Читать книгу Histoire des amours de Cléante et Belise - Anne Bellinzani Ferrand - Страница 5

PREMIERE PARTIE.

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Table des matières


ELONIDE&BELISE qui étoient unies depuis long-tems d’une amitié plus tendre&plus solide que celle qui est ordinairement entre les Dames, allerent dans les beaux jours du Printems passer ensemble une soirée aux Tuilleries, Belise étoit si triste&paroissoit si vivement touchée d’un secret chagrin, dont son amie s’étoit déjà souvent aperçûë, sans luy en oser parler, qu’elle ne put plus s’empêcher de luy en demander la cause; il y a long-tems, luy dit elle, que je resiste au desir que j’ay de sçavois d’où vous vient cette langueur presque continuelle,&qui me paroît encore augmentée aujourd’huy, mais j’ay toûjours craint de vous paroître trop curieuse,&j’aurois encore la même retenuë en ce moment, si l’accablement où je vous voy ne me pressoit d’aprendre vos douleurs pour tâcher d’y aporter quelque remede. Il est des choses, répondit Belise en soûpirant, qu’on voudroit cacher à soy-même,&ne le pas dire à ses amis; ce n’est pas une marque qu’on s’en défie, mais seulement qu’u’il est difficile de les avoüer. Il n’en est point, réprrit Zelonide, qu’on doive taire à une amie dont la tendresse &la discretion nous sont entierement connuës,&pour moy je croirois manquer à l’amitié que je vous dois s’il se passoit rien dans mon cœur dont je ne vous fisse part. Hé bien, dit Belise, il faut justifier mon silence aux dépens de vôtre estime, vous le voulez,&peut être même que mon cœur n’est pas fâché que vous m’y contraigniez; mais cherchons un endroit écarté de la foule où je puisse vous parler sans être entenduë. A ces paroles elles quiterent l’allée où elles se promenoient,&se furent asseoir dans une espece de labirinte au pied d’une statuë qui est au milieu d’un grand rond de gazon. Elles ne pouvoient choisir un lieu qui r’apelât plus, vivement à Belise le souvenir de tout ce qu’elle avoit à dire, elle y avoit vû plus d’une fois celuy dont elle alloit parler. Elle fit d’abord connoître à son amie par des larmes qui luy échaperent qu’elle n’avoit presque que des malheurs à luy confier, elle demeura quelque tems dans une profonde réverie,&aprés s’être abandonnée à toute sa tristesse, elle luy parla ainsi.

Je suis née avec le cœur le plus sensible,&le plus tendre que l’amour ait jamais formé, l’éducation severe qu’on a pris soin de me donner devoit être capable d’affoiblir un penchant si dangereux,&je ne doute pas que la raison& la vertu n’ûssent triomphé de ma tendresse naturelle, si mon cœur avoit eu le tems de les écouter, mais j’aimois avant que de sçavoir qu’on doit combatre l’amour,&cette dangereuse passion étoit emparée de mon ame long-tems avant que je pusse ny la craindre ny la connoître. Vous avez vû depuis peu Cleante.&je vous ay entendu dire que vous le trouviez un des hommes du monde le plus à vôtre gré, cependant il commence déja à être un peu different de ce qu’il étoit lors que l’amour me le fit connoître, il avoit quand je le vis pour la premiere fois tout ce que la premiere jeunesse a de plus brillant,&ses actions qui étoient déjà accompagnées de la politesse que vous luy connoissez, l’étoient encore d’un enjouëment qui ne sied bien qu’à cet âge; Enfin Cleante tel que vous pourrez-vous l’imaginer à vingt&un an parut charmant à mes yeux,&toucha mon cœur dans un âge où l’on n’est ordinairement sensible qu’aux premiers amusemens de l’enfance. Il me sembloit dés lors que je ne pouvois assez le voir ny assez le regarder. Ses manieres&ses discours demeuroient toûjours si presens à mon esprit que je ne parlois que de luy&de son merite dés que je ne le voyois plus;&comme j’étois trop jeune&trop peu éclairée pour démêler ce qui me causoit une estime si parfaite pour luy, j’admirois&ssa personne&tout ce qu’il faisoit sans craindre qu’un sentiment si raisonnable pust être le premier mouvement de la plus dangereuse de toutes les passions.

L’Hiver que le Roy fit danser à Paris le Ballet de Psyché il y eut un grand Bal chez une amie de ma mere, Cleante y vint avec la foule des autres jeunes gens, mais Dieu! qu’il étoit aisé de le distinguer; il n’avoit point encor paru à mes yeux avec tant de charmes, je sentis à sa vûë des mouvemens qui jusqu’alors m’avoient été inconnûs, j’eus à danser avec luy un plaisir que mon cœur n’avoit point encor senty,&il fit une telle impression sur moy que l’amour (qui jusqu’alors s’étoit déguisé dans mon cœur sous d’autres sentimens, ) s’y fit sensiblement connoître avec toute l’ardeur&toute la tendresse dont on a jamais aimé. A peine le Bal fut-il finy que je cherchay à me renfermer dans ma chambre pour rêver dans la solitude à tout ce qui s’étoit passé dans mon cœur pendant le tumulte de l’assemblée, je reconnus pour lors, mais déja trop tard, que Cleante me plaisoit trop, sans pouvoir me flater que je luy plusse, il n’avoit aucun empressement pour moy; aucune de ses actions ne pouvoit me faire voir que je luy pûsse inspirer la tendresse que je sentois déja pour luy; il me sembloit même qu’il ne me regardoit que comme un enfant. Je l’étois, il est vray, mais mon cœur avoit des sentimens que je croy que personne avant moy n’a connûs dans l’enfance, je rougis de ma foiblesse dés que je pûs la connoître je regarday dés lors ma tendresse avec un dépit qui me fit pressentir toutes les douleurs d’une passion malheureuse.

L’Amour ne fut pas long-temps aprés ce jour fatal à devenir une affaire serieuse dans mon cœur; je sentis bien-tost avec desespoir la honte d’aimer seule, je devins rêveuse&languissante, 80 l’on ne me vit plus aucun empressement pour tout ce qui m’avoit jusqu’alors amusée; l’envie de me faire aimer de-Cleante produisit en moy un effet bien singulier; dans l’âge où j’étois je me mis en teste d’acquerir du merite par l’étude, &de reparer, s’il étoit possible, par les agréemens de l’esprit ceux que la nature a refusez à ma personne. Je n’aimay plus que les Livres&les Sciences, je n’eûs plus d’autre occupation que la lecture, j’y passois les jours&les nuits,&j’aprenois toutes choses avec une facilité si surprenante, qu’’elle me faisoit bien connoître que l’amour étoit le principe qui me faisoit agir.

A peine me crûs-je l’esprit plus cultivé que ne le sont ordinairement les jeunes personnes, que je me flatois que Cleante s’en étoit aperçû, l’atention qu’il me parut qu’il commençoit à donner à mes discours&à mes actions, flata tellement ma vanité&ma passion que je m’abandonnay au plaisir de le voir,&de luy parler avec des transports si violens, que peu s’en falut que je ne luy laissasse voir toute l’ardeur dont je brûlois pour luy.

Cependant je n’avois rien fait jusques-là qui pût luy en donner aucun soupçon; mais quand on n’est pas la maîtresse de son cœur, il est bien difficile de l’être long-tems de ses actions. Un matin que j’étois à la fenêtre de ma chambre dans un lieu où étoit la Cour, je vis passer Cleante qui alloit d’un air fort empressé à la Messe, je l’arrétay pour luy demander s’il n’y portoit point de livre de prieres, il me dit que son cœur luy suffisoit pour prier,&qu’il trouvoit plus respectueux de r’enfermer en luy même ses vœux&ses souhaits que de s’en expliquer plus grossierement par des paroles. Ce trait de galanterie frapa d’abord mon cœur, je ne sçûs si je devois en entendre tout le sens,&pour ne pas m’embarasser dans une réponse qui en auroit peut-être trop dit, je luy jettay un Pastor fido, que j’avois par hazard à la main. Je luy dis que puisqu’il aimoit mieux la méditation que la priere, ce Livre pouroit luy donner matiere de mediter, mais à peine l’ûs-je fait, que j’ûs peur d’avoir fait plus que si j’avois parlé. Je craignis qu’un homme accoûtumé au commerce&aux faveurs des Dames, n’en eut entendu plus que je n’en voulois dire; j’en apre-henday les suites,&la honte que j’ûs de m’être exposée à découvrir ma foiblesse, me fit agir depuis avec tant de retenuë, que quand même Cleante eut penetré dans ce moment quelque chose de la verité, ses soupçons se seroient facilement effacez: Mais j’apris bien-tost aprés que je n’étois pas assez heureuse, pour que celuy qui me causoit des mouvemens si violens me fit seulement l’honneur de les soupçonner,&je l’apris d’une maniere si cruelle que le souvenir m’en fait encor fremir.

Un homme ataché à ma famille pria ma mere de me permettre de nommer un de ses enfans avec Cleante, je ne l’avois point vû depuis long-tems,&je souhaitois de le voir avec un empresse ment que je n’avois point encor senty avec tant de vivacité. Mais Dieu, que l’amour me vendit cher ce plaisir! je ne fus jamais si fortement touchée des agréemens de sa personne&de son esprit,&il semble que l’amour me le fit trouver ce jour-là plus aimable, pour me faire plus cruellement sentir la douleur dont je fus frapée.

Au retour de cette fatale ceremonie, ma mere contant le soir à mon pere ce qui s’y étoit passé, se plaignit de ce que Cleante qui passoit pour un homme poly, l’avoit fait long-tems atendre, mon pere pour l’excuser dit qu’un homme qui avoit une violente passion dans la teste avoit bien de la peine à avoir une exacte regularité pour autre chose. Il aprit en meme tems à ma mere que Cleante étoit depuis plusieurs années éperduëment amoureux d’une de ses parentes, qui s’étoit depuis peu enfermée dans un Convent pour l’amour de luy; qu’elle étoit une des plus belles personnes du monde,&la plus digne d’atacher le cœur d’un honneste homme, que Cleante luy donnoit tous les momens qu’il pouvoit dérober au soin de sa fortune. On ne meurt point de douleur, ma chere Zelonide, puisque je n’expiray pas en aprenant cette cruelle nouvelle, j’avois jusqu’alors ignoré si le cœur de Cleante, étoit capable de se laisser toucher,&je ne l’aprenois que par la certitude qu’on me donnoit qu’il aimoit une Rivale, qui jusqu’alors m’avoit été inconnuë, je l’aprenois dans un tems où je ne pouvois plus vaincre la passion qu’il m’avoit inspirée,&je perdois enfin pour toûjours l’esperance d’être aimée sans en pouvoir perdre le desir. La jalousie ne s’est jamais fait sentir à un cœur avec tant de fureur qu’elle se fit sentir au mien dans ce cruel moment; elle me causa une agitation si violente que je tombay peu de jours aprés dans une dangereuse&longue maladie, &plût à Dieu qu’elle eût été suivie de ma mort: Pendant qu’elle dura, je fûs toûjours agitée des horreurs de ma jalousie, quelquefois je prenois la resolution de découvrir ma passion à Cleante &d’expirer à ses yeux, aprés luy avoir fait connoître l’ardeur de mes sentimens, tantôt je m’aplaudissois de la force que j’avois euë de ne luy en jamais parler,&je me faisois un secret plaisir de luy dérober par ma mort la connoissance de ma foiblesse, mais la jeunesse fut plus forte que l’envie que j’avois de mourir, je gueris,&je n’eûs plus de remede à mes malheurs, que de tenter tous les moyens de chasser absolument Cleante de mon cœur.

A peine fûs-je guerie que la fortune sembla m’en vouloir fournir un; ma mere se trouva engagée à faire un fort long voyage, des raisons que je ne dois pas dire,&que la suite de cette histoire ne vous fera que trop entendre ne pouvoient aussi me permettre de demeurer seule avec mon Pere, j’obtins qu’on me mettroit dans un Convent pendant l’absence de ma mere,&je n’y fus pas long-tems sans me flater que j’y allois trouver le secours dont j’avois besoin: la seureté de n’y voir jamais Cleante,&l’éloignement de tout ce qui pouvoit me faire souvenir de luy, donnerent quelque relâche à la violence de ma passion; ma raison crût être devenuë la Maîtresse; je vis combien il m’étoit impossible d’esperer de passer ma vie avec luy,&la pensée de vivre avec un autre me fit tant d’horreur que la solitude&les objets qu’on voit là si differens de ceux du monde m’ayant fortifiée dans mes projets, je me déterminay à me faire Religieuse,&à dérober pour jamais à Cleante la connoissance de ma vie&de mon amour. J’en écrivis à mon Pere qui fut touché&surpris de ma resolution, il s’y oposa en vain, par tout ce qu’il put imaginer pour m’en détourner;&il fut obligé de faire revenir ma mere pour m’arracher, malgré moy, du Convent où je voulois finir ma vie.

Je croyois ma passion si guerie,& Cleante si foible dans mon cœur, que j’étois veritablement persuadée, quand je sortis du Convent, que j’y reviendrois aussi-tost que j’aurois donné à ma mere les marques d’obeïssance que la bienseance ne pouvoit me permettre de luy refuser. Mais à peine avois-je fait deux ou trois lieuës que passant par un lieu où le hazard me fit aprendre que Cleante étoit avec la Cour, je sentis une émotion si vive,&il me revint une idée il pressante de sa personne&de tout ce que j’avois aimé en luy, que je commençay à connoître qu’il me seroit bien plus. facile de renoncer au monde qu’à mon amour. Dés que ma mere m’eut en son pouvoir, elle me declara qu’elle ne souffriroit pas que dans un âge si peu avancé je prisse pour toute ma vie un party qui étoit si difficile à soûtenir. Je m’oposay inutilement à ses raisons&à ses ordres, il falut obéir,&je sentis en secret que l’espoir qui me flatoit déja de revoir Cleante avoit affoibly mes resolutions a &étoit la vraye raison qui me rendoit si complaisante pour les volontez de ma famille. Que l’absence, ma chere Zelonide, rend sensible le plaisir de revoir ce qu’on aime! On me mena peu de jours aprés à Fontainebleau, j’y revis Cleante, &je crûs voir en luy des charmes que je n’y avois pas encor trouvez. Ce fut inutilement que ma raison representa à mon cœur qu’il en aimoit un autre: je l’aimay bien-tôt plus que je n’avois fait avant ma solitude&mes résolutions.

Peu de tems aprés je fis une étroite liaison avec une amie de ma famille qui avoit passé sa vie à la Cour de la Reine Mere, qui elle avoit été attachée jusqu’à sa mort; comme elle avoit infiniment de l’esprit,&que sa personne avoit des agrémens qui rendoient sa beauté plus touchante en elle qu’en femme que j’aye jamais connuë; je compris qu’il étoit difficile qu’elle eut passé plusieurs années à une Cour si polie&si galante sans y connoître l’amour;&je me persuaday que si je pouvois m’en faire assez aimer pour oser luy ouvrir mon cœur, je trouverois dans cette Confidente tout le secours qu’on peut attendre d’une amie éclairée&sensible. Je ne me trompay point, Partenice entra dans mes sentimens avec une bonté infinie,&comme elle connoissoit mieux que moy le malheur où j’étois engagée, elle me plaignit d’être soûmise de si bonne heure à la violence d’une passion qui n’a presque jamais que des suites cruelles. En lay découvrant mes foiblesses, je luy fis connoître le dessein que mes malheurs m’avoient fait prendre de me faire Religieuse. Que faire dans le monde, luy disois-je, quand on n’y conte qu’un seul homme,&qu’on n’est pas destinée à passer sa vie avec luy? Dois-je m’exposer à luy découvrir la folle passion qu’il m’a inspirée? Que sçais-je même si les mauvais exemples de mes longues douleurs ne me forceront pas un jour à luy faire un entier aveu de ma foiblesse Quelle honte pour une femme de dire le premiere qu’elle aime? Et de le dire quand elle est seure que la declaration qu’elle fera de son amour n’en peut inspirer à celuy à qui elle le découvre. Ah! je ne puis penser sans frayeur à cette indigne humiliation,&je ne voy qu’un Convent qui me puisse mettre hors d’état de la craindre: tant que je pouray esperer de voir Cleante je l’aimeray,& tant que je l’aimeray je dois me défier des extravagances les plus outrées que l’amour peut faire faire.

J’aime à vous voir tant de pudeur avec tant d’amour, répondit Partenice; mais Belise, vôtre peu d’experience vous fait regarder l’état où vous êtes bien differemment de ce qu’il me paroît. Vous croyez que rien ne peut égaler vos douleurs, parce que vous n’en connoissez point d’autres. C’est un grand malheur, il est vray, d’aimer sans être aimée, mais ce malheur, au moins par le peu de connoissance qu’en a Cleante, vous exempte de bien d’autres mille fois plus honteux. Si vos actions sont innocentes, vous n’avez rien à vous reprocher,&vous ne craignez pas le chagrin affreux d’être sacrifiée à une rivale qui ne manque jamais à publier vôtre honte pour augmenter la réputation de ses charmes. L’état où vous êtes ne laisse pas d’avoir des douceurs; vous aimez,&vous n’avez jamais eu aucun sujet de vous plaindre de ce que vous aimez, je pourrois vous en faire connoître de plus malheureuses que vous. Vous connoissez mal, ma chere Belise, poursuivit-elle, le cours des violentes passions quand vous craignez tout l’avenir. Croyez-vous que vous aimerez éternellement Cleante? que vous vous abusez. L’amour le plus ardent&le plus tendre s’use insensiblement,&l’Univers est plein d’Amans infidels qui avoient juré comme vous d’aimer toute leur vie: je comprens (disois-je) que toutes les passions ne durent pas autant que la vie, mais je crois aussi qu’il y en a qui ne finissent qu’avec elle. Hé! qui pourroit détruire la mienne, si j’aime depuis si long-tems Cleante insensible pour moy,&amoureux d’une autre? Le tems, ma chere Belise, me répondit-elle, a un pouvoir souverain sur les choses qui paroissoient les moins sujettes à perir. Ah! que vous regreteriez pour lors la liberté qu’un Convent vous auroit fait perdre;&que vous déploreriez l’état d’une Religieuse sans dévotion qui ne manque jamais d’avoir mille retours vers le monde,& mille desirs d’autant plus violens qu’elle s’est ôtée le pouvoir de les contenter. Défiez vous de vos résolutions&de vos forces dans un âge il peu avancé,&si vôtre cœur vous presse absolument de vous jetter dans la retraite, n’en choisissez jamais que de celles qui n’ôtent pas la liberté de profiter des conjonctures.

Ces discours que Partenice me tenoit toutes les fois que nous pouvions parler en liberté, moderoient la violence de la passion que je ne pouvois arracher de mon ame,&m’éloignoient en même tems de la pensée d’un Convent, où le malheur de mon amour me conseilloit de me jetter; mais à peine commençois-je à sentir le secours qu’on tire des conseils d’une amie éclairée&sincere, que Partenice retourna à la campagne où elle passoit une partie de sa vie&comme le soit une partie de sa vie;&comme le tems que je passay avec elle avoit été trop court pour m’avoir affermy dans les sentimens qu’elle m’avoit voulu inspirer, son éloignement fit bien-tost retomber mon cœur&mon esprit dans le même embarras que j’avois éprouvé auparavant.

L’impossibilité de vaincre ma passion qui avoir pris naissance avec ma raison, celle que Cleante avoit pour un autre, &les charmes que l’on me disoit qu’avoit cette heureuse rivale, me firent reprendre le dessein de cacher dans le fond d’un Cloître pour jamais ma honte& mon amour. Je déclaray tout de nouveau à mes Parens que je voulois être Religieuse, que ce que j’avois vû dans le monde depuis qu’ils m’y avoient fait revenir n’avoit servy qu’à fortifier les raisons que j’avois de le quiter,&que la retraite seule pouvoit convenir aux sentimens que j’avois. Mes raisons, mes larmes,&mes prieres n’ayant pû me faire obtenir leur consentement, je résolus de me dérober de mon pere&de ma mere,&de m’aller jetter malgré eux dans le Convent dont ils m’avoient fait sortir. Quelques mesures que j’eusse prises pour regler l’execution de ce projet, je fus arrêtée en chemin par mon pere, qui ne me trouvant pas chez luy au retour de la Ville, ne hesita point à penetrer la verité de mon avanture; il courut aprés moy,&m’ayant joint avec ma mere à quatre lieuës de Paris, il m’enleva&me r’amena chez luy par force. Me voila donc pour la seconde fois détournée du dessein que j’avois tant de raison de former d’être Religieuse,&je retournay dans le monde pour être desormais soûmise à la plus cruelle destinée,&aux malheurs les plus affreux dont vous ayez jamais oüy parler.

Ce que je venois d’entreprendre pour me jetter dans un Convent fit craindre à mon pere qu’à la fin je ne luy échapasse;&comme il m’aimoit trop pour se pouvoir résoudre à me perdre pour toûjours, il ne songea plus dés qu’il m’ût r’atrapée qu’à me marier promptement. Aussi-tost qu’il eut trouvé un party qui convenoit autant à ma famille qu’il convenoit peu à mes sentimens, il m’engagea (comme c’est la coûtume) sans m’en parler,&m’aprrit qu’il ne faloit plus pour consommer cette terrible affaire qu’un consentement qu’il ne croyoit pas qu’il me dût demander. La proposiion qu’il m’en fit me causa une surprise&une douleur si vive que je n’ûs pas la force de luy répondre. Mon silence&mes larmes luy découvrirent une répugnance dont il ne put penetrer la cause. Ma mere&luy me presserent inutilement de m’expliquer, je les quittay avec un desespoir qui les effraya,&j’allay m’enfermer dans ma chambre pour m’abandonner au plus violent desespoir que mon cœur eut jamais éprouvé. Quoy! disois-je, auray-je la lâcheté de consentir à un engagement qui me sépare de ce que j’aime sans espoir de retour,&qui rendra desormais criminels jusqu’aux moindres pensées&jusqu’aux sentimens les plus innocens que je pourois avoir pour luy? Non, rien ne peut faire cesser mon amour,&je veux pouvoir aimer Cleante le reste de ma vie, sans que le plus severe homme me le puisse reprocher.

Dans un péril si affreux&si prenant le seul remede qui me vint dans l’esprit fut d’executer malgré tout le monde le dessein que j’avois d’’être Religieuse; mais outre les opositions d’un pere que mes premiers refus avoient rendu furieux, tout ce que Partenice m’avoit dit autrefois pour m’en dissuader me revint dans l’esprit,&il me sembla même que la vertu me défendoit d’embrasser une sorte de vie si oposée aux sentimens dont je ne connoissois que trop qu’il étoit impossible de me guerir. Mais d’un autre côté comment m’engager avec un homme que l’inclination naturelle que j’avois pour Cleante me seroit haïr mortellement, quand je luy verrois occuper une place que mes desirs avoient destinée depuis si long-tems à un autre que j’adorois?

De quelque côté que je tournasse ma pensée je ne voyois que des malheurs à choisir, mon cœur&mon esprit également agitez souffroient mille douleurs. Je prolongeay cette cruelle incertitude autant qu’il me fut possible; mais enfin, mon pere&ma mere voulurent être obéïs, ils employerent, aprés tant d’inutiles tendresses, les menaces&l’autorité; il falut étouffer mes sentimens,&on m’obligea à signer ma mort. C’est de ce jour, ma chere Zelonide, qu’ont veritablement commencé ma honte&mes douleurs,&que je puis vous dire que j’ay été la plus malheureuse femme qui ait jamais aimé.

Belise ne put rapeler dans sa mémoire tout ce que l’amour luy avoit fait souffrir depuis son mariage sans verser un torrent de larmes,&sans s’abandonner à des mouvemens d’une douleur si vive qu’elle interrompit son discours. Son amie n’oublia rien pour dissiper de si tristes idées, mais les douleurs de Belise n’étoient pas de celles à qui les discours pussent donner quelque soulagement. Elle fit entendre à son amie qu’elle n’en esperoit que la mort,&la nuit succedant à des reflexions si douloureuses, elles quiterent les Tuilleries&s’en retournerent chez elles.


Histoire des amours de Cléante et Belise

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