Читать книгу Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789 - Arthur Young - Страница 7

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Le 15. — Rencontré des montagnards qui me rappelèrent ceux d'Écosse; je les avais vus pour la première fois à Montauban, ils portent des bonnets ronds et plats et de larges culottes: «La cornemuse, les bonnets bleus, le gruau d'avoine, se trouvent tout aussi bien, dit Sir James Stuart, en Catalogne, en Auvergne et en Souabe que dans le Lochaber.» Beaucoup de femmes ici vont sans bas; j'en ai rencontré revenant du marché avec leurs souliers dans leurs paniers.[3] La vue des Pyrénées est si nette, on distingue si bien les contrastes de lumière et d'ombre sur la neige que l'on serait tenté de réduire à quinze les soixante milles qui nous en séparent. — 30 milles.

Le 16. — À partir de Toulouse nous avons vu, de l'autre côté de la Garonne, une rangée de hauteurs qui a pris hier de plus en plus de régularité; ce sont, sans aucun doute, les ramifications les plus lointaines des Pyrénées, qui s'étendent dans cette immense vallée jusqu'à Toulouse, mais pas plus loin. On s'approche des montagnes, la culture couvre les étages inférieurs, le reste semble être boisé; chemins toujours mauvais. Rencontré plusieurs charrettes, toutes chargées de deux pièces de vin posées tout à fait à l'arrière sur le train: comme les roues de derrière sont beaucoup plus hautes que celles de devant, on voit que ces montagnards ont plus de bon sens que John Bull. Les roues sont toutes cerclées en bois.

Ici, pour la première fois, j'ai vu des festons de vignes, courant d'arbre en arbre dans des rangées d'érables; on les conduit au moyen de liens de ronces, de sarments ou d'osier. Elles donnent beaucoup de raisins, mais le vin en est mauvais. Traversé Saint- Martino (St-Martory), puis un village composé de maisons bien bâties, sans une seule vitre. — 30 milles.

Le 17. — Saint-Gaudens est une ville en train de s'embellir: beaucoup de maisons neuves, avec quelque chose de plus que du confort. Vue extraordinaire de Saint-Bertrand; on arrive tout d'un coup sur une vallée assez enfoncée pour que l'oeil n'en perde ni un buisson, ni un arbre; la ville se presse sur une éminence autour de sa grande cathédrale: on l'eût bâtie tout exprès pour rehausser le pittoresque du paysage, qu'on ne l'eût su mieux placer. Les montagnes s'élèvent orgueilleusement tout autour, faisant un cadre rustique à ce délicieux petit tableau.

Passé la Garonne sur un nouveau pont d'une seule belle arche, en calcaire bleu compacte. Dans toutes les haies, des néfliers, des pruniers, des cerisiers, des érables, servent d'appui à la vigne. Halte à Lauresse, après quoi nous touchons presque aux montagnes, qui ne laissent qu'une étroite vallée, dont la Garonne et la route occupent une partie. Immense quantité de volaille; dans tout ce pays on en sale la plus grande partie et on la conserve dans de la graisse. Nous goûtâmes de la soupe faite avec une cuisse d'oie ainsi conservée, elle était loin d'être aussi mauvaise que je m'y serais attendu.

Les moissons d'ici sont arriérées et trahissent le manque de soleil; il n'y a pas à s'en étonner, car nous suivons depuis longtemps les bords d'une rivière très rapide, et quoique nous soyons encore dans la vallée, nous devons avoir atteint une grande altitude. Les montagnes deviennent de plus en plus intéressantes. Aux yeux d'un homme du nord, elles sont d'une beauté singulière; on sait l'aspect sombre et désolé qu'offrent les nôtres, ici le climat les couvre de verdure, les plus hautes cimes que nous ayons en vue sont boisées; la neige ne se trouve que sur des chaînes plus élevées.

Quitté la Garonne à quelques lieues avant Sirpe (Cierp) où elle reçoit la Neste. La route de Bagnères suit cette rivière dans une étroite vallée, à la naissance de laquelle est bâtie Luchon, terme de notre voyage, qui a été pour moi un des plus agréables que j'aie entrepris: mes compagnons avaient la bonne humeur et le bon sens indispensables aux voyageurs pour retirer d'une telle expédition et plaisir et profit.

Après avoir traversé le royaume et fréquenté pas mal d'auberges françaises, je dirais généralement qu'elles sont, en moyenne, supérieures à celles d'Angleterre sous deux rapports, inférieures sous tout le reste. Nous avons été mieux traités sans aucun doute, pour la nourriture et la boisson que nous ne l'eussions été en allant de Londres aux Highlands d'Écosse, pour le double du prix. Mais si on ne regarde pas à la dépense, on vit mieux en Angleterre. La cuisine ordinaire en France a beaucoup d'avantages; il est vrai que si on n'avertit pas, tout est rôti outre mesure; mais on donne des plats si variés et en tel nombre, que si les uns ne vous conviennent pas, vous en trouverez sûrement d'autres à votre goût. Le dessert d'une auberge de France n'a pas de rival en Angleterre; on ne doit pas non plus mépriser les liqueurs. Si nous avons quelquefois trouvé le vin mauvais, il est en général bien meilleur que le porto de nos hôteliers. Les lits de France surpassent les autres, qui ne sont bons que dans les premiers hôtels. On n'a pas non plus le tracas de voir si les draps sont mis à l'air, sans doute par rapport au climat. Hors cela, le reste fait défaut. Pas de salle à manger particulière, rien qu'une chambre à deux, trois et quatre lits. Vilain ameublement, murs blanchis à la chaux ou papier de différentes sortes dans la même pièce, ou encore tapisseries si vieilles, que ce sont des nids de papillons et d'araignées; un aubergiste anglais jetterait les meubles au feu. Pour table, on vous donne partout une planche sur des tréteaux arrangés de façon si commode, qu'on ne peut étendre ses jambes qu'aux deux extrémités. Les fauteuils de chêne, à siège de jonc, ont le dossier tellement perpendiculaire, que toute idée de se délasser doit être abandonnée. On dirait les portes destinées autant à donner une certaine musique qu'à laisser entrer le monde; le vent siffle à travers leurs fentes, les gonds sont toujours grinçant, il entre autant de pluie que de lumière par les fenêtres; il n'est pas aisé de les ouvrir, une fois fermées; ni une fois ouvertes, aisé de les fermer.

L'inventaire des ustensiles d'une auberge de France ne doit faire mention ni de têtes-de-loup, ni de balais de crin, ni de brosses. De sonnettes, il n'en est pas question, il faut brailler après la fille, qui, lorsqu'elle paraît n'est ni propre ni bien habillée, ni jolie. La cuisine est noire de fumée; le maître est ordinairement aussi cuisinier; moins on voit ce qui s'y fait, plus il est probable que l'on conservera d'appétit, mais ceci n'a rien de particulier à la France. Grande quantité de batterie de cuisine en cuivre, quelquefois mal étamée. La politesse et les attentions envers leurs hôtes semblent rarement aux maîtresses de maison un des devoirs de leur état. — 30 milles.

Le 28. — Après dix jours passés dans le logement que les amis du comte de Larochefoucauld nous ont procuré, il est temps de prendre note de quelques particularités de notre manière de vivre ici. M. Lazowski et moi nous avons occupé deux belles pièces au rez-de- chaussée, ayant chacune un lit, plus une chambre de domestique pour 4 livres (3/6) par jour. Nous sommes si peu habitués en Angleterre à habiter dans nos chambres à coucher que l'on trouve singulier qu'en France on ne se tienne nulle part ailleurs; c'est ce que j'ai vu dans toutes les auberges, c'est ce que fait ici tout le monde sans différence de rangs. Ceci m'est nouveau: notre coutume anglaise est bien plus commode et bien plus agréable. Mais j'attribue cette habitude à l'économie française.

Le lendemain de notre arrivée, je fus présenté à la société Larochefoucauld avec laquelle nous vivons; elle se compose du duc et de la duchesse de Larochefoucauld, fille du duc de Chabot; de son frère, le prince de Laon; de la princesse, fille du duc de Montmorency; du comte de Chabot, autre frère de la duchesse de Larochefoucauld; du marquis d'Aubourval; ce qui, en comptant mes deux compagnons et moi-même, fait un total de neuf convives au dîner et au souper. Un traiteur nous prend 4 livres par tête pour les deux repas, composés: à dîner, de deux services et un dessert; à souper, d'un service et de dessert, le tout bien garni des fruits de saison; on paye le vin à part, 6 sous (3 d.) la bouteille. Ce n'est qu'avec difficulté que le palefrenier du comte a pu trouver une écurie. Le foin ne vaut guère moins de 5 l. st. par tonne; l'avoine est à peu près au même prix en Angleterre, mais moins bonne; la paille est chère et si rare que souvent les chevaux se passent de litière.

Les états de Languedoc font bâtir un grand établissement de bains, contenant des cabinets séparés avec baignoire, une vaste salle commune et deux galeries où l'on peut se promener à l'abri du soleil et de la pluie. Il n'y a actuellement que d'horribles trous. Les patients sont enfoncés jusqu'au cou dans une eau sulfureuse, bouillante, que l'on croirait destinée, ainsi que la caverne de bêtes sauvages d'où elle sort, à donner plus de maladies qu'elle n'en guérit.

On y a recours pour des éruptions cutanées. La vie y est monotone. Les baigneurs et les buveurs d'eau ne vont à la source que vers cinq heures et demie, six heures du matin, mais mon ami et moi parcourons déjà les montagnes, en admirant les scènes grandioses et sauvages que l'on y rencontre à chaque pas. La région des Pyrénées tout entière est d'une nature et d'un aspect tellement différents de ce que j'avais encore vu, que ces excursions m'intéressent au plus haut point. La culture est d'une grande perfection, surtout en ce qui regarde les prairies arrosées; nous recherchons le paysans qui nous paraissent les plus intelligents et nous nous entretenons longuement avec ceux qui entendent le français, ce que tous ne font pas, car le langage du pays est un mélange de catalan, de provençal et de français. Ceci, avec l'examen des minéraux (sujet pour lequel le duc de Larochefoucauld aime à nous tenir compagnie, étant lui-même très versé dans cette branche de l'histoire naturelle) et la revue des plantes que nous connaissons, nous fait employer très agréablement notre temps. La course du matin achevée, nous revenons nous habiller pour le dîner, à midi et demi, une heure; puis on visite alternativement le salon de madame de Larochefoucauld ou celui de la comtesse de Grandval, les seules dames logées assez grandement pour recevoir toute notre compagnie. Personne n'est exclu; comme le premier soin de tout arrivant est de faire le matin une visite à ceux qui l'ont précédé, que cette visite est rendue, tout le monde se connaît à ces réunions, qui durent jusqu'à ce que la fraîcheur du soir permette de faire une promenade. Il n'est question que de cartes, de tric-trac, d'échecs et quelquefois de musique; mais les cartes dominent: point n'est besoin de dire que je m'absentais souvent de ces assemblées, que je trouve aussi mortellement ennuyeuses en France qu'en Angleterre. Le soir, la compagnie se sépare pour la promenade jusqu'à huit heures et demie, on soupe à neuf; ensuite vient une heure de conversation dans la chambre d'une de ces dames, et c'est le meilleur moment de la journée, car la causerie y est libre, vive et pleine d'abandon; on ne l'interrompt que les jours du courrier, alors le duc reçoit de tels paquets de journaux et de pamphlets que nous devenons tous de sérieux politiques. Tout le monde est couché à onze heures. Dans cet ordre du jour il n'y a rien de plus gênant que l'heure du dîner; c'est une conséquence de ce qu'on ne déjeune pas, car la toilette étant de rigueur, il faut être de retour de toute excursion matinale à midi. Cette seule chose, lorsqu'on s'y tient, suffit à exclure toutes recherches, sauf les plus frivoles. En coupant la journée exactement en deux, on rend impossible toute affaire demandant sept ou huit heures d'attention non interrompue par les soins de la toilette ou des repas, soins que l'on accepte volontiers après de la fatigue ou un travail quelconque. En Angleterre nous nous habillons pour le dîner, et avec raison, le reste du jour étant consacré au loisir, à la conversation, au repos; mais le faire à midi, c'est trop de temps perdu. À quoi est bon un homme en culottes et en bas de soie, le chapeau sous le bras et la tête bien poudrée? — À faire de la botanique dans une prairie arrosée? — À gravir les rochers pour recueillir des échantillons minéralogiques? — À parler fermage avec le paysan et le valet de charrue? — Non, il n'est propre qu'à s'entretenir avec les dames, ce qui certainement en tout pays, mais surtout en France où leur esprit est très éclairé, forme un excellent emploi du temps; seulement on n'en jouit jamais aussi bien qu'après une journée passée à un exercice actif ou à une recherche animée; à quelque chose qui ait élargi la sphère de nos conceptions, ou ajouté au trésor de nos connaissances. Je suis conduit à faire cette remarque, parce que l'habitude de dîner à midi est générale en France, excepté chez les personnes de haut rang à Paris. On ne saurait l'attaquer avec trop de sévérité ni trop de ridicule, parce qu'elle est contraire à toute vue de la science, à tout effort vigoureux, à toute occupation utile.

Vivre, comme je le fais, avec des personnes considérables du royaume, est une excellente occasion pour un voyageur désireux de connaître les coutumes et le caractère d'une nation. J'ai toute raison d'être satisfait de l'expérience, car elle me fait jouir constamment des avantages d'une société libre et polie, dans laquelle prévaut, éminemment, une condescendance invariable, une douceur de caractère, ce que nous appelons en anglais good temper; elles viennent, je le crois au moins, de mille petites particularités sans nom, qui ne sont pas le résultat du caractère personnel des individus, mais apparemment de celui de la nation. Outre les personnes déjà nommées, nous avons encore dans nos réunions: le marquis et la marquise de Hautfort (d'Hautefort); le duc et la duchesse de Ville, la duchesse est une des meilleures personnes que je connaisse; le chevalier de Peyrac; M. l'abbé Bastard; le baron de Serres; la vicomtesse Duhamel; Ies évêques de Croire (Cahors?) et de Montauban; M. de la Marche; le baron de Montagu, célèbre joueur d'échecs; le chevalier de Cheyron et M. de Bellecombe, qui commandait à Pondichéry, et fut pris par les Anglais. Il y a aussi une demi-douzaine de jeunes officiers et trois ou quatre abbés.

S'il m'était permis, d'après ce que j'ai vu là, de hasarder une remarque sur le ton de la conversation en France, j'en louerais la parfaite convenance, bien qu'en la trouvant insipide. Toute vigueur de pensée doit tellement s'effacer dans l'expression, que le mérite et la nullité se trouvent ramenés à un même niveau. Châtiée, élégante, polie, insignifiante, la masse des idées échangées n'a le pouvoir ni d'offenser ni d'instruire; là où le caractère est si effacé, il y a peu de place pour la discussion, et sans la discussion et la controverse, qu'est-ce que la conversation? L'humeur facile et la douceur habituelle sont les premières conditions de la société privée; mais l'esprit, les connaissances, l'originalité, doivent rompre cette surface uniforme par quelques saillies de sentiment; sans cela l'entretien n'est qu'un voyage sur une plaine sans fin.

La vallée de Larbousse, dans laquelle Luchon se trouve, est avec son cadre de montagnes la plus grande de toutes les beautés rustiques que nous avons à contempler. La chaîne qui la borde au nord est déboisée mais couverte de cultures; aux trois quarts de sa hauteur, un grand village est perché sur une côte si escarpée, que le voyageur inexpérimenté tremble que le village, l'église et les habitants ne culbutent dans la vallée. Des villages ainsi juchés, comme l'aire d'un aigle, sont très communs dans les Pyrénées, qui paraissent prodigieusement peuplées. La hauteur de la montagne, à l'ouest de la vallée, est étonnante. Les prairies arrosées et les cultures en occupent plus du tiers. Une forêt de chênes et de hêtres forme au-dessus une superbe ceinture, plus haut il n'y a que de la bruyère, plus haut encore, de la neige. De quelque point qu'on la contemple, cette montagne est imposante par sa masse, magnifique par sa verdure. La chaîne de l'est est d'un caractère différent: il y a plus de variété de cultures, de villages, de forêts, de gorges et de cascades. Celle de Gouzat, qui met un moulin en mouvement en tombant de la montagne, est d'une beauté romantique; et rien ne lui manque de ce qu'il faut pour la rehausser. Il y a des détails dans celle de Montauban que Claude Lorrain eût reproduits sur sa toile, et la vue prise du roc au châtaignier, est vive et animée. Au sud, notre vallée se termine d'une manière remarquable; la Neste jette d'incessantes cascades sur les rochers qui semblent lui opposer une éternelle résistance. L'éminence, au centre d'une petite vallée sur laquelle est une vieille tour, forme un site sauvage et romantique; le grondement des eaux s'harmonise avec les montagnes, dont les forêts sourcilleuses perdues dans la neige, donnent une grandeur imposante, une majesté sombre à cette scène, et semblent élever entre les deux royaumes une barrière infranchissable aux armées. Mais que peuvent les rochers, les montagnes et les neiges contre l'ambition humaine? Les ours se retirent dans les tanières de leurs bois, les aigles nichent sur leurs rocs. Tout est grand; la sublimité de la nature, avec une majesté imposante, remplit l'âme de terreur; l'esprit est comme enchaîné à ces lieux, et l'imagination, malgré tout son pouvoir, ne cherche rien au delà: elle rend plus sourds les mugissements des cascades et revêt les bois d'une teinte plus sombre.

Il faut du temps pour visiter un semblable pays. Le climat est tel ou du moins a été tel depuis que je suis à Bagnères-de-Luchon, que l'on ne peut guère compter plus d'un beau jour sur trois. Les nuages, arrêtés et déchirés par les montagnes, déversent incessamment leur contenu. Du 26 juin au 2 juillet, nous eûmes une pluie abondante qui dura soixante heures sans interruption. Les montagnes, quoique proches, étaient cachées jusqu'à la base par les nuages. Elles n'arrêtent pas seulement ceux qui flottent dans l'atmosphère, mais semblent pouvoir en produire: vous voyez de légères vapeurs s'élever des gorges, s'amasser le long des pentes, s'accroître par degrés, jusqu'à ce qu'elles forment des nuées assez lourdes pour reposer sur les hauts sommets, ou autrement jusqu'à ce qu'elles soient emportées avec les autres dans l'atmosphère.

Parmi les maîtres de cette immense chaîne, les premiers en dignité, à l'égard du mal qu'ils font, sont les ours. Il y en a de deux espèces: carnivores et frugivores; les dégâts de ces derniers surpassent ceux de leurs plus terribles frères. Ils viennent la nuit ravager les grains, surtout le sarrasin et le maïs, et sont d'un goût si délicat dans le choix des épis, qu'ils renversent et gâtent infiniment plus qu'ils ne mangent. Les carnivores attaquent le gros bétail aussi bien que les moutons; on ne peut laisser les troupeaux la nuit au pâturage. Quand ils sortent, c'est sous la garde d'un berger armé d'un fusil et accompagné de chiens grands et forts; le soir, tout le long de l'année, on les ramène aux étables. Quelquefois des boeufs s'égarent et courent risque d'être dévorés. Les ours les attaquent en leur sautant sur le dos, ils les forcent à baisser la tête, puis les déchirent avec leurs ongles dans une étreinte effroyable. On fait, chaque année, des battues, plusieurs paroisses associant leurs efforts. Une ligne de chasseurs resserre peu à peu le bois où se trouve l'ours. Les ours sont gras en hiver, une bonne pièce vaut alors trois louis. Jamais ils n'attaquent les loups, mais plusieurs loups poussés par la faim attaqueront un ours et le dévoreront. On ne voit ici les loups qu'en hiver. En été ils se retirent dans les endroits des Pyrénées les plus déserts, les plus éloignés des habitations; c'est la terreur des troupeaux de moutons, comme par tout le reste de la France.

Dans le premier projet de notre tour aux Pyrénées, se trouvait une excursion en Espagne. Notre hôte de Luchon avait déjà auparavant procuré des mulets et des guides à des personnes se rendant à Saragosse et à Barcelone pour affaires. Sur notre demande, il écrivit à Vielle, première ville espagnole au delà des montagnes, qu'on envoyât trois mules et un guide parlant français. Quand ils arrivèrent, au jour fixé, nous nous mîmes en route.[4] (Voir, pour les détails, Annales d'Agr., t. VIII, p. 193.)

21 Juillet. — Retour. — Quitté Jonquières, où la figure et les manières des habitants vous feraient croire qu'il n'en est pas un qui ne soit contrebandier; nous arrivons à une superbe route que le roi d'Espagne a ordonné de faire. Elle commence aux piliers marquant la frontière des deux monarchies et se joint à la route française: elle est magnifiquement construite. Nous prenons congé de l'Espagne pour rentrer en France; le contraste est frappant. Lorsque l'on passe la mer de Douvres à Calais, les apprêts et les embarras d'une traversée conduisent graduellement l'esprit a l'idée du changement; mais ici, sans franchir une ville, une barrière, un mur même, vous entrez dans un nouveau monde. Une superbe chaussée, faite avec la solidité et la magnificence qui distinguent les grandes routes françaises, prend la place des misérables chemins de Catalogne, encore tels que la nature les a tracés; de beaux ponts sont jetés sur les torrents qu'il fallait passer à gué. Nous nous trouvions tout à coup transportés d'une province sauvage, déserte et pauvre, au milieu d'un pays enrichi par l'industrie de l'homme. Tout tenait le même langage et nous disait en termes sur lesquels on ne pouvait se méprendre, qu'une cause puissante et active produisait ces contrastes, trop évidents pour être méconnus. Plus on voit, plus, selon mon opinion, on est conduit à penser qu'il n'y a qu'une influence toute-puissante qui stimule le genre humain — le gouvernement. D'autres produisent des exceptions et des nuances: celle-ci agit avec une efficacité permanente et universelle. L'exemple présent est remarquable; car le Roussillon est en fait une partie de l'Espagne: les habitants sont Espagnols de langage et de coutumes; mais ils sont soumis à un gouvernement français.

Nous laissons la chaîne des Pyrénées dans le lointain. Rencontré des bergers parlant catalan. Sur la route, les cabriolets sont espagnols. On bat le grain comme de l'autre côté des montagnes. Les auberges et les maisons sont les mêmes. Gagné Perpignan; là je me suis séparé de M. Lazowski. Il retournait à Luchon, tandis que j'avais arrangé un tour dans le Languedoc, pour finir la saison. - - 15 milles.

Le 22. — Le duc de Larochefoucauld m'avait donné une lettre pour M. Barri de Lasseuses, major d'un régiment à Perpignan, qui, disait-il, s'entendait en agriculture, et serait charmé de s'entretenir avec moi sur ce sujet. J'allai chez lui le matin, mais, comme c'était dimanche, il passait la journée à sa maison de campagne de Pia, à une lieue environ. Je me rôtis en m'y rendant à travers des vignobles pierreux. Monsieur, madame et mademoiselle de Lasseuses m'accueillirent avec une grande politesse. Je leur expliquai que le motif de mon voyage n'était pas de courir à l'étourdie comme le troupeau des voyageurs vulgaires, mais d'examiner l'agriculture, afin d'imiter ce que j'y pourrais trouver de bon et d'applicable à l'Angleterre. On applaudit beaucoup ce dessein; le major dit que c'était un motif de voyage vraiment digne de louanges; qu'il était étonnant que cela fût si peu commun, et se fit fort d'assurer qu'il n'y avait pas un seul Français en Angleterre poussé par la même raison. Il me pria de passer la journée avec lui. La vigne était la plus importante de ses cultures. Mais le peu qu'il avait de terres arables était tenu selon la singulière coutume de cette province. Il me montra un village appelé Rivesaltes qu'il me dit produire un des plus fameux vins de France; je trouvai au dîner que cette réputation était juste. Retourné le soir à Perpignan, après une journée fort instructive. — 8 milles.

Le 23. — Pris la route de Narbonne. Passé près de Rivesaltes. De la montagne jaillit la plus grande source que j'aie rencontrée. Otterspool et Holywell ne sont auprès que des bulles de savon. Elle fait tourner un moulin dès sa naissance, c'est plutôt une rivière qu'une source. Traversé une plaine unie, dévastée, sans arbres ni maisons ni village pendant un espace considérable; certes le plus vilain pays que j'aie vu en France. Le grain est foulé aux pieds des mules, comme en Espagne. Dîné à Séjeen (Sigean) au Soleil, bonne auberge neuve, où je rencontrai par hasard le marquis de Tressan. Il me dit qu'il fallait que je fusse un singulier original de voyager aussi loin sans autre but que l'agriculture; il n'avait jamais vu ni entendu rien de pareil; mais il m'approuvait beaucoup et souhaitait d'en pouvoir faire autant.

Les routes sont d'admirables travaux. J'ai passé une tranchée, dans le roc vif qui facilite une descente, elle coûte 90 000 liv. (3 937 l. st.) pour quelques centaines de yards. Les trois lieues et demie de Sigean à Narbonne coûtent 1, 800 000 liv. (78 750 l. st.). On a fait des folies, des sommes énormes ont été employées au nivellement des pentes les plus douces. Les chaussées sont en remblai, avec un mur de soutènement de chaque côté, formant une masse artificielle solide, traversant les vallées à la hauteur de six, sept et huit pieds, et n'ayant pas moins de cinquante pieds de large. Il y a un pont d'une seule arche dont la chaussée est vraiment quelque chose d'admirable; nous n'avons pas en Angleterre l'idée d'une telle route. La circulation n'exigeait cependant pas de semblables efforts, un tiers de la largeur est battu, l'autre sert à peine, il pousse de l'herbe sur le reste. Pendant 36 milles je n'ai croisé qu'un cabriolet, une demi-douzaine de charrettes et quelques bonnes femmes menant leur âne. Pourquoi cette prodigalité? En Languedoc, il est vrai, les corvées n'existent pas; mais il y a de l'injustice à exiger une contribution qui n'en diffère que peu. On procède par tailles, et dans la répartition les terres nobles sont si favorisées, tandis que l'on charge au contraire tellement les terres de roture, que près d'ici 120 arpents dans le premier cas ne payent que 90 livres, alors que 400 autres, qui proportionnellement devraient 300 livres, sont taxées à 1 400 livres. À Narbonne, le canal qui se joint à celui du Languedoc mérite attention; c'est un très bel ouvrage, qui, dit- on, sera terminé le mois prochain. — 36 milles.

Le 24. — Des femmes sans bas, beaucoup même sans souliers; mais si leurs pieds sont pauvrement couverts, il leur reste la superbe consolation de les poser sur une chaussée grandiose; la nouvelle voie a cinquante pieds de large, plus cinquante autres déblayés pour lui faire place.

Les vendanges peuvent à peine égaler l'animation et le mouvement universel du dépiquage que présentent les villes et les villages du Languedoc. Les gerbes sont empilées grossièrement autour d'une aire où un grand nombre de mules et de chevaux trottent en cercle; une femme tient les rênes, une autre ou bien une ou deux petites filles activent la marche avec des fouets; les hommes alimentent l'aire et la nettoient; d'autres vannent en jetant le grain en l'air pour que les déchets soient emportés. Personne ne reste inoccupé et chacun s'emploie de si bon coeur qu'on dirait les gens aussi joyeux de leurs travaux, que le maître de ses tas de blé. Le tableau est singulièrement animé et joyeux. Je m'arrêtais souvent et je descendais de cheval pour examiner ces travaux; toujours on me traita courtoisement, et mes voeux pour que les prix fussent bons pour le fermier sans l'être trop pour le pauvre, furent toujours bien reçus. Cette méthode avec laquelle on se passe de granges, dépend absolument du climat: depuis mon départ de Bagnères-de-Luchon jusqu'ici, en Catalogne, en Roussillon, en Languedoc, je n'ai pas vu de pluie, mais un ciel toujours clair et un soleil brûlant; la chaleur n'était nullement étouffante et, pour moi, nullement désagréable. Je demandai si l'on n'était pas quelquefois surpris par la pluie; c'est bien rare, me dit-on, et alors, après une violente averse, vient un soleil ardent qui a bientôt fait de tout sécher.

Le canal de Languedoc est la chose la plus remarquable de cette province. La montagne qu'il traverse de part en part est isolée au milieu d'une grande vallée et à un demi-mille seulement de la route. C'est une oeuvre grandiose et merveilleuse, d'environ trois toises de largeur et creusée sans le secours de puits d'aérage. Quitté le chemin et traversé le canal que je suis jusqu'à Béziers; neuf écluses font descendre l'eau de la montagne pour l'amener à la ville. Superbe ouvrage! Le port est assez large pour porter quatre grandes barques de front, la plus grande jaugeant de 90 à 100 tonnes. Beaucoup étaient amarrées au quai, d'autres en mouvement, signes d'affaires très actives. Voici la plus belle chose que j'aie vue en France. Ici, Louis XIV, tu es vraiment grand! — Ici, d'une main généreuse et bienfaisante, tu dispenses à ton peuple le bien-être et la richesse! — Si sic omnia, ton nom eût été, à juste titre, couvert de vénération. Pour cette réunion des deux mers, moins d'argent fut dépensé que pour assiéger Turin ou se saisir de Strasbourg comme un voleur. Un tel emploi des revenus d'un grand royaume est la seule manière louable dans un monarque de conquérir l'immortalité; les autres ne font revivre leur nom qu'au milieu de ceux des incendiaires, des brigands, des fléaux de l'humanité. Le canal traverse la rivière pendant environ une demi-lieue, séparé d'elle par des murs qui sont couverts en temps d'inondation; il prend ensuite la direction de Sète. Dîné à Béziers. Sachant que M. l'abbé Rozier, le célèbre éditeur du Journal Physique, actuellement en train de publier un dictionnaire d'agriculture, très renommé en France, faisait valoir une ferme près de Béziers, je demandai à l'hôtel le chemin de sa maison. On me dit qu'il avait quitté Béziers depuis deux ans, mais que de la rue on pouvait voir sa maison; on me la montra d'une espèce d'esplanade qui donnait d'un côté sur la campagne ajoutant qu'elle appartenait à un M. de Rieuse qui avait acheté la terre de l'abbé. Il me semblait, en visitant la ferme d'un homme célèbre par ses écrits, que je me mettais en état de mieux saisir, à la lecture de son livre, ses allusions au sol, à l'exposition et aux autres circonstances.

Je fus fâché d'entendre, à table d'hôte, jeter du ridicule sur l'agriculture de l'abbé Rozier, en prétendant qu'il avait beaucoup de fantaisie, mais rien de solide; on se moquait surtout de son idée de paver une vigne. Je fus enchanté d'avoir connaissance d'une telle expérience, qui me parut trop remarquable pour ne pas la voir. Il arrive ici à l'abbé, comme fermier, ce qui arrivera sûrement à tout homme qui se départ des errements de ses voisins; car il n'est pas dans la nature des paysans d'admettre parmi eux quelqu'un qui pense pour eux. Je m'enquis de la raison qui lui avait fait quitter le pays, et on me répondit par une curieuse anecdote. L'évêque de Béziers voulait, avec l'argent de la province, ouvrir une route qui menât à la porte de sa maîtresse; comme cette route passait sur les domaines de l'abbé, il s'ensuivit une telle querelle que M. Rozier se vit forcé de quitter la place. Voici un joli trait de gouvernement: un homme forcé de vendre son bien et de s'éloigner du pays par des galanteries d'évêques, avec les femmes des voisins, je suppose, car il n'y en a pas d'autres à la mode en France… Laquelle de mes voisines pousserait l'évêque de Norwich à ouvrir une route sur ma ferme et à me forcer de vendre Bradfield? Je donne mon autorité pour cette anecdote: des bavardages de table d'hôte, ayant autant de chances d'être faux que de se trouver véridiques; mais, après tout, les évêques du Languedoc ne sont certainement pas des prélats anglais. — M. de Rieuse me reçut poliment et satisfit à mes réponses comme il put, car il ne savait guère des systèmes de l'abbé que ce qu'en rapportait la voix publique et ce qu'en montrait la ferme elle-même.

Quant aux vignes pavées, il n'y avait rien de semblable: le conte doit provenir d'un clos de ceps de Bourgogne que l'abbé fit planter d'une façon nouvelle, les plaçant en arc dans un trou qu'il recouvrit seulement de pierres à fusil au lieu de terre, ce qui réunit très bien. Je parcourus la ferme, admirablement située sur le penchant et le sommet d'une hauteur qui domine Béziers, sa riche vallée, ses cours d'eau et un bel horizon de montagnes.

Béziers a une belle promenade; les Anglais commencent à préférer cette ville à Montpellier à cause de l'air. Pris le chemin de Pézenas. Il gravit une colline d'où l'on découvre la Méditerranée.

Dans tout ce pays, surtout dans les bois d'oliviers, la cigale fait retentir son cri constant, aigu, monotone; on ne saurait imaginer de compagnie plus odieuse, Pézenas domine un très beau pays, une vallée de six à huit lieues toute cultivée; mélange de vignes, de mûriers, d'oliviers, de villas et de fermes éparses, beaucoup de belles luzernes, le tout encadré de collines cultivées jusqu'au sommet. Au souper, à table d'hôte, nous fûmes servis par une fille sans bas ni souliers, d'une laideur repoussante, et sentant plus fort, mais non pas mieux que roses. Il y avait cependant un chevalier de Saint-Louis et deux ou trois marchands, à en juger par les apparences, bavardant avec elle très familièrement: à un repas de fermiers, dans le marché le plus pauvre et le plus écarté de l'Angleterre, un tel animal ne serait souffert ni par le maître dans sa maison, ni par les hôtes dans leur salle à manger. — 32 milles.

Le 25. — Magnifique viaduc accompagnant un pont long de plus d'un mille, large de dix yards, haut de huit à douze pieds; de six en six yards de chaque côté s'élèvent des colonnes en pierres; c'est un ouvrage prodigieux. Je ne sais rien d'aussi remarquable pour le voyageur que les routes du Languedoc: nous n'avons pas en Angleterre l'idée de tels efforts; c'est superbe, splendide. Si je pouvais aussi bien chasser de mon esprit le souvenir des taxes injustes qui les soutiennent, j'admirerais sans cesse la magnificence déployée par les États de cette province. Cependant la police est très mauvaise, car je rencontre à peine un charretier qui ne soit pas endormi.

Suivi la route de Montpellier, à travers une délicieuse campagne, sur une autre immense chaussée soutenue par des murs; elle est large de dix yards et haute de huit à douze pieds, longeant le bord de la mer. Passé à Pijan et près Frontignan et Montbazin, dont les vins sont si célèbres. Les environs de Montpellier, dans un rayon d'une lieue, sont charmants et bien plus coquets que tout ce que j'ai vu en France. Des villas bien bâties, propres, aisées, paraissant être la propriété de personnes riches, sont répandues à profusion dans toute la campagne. Ce sont, en général, de jolis bâtiments carrés, dont quelques-uns sont très spacieux. Montpellier, qui semble plutôt une capitale qu'une ville de province, couvre une colline s'élevant avec hardiesse. L'entrée vous réserve une désillusion par ses rues étroites, mal bâties, tortueuses, mais très peuplées et pleines de l'animation des affaires; il n'y a cependant pas de manufactures considérables; les principales sont celles de vert-de-gris, de foulards, de couvertures, de parfums et de liqueurs.

La grande curiosité pour l'étranger, c'est une promenade ou une place (car on y trouve les caractères de l'un et de l'autre) qu'on appelle le Pérou (Peyrou). Un magnifique aqueduc, à trois rangs d'arches, alimente la ville avec les eaux d'une montagne éloignée; c'est un très bel ouvrage; un château d'eau les reçoit dans un bassin circulaire, d'où elles tombent dans un réservoir extérieur pour fournir aux besoins de la ville et aux jets d'eau qui rafraîchissent l'air d'un jardin placé plus bas, le tout dans une belle esplanade très élevée au-dessus du reste de la ville et entourée d'une balustrade et d'autres décorations en pierre; au centre se trouve une belle statue équestre de Louis XIV. Il y a dans cet ouvrage d'utilité publique un air de vraie grandeur qui me fit plus d'impression que quoi que ce soit à Versailles. La vue aussi est singulièrement belle. Au sud, l'oeil se promène avec délices sur une riche vallée parsemée de villas et se terminant à la mer. Au nord s'étend une chaîne de hauteurs en culture. D'un côté, la magnifique chaîne des Pyrénées va se perdre dans le lointain, de l'autre, les neiges éternelles des Alpes brillent au- dessus des nuages. C'est un des spectacles les plus sublimes que l'on puisse contempler, lorsqu'un ciel clair permet de l'embrasser dans son ensemble. — 32 milles.

Le 26. — La foire de Beaucaire met en mouvement tout le pays; j'ai rencontré beaucoup de charrettes chargées, et neuf diligences allant ou revenant. — Hier et aujourd'hui sont les jours les plus chauds que j'aie sentis; nous n'avions rien de semblable en Espagne. — Les mouches sont plus désagréables encore que la chaleur. — 30 milles.

Le 27. — L'amphithéâtre de Nîmes est un édifice merveilleux, montrant combien les Romains savaient adapter ces lieux aux abominables fêtes auxquelles ils étaient destinés. La bonne disposition d'un théâtre pouvant recevoir sans embarras 17 000 personnes, sa masse, la manière inébranlable dont ces énormes pierres sont posées sans ciment, les ravages du temps, et plus encore des barbares qui l'ont à peine entamé dans les révolutions de seize siècles, tout captive l'attention.

J'ai visité hier la Maison-Carrée, je l'ai revue ce matin et deux fois dans la journée: c'est, sans comparaison, l'édifice le plus léger, le plus élégant, le plus charmant que j'aie jamais vu. Quoiqu'il n'ait aucune masse qui surprenne, ni aucune magnificence extraordinaire qui éblouisse, le regard ne peut s'en détacher. Il y a dans les proportions une harmonie magique qui charme les yeux. Aucun détail ne ressort par une beauté particulière, c'est un tout parfait de grâce et de symétrie Quelle infatuation des architectes modernes, de dédaigner la pure et élégante simplicité pour élever ces chefs-d'oeuvre d'extravagance et de lourdeur si communs en France! Le Temple de Diane, comme on l'appelle, les bains dernièrement restaurés et la promenade, forment les parties d'un même tableau qui orne magnifiquement la cité. Par malheur pour moi, on avait retiré l'eau des bains et des canaux pour les nettoyer. Les pavés (mosaïques) romains sont fort beaux et très bien conservés.

L'hôtel du Louvre, excellente maison, vaste et commode, où j'étais descendu à Nîmes, ressemblait, depuis le matin jusqu'à la nuit, autant à une foire que le champ de Beaucaire lui-même.

Je dînais et soupais à table d'hôte; le bon marché de ces tables convient à mes finances et l'on peut y étudier les habitudes du pays; nous étions de vingt à quarante à chaque repas, compagnie mêlée de Français, d'Italiens, d'Espagnols et d'Allemands, avec un Grec et un Arménien. On me dit qu'il y avait à peine une nation d'Europe ou d'Asie qui n'ait pas son représentant à cette grande foire, principalement pour le commerce des soies grèges, dont il se fait des affaires de millions en quatre jours; on y trouve également tous les autres produits du monde.

À propos de cette nombreuse table d'hôte, je dois noter un fait dont j'ai été souvent frappé: l'humeur taciturne des Français. J'arrivai dans ce royaume, m'attendant à avoir constamment les oreilles rompues par la vivacité et la volubilité infinie de ces gens, que tant de personnes ont décrits, au coin de leur feu en Angleterre, sans doute. À Montpellier, quoiqu'il y eût quinze personnes à table parmi lesquelles plusieurs dames, il me fut impossible de leur faire rompre ce silence inflexible par plus d'un monosyllabe, et la société ressemblait plutôt à une assemblée de quakers muets qu'à la réunion des deux sexes chez un peuple fameux par sa loquacité. Ici il en était de même à chaque repas, aucun Français n'ouvrait la bouche. Aujourd'hui, à dîner, désespérant des gens de cette nation, et dans la peur de perdre l'usage d'un organe dont ils semblaient si peu disposés à se servir, je m'assis à côté d'un Espagnol, et comme j'arrivais récemment de son pays, je le trouvai en humeur de parler et assez communicatif. Nous eûmes, à nous seuls, plus de conversation que les trente autres personnes.

Le 28. — Parti de bon matin pour le pont du Gard, en traversant une grande plaine couverte, vers la gauche, de vastes plants d'oliviers au milieu de beaucoup de rochers arides. À première vue, je fus désappointé, je me figurais quelque chose d'autrement grandiose, mais je découvris bientôt mon erreur, et restai convaincu, après l'avoir examiné de plus près, qu'il ne lui manque aucune des qualités qui commandent l'admiration. C'est un travail prodigieux; la grandeur et la solidité massive de l'architecture, qui peut encore défier deux ou trois mille ans, unies à l'incontestable utilité de l'entreprise, nous donnent une haute idée de la hardiesse qui l'a fait exécuter, pour fournir aux besoins d'une ville de province: la surprise cesse toutefois en voyant que ce furent les nations enchaînées qui fournirent au travail. Sur le chemin de Nîmes, j'ai rencontré beaucoup de marchands de retour de la foire; chacun portait un tambour d'enfant attaché à son porte-manteau; j'avais trop ma petite-fille en tête pour ne pas les aimer, pour cette preuve d'attention envers leurs enfants; mais pourquoi un tambour? N'y a-t-il pas assez d'esprit militaire dans ce royaume, où eux-mêmes sont exclus des honneurs, de la considération et des bénéfices venant du sabre? J'aime beaucoup Nîmes; et si les habitants étaient le moins du monde au niveau de leur ville, je la préférerais comme résidence à la plupart, si ce n'est à toutes les villes de France sous le rapport du théâtre, point fort important, on dit que Montpellier l'emporte. — 24 milles.

Six lieues de pays très désagréable jusqu'à Sauve; vignes et oliviers. Le château de M. Sabattier se remarque dans une contrée si sauvage; il a enclos une partie de sa propriété de murs en pierres sèches, planté beaucoup de mûriers et d'oliviers qui semblent jeunes et bien venants, surtout bien défendus, cependant le sol est si pierreux, qu'on n'y voit pas de terre: quelques-uns de ses murs ont quatre pieds d'épaisseur, l'un même atteint douze pieds sur cinq de hauteur, d'où il semble qu'il prenne à tâche d'enlever les pierres, amélioration sur laquelle j'ai des doutes. Il a bâti trois ou quatre nouvelles fermes; je suppose qu'il a l'intention de résider sur ses terres pour les mettre en bon état. J'espère qu'il n'a aucune charge dont les vains tracas puissent le détourner d'une conduite aussi honorable pour lui que bienfaisante pour le pays. Au sortir de Sauve, j'ai été très frappé de voir au grand espace qui ne paraissait être qu'un amas d'énormes rochers, enclos et planté avec le soin le plus industrieux. Chacun a un mûrier, un olivier, un amandier, un pêcher ou quelques vignes répandus çà et là; de sorte que le terrain forme le plus bizarre mélange de plantes et de quartiers de roches que l'on puisse concevoir. Les habitants de ce village méritent d'être encouragés pour leur industrie, et, si j'étais ministre, ils le seraient. Ils changeraient bientôt en jardins les déserts qui les entourent. Un tel centre d'agriculteurs actifs, qui transforment leurs rochers en une scène de fertilité, parce que, je le suppose, ces rochers leur appartiennent, feraient de même pour les solitudes environnantes, en vertu du même principe tout-puissant. Dîné à Saint-Hippolyte avec huit marchands protestants, retournant chez eux, dans le Rouergue, après la foire de Beaucaire. Comme nous partîmes en même temps, je voyageai dans leur compagnie et je sus d'eux plusieurs choses dont je désirais être informé; ils m'apprirent aussi que les mûriers s'étendent au-delà du Vigan, mais là et surtout à Milhau les amandiers prennent leur place et sont très abondants.

Mes amis de Rouergue me pressèrent de les accompagner à Milhau et à Rodez, m'assurant que le bon marché était si grand dans leur province, que je serais tenté de me fixer quelque temps parmi eux. Je pourrais trouver à Milhau un logement garni, composé de quatre pièces ordinaires, de plain-pied, pour 12 louis par an, et vivre avec ma famille, si je la faisais venir, dans la plus grande abondance, pour 100 louis; il y avait des familles nobles, vivant d'un revenu de 50 et même de 25 louis. De tels récits, considérés au point de vue de la politique, ont leur intérêt; ce bon marché contribue, d'un côté au bien-être des individus; de l'autre, à la prospérité, à la richesse, à la puissance du royaume. Si je rencontrais beaucoup d'exemples semblables ou d'autres directement opposés, il deviendrait nécessaire d'y réfléchir plus longuement. — 30 milles.

Le 30 — En sortant de Ganges, je fus surpris de rencontrer le système d'irrigation le plus avancé que j'aie vu en France; je passai ensuite près de montagnes fort escarpées, parfaitement cultivées en terrasses. Grandes irrigations à Saint-Laurent; paysage d'un grand intérêt pour le fermier. Depuis Ganges jusqu'à la rude montagne que j'ai traversée, la course a été la plus intéressante que j'aie faite en France; les efforts de l'industrie les plus vigoureux; le travail le plus animé. Il y a ici une activité qui a balayé devant elle toutes les difficultés et revêtu les rochers de verdure. Ce serait insulter au bon sens que d'en demander la cause: la propriété seule l'a pu faire. Assurez à un homme la possession d'une roche nue, il en fera un jardin; donnez- lui un jardin par bail de neuf ans, il en fera un désert. Montadier, sur une rude montagne couverte de buis et de lavande, est un village de mendiants, avec une auberge qui me fit presque reculer. Je trouvai, mangeant du pain noir, des espèces de coupe- jarrets dont le visage avait un tel air de galères, que je croyais entendre le bruit de leur chaîne. Je les regardai aux jambes et ne pus m'empêcher d'imaginer qu'il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas libres. Il y a une sorte de physionomie si horriblement mauvaise, qu'il est impossible de s'y tromper. J'étais seul et sans aucune arme. Jusqu'alors, il ne m'était pas à l'idée d'emporter des pistolets; à cette heure j'eusse été fort aise d'en avoir. Le maître de l'auberge, qui semblait cousin-germain de ses hôtes, me donna avec difficulté un mauvais pain, qui cependant n'était pas noir. Ni viande, ni oeufs, ni légumes, et du vin exécrable; pour ma mule, ni avoine, ni foin, ni paille, ni fourrage vert; par bonheur la miche était grosse, j'en pris un morceau et coupai le reste en tranches pour mon ami le quadrupède espagnol, qui le mangea d'un air reconnaissant; l'aubergiste grognait. Descendu par une route sinueuse excellente à Maudières, où un pont d'une arche est jeté sur le torrent. Passé Saint- Maurice et traversé une forêt détruite, au milieu des troncs d'arbres. Descente de trois heures sur une route superbe, tranchée dans la montagne jusqu'à Lodève, ville sale, laide, mal construite, avec d'étroites rues tortueuses, mais très peuplée et fort industrieuse. Bu d'excellent vin blanc léger, à 5 sous la bouteille. — 36 milles.

Le 31. — Traversé la montagne par un affreux chemin et gagné Beg de Rieux (Bédarieux), qui partage avec Carcassonne la fabrication des londrins pour le commerce du Levant. — Grands espaces incultes jusqu'à Béziers. J'ai rencontré aujourd'hui dans un marchand français de bonne mine, un exemple d'ignorance qui m'a surpris. Il m'avait harassé par une foule de questions saugrenues, et me demandait, pour la troisième ou quatrième fois, de quel pays j'étais. Je lui dis que j'étais Chinois. — Combien y a-t-il d'ici? Deux cents lieues, répliquai-je. Deux cents lieues! Diable! C'est un grand chemin! — L'autre jour un Français me demanda, après que je lui eus dit que j'étais Anglais, si nous avions des arbres dans mon pays. — Quelquefois, lui répondis-je. — Et des rivières? — Oh! Pas du tout. — Ah! Ma foi, c'est bien triste.[5] Cette ignorance incroyable, quand on la compare aux lumières si universellement répandues en Angleterre, doit être attribuée, comme tout le reste, au gouvernement. — 40 milles.

1er août. — Quitté Béziers pour me rendre à Capestang, par la montagne Percée. Traversé plusieurs fois le canal de Languedoc et de grands terrains incultes avant d'arriver à Pléraville. On voit les Pyrénées en plein sur la gauche, et leurs derniers contreforts ne sont qu'à quelques lieues. À Carcassonne, on me mena voir une fontaine d'eau bourbeuse et la porte des Casernes; mais je fus plus satisfait de quelques grandes maisons de manufacturiers, qui marquaient de la richesse. — 40 milles.

Le 2. — Faujours (Fargeaux), couvent considérable, avec une longue ligne de bâtiments très élevés.

Le 3. — À Mirepoix, on bâtit un pont magnifique à sept arches plates, chacune de 64 pieds d'ouverture, qui coûtera 1, 8000 000 livres (78 758 l. st.). Voilà douze ans qu'on y travaille; il en faudra encore bien deux pour le finir. Le temps, depuis quelques jours, a été aussi beau que possible, mais très chaud; aujourd'hui, la chaleur était si désagréable, que je me suis reposé à Mirepoix depuis midi jusqu'à trois heures; il faisait un soleil si brûlant, qu'il m'en coûta beaucoup de faire un demi- quart de mille pour voir le pont. Des myriades de mouches me dévoraient, et je pouvais à peine supporter un peu de clarté dans ma chambre. Le cheval me fatiguant, je cherchai un véhicule quelconque pour ces grandes chaleurs, c'est ce que j'avais fait à Carcassonne; mais on ne put m'en procurer d'aucune sorte. En se rappelant que Carcassonne est une des villes manufacturières les plus considérables de France, comptant 15 000 âmes, que Mirepoix est loin d'être sans importance, et que cependant on n'y peut trouver de voiture d'aucune espèce, combien un Anglais doit s'estimer heureux des facilités de tout genre, universellement répandues dans son pays, où je ne crois pas qu'il y ait une ville de 1 500 âmes dans laquelle on ne puisse avoir, en un moment, une chaise de poste et de bons chevaux. Quel contraste! Ceci confirme le fait déduit du peu de mouvement sur les routes près de Paris. La circulation est presque nulle en France. La chaleur était telle que je quittai Mirepoix presque malade: c'est de beaucoup le jour le plus chaud que j'aie éprouvé. L'air paraissait enflammé des rayons ardents qui rendaient impossible de diriger les regards même à bien des degrés de distance de l'orbe radieux flamboyant alors dans les cieux. Traversé un autre beau pont de trois arches; puis, une contrée boisée, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Vignes nombreuses autour de Pamiers, qui est situé au centre d'une belle vallée, sur le bord d'une jolie rivière. La ville elle-même est remarquablement laide et mal bâtie; et quelle auberge! Adieu, monsieur Gascit; si le sort m'en départ encore une comme la vôtre, que cela me soit compté en rémission de mes péchés! — 28 milles.

Le 4. — Un peu après, au sortir d'Amons (du Mas d'Azil), on a le spectacle extraordinaire d'une rivière sortant d'une caverne; au revers de la montagne, on voit l'autre caverne par où elle entre; la montagne est percée. Dans beaucoup de pays, il y a de ces exemples de rivières souterraines. À St-Géronds (St-Girons), descendu à la Croix-Blanche, le plus exécrable réceptacle de saleté, de vermine, d'impudence et de vol qui ait jamais exercé la patience ou blessé les sentiments d'un voyageur! Là préside une sorcière décrépite, le démon de la brutalité. Je me couchai (je ne dis pas que j'aie dormi) dans une chambre au-dessus de l'écurie, dont les vapeurs étaient les moins désagréables des parfums qu'exhalait ce hideux bouge. On ne put me servir que deux oeufs gâtés, pour lesquels seulement je dus payer vingt sous. L'Espagne ne m'a rien présenté qui égalât ce cloaque, dont un porc anglais se détournerait avec horreur. Mais toutes les auberges depuis Nîmes sont misérables, excepté celles de Lodève, de Ganges, de Carcassonne et de Mirepoix. Saint-Géronds paraît avoir de 4 à 5 000 âmes. Pamiers en contient près du double. Quelle peut être, entre ces centres de population et d'autres, la circulation, encouragée par de semblables auberges? Certains écrivains ont regardé de telles remarques comme dictées purement par la vivacité des voyageurs; cela montre leur ignorance. Il y a une donnée politique dans ces petites observations. Nous ne pouvons demander que tous les registres de France soient ouverts pour trouver quelle est la circulation dans ce royaume; le politique doit donc le préjuger de choses à sa portée et parmi celles-ci, la circulation sur les grandes routes, et la disposition des maisons établies pour la réception des voyageurs nous disent et le nombre et la qualité de ces voyageurs. J'entends les gens du pays, que les affaires ou les plaisirs appellent hors de chez eux; car, s'ils ne sont pas assez nombreux pour entretenir de bonnes auberges, ce ne seront certes pas ceux qui viennent de loin qui le feront: on le voit par la détestable hospitalité offerte même sur le grand chemin de Londres à Rome. Au contraire, allez en Angleterre, dans des villes de 1 500, 2 000 ou 3 000 habitants, tout à fait en dehors de la circulation comme moyen de ressource, et n'ayant à attendre presque aucun voyageur, vous y trouverez cependant des auberges bien tenues par du monde propre et convenable, de bons meubles, une civilité cordiale; si vos sens ne sont pas flattés, au moins ne seront-ils blessés par rien; et, si vous demandez une chaise de poste et un couple de bons chevaux, ce qui ne coûte pas moins de 80 liv. st., vous l'aurez à votre disposition pour vous mener où bon vous semblera, malgré la lourde taxe qui les grève. N'y a-t-il pas des conclusions politiques à tirer de ce contraste? Cela prouve qu'il y a assez de communications entre les villes anglaises pour soutenir de telles maisons. Les clubs des habitants, les visites de leurs amis et de leurs parents, les parties de plaisir, les marchés, les rapports avec la capitale et les autres centres, forment les bonnes auberges; et quand elles n'existent pas dans un pays, c'est qu'il n'a pas le même mouvement, ou que ce mouvement entraîne moins de richesse, moins de consommation, moins de bien-être. Dans cette tournée en Languedoc, j'ai traversé un nombre incroyable de magnifiques ponts et de superbes chaussées. Cela ne prouve que l'absurdité et l'oppression du gouvernement. Des ponts de 70 à 80 000 l. s., et d'immenses chaussées pour réunir des villes sans auberges autres que celles décrites ci-dessus, paraît une grande erreur. Cela n'est pas à l'usage seul des habitants, le quart seul leur suffirait; c'est donc un faste que l'on déploie aux yeux des voyageurs. Mais quel voyageur, au milieu de la saleté d'un cabaret, blessé par tous les sens, ne condamnera une aussi vaine folie, et ne souhaitera moins d'apparente splendeur et plus de bien-être réel. — 30 milles.

Le 5. — Jusqu'à Saint-Martory, suite d'enclos bien cultivés. — Depuis plus de cent milles, les femmes vont sans souliers, même dans les villes; à la campagne, beaucoup d'hommes font de même.

La chaleur, hier et aujourd'hui, est aussi intense qu'auparavant; il est hors de propos de chercher à voir clair dans les appartements; tout doit être clos, ou il n'y en a pas d'assez frais; en passant d'une chambre éclairée dans une autre, noire, quoique toutes deux au nord, on éprouve une fraîcheur bien différente; mais aller de là sur une terrasse couverte, c'est comme si on entrait dans un four. On m'a conseillé, aujourd'hui, de ne pas bouger avant quatre heures. De dix heures du matin à cinq heures de l'après-midi, la chaleur rend tout exercice pénible, et les mouches sont une vraie plaie d'Égypte. Plutôt le froid et les brouillards de l'Angleterre qu'une telle chaleur, si elle devait durer! Les gens du pays me disent que cette intensité a atteint son terme ordinaire, quatre ou cinq jours, et que même, dans les mois les plus brûlants, il fait beaucoup plus frais qu'à présent. Pendant deux cent cinquante milles, je n'ai rencontré que deux cabriolets et trois misérables choses semblables à notre vieille chaise de poste anglaise à un cheval; pas un gentilhomme; beaucoup de négociants, comme ils s'appellent, avec deux ou trois porte-manteaux en croupe: rareté de voyageurs surprenante! — 28 milles.

Le 6. — Rejoint mes amis à Bagnères-de-Luchon, très aise de me reposer un peu au sein de ces fraîches montagnes, après une si brûlante tournée.

Le 10. — Notre société n'étant pas encore prête à retourner à Paris, je résolus d'employer les dix ou douze jours qui restaient à visiter Bagnères-de-Bigorre et Bayonne, et de revenir rejoindre mes compagnons à Auch sur le chemin de Bordeaux. Cela conclu, je montai ma jument anglaise et pris un dernier congé de Bagnères-de- Luchon. — 28 milles.

Le 11. — Paré près d'un couvent de Bernardins, dont le revenu est de 30 000 livres; il est situé, dans un vallon qu'arrose un charmant ruisseau aux eaux cristallines; des hauteurs, boisées de chênes, l'abritent en arrière. — Arrivé à Bagnères, qui contient peu de choses remarquables, mais que l'on fréquente beaucoup à cause de ses eaux. Visité la vallée de Campan, dont j'avais entendu faire de grands récits, et qui a cependant surpassé mon attente. Elle diffère entièrement de celles que j'ai vues dans les Pyrénées ou en Catalogne. Les traits en sont autrement disposés. En général, les pentes cultivées des montagnes sont divisées en enclos; ici, elles restent ouvertes. La vallée elle-même est une nappe unie de cultures et de prairies arrosées, parsemée de nombreux villages et de maisons isolées. Les montagnes de l'est sont sauvages, escarpées, rocheuses, et ne nourrissent que des moutons et des chèvres. Elles forment le trait le plus saillant de ce tableau par leur contraste frappant avec celles de l'ouest qui déploient une admirable succession de moissons et de verdure, sans haies ni fossés, coupée seulement par les lignes de division des propriétés et les canaux, amenant aux basses région, les eaux des sommets; leurs pentes offrent l'aspect de la plus riche et la plus luxuriante végétation. Çà et là s'éparpillent quelques bouquets de bois que le hasard a groupés avec un merveilleux bonheur pour jeter de la variété. La saison, en mélangeant l'or des blés mûrs avec le vert des prairies, colorait vivement ce paysage, qui est en somme, pour les formes et les teintes, le plus exquis dont nos yeux se soient récréés. — Pris le chemin de Lourdes; on y tient garnison dans un château bâti sur le roc, rien que pour garder les prisonniers d'État envoyés ici par lettres de cachet. On en connaît sept ou huit qui y sont; il y en a eu jusqu'à trente à la fois, arrachés par la main impitoyable d'une jalouse tyrannie, du sein des douceurs de la famille, enlevés à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs amis, et condamnés pour des crimes ignorés d'eux, peut-être pour leurs vertus, à languir dans ce séjour de douleur et à y mourir de désespoir! O liberté! Liberté! Et ce gouvernement est encore, après le nôtre, le plus doux de ceux d'Europe. Les décrets de la Providence semblent avoir permis à la race humaine d'exister, sous condition de servir de proie aux tyrans, comme elle a fait les pigeons pour les vautours. — 35 milles.

Le 12. — Pau est une ville considérable, ayant un Parlement et une manufacture de toile, mais elle est plus célèbre comme lieu de naissance d'Henri IV. J'ai vu le château, et on m'a montré, comme à tous les voyageurs, la chambre où Henri IV vint au monde et l'écaille de tortue qui lui servit de berceau. Influence des talents sur la postérité! Voici une grande ville, mais je doute que rien y amenât l'étranger s'il n'y avait pas ce souvenir favori.

En prenant la route de Moneng (Moneins), je suis tombé sur une scène si nouvelle pour moi en France, que j'en pouvais à peine croire mes yeux. Une longue suite de chaumières bien bâties, bien closes et confortables, construites en pierres et couvertes en tuiles, ayant chacune son petit jardin entouré d'une baie d'épines nettement taillée, ombragé de pêchers et d'autres arbres à fruits, de beaux chênes épars dans les clôtures, et çà et là de jeunes arbres traités avec ce soin, cette attention inquiète du propriétaire, que rien ne pourrait remplacer. De chaque maison dépend une ferme, parfaitement enclose; le gazon des tournières dans les champs de blé est fauché ras, et ces champs communiquent ensemble par des barrières ouvertes dans les haies. Les hommes portent des bonnets rouges comme les montagnards d'Écosse. Quelques parties de l'Angleterre (là où il reste encore de petits Yeomen) se rapprochent de ce pays de Béarn, mais nous en avons bien peu d'égales à ce que je viens de voir dans ma course de douze milles de Pau à Moneng. Il est tout entre les mains de petits propriétaires sans que les fermes se morcèlent assez pour rendre la population misérable et vicieuse. Partout on respire un air de propreté, de bien-être et d'aisance qui se retrouve dans les maisons, dans les étables fraîchement construites. Dans les petits jardins, dans les clôtures, dans la cour qui précède les maisons, jusque dans les mues de volailles et les toits à porcs. Peu importe au paysan que son porc soit mal abrité, si son propre bonheur tient à un fil, à un bail de neuf ans. Nous sommes en Béarn, à quelques milles du berceau d'Henri IV. Serait-ce de ce bon prince qu'ils tiennent tant de bonheur? Le génie bienveillant de cet excellent monarque semble régner encore sur le pays: chaque paysan y a la poule au pot. — 34 milles.

Le 13. — L'agréable tableau d'hier se déroule encore devant nos yeux: beaucoup de petites propriétés, toutes les apparences du bonheur champêtre. Navarreins est une petite ville murée et fortifiée, ayant trois rues principales, qui se coupent à angle droit, et une petite place. Des remparts on domine une belle campagne. La fabrication de la toile est très répandue. Jusqu'à Saint-Palais, le pays est le plus souvent enclos, et, en général, par des haies admirablement venues et soigneusement coupées. — 25 milles.

Le 14. — Pris un guide de Saint-Palais pour me conduire à quatre lieues de là, à Auspan (Hasparren). Jour de foire, la place est remplie de fermiers; j'ai vu la soupe qu'on leur préparait: c'était une montagne de tranches d'un pain de couleur peu ragoûtante, une grande masse de choux, de la graisse et de l'eau, et pour quelques vingtaines de personnes, à peu près autant de viande qu'en eussent mangé six fermiers anglais, en grognant contre leur hôte pour sa parcimonie. — 26 milles.

Le 15. — Bayonne est de beaucoup la plus jolie ville que j'aie vue en France: non seulement les maisons sont en pierre et bien bâties, mais les rues sont larges, et il y a beaucoup de vides qui, sans former de places régulières, sont d'un bon effet. La rivière est large, beaucoup de maisons lui font face, ce qui, du pont, forme une belle perspective. La promenade est charmante; les allées d'arbres, dont les têtes se croisent en berceau, donnent un ombrage délicieux dans ce climat brûlant. Le soir elle était remplie de personnes de bonne mine; les femmes de ce pays sont les plus belles que j'aie vues en France. Sur mon chemin, depuis Pau, j'ai rencontré, ce qui est bien rare dans ce royaume, des paysannes jolies et proprement mises; dans la plupart des provinces, un travail dur leur gâte la taille et le teint. La fleur de la santé sur les joues d'une fille de campagne convenablement habillée n'est pas la moindre beauté d'un paysage. Loué une chaloupe pour voir l'endiguement à l'embouchure. L'eau en se répandant détériorait le port; le gouvernement, pour la retenir, fait élever un mur d'un mille de long sur la rive N., et au S. un autre de moitié cette longueur. Il est large de dix à vingt pieds, et haut d'environ douze ou quinze pieds. Vers le goulet il a vingt pieds d'épaisseur, et les pierres sont reliées ensemble par des crampons de fer. On enfonce actuellement des pilotis en pin de seize pieds de longueur pour les fondations. C'est, en somme, un travail qui exigera de grandes dépenses, mais d'une grande magnificence et d'une grande utilité.

Le 16. — Dax n'est pas précisément sur la route d'Auch; mais j'étais résolu à voir le fameux désert appelé les Landes de Bordeaux, sur lequel j'avais tant lu de choses, et dont on m'avait tant parlé. On m'assura qu'en suivant cette route j'en traverserais au moins douze lieues. Il s'étend presque jusqu'aux portes de Bayonne, mais quelques endroits cultivés s'y montrent pendant une ou deux lieues. Ces landes forment une zone sableuse, couverte de pins que l'on exploite régulièrement pour la résine. Les historiens rapportent que, lors de leur expulsion d'Espagne, les Morisques demandèrent à la cour de France l'autorisation de coloniser et de défricher ces landes, ce que la cour leur refusa, au mécontentement général. Puisqu'il paraissait impossible aux Français de s'y fixer, ne valait-il pas mieux les abandonner aux Maures qu'à la solitude? — À Dax, il y a au centre de la ville une source chaude fort remarquable. Elle sourd en abondance du fond d'un large bassin revêtu de maçonnerie: elle est bouillante, n'a aucune saveur, on la dit dépourvue de toute espèce de minéral. On ne l'emploie qu'à laver le linge. En toutes saisons elle reste toujours la même et pour la quantité et pour le degré de chaleur. — 27 milles.

Le 17. — Traversé une région blanche comme la neige et dont le terrain est tellement désagrégé, que le vent l'emporte; il y a cependant, grâce à un sous-sol de terre forte et blanche comme la marne, des chênes de deux pieds de diamètre. Passé trois rivières très propres à l'irrigation et dont on ne tire aucun parti.

Le duc de Bouillon a de vastes domaines dans ce pays. En quelque temps et en quelque lieu que ce soit, si vous voyez des terres abandonnées, bien qu'elles soient susceptibles d'améliorations, il suffit, dites qu'elles appartiennent à un grand seigneur. — 29 milles.

Le 18. — Comme les prix sont, dans mon opinion, généralement assez élevés en France, la sincérité veut que je donne, quand je les rencontre, des exemples du contraire. À la Croix-d'Or, à Aire, on me servit de la soupe, des anguilles, du pain blanc, avec des petits pois, un pigeon, un poulet et des côtelettes de veau, plus un dessert composé de biscuits, de pêches, de pêches-abricots et de prunes, un verre de liqueur et une bouteille de bon vin, le tout pour quarante sous (vingt p.): je payai pour ma jument l'avoine 20 sous, et le foin dix sous. À Saint-Sever, le jour d'avant, j'avais eu un semblable souper. Tout à Aire était bon et propre, et chose extraordinaire, j'avais un salon pour moi seul, et la fille qui me servait était fort convenable et mise avec soin. Il avait plu si fort deux heures avant mon arrivée, que mon surtout de soie était traversé; ma vieille hôtesse ne s'en pressa pas davantage de me faire du feu. Pour souper j'eus le souvenir de mon dîner. — 35 milles.

Le 19. — Beek (Vic) semble une florissante petite ville à en juger par les maisons qui s'y construisent. La Clef-d'Or est une nouvelle auberge, grande et bien tenue.

Une observation générale que je puis faire sur les deux cent soixante-dix milles qui séparent Bagnères-de-Luchon d'Auch, c'est que tout, à quelques exceptions près, est enclos, et que les fermes sont dispersées ça et là, au lieu d'être groupées en villes comme dans beaucoup d'autres provinces françaises. Je n'ai presque pas rencontré de châteaux modernes; en général, ils sont d'une rareté surprenante. Je n'ai pas vu non plus de voiture de maître, pas un cavalier qui semblât un gentilhomme en train de faire des visites à ses voisins. En somme, pas de noblesse. À Auch, mes amis se trouvaient au rendez-vous, prêts à partir pour Paris. La ville n'a presque ni industrie, ni commerce; elle ne se nourrit que des revenus de la campagne. Il y a beaucoup de nobles dans la province, mais trop pauvres pour vivre ici: si pauvres en vérité, que quelques-uns d'entre eux labourent leurs champs eux-mêmes; il pourrait bien se faire qu'ils soient pour la société des membres plus estimables que les sots et les fripons qui les tournent en ridicule. — 31 milles.

Le 20. — Fleuran (Fleurance); on y trouve de belles maisons. Contrée populeuse jusqu'à La Tour (Lectoure), évêché dont nous avons laissé le titulaire à Bagnères-de-Luchon. Situation pittoresque à l'extrémité d'une rangée de collines. — 20 milles.

Le 22, — Par Leyrac, à travers une campagne très belle, nous arrivons à la Garonne, qu'un bac nous fait traverser. La rivière a un quart de mille de large et paraît animée par le commerce. Un grand chaland passait chargé de cages à volaille. La consommation de la grande ville de Bordeaux se fait sentir aussi loin que la rivière est navigable. Cette riche vallée se continue parfaitement cultivée jusqu'à Agen; mais elle n'a plus la beauté des environs de La Tour.

Si de nouvelles constructions sont un indice sûr de l'état florissant d'une ville, Agen prospère. L'évêque s'est bâti un superbe palais dont le centre est de bon goût; le raccordement avec les ailes est moins heureux. — 23 milles.

Le 23. — La route d'Aiguillon suit une vallée riche et de bonne culture; beaucoup de chanvre, toutes les paysannes y sont employées. Beaucoup de fermes propres et bien bâties sur de petites propriétés; tout le pays est très peuplé. Vu le château du duc d'Aiguillon, dont la situation dans la ville n'est pas selon nos idées rurales, mais en France une ville est l'accessoire obligé d'un château; il en était ainsi autrefois dans la plus grande partie de l'Europe; il semblait résulter du pacte féodal que le grand seigneur garderait ses esclaves le plus possible à sa portée, comme on bâtit ses écuries près de la maison. Cet édifice, qui est considérable, a été bâti par le duc actuel; il le commença, il y a une vingtaine d'années, lorsqu'il resta exilé ici pendant huit ans. Grâce à ce bannissement, l'édifice s'éleva majestueusement; le corps de bâtiment fut fait, et les ailes détachées presque achevées. Mais à peine eut-on révoqué la sentence que le duc courut à Paris, d'où il n'est pas revenu depuis; en conséquence, tout est arrêté. C'est ainsi que l'exil seul force la noblesse de France à ce que les Anglais font par plaisir: résider sur leurs domaines et les embellir. Une grande magnificence, c'est la construction d'un théâtre élégant et spacieux, qui remplit une des ailes. L'orchestre contient vingt- quatre musiciens payés et défrayés de tout par le duc, quand il est ici. Ce luxe agréable et de bon goût, à portée des grandes fortunes, est général en Europe, l'Angleterre exceptée; les grands propriétaires y préfèrent des chevaux et des chiens à tous les plaisirs qu'on peut retirer du théâtre. Tonnance (Tonneins.) — 25 milles.

Le 24. — Quantité de belles maisons de plaisance, nouvellement bâties, bien construites et accompagnées de jardins, de plantations, etc., etc.; autant d'effets de la richesse de Bordeaux. Le peuple d'ici, comme le Français en général, mange peu de viande; à Leyrac, on ne tue que cinq boeufs par an; dans une ville anglaise de même importance, il en faudrait deux ou trois par semaine. La vue est superbe du côté de Bordeaux pendant plusieurs lieues; on découvre la rivière en cinq ou six endroits. Gagné Langon et bu de son excellent vin blanc. — 32 milles.

Le 25. — Traversé Barsac, fameux aussi par ses vins. On laboure maintenant avec les boeufs entre les rangées de ceps, opération qui suggéra à Jethro Tull l'idée de sarcler les blés avec la houe à cheval. Population dense et nombreuses villas pendant tout le chemin. À Castres la campagne devient plate et sans intérêt. Arrivé à Bordeaux, à travers un village continuel. — 30 milles.

Le 26 — Malgré tout ce que j'avais lu et entendu sur le commerce, la richesse et la magnificence de cette ville, mon attente fut grandement surpassée. Paris n'y répondit en rien, car on ne saurait le comparer à Londres; mais il ne faut pas mettre Liverpool en parallèle avec Bordeaux. La chose principale, que l'on m'avait le plus vantée, est ce qui m'a frappé le moins: je veux dire le quai, remarquable seulement par sa longueur et l'activité dont il est le théâtre, choses que l'étranger n'apprécie guère, si la beauté y fait faute. Les maisons qui le bordent sont régulières, sans grandeur ni élégance. C'est une berge boueuse, glissante, sans pavés par intervalles, embarrassée de tas de boue et de pierres; on y amarre les alléges servant à charger et décharger les navires, qui ne peuvent s'approcher de ce qui devrait être un quai. On y trouve toute la saleté et les ennuis du commerce sans l'ordre, l'arrangement, la grandeur d'un beau port. Barcelone est unique à cet égard. En m'avançant jusqu'à blâmer les bâtiments qui bordent la rivière, il ne faut pas supposer que ce soit le tout; la demi-lune placée sur la même ligne est bien mieux. La place royale, avec une statue de Louis XV au centre, est très belle; les maisons qui l'encadrent ont de la régularité et un grand air. Mais le quartier du Chapeau-Rouge est réellement magnifique, composé de beaux hôtels construits, comme le reste de la ville, en pierre de taille blanche. Il confine au Château-Trompette, qui occupe près d'un demi-mille du rivage. Ce fort a été acheté au roi par une compagnie de spéculateurs, qui l'abattent dans l'intention d'y tracer une place et plusieurs rues avec dix-huit cents maisons. J'ai vu les plans, et si on les exécute, ce sera le plus beau développement qu'ait reçu aucune ville en Europe. La peur que le roi ne revienne sur son marché a fait suspendre ce grand travail.

Le théâtre, bâti il y a environ dix ou douze ans, est de beaucoup le plus magnifique de France. Je n'ai rien vu qui en approche. Cet édifice est isolé et couvre un espace de trois cent six pieds sur cent soixante-cinq; un portique de douze colonnes corinthiennes occupe la façade principale tout entière. De ce portique on se rend, par un superbe vestibule, non seulement aux différentes parties du théâtre, mais encore à une salle de concert ovale, fort élégante, et à des salons de promenade et de rafraîchissement. Le théâtre lui-même est de grande dimension et forme uni segment d'ellipse. La troupe pour la comédie, la tragédie, l'opéra, le ballet, l'orchestre, etc., donne une idée de la richesse et du luxe de cette ville. On m'a assuré qu'il a été payé de 30 à 50 louis par soirée à une actrice favorite de Paris. Larrive, le premier tragédien de la capitale, est maintenant ici à raison de 500 livres (21 l. st 12 sch. 6 p.) par soirée, plus deux bénéfices. Dauberval, le danseur, et sa femme (mademoiselle Théodore, de Londres) sont engagés comme maître de ballet et première danseuse, aux appointements de 28 000 livres (1, 225 l. st.); on joue tous les jours, sans excepter le dimanche, comme partout en France. La vie des négociants ici est très somptueuse. Leurs maisons d'habitation et leurs magasins sont sur un grand pied. Grands dîners, souvent servis en vaisselle plate; le pis est un gros jeu, et la chronique scandaleuse parle de commerçants comme entretenant ces dames du chant et de la danse, à un taux fort dangereux pour leur crédit. Ce théâtre, qui fait tant d'honneur au goût de Bordeaux pour les plaisirs, fut élevé à ses frais, moyennant 270 000 livres.

Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789

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