aujourd’hui, se faire entendre. Mes pensées intempestives, en attendant des jours meilleurs, je les veux engranger dans ce carnet.
Mes pensées sont-elles donc tant et si souvent aujourd’hui différentes de celles des autres? Peut-être pas. Mais dans ce cas, pourquoi donc dire à demi-voix ce que tant d’autres excellent à crier? Dès que je ne diffère pas, je me tais. C’est aussi que de mes différences seulement je prends une conscience assurée, tandis que je ne suis plus sûr de rien aussitôt que je fais chorus.
31 octobre.
Par grande crainte que ma mémoire ne vienne à défaillir, je l’ai beaucoup exercée ces derniers temps et il me paraît à présent, qu’elle n’a jamais été meilleure, ni même à beaucoup près aussi bonne. De larges pans de poèmes viennent, comme volontiers, s’y loger; des suites de vers de La Fontaine, Racine, Hugo, Baudelaire, que je me redis inlassablement en marchant.
Ce fut d’abord pour tâcher d’entraîner par émulation Catherine que j’ai recommencé d’apprendre par cœur. Mais cette enfant est paresseuse et ne s’est pas laissé prendre au jeu. Je m’attriste beaucoup de ne pas lui sentir plus d’exigence.
1er novembre.
La lecture des journaux me consterne. La guerre incline tous les esprits. Chacun souffle dans le sens du vent. Et Maurras se plaint encore que la censure ne laisse point aux patriotes le parler franc! Bref, tout m’invite au franc silence.