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3.

Le jour où j’ai fermé la porte derrière moi, je n’étais pas prête. J’étais une dilettante dans la vie, un tas animé de chair et d’os en fuite, à la recherche de quelque chose qui n’était pas clair. Je manquais de dignité. En avançant à bonne allure, je me suis obligée à ne pas me retourner, sous aucun motif, pensant que tout se terminerait et, qu’à partir de ce moment, ma vie changerait et une nouvelle Melanie naîtrait. Dix pas, cent pas, puis deux cents. Je me suis retournée, comme trahie par derrière par une main invisible. J’ai regardé la maison. La lanterne sur la façade oscillait dans le vent, son mouvement m’hypnotisait. J’ai repris mes esprits et j’ai pleuré. J’ai rendu les armes, ai fait demi-tour et suis enfin partie. Les pleurs avaient effacé la peur, peut-être que ce que l’on disait était faux. Ou peut-être pas.

Mon wagon de seconde classe était presque vide. Il n’y avait qu’une jeune femme et un homme âgé pour me tenir compagnie. Impassible, l’homme lisait son “Daily Telegraph” et le regard de la fille allait de la fenêtre à mon visage, essayant de comprendre quelle image la surprenait le plus, quel était le meilleur panorama, le plus amusant, à observer pour tromper le temps. Elle mastiquait énergiquement un chewing-gum, son visage émergeant du col relevé de sa chemise blanche à carreaux rouges. Elle portait une paire de jeans assez étroits pour l’époque. Je les ai trouvés plutôt inconfortables à première vue, une des rares fois où je l’ai regardée. Mais ils lui allaient bien, mettant en valeur son corps presque parfait. Je quittais une vie que je ne reconnaissais plus, mile après mile, j’essayais d’oublier l’endroit dont je venais. Et j’y arrivais sans peine, ou je le croyais du moins. Je ne voulais pas qu’une inconnue me fasse retomber dans mon passé en me posant la stupide question “D’où viens-tu ? ”, dont la réponse n’intéresserait de toute façon personne. Je ne l’ai plus regardée. J’ai fermé les yeux et me suis replongée dans le brouillard dense de mes pensées, perdue dans une succession d’images qui dessinaient des expressions involontaires sur mon visage. Elle en a été très intriguée et a décidé de le choisir comme spectacle à regarder, parce que tout compte fait, ce qui se déroulait dehors n’était qu’un paysage statique qu’elle avait déjà souvent vu dans sa vie. Elle me l’a confié quelques mois après notre première rencontre dans ce wagon, quand nous étions devenues bonnes amies. Le contrôleur est entré pour nous demander nos billets et j’ai dû ouvrir les yeux. Je l’ai regardée, elle aussi. Nous avons commencé à discuter mais différemment, sans se saluer, sans une question hors de propos, rien de ce genre. Elle partait de principes, comme si elle me connaissait depuis toujours. Elle mastiquait son chewing-gum en parlant, comme si de rien n’était. Je n’avais jamais pu faire deux choses en même temps sans risquer de commettre une erreur, mais pour elle tout semblait normal.

« Tu es une fille bizarre.

— Qu’est-ce qui te fait penser que je suis bizarre ? »

Elle s’est arrêtée un instant pour réfléchir, puis a reprisa :

« Tu restes là, toute seule et silencieuse à penser à on ne sait quoi. Au bout du compte, nous sommes dans un train.

— Et donc ? Du simple fait qu’on est dans un train, vous et moi devrions nous mettre à discuter ? »

Elle a semblé accuser le coup et laisser tomber un moment, sans cesser de me regarder. Elle n’abandonnait pas, elle m’étudiait, cherchait où porter sa prochaine attaque. J’ai détaché mon regard d’elle et fait semblant d’observer l’extérieur par la fenêtre, sans fixer de point précis. N’importe quoi, choisi au hasard aurait été parfait, pourvu que ce ne soit pas ses yeux.

« Qu’est-ce que tu vois ?

— Pardon ?

— Je t’ai demandé ce que tu vois dehors.

— Je regarde la campagne.

— Tu regardes la campagne, bien. Mais qu’est-ce que tu vois ?

— Si je regarde la campagne, je vois la campagne !

— Logique.

— C’est une question stupide, vous ne croyez pas ?

— Ah, je ne sais pas. La plupart du temps, ce que l’on voit n’est pas du tout ce que l’on regarde. Pour moi c’est comme ça en tous cas. »

Cette fois, elle avait gagné, elle m’avait assené un coup qui m’avait fait terriblement mal. Je l’ai regardée, vaincue et sans aucune envie de répliquer. Peut-être que ma fuite était inutile. Je compris que, même en m’échappant à toutes jambes de mon passé, je retomberais dans un présent et un futur faits à son image et à sa ressemblance. J’ai baissé les yeux et croisé les mains sur mes jambes, ajoutant une touche de résignation à ma défaite, attendant que mon adversaire me porte le coup de grâce, pour me tuer. Comme un gladiateur dans l’arène le ferait après avoir obtenu de son empereur le droit d’en finir, et étancherait sa soif de sang. Mais cette fois, l’empereur me gracia, le pouce levé vers le haut. La foule ne criait pas parce qu’elle n’avait pas vu le sang jaillir de mes membres lacérés par le métal froid de l’épée, décidée à arrêter mon cœur et à m’effacer définitivement du monde des vivants. Le gladiateur, mon adversaire, m’avait tendu la main pour m’aider à me relever. Et moi, victime chanceuse d’un cruel spectacle pour adultes, je l’ai prise et me suis laissé soulever, respirant et admirant de nouveau la beauté de la lumière du soleil dans un ciel bleu sans nuages. Il ne pleuvrait pas ce jour-là, tant mieux.

« Je m’appelle Cindy.

— Melanie.

— Melanie, joli prénom. Je peux t’appeler Mel ?

— Vous pouvez. Appelez-moi comme vous voulez.

— Tu es sûre que ça ne t’embête pas ?

— Non, je vous le dirais.

— J’ai vingt-cinq ans Mel ! »

Je ne répondis pas. Je ne voulais pas me rappeler mon âge en cet instant.

« Tu sais ce que ça veut dire ?

— Aucune idée. Peut-être que vous êtes née il y a vingt-cinq ans ?

— Fine observation Mel ! Mais ce n’est que de l’arithmétique, rien à voir avec ce que je voulais dire. À savoir que je suis jeune.

— Je suis heureuse pour vous Cindy. Moi je suis plus âgée, j’ai trente-cinq ans. »

J’ai sursauté quand je me suis rendu compte que j’avais accidentellement livré un détail de ma vie, que je n’avais aucune intention de partager avec les autres. Je lui avais dit mon âge, lui confiant une boîte qui contenait mon existence, même la partie que j’avais si difficilement tenté d’oublier.

« Bien, on est presque de la même génération alors.

— Pas vraiment. On a dix ans de différence.

— Ça ne veut rien dire ! On est de la même génération. Celle des Beatles, d’Elvis, des jeans et des chemises ouvertes, de la brillantine dans les cheveux et des Cadillac ! Tu as entendu “A hard day’s night”, la nouvelle chanson des Beatles ?

— Bien sûr que je l’ai entendue ! J’adore les Beatles, je lui ai confié, surprise de nouveau.

— Moi aussi je les adore ! Et ils sont trop beaux en plus. Mon Dieu, je me les ferais bien ! s’est-elle exclamée avant de se mettre à chantonner la mélodie d’un ton juste. Mel, tutoie-moi allez ! Je ne vais pas te manger, ne t’inquiète pas. »

J’ai réfléchi trop longtemps, comme si le choix à faire, accepter ou non sa proposition, était une question de vie ou de mort. C’était pourtant quelque chose de banal pour une personne “normale”, une décision instinctive. L’instinct qui guide les animaux, mais que je n’avais jamais cultivé. Cindy m’a regardée, attendant ma réponse. Mon silence et ma réticence l’avaient un peu désorientée.

« D’accord. » Je lui ai souri, comme pour la récompenser de son attente, en réponse aux mille questions qui lui avaient peut-être traversé l’esprit en ce moment. J’avais peut-être attendu que ce soit elle qui le demande, qu’elle fasse sauter le coffre-fort où je m’étais enfermée, seule, m’apportant de l’oxygène et peut-être un souffle de vie. Peut-être que Cindy me prenait pour une folle, une personne qui avait urgemment besoin d’aide. Et elle aurait eu raison.

« Tu vas où ? »

Question inopportune et à la réponse compliquée pour moi. Mais j’étais déjà compromise. Une confession de plus n’aurait pas sali mon image plus qu’elle ne l’était. Le cours de mon destin n’en serait pas modifié. Toutefois, j’ai gardé une certaine réserve quand j’ai répondu.

« Je vais à Cleveland.

— À Cleveland ! Mais c’est génial ! Je suis de Cleveland, je retourne chez moi ! »

Ce fut comme si un rouleau compresseur me passait dessus, une de ces machines infernales utilisées pour étaler l’asphalte sur les routes et qui rendent le goudron lisse et doux comme une plaque de verre. Mais c’était moi le goudron étalé et écrasé.

« Ah ! » Ce fut le seul son que mes cordes vocales pétrifiées purent produire.

« Et tu loges où ? »

Et voilà, une nouvelle brèche s’ouvrait dans le gouffre déjà sanglant. Qu’est-ce que je pouvais répondre ? Que je n’avais pas de but précis ? Que je n’avais nulle part où aller en réalité mais que je parcourrais les rues comme une clocharde qui cherche un endroit bon marché pour dormir ? Voilà une idée ! Je pourrais lui dire que je ne resterais à Cleveland qu’un court laps de temps, que je n’étais que de passage ! Je pourrais ainsi me sortir du pétrin et lui échapper à tout moment, pour récupérer ma vie ! Ma vie ! Oui, mais quelle vie ? En avais-je vraiment une ?

« Dans un hôtel. Je suis juste de passage, je ne resterai que quelques jours », ai-je répondu, fière d’avoir pris la bonne direction pour la première fois, d’avoir décidé seule quoi faire. C’était une sensation nouvelle pour moi, terriblement puissante, prodigieuse, une avalanche d’énergie.

« Oh, je comprends. Quelques jours. Bien, alors tu peux rester chez moi, à la maison !

— Il ne manquerait plus que ça ! Je ne veux être un poids pour personne moi. Merci pour ton offre mais je ne peux vraiment pas accepter, désolée.

— Mais un poids pour qui, Mel ! On est comme ça dans l’Ohio ! Ne refuse pas notre hospitalité.

— On est un peu différents en Virginie-Occidentale.

— En Virginie-Occidentale ! Tu viens de là ? De quelle ville ? »

Ma vie était désormais du domaine public. Même le vieux monsieur avait baissé son journal pour voir le visage de cette fugitive dont les mots emplissaient l’air de cet endroit exigu. Sans défenses, j’ai aussi craché cette information.

« Cool !

— Qu’est-ce que ça veut dire “cool” ? »

— Ça veut dire “super”, “terrible” ! Mais tu vis où ? Tu n’as jamais entendu ce mot ? »

Je lui ai menti en lui disant que je l’avais entendu mais que je ne l’avais jamais fait entrer dans mon répertoire et que je m’étais désintéressée de sa signification. En réalité, je connaissais très bien le sens de ce mot utilisé surtout par les adolescents. Ce que je ne comprenais pas, c’était ce qu’elle trouvait de “cool” dans ce que je disais. Pourquoi cette fille arrivait à trouver du bien et du beau dans des choses, des pays ou des situations que j’avais toujours détestés ? Je commençais à penser que rester un peu avec elle me ferait du bien. Peut-être que j’apprendrais à vivre un peu, volant des leçons de vie gratuites à une fille plus jeune que moi, comme un parasite social. Peut-être qu’elle savait vraiment comme vivre dans le monde, ce monde dont nous faisions toutes deux parties, avec nos innombrables différences.

« Et toi, tu vis où ? ai-je demandé.

— Au bord du lac Erie. C’est un endroit très beau, surtout le soir quand les bruits de la ville s’atténuent et que tu n’entends plus que ceux du lac. Ma maison lui fait vraiment face et tu peux profiter de magnifiques couchers de soleil très colorés depuis le jardin. Tu aimeras, tu verras. Et je vis seule, personne ne nous dérangera ! » a-t-elle conclu avec un sourire malicieux que j’avais vu chez quelques jeunes d’une quinzaine d’années victimes de leurs premiers bouleversements hormonaux.

Je lui ai souri, et confirmé ainsi que j’acceptais son invitation. Je la dédommagerais d’une façon ou l’autre, je partagerais avec elle les frais de nourriture et de logement, je travaillerais et c’est tout. À ce moment-là, je pensais qu’il ne s’agirait que d’un bref séjour, que je chercherais un endroit à moi et que je verrais mon amie à l’occasion, chaque fois que ce serait nécessaire. Mon amie ! C’était tellement étrange à dire, et irréel à entendre. Mais je me trompais, car j’ai passé une bonne partie de ma vie dans cette maison sur le lac Erie. En un seul jour, j’avais gagné deux choses rien qu’à moi, une amie et une vie. Et tout ça, grâce ou à cause de Cindy, de sa présence insolente qui avait abattu tous mes murs, toute trace de désir de solitude. D’une présence de taille qui m’apportait aujourd’hui de la sécurité, comme l’amour d’une mère ou les bras d’une sœur que je n’avais jamais eue. De sa façon violente d’être entrée dans ma vie avec ses mots, son regard, toute son énergie et son chewing-gum. Je lui ai demandé si elle en avait un pour moi et elle m’en a offert. Je mâchais un chewing-gum pour la première fois de ma vie, au goût de fraise.

Tu Sens Battre Mon Coeur ?

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