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CHAPITRE VIII

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Le religieux qui s'était présenté le matin revint le soir consoler Emilie. Il apportait un message de l'abbesse d'un couvent voisin du sien, qui l'invitait à se rendre près d'elle. Emilie n'accepta pas l'offre, mais elle répondit avec reconnaissance. La sainte conversation du père, la douce bienveillance de ses manières qui ressemblaient à celles de Saint-Aubert, calmèrent un peu la violence de ses transports; elle éleva son cœur à l'Etre éternel présent partout. Relativement à Dieu, se disait Emilie, mon père bien-aimé existe ainsi qu'hier il existait pour moi. Il n'est mort que pour moi: pour Dieu, pour lui, véritablement il existe.

Retirée dans sa petite chambre, ses pensées mélancoliques errèrent encore autour de son père. Affaissée dans une espèce de sommeil, des images lugubres obsédèrent son imagination. Elle rêva qu'elle voyait son père, il l'abordait avec une contenance de bonté. Tout d'un coup il sourit avec tristesse, il leva les yeux, ouvrit ses lèvres; mais au lieu de ses paroles, elle entendit une musique douce, portée sur les airs à une fort grande distance. Elle vit alors tous ses traits s'animer dans le ravissement heureux d'un être supérieur: l'harmonie devenait plus forte, elle s'éveilla. Le rêve était fini, mais la musique durait encore, et c'était une musique céleste.

Elle écoutait et se sentait glacée par un respect superstitieux; les larmes s'arrêtèrent, elle se leva, et fut à la fenêtre. Tout était obscur; mais Emilie détournant les yeux des sombres bois qui bordaient l'horizon, elle vit à gauche cette brillante planète dont le vieillard avait parlé et qui se trouvait au-dessus du bois. Elle se rappela ce qu'il avait dit, et comme la musique agitait l'air par intervalles, elle ouvrit sa fenêtre pour écouter le chant; bientôt il s'affaiblit et elle tenta vainement de découvrir d'où il partait. La nuit ne lui permit pas de rien distinguer sur la pelouse au-dessous d'elle, et les sons devenant successivement plus doux, firent place enfin à un silence absolu.

Le lendemain matin une sœur du couvent vint lui renouveler l'invitation de l'abbesse. Emilie, qui ne pouvait abandonner la chaumière tant que le corps de son père y reposerait, consentit avec répugnance à la visite qu'on désirait d'elle, et promit de rendre ses respects à l'abbesse dans la soirée de ce même jour.

Environ une heure avant le coucher du soleil, Voisin lui servit de guide et la conduisit au couvent en traversant les bois. Ce couvent se trouvait, ainsi que celui des religieux dont nous avons parlé, à l'extrémité d'un petit golfe, sur la Méditerranée. Comme Emilie passait l'antique porte du couvent, la cloche de vêpres sonna, et lui parut le premier coup des funérailles de Saint-Aubert. De légers incidents suffisent pour affecter un esprit énervé par la douleur. Emilie surmonta la crise pénible qu'elle éprouvait, et se laissa conduire à l'abbesse qui la reçut avec une bonté maternelle. Son air d'intérêt, ses égards pénétrèrent Emilie de reconnaissance; ses yeux étaient remplis de larmes, et elle ne pouvait pas parler. L'abbesse la fit asseoir, se plaça près d'elle et la regarda en silence, pendant qu'Emilie essayait de sécher ses pleurs. Remettez-vous, ma fille, dit l'abbesse d'une voix douce, ne parlez pas, je vous comprends, vous avez besoin de repos. Nous allons à la prière, voulez-vous nous accompagner? c'est une consolation, mon enfant, de déposer ses peines dans le sein de notre père céleste: il nous voit, il nous plaint, et nous châtie dans sa miséricorde.

Emilie versa de nouvelles larmes, mais de douces émotions en mélangeaient l'amertume. L'abbesse la laissa pleurer sans l'interrompre; elle la regardait avec cet air de bonté qui aurait indiqué l'attitude d'un ange gardien: Emilie devint plus tranquille, et parlant sans réserve, elle expliqua ses motifs pour ne point quitter la chaumière.

L'abbesse approuva ses sentiments, son respect filial, mais l'invita à passer quelques jours au couvent avant de retourner à la vallée. Donnez-vous du temps, ma fille, lui dit-elle, pour vous remettre de cette première secousse, avant d'en risquer une seconde; je ne vous dissimulerai pas combien votre cœur va saigner, en revoyant le théâtre de votre douleur passée; ici, vous trouverez tout ce que la paix, l'amitié et la religion peuvent offrir de consolations; mais venez, ajouta-t-elle, en voyant ses yeux se remplir, venez, descendons à la chapelle.

Emilie la suivit dans une salle où les religieuses étaient toutes rassemblées; l'abbesse la leur confia, en disant: C'est une jeune personne pour laquelle j'ai beaucoup de considération, traitez-la comme une sœur.

Elles se rendirent à la chapelle, et l'édifiante dévotion avec laquelle fut célébré l'office divin éleva l'esprit d'Emilie aux consolations de la foi et d'une entière résignation.

Il était tard avant que l'abbesse eût consenti à son départ. Elle sortit du couvent moins oppressée qu'elle n'y était entrée, et fut reconduite par Voisin au travers des bois; leur uniforme obscurité était en harmonie avec l'état de son cœur. Elle suivait, en rêvant, un petit sentier peu battu, quand tout à coup son guide s'arrêta, regarda autour de lui, et se jeta hors du sentier dans la bruyère, disant qu'il s'était trompé de route, il marchait avec une extrême vitesse: Emilie, qui ne pouvait le suivre sur un terrain glissant et dans l'obscurité, restait à une grande distance. Si vous doutez de votre chemin, dit Emilie, ne vaudrait-il pas mieux s'adresser à ce grand château que j'aperçois entre ces arbres.

–Non, répliqua Voisin, ce n'est pas la peine: quand nous serons à ce ruisseau où vous voyez se réfléchir une lumière au delà des bois, nous serons à la maison. Je ne comprends pas comment j'ai fait pour m'égarer; c'est que je viens rarement ici après le coucher du soleil.

–Ce lieu est assez solitaire, dit Emilie, mais vous n'avez pas de voleurs?—Non, mademoiselle, point de voleurs.

–Qui est-ce donc qui vous effraye, mon cher ami? vous n'êtes pas superstitieux?—Non, je ne suis pas superstitieux; mais à vous parler vrai, mademoiselle, personne n'aime à se trouver le soir dans les environs de ce château.—Emilie comprit alors que ce château était celui dont avait déjà parlé Voisin; il avait appartenu au marquis de Villeroi, dont la mort récente avait tant affecté son père.

Ah! dit Voisin, comme tout cela est désolé! c'était une si belle maison, un si bel endroit, comme je m'en souviens!—Emilie lui demanda pourquoi cet affreux changement!—Le vieillard se taisait.—Emilie, réveillée par l'effroi qu'il montrait, occupée surtout de l'intérêt qu'avait manifesté son père, répéta la question, et elle ajouta ensuite: Si ce ne sont pas les habitants qui vous effrayent, et si vous n'êtes pas superstitieux, comment se fait-il donc, mon cher ami, que vous n'osiez, le soir, approcher de ce château?

–Eh bien donc, mademoiselle, peut-être suis-je un peu superstitieux; et si vous en saviez la cause, vous pourriez bien le devenir aussi. Il est arrivé là de singulières choses; monsieur votre bon père paraissait avoir connu la marquise.—Dites-moi, je vous prie, ce qui est arrivé? lui dit Emilie, fort émue.

–Hélas! mademoiselle, répondit Voisin, ne m'en demandez pas davantage, les secrets domestiques de mon maître doivent toujours être sacrés pour moi.—Emilie, surprise de ces derniers mots, et surtout de l'air qui les accompagnait, ne se permit pas une question nouvelle. Un intérêt plus touchant, l'image de Saint-Aubert, occupait ses pensées; elle se rappela la musique de la nuit précédente, et elle en parla à Voisin.—Vous n'avez pas été la seule, lui dit-il, je l'ai entendue aussi; mais cela m'arrive si souvent à cette heure-là, que c'est à peine si j'y prends garde.

–Vous croyez sans doute, dit vivement Emilie, que cette musique a des rapports avec le château, et voilà pourquoi vous êtes superstitieux?—Cela peut-être, mademoiselle; mais il y a d'autres circonstances relatives à ce château, et dont je conserve tristement le souvenir.—Un profond soupir suivit ces paroles, et la délicatesse d'Emilie restreignit la curiosité que ces derniers mots avaient excitée en elle.

Quand le moment terrible fut arrivé, où les restes de Saint-Aubert devaient être séparés d'elle pour toujours, elle alla seule les contempler encore une fois. Saint-Aubert avait demandé qu'on l'enterrât dans l'église des religieuses de Sainte-Claire: il avait choisi la chapelle du nord, près de la sépulture des Villeroi, et en avait indiqué la place. Le supérieur y consentit, et la triste procession se mit en marche vers le lieu. Le vénérable père, suivi d'une troupe de religieux, la vint recevoir à la porte. Le chant de l'antienne funèbre et les accords de l'orgue qui retentit dans l'église au moment où le corps y entra; les pas chancelants, et l'air abattu d'Emilie, eussent arraché des larmes à tous les spectateurs: elle n'en versait aucune. Le visage à demi couvert d'un léger voile noir, elle marchait entre deux personnes qui la soutenaient de chaque côté; l'abbesse la précédait, les religieuses suivaient, et leurs voix plaintives se mêlaient aux accents du chœur. Quand la procession fut arrivée au tombeau, la musique cessa, Emilie baissa son voile, et dans les intervalles du chant il fut aisé d'entendre ses sanglots. Le vénérable prêtre commença le service, et Emilie parvint à se contraindre; mais quand le cercueil fut déposé, quand elle entendit jeter la terre qui devrait le couvrir, un gémissement sourd lui échappa, et elle tomba sur la personne qui la soutenait: elle se remit promptement. Elle entendit ces paroles sublimes: Son corps est enterré en paix, et son âme retourne à celui dont il l'avait reçue. Son désespoir se soulagea par un déluge de pleurs.

L'abbesse la tira de l'église, et la conduisit dans son appartement. Elle lui offrit tous les secours d'une religion sainte et d'une tendre pitié. Emilie faisait des efforts pour surmonter l'accablement; mais l'abbesse, qui l'observait attentivement, lui fit préparer un lit et l'engagea à chercher du repos. Elle réclama avec bonté la promesse qu'avait faite Emilie de passer quelques jours au couvent. Emilie, que rien ne rappelait plus à la chaumière, théâtre de son malheur, eut le loisir alors de considérer sa position, et se sentit incapable de reprendre immédiatement son voyage.

Cependant la bonté maternelle de l'abbesse et les douces attentions des religieuses, n'épargnaient rien pour calmer son esprit et lui rendre la santé; elle avait éprouvé des secousses trop violentes pour se rétablir promptement: elle fut donc, pendant plusieurs semaines, atteinte d'une fièvre lente, et dans un état de langueur. Elle s'affligeait de quitter le tombeau où reposaient les cendres de son père; elle se flattait que si elle mourait en ce lieu, on la réunirait à lui. Pendant ce temps, elle écrivit à madame Chéron et à la vieille gouvernante, pour leur faire part de l'événement, et les informer de sa situation.

Pendant que l'orpheline était au couvent, la paix intérieure de cet asile, la beauté des environs, les soins obligeants de l'abbesse et de ses religieuses firent sur elle un effet si attrayant, qu'elle fut presque tentée de se séparer du monde; elle avait perdu ses plus chers amis, elle voulait se vouer au cloître, dans un séjour que la tombe de Saint-Aubert lui rendait à jamais sacré. L'enthousiasme de sa pensée, qui lui était comme naturel, avait répandu un vernis si touchant sur la sainte retraite d'une religieuse, qu'elle avait presque perdu de vue le véritable égoïsme qui la produit. Mais les couleurs qu'une imagination mélancolique légèrement imbue de superstition prêtait à la vie monastique, se fanèrent peu à peu quand ses forces lui revinrent à son cœur et ramenèrent une image qui n'en avait été que passagèrement bannie. Ce souvenir la rappela tacitement à l'espérance, à la consolation, aux plus doux sentiments; des lueurs de bonheur se montrèrent dans le lointain; et quoiqu'elle n'ignorât pas à quel point elles pouvaient être trompeuses, elles ne voulut pas s'en priver.

Il se passa quelques jours entre l'arrivée du serviteur que madame Chéron envoyait et celui où Emilie fût en état de se mettre en route pour la vallée. Le soir qui précéda son départ, elle se rendit à la chaumière pour prendre congé de Voisin et de sa famille. Elle fit à ces bonnes gens les adieux les plus tendres et les mieux sentis. Voisin l'aimait comme sa fille, et versait des larmes. Emilie en répandit: elle évita d'entrer dans la chaumière; elle aurait renouvelé des impressions trop cuisantes, et elle n'avait plus maintenant assez de force pour les soutenir.

Quand le moment du départ fut venu, toute sa douleur se renouvela; la mémoire de son père au tombeau, les bontés de tant de personnes vivantes, l'attachaient à cette retraite: elle semblait éprouver, pour le lieu où reposait Saint-Aubert, ces tendres affections qu'on sent pour sa patrie. L'abbesse lui donna, en se séparant d'elle, les plus touchants témoignages d'attachement, et l'engagea à revenir si elle ne trouvait pas ailleurs la considération qu'elle devait attendre. Plusieurs des religieuses lui exprimèrent de vifs regrets; elle quitta le couvent les larmes aux yeux, emportant avec elle l'affection et les vœux de toutes les personnes qu'elle y laissait.

Elle avait voyagé longtemps avant que le spectacle qui se déployait sous ses yeux eût pu la distraire. Abîmée dans la mélancolie, elle ne remarqua tant d'objets enchanteurs que pour se rappeler mieux son père. Saint-Aubert était avec elle quand elle les avait vus d'abord, et ses observations sur chacun d'eux se retraçaient à sa mémoire. La journée se passa dans la langueur, dans l'abattement. Elle coucha cette nuit sur la frontière du Languedoc, et le lendemain elle entra en Gascogne.

En approchant du château, ces tristes souvenirs se multiplièrent. Enfin le château lui-même, le château se dessina au milieu du paysage que Saint-Aubert aimait le plus.

La route, en tournant, le lui laissa voir avec beaucoup plus de détail; les cheminées, que rougissait le couchant, s'élevaient derrière les plantations favorites de Saint-Aubert, dont le feuillage cachait les parties basses du bâtiment. Emilie ne put retenir un profond soupir: Cette heure, se disait-elle, était aussi son heure de prédilection. Et voyant le pays sur lequel s'allongeaient les ombres: Quel repos, s'écriait-elle, quelle scène charmante! Tout est tranquille, tout est aimable, hélas! comme autrefois.

Elle résistait encore au poids affreux de sa douleur, quand elle entendit la musique des danses que si souvent elle avait remarquée, en suivant avec Saint-Aubert les bords fleuris de la Garonne. Alors ses larmes coulèrent jusqu'au moment où la voiture s'arrêta. Elle était en face d'une petite maison: elle leva les yeux dans ce moment, et reconnut la vieille gouvernante qui venait pour ouvrir la porte: le chien de son père venait aussi en aboyant, et quand la jeune maîtresse fut descendue, il sauta, courut au-devant d'elle et lui fit connaître sa joie. Ma chère demoiselle, dit Thérèse, et puis elle s'arrêta; les larmes d'Emilie l'empêchaient de répliquer: le chien s'agitait autour d'elle; tout d'un coup, il courut à la voiture. Ah! mademoiselle, mon pauvre maître! s'écria Thérèse; son chien est allé le chercher. Emilie sanglota en voyant la portière ouverte et le chien sauter dans la voiture, descendre, flairer, chercher avec inquiétude.

Venez, ma chère demoiselle, dit Thérèse; allons, que vous donnerai-je pour vous rafraîchir? Emilie prit la main de la vieille bonne; elle essaya de modérer sa douleur en la questionnant sur sa santé. Elle cheminait lentement vers la porte, s'arrêtait, marchait encore, et faisait une nouvelle pause. Quel silence! quel abandon! quelle mort dans ce château! Frémissant d'y rentrer, et se reprochant d'hésiter, elle passa dans la salle, la traversa rapidement, comme si elle eût craint de regarder autour d'elle, en ouvrit le cabinet qu'elle appelait autrefois le sien. Le sombre du soir donnait quelque chose de solennel au désordre de ce lieu; les chaises, les tables, tous les meubles qu'elle remarquait à peine en des temps plus heureux, parlaient alors trop éloquemment à son cœur. Elle s'assit près d'une fenêtre qui donnait sur le jardin: c'était de là qu'avec Saint-Aubert elle avait si souvent contemplé le soleil couchant.

Elle ne se contraignit plus, et s'en trouva soulagée.

Je vous ai fait le lit vert, dit Thérèse en apportant du café; j'ai pensé qu'à présent vous l'aimiez mieux que le vôtre. Je ne croyais guère, à pareil jour, que vous dussiez revenir seule. Quel jour, grand Dieu! la nouvelle me perça le cœur quand je la reçus. Qui l'aurait dit, quand mon pauvre maître partit, qu'il ne devait jamais revenir? Emilie se couvrit le visage de son mouchoir et lui fit signe de ne plus parler.

Emilie resta quelque temps plongée dans sa tristesse; elle ne voyait pas un seul objet qui ne la ramenât à sa douleur. Les plantes favorites de Saint-Aubert, les livres qu'il avait choisis pour elle et qu'ils lisaient souvent ensemble; les instruments de musique dont il aimait tant l'harmonie et qu'il touchait souvent lui-même. A la fin, rappelant sa résolution, elle voulut voir l'appartement abandonné; elle sentit que sa peine serait toujours plus grande si elle différait.

Elle traversa le gazon, mais son courage défaillit en ouvrant la bibliothèque; peut-être cette obscurité que répandaient le soir et le feuillage augmentait le religieux effet de ce lieu, où tout lui parlait de son père. Elle aperçut la chaise dans laquelle il se plaçait: elle fut interdite à cet aspect, et s'imagina presque l'avoir vu lui-même devant elle. Elle réprima les illusions d'une imagination troublée, mais elle ne put empêcher un certain effroi respectueux qui se mêlait à ses émotions. Elle avança doucement jusqu'à la chaise et s'y assit. Elle avait près d'elle un pupitre, et sur ce pupitre un livre que son père n'avait pas fermé; en reconnaissant la page ouverte, elle se ressouvint que la veille de son départ Saint-Aubert lui en avait lu quelque chose: c'était son auteur favori. Elle regarda le feuillet, pleura et le regarda encore: ce livre était sacré pour elle; elle n'aurait pas fermé la page ouverte pour tous les trésors du monde; elle resta devant le pupitre, ne pouvant se résoudre à le quitter.

Au milieu de sa rêverie, elle vit la porte s'ouvrir avec lenteur; un son qu'elle entendit à l'extrémité de l'appartement la fit tressaillir; elle crut apercevoir un peu de mouvement. Le sujet de sa méditation, l'épuisement de ses esprits, l'agitation de ses sens lui causèrent une terreur soudaine; elle attendit quelque chose de surnaturel. Mais sa raison reprenant le dessus: Qu'ai-je à craindre? dit-elle; si les âmes de ceux que nous chérissons reviennent, ce ne peut être que par bonté.

Le silence qui régnait la rendit honteuse de sa crainte; le même son pourtant recommença. Distinguant quelque chose autour d'elle et se sentant presser contre sa chaise, elle fit un cri; mais elle ne put s'empêcher de sourire avec un peu de confusion, en reconnaissant le bon chien, qui se couchait près d'elle et qui lui léchait les mains.

Emilie, sentant qu'elle était hors d'état de visiter pour ce soir le château solitaire, quitta la bibliothèque et se promena dans le jardin sur la terrasse qui dominait la rivière. Le soleil était couché, mais sous les branches touffues des amandiers, on distinguait les traces de feu qui doraient le crépuscule.

Emilie, qui marchait toujours, approchait du platane où Saint-Aubert s'était souvent assis près d'elle, et où sa bonne mère l'avait souvent entretenu des délices d'un futur état. Combien de fois aussi son père avait trouvé des consolations dans l'idée d'une réunion éternelle! Oppressée de ce souvenir, elle quitta le platane; et s'appuyant sur le mur de la terrasse, elle vit un groupe de paysans dansant gaiement au bord de la Garonne, dont la vaste étendue réfléchissait les derniers rayons du jour. Quel contraste ils formaient avec Emilie malheureuse et désolée! Elle se détourna, mais, hélas! où pouvait-elle aller sans rencontrer des objets faits pour aggraver sa douleur?

Emilie reçut des lettres de sa tante. Madame Chéron, après quelques lieux communs de consolation et de conseil, l'invitait à venir à Toulouse; elle ajoutait que feu son frère lui ayant confié l'éducation d'Emilie, elle se regardait comme obligée de veiller sur elle. Emilie eût bien voulu rester à la vallée; c'était l'asile de son enfance et le séjour de ceux qu'elle avait perdus pour jamais, elle pouvait les pleurer sans qu'on l'observât; mais elle désirait également de ne point déplaire à madame Chéron.

Quoique sa tendresse ne lui permît pas un doute sur les motifs qu'avait eus Saint-Aubert en lui donnant un tel mentor, Emilie sentait fort bien que cet arrangement livrait son bonheur aux caprices de sa tante; dans sa réponse elle demanda la permission de rester quelque temps à la vallée; elle alléguait son extrême abattement, et le besoin qu'elle avait et de repos et de retraite, pour se rétablir par degrés; elle savait bien que ses goûts différaient beaucoup de ceux de madame Chéron sa tante; celle-ci aimait la vie dissipée, et sa grande fortune lui permettait d'en jouir. Après avoir écrit cette lettre, Emilie se trouva plus tranquille.

Elle reçut la visite de M. Barreaux, qui regrettait sincèrement Saint-Aubert. Je puis bien pleurer mon ami, disait-il, je ne trouverai jamais quelqu'un qui lui ressemble. Si j'avais rencontré un seul homme comme lui dans le monde, je n'y aurais pas renoncé.

Le sentiment de M. Barreaux pour Saint-Aubert le rendait extrêmement cher à sa fille; sa plus grande consolation était de parler de ses parents avec un homme qu'elle révérait beaucoup, et qui, sous un extérieur peu agréable, cachait un cœur si sensible, un esprit si distingué.

Plusieurs semaines se passèrent dans une retraite paisible, et le chagrin d'Emilie se transformait en une mélancolie douce; elle pouvait déjà lire, et même lire les livres qu'elle avait lus avec son père, s'asseoir à sa place dans sa bibliothèque, arroser les fleurs qu'il avait plantées, toucher les instruments qu'il avait fait parler, et même de temps en temps jouer son air favori.

Madame Chéron ne répondant point, Emilie commençait à se flatter qu'elle pourrait prolonger sa retraite; elle se sentait alors tant de force, qu'elle osa visiter les lieux où le passé se retraçait le plus vivement à son esprit, de ce nombre était la pêcherie; et pour augmenter dans cette promenade la mélancolie qu'elle aimait, elle emporta son luth, et s'y rendit à cette heure de la soirée qui convient si bien à l'imagination et à la douleur. Quand Emilie fut dans les bois et se vit près du bâtiment, elle s'arrêta, s'appuya contre un arbre, et pleura quelques minutes avant de pouvoir avancer. Le petit sentier qui menait au pavillon était alors tout embarrassé d'herbes; les fleurs que Saint-Aubert avait semées sur les bords en paraissaient presque étouffées; les orties, le houx croissaient par touffes; elle regardait tristement cette promenade négligée, où tout semblait morne et flétri. Elle serait sans doute restée bien plus longtemps dans cette situation, si le bruit de quelques pas, derrière le bâtiment, n'eût tout à coup excité son attention. L'instant d'après, une porte s'ouvrit, un étranger parut, et, stupéfait de voir Emilie, il la supplia d'excuser son indiscrétion. Au son de cette voix, Emilie perdit sa crainte, et son émotion augmenta. Cette voix lui était familière, et quoiqu'elle ne pût distinguer aucun trait sa mémoire la servait trop bien pour qu'elle conservât de la frayeur.

L'étranger répéta ses excuses; Emilie répondit quelques mots; alors celui-ci, s'avançant avec vivacité, s'écria:—Grand Dieu? se peut-il? Sûrement. Je ne m'abuse point. C'est mademoiselle Saint-Aubert!

–Il est vrai, dit Emilie qui reconnut Valancourt, dont les traits semblaient animés. Mille souvenirs pénibles se pressèrent dans son esprit, et l'effort qu'elle fit pour se contenir ne servit, en effet, qu'à l'agiter davantage. Valancourt, pendant ce temps, s'informait soigneusement de la santé de M. Saint-Aubert. Un torrent de larmes lui apprit la fatale nouvelle. Il conduisit Emilie à un siége, et s'assit auprès d'elle. Elle continuait de pleurer, et Valancourt tenait sa main; mais elle ne s'en aperçut qu'en la sentant inondée des pleurs qu'il versait.


Le pavillon.


Je sais, dit-il enfin, combien en pareil cas les consolations sont inutiles. Après un si grand malheur, je ne puis que m'affliger avec vous.

Quand Valancourt apprit que Saint-Aubert était mort sur la route, et avait laissé Emilie entre les mains de personnes étrangères, il s'écria involontairement: Où étais-je? Bientôt il détourna la conversation, et parla de lui-même. Elle apprit qu'après leur séparation, il avait erré quelques jours sur le rivage de la mer, et était revenu en Gascogne par le Languedoc. La Gascogne était sa province, et c'était là qu'il résidait.

Après cette courte narration, il se tut. Emilie n'était pas disposée à reprendre la parole; ils continuèrent leur marche. Mais à la porte il s'arrêta comme s'il eût cru qu'il ne devait pas aller plus loin; il dit à Emilie que comptant le lendemain retourner à Estuvière, il lui demandait la permission de venir prendre congé d'elle dans la matinée. Emilie pensa qu'elle ne pouvait le lui refuser.

Elle passa une soirée bien triste; toujours occupée de son père, elle se rappela de quelle manière précise et solennelle il avait demandé qu'on brûlât ses papiers; elle se reprocha de n'avoir point obéi plus tôt, et décida que dès le lendemain elle réparerait sa négligence.

Les mystères d'Udolphe

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