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Situation du pays. — Ses doléances.

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Aujourd’hui qu’un nouveau ferment de vie, providentiellement déposé au cœur de l’Europe, y produit une agitation immense; aujourd’hui que tous les peuples, brisant leurs vieilles et jeunes constitutions avec une prestesse qui en démontre la caducité, aspirent à une existence meilleure, il importe aux nations, aux petites encore plus qu’aux grandes, de ne pas perdre la tête. Il faut qne, fixant d’un œil le mouvement général, elles mesurent de l’autre la place qu’il leur convient de retenir ou de prendre dans les remaniements politiques qui se préparent.

Je m’honore d’être Savoisien; je dis donc à mes compatriotes: Voyons, que doit faire la Savoie?

— Mon Dieu! quelle question vous allez soulever! diront nos conservateurs au cœur de lièvre. Quelle imprudence! pour ne rien dire de plus. Voudriez-vous donc obtenir de l’Etat le vivre et le couvert?

— J’en conviens, mes amis, au misérable point de vue de ma personne, la question peut manquer de prudence; mais en est-il de même au point de vue national? Est-ce moi qui soulève la question? Ne s’est-elle pas levée d’elle-même avec vos arbres de la liberté ? Ne les domine-t-elle pas?

Quand par l’émancipation politique on dit à un peuple: Lève-toi, tu es en âge de prendre part à ton gouvernement! il est naturel que ce peuple manifeste sa joie et célèbre sa majorité par quelques fêtes. Mais suffit-il de chanter, de danser, de banqueter? Non; les honneurs et les avantages de la vraie liberté impliquent d’importants devoirs. Celui qui veut en obtenir les faveurs sans en épouser les charges, n’a pas le cœur d’un homme libre; c’est un libertin; il n’embrassera qu’un fantôme.

Chers concitoyens, celui qui a l’honneur de vous adresser ces pages écrites à la hâte, ignora toujours l’art de voiler ses pensées. Comme il s’efforce, en chaque chose, de n’en avoir que d’honnêtes, il ne cherche dans l’expression que la transparence, afin que les lecteurs, pénétrant dans le fond de son âme, y trouvent toujours, à défaut de justesse dans les vues, une parfaite bonne foi.

Point donc de phrases timides, de précautions oratoires, mais l’exposition nette et franche de la situation telle que je la conçois.

Deux faits d’une extrême importance sollicitent notre attention, l’un accompli, l’autre encore éventuel, mais réalisable d’un instant à l’autre.

Le fait accompli, c’est une révolution fondamentale dans notre organisation politique. Le pouvoir suprême, concentré jusqu’à ce jour dans le souverain, se divise fictivement entre le roi et deux chambres, mais va en réalité siéger tout entier à la chambre élective.

Le roi règne, la chambre du sénat se livre à d’innocentes causeries, le ministère gouverne sous la férule de la majorité des députés; ceux-ci représentent la classe électorale, qui peut dire en toute vérité : L’état sarde, c’est nous! Voilà ce qui est, voilà ce qui sera indubitablement, sauf l’éventualité dont je parlerai plus loin.

Je n’ai pas à juger le système constitutionnel en lui-même tel qu’il nous est appliqué. Je ne l’envisage qu’au point de vue de mon pays; pour cela il me suffit d’avoir constaté ce fait que consacre le Statut fondamental du 4 mars: La Savoie, gouvernée, administrée jusqu’à ce jour de par le roi, le sera désormais de par une majorité de députés.

Je ne suis pas certes un regrettant de l’ancien régime. Mes amis savent avec quelle impatience j’attendais des réformes, avec quelle joie j’en accueillis la promesse. Qu’ils disent si, en matière de libertés, surtout administratives, j’ai jamais craint autre chose que le trop peu.

Mais je n’hésite pas à le dire, l’ancien régime, avec ses abus la plupart très-modernes et rapidement progressifs, valait mieux que ce qu’on veut nous donner. Si une bureaucratie toujours plus envahissante et sottement tracassière ne répondait aux gémissements de la Savoie qu’en la faisant valeter dans son lit de souffrance, du moins l’espérance nous restait. Nous disions: Le roi finira par le savoir. Il est essentiellement bon, juste, éclairé. Jaloux de procurer à son règne la seule illustration qui dure, celle du bonheur de ses sujets, il se consume de travail, se refuse les délassements les plus nécessaires à une santé dont l’état nous alarme. S’il ignore nos griefs, s’il a parfois accueilli avec trop de défiance ceux d’entre nous qui lui en offraient la respectueuse expression, c’est à son entourage que nous devons nous en prendre. Une fois ou l’autre, Charles-Albert sortira de cette atmosphère qui nous est hostile. Il viendra respirer quelques jours l’air natal de son illustre Maison, et alors, au milieu de l’ivresse générale que produit toujours en Savoie la présence de ses princes, nous trouverons un organe pour tenir à cet excellent roi le seul langage digne de son noble cœur, le langage de la vérité. On lui dira:

«Nous n’avons pas besoin, Sire, d’exprimer les sentiments qui animent la Savoie envers V. M. Ce que nous en pourrions dire resterait trop au-dessous de ce qui se lit sur tous les fronts. Mais si notre fidélité vous est assez connue, le désir que nous avons de la transmettre intacte à nos enfants nous impose le devoir de vous exposer avec franchise les rudes épreuves auxquelles on la met depuis bien des années.

» Nos trop légitimes plaintes contre l’esprit qui prévaut dans l’administration, ne nous rendront pas injustes. Nous aimons à le reconnaître, il y a dans son personnel, surtout dans les rangs élevés, les lumières et l’amour du bien public, que V. M. cherche avant tout dans les hommes qu’elle honore de sa confiance. Mais ces lumières, quelle qu’en soit la portée, trouvent un terrible obstacle dans la barrière élevée de nos Alpes; mais cet amour du bien public, faute d’être éclairé par la connaissance de nos besoins et do notre situation exceptionnelle, cet amour, disons-nous, est au moins paralysé.

» Le mal vient, Sire, de ce que vos ministres, oubliant trop qu’ils ne sont que des hommes, et que la Savoie est habitée par des hommes, veulent gérer, réglementer une infinité d’intérêts et de choses qu’ils ne peuvent connaître ni apprécier. Dominés par l’esprit de centralisation, déplorable reste du despotisme révolutionnaire, ils nous traitent en mineurs, en interdits; ils s’emparent des affaires propres de nos provinces, de nos communes, les livrent à des employés, généralement estimables, mais étrangers à notre pays, à notre langue, dénués et de connaissances locales et de pouvoirs suffisants, vrais commis chargés de faire des rapports qu’on ne lit pas, d’attendre, de solliciter des ordres qui n’arrivent jamais ou qui se trouvent inexécutables. Le pis est que la plupart de ces fonctionnaires ne nous sont envoyés que pour faire carrière: à peine commencent-ils à s’orienter dans un pays nouveau pour eux et à revenir des préoccupations fâcheuses qu’ils y apportent, qu’un ordre supérieur les rappelle et nous livre aux expérimentations de successeurs novices. Il est telle province en Savoie où, depuis dix ans, le stage d’un intendant n’excède pas la moyenne de trois mois. S’il y a une exception à cette désolante instabilité dans le personnel, c’est en faveur des sujets notoirement incapables.

» Despotisme à la fois désastreux pour nos intérêts et blessant pour notre amour-propre, défaut de fixité dans les fonctionnaires, exclusion affectée des nationaux, voilà, Sire, nos principaux griefs contre l’administration; voilà les trois maux qui, en nous privant de toute liberté d’action, tarissent nos sources de prospérité au dedans et au dehors, sèment un profond découragement dans nos populations et y affaiblissent rapidement un sentiment jusqu’ici extrêmement vivace, le sentiment du patriotisme.

» Votre Majesté ne peut ignorer que la Savoie, par l’industrie de ses habitants et les trésors qu’elle renferme dans son sein, met, pour ainsi dire, à contribution l’Europe de plusieurs manières. Et d’abord, les sources minérales et thermales, dont la Providence l’a pourvue avec tant de profusion et de variété, en font déjà un des rendez-vous du monde. Que faudrait-il pour y attirer les étrangers en plus grand nombre, pour leur en rendre l’abord plus facile, le séjour plus agréable, pour les faire affluer dans l’intérieur du pays, pour leur révéler et faire apprécier une infinité de ressources précieuses que la nature y offre à l’humanité souffrante? Il faudrait quelques modifications à des règlements de police gratuitement vexatoires, modifications vainement sollicitées jusqu’à ce jour; il faudrait ouvrir de nouvelles voies de communications, améliorer celles qui existent.

» Nous ne parlerons pas d’une multitude d’autres richesses que recèlent les vastes flancs de nos montagnes, richesses dont l’exploitation offrirait tant d’avantages au pays, mais richesses enfouies dans un éternel sépulcre, faute d’encouragement, faute de capitaux, faute, il faut bien le dire, du grand excitateur de l’industrie, de cet esprit national à l’extinction duquel on travaille avec une déplorable activité.

» Nous avons hâte de découvrir à V. M. la plaie la plus douloureuse de la Savoie, nous voulons dire le caractère alarmant de ses émigrations.

» De tout temps, Sire, les Savoisiens ont émigré ; mais la patrie, loin de s’en alarmer, ne pouvait que s’en réjouir. Ces nobles enfants, qu’elle voyait partir dès l’âge le plus tendre, elle savait qu’elle les verrait revenir un jour, les uns avec des fortunes, la plupart avec des moyens d’aisance, tous avec le premier des biens, l’honneur, la renommée d’une probité proverbiale. Quelque part qu’ils fussent, et il y en avait partout, soit qu’ils s’élevassent par leur valeur et leur intelligence au premier rang dans les armées étrangères, soit qu’ils se livrassent à un honnête et lucratif commerce, soit qu’ils exerçassent les plus humbles métiers, une pensée dominait toutes leurs pensées: revoir la patrie, y user noblement d’une fortune noblement acquise, y agrandir le patrimoine des aïeux en couvrant d’or un sol souvent moins que médiocre, enrichir le hameau, la commune, la province d’institutions utiles, enfin, mourir à l’ombre de la croix blanche de Savoie. Ceux mêmes que la mort surprenait à des milliers de lieues, tournaient vers leur Mère un dernier regard, et voulaient lui confier, à défaut de leur dépouille mortelle, une partie du fruit de leurs sueurs.

» Hélas! que devient ce culte ardent de la patrie? Survivra-t-il à son idole? et, comme la Savoie, peut-il exister désormais ailleurs que dans l’histoire? Ce ne sont plus des milliers de jeunes gens qui nous quittent avec le désir du retour; ce sont des colonies toujours plus nombreuses d’hommes, de femmes, d’enfants, qui, disposant du peu qui leur reste, vont chercher au loin ce qu’on veut leur enlever ici, une patrie. La Savoie, qui donnait des bras aux pays circonvoisins, en manque maintenant; l’agriculture languit, la valeur des terres, naguère encore si élevée, y subit une dépréciation rapide. Ceux de nos compatriotes qui se sont créé des ressources à l’étranger, au lieu de nous apporter comme autrefois leur or, viennent nous demander le peu qui nous en reste en échange des propriétés qu’ils nous abandonnent. Et quand nous cherchons à réveiller en eux le sentiment du patriotisme, voici ce que la plupart nous répondent: Patriotisme! mais il n’y a pas de patriotisme sans patrie; et la patrie, ce n’est pas un mot, c’est une réalité animée, vivante, parlante; c’est un pays qui a son individualité, sa physionomie propre, la liberté de mouvement nécessaire aux fonctions de la vie. Que reste-t-il de notre antique duché de Savoie, sinon ses montagnes qui résistent toujours aux triturations ministérielles? sauf encore sa glorieuse brigade, jusqu’ici échappée à grand’peine au système de fusion? Après cela, que voit-on? une petite Sibérie piémontaise gouvernée par des hommes qui s’y déplaisent trop pour ne pas y déplaire?

» Telles sont, Sire, les désastreuses conséquences du principe de centralisation appliqué à un pays que la haute barrière des Alpes et toutes les conditions d’une existence à part semblaient devoir en préserver à jamais. Ce qui nous a soutenus jusqu’ici, c’est l’attente des sages et larges réformes que tous les actes de votre glorieux règne font pressentir et semblent préparer. V. M. a compris que ses peuples sont arrivés à un âge où il convient de leur donner entrée dans la vie publique, et de les initier au maniement de leurs affaires. Cet âge, nous pouvons le dire, est surtout arrivé pour la Savoie, où la diffusion des lumières et le souvenir de nos anciennes franchises rendent plus pénible l’humiliante et ruineuse tutelle dont nous nous plaignons.

» Votre bonté, Sire, nous a permis de vous signaler nos souffrances; qu’elle nous permette encore de soumettre en quelques mots à votre haute sagesse nos vues sur le remède qu’elles réclament.

» La Savoie a un territoire séparé du Piémont par une des plus hautes limites que la nature ait placées entre deux peuples. Il est donc essentiel à sa prospérité qu’elle ait son foyer de vie intérieure, son organisation administrative et judiciaire distincte. Nous appelons de tous nos vœux une loi qui constitue sur un pied de large liberté les administrations communales, provinciales, et une administration centrale investie des plus amples pouvoirs, mais qui laissant elle-même aux administrations inférieures la liberté de leurs mouvements, se borne à surveiller l’ensemble et à prévenir les collisions qui pourraieut avoir lieu entre les intérêts divers. Si le gouvernement se réserve la nomination des fonctionnaires supérieurs, nous désirons que le principe d’élection soit appliqué aux administrations provinciales et communales, et qu’il le soit avec une grande libéralité.

» Et ici encore, nous nous permettrons d’observer à V. M. que, grâce à l’extrême division des terres, à l’instruction religieuse et civile des masses, à nos relations avec l’étranger, le principe d’égalité est depuis longtemps consacré par nos mœurs. Nobles, bourgeois, artisans, laboureurs, tous se tiennent pour frères et n’aiment à voir au-dessus d’eux que le Roi. Tout privilège donc accordé à la richesse, outre qu’il s’accorderait mal avec cette religion qui nous apprend à juger l’homme non d’après ce qu’il a, mais d’après ce qu’il est, blesserait notre susceptibilité, rappellerait des temps qui ne sont plus et serait comme une prime d’encouragement à cette soif de l’or qui est une des plaies de notre siècle. D’ailleurs, tous les Savoisiens se montrent dignes de la liberté par leur amour de l’ordre, par un admirable fonds de fidélité au prince, de droiture et de probité.

» Nous exprimons à V. M. les mêmes vœux en ce qui touche aux systèmes judiciaire et universitaire. Justice prompte, bonne, gratuite, instruction primaire et secondaire facile et peu dispendieuse, voilà ce qu’un gouvernement paternel doit à tous ses sujets. En ceci la différence de langue se joint à la distance des lieux pour réclamer un régime à part. A peine de rester dans l’ombre et de s’épuiser, la Savoie a besoin de jouir de son soleil.

» Nous n’avons pas besoin de dire que, en accueillant favorablement nos justes demandes, votre gouvernement, Sire, loin d’affaiblir le lien qui nous rattache aux autres états du royaume, ne fera que le fortifier de plus en plus. V. M. a donné trop de preuves de la profondeur de ses connaissances en matière politique, pour qu’il soit nécessaire de lui rappeler ce grand principe, que, entre des peuples profondément distincts, l’unité politique n’a de solide fondement que dans la plénitude de leur vie nationale. Elle ne verra dans la hardiesse de notre langage que la légitime frayeur qu’inspirent à votre fidèle Savoie les dangers du système de fusion dans lequel on ne s’est déjà que trop engagé.

» Oui, Sire, nous le disons avec une conviction profonde, si l’antique et inviolable union des Etats Sardes sous l’auguste Maison de Savoie devait jamais être mise en péril, ce serait par l’imprudence ou la perfidie de conseillers qui, luttant avec une violence déplorable contre les lois de la nature et les besoins des peuples, prétendraient fonder une centralisation politique quia toujours existé, sur une centralisation administrative qui n’exista jamais, et qui aboutirait inévitablement à des catastrophes par le rapide appauvrissement des extrémités du royaume et une accumulation non moins dangereuse qu’inhumaine, dans la capitale, des éléments de la vie universelle.»

Voilà, mes chers concitoyens, quelques-unes des doléances que nous aurions pu verser, il y a quelques jours, dans le sein paternel du prince. Aujourd’hui nous avons affaire, comme je le disais plus haut, à une majorité élective. Et il est clair que le centre de cette majorité se promènera d’un banc à l’autre sans rencontrer jamais un banc savoisien, par la raison fort simple qu’il ne peut y avoir, dans la chambre élective, ni banc savoisien, ni députation savoisienne pour l’occuper et dire: Nous représentons la Savoie!

— Mais n’aurons-nous pas nos députés?

— Sans doute, mais si vous croyez qu’ils puissent représenter la Savoie et soutenir efficacement ses intérêts, permettez-moi de relever cette méprise et de vous donner en peu de mots une idée juste du système représentatif tel qu’on nous l’octroie.

Que doit faire la Savoie ?

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