Читать книгу Le Château du Milliardaire - Arthur Bernede - Страница 3
Chapitre I.
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— Ready !
Sous les ombrages des châtaigniers centenaires, le court de tennis dessinait son rectangle net, séparé par le filet où venaient rebondir les balles. Un merle sportif se penchait à l’extrémité d’une branche, sans doute pour mieux apprécier les coups.
— A vous, Daniel.
Celui auquel s’adressait l’invitation était un grand jeune homme, au visage rieur et aux expressions comiques, qui ressemblait si extraordinairement à Fernand Gravey que, bien souvent, il avait provoqué d’amusantes méprises. Sa silhouette souple et vigoureuse de jeune sportif sain et bien portant se découpait en blanc sur le fond sombre du parc. Il avait relevé ses manches de chemise et découvrait ses bras bruns, musclés, de garçon habitué à la vie au grand air.
La balle venait de rebondir, envoyée d’un revers énergique. De l’autre côté du filet, une jeune fille, en blanc également, s’élança avec une exclamation.
— Mais non, Maguy s’écria la partenaire de celui qui venait de jouer. La balle est bonne.
Une légère contestation s’éleva. Finalement, le coup fut reconnu valable.
— Quelle chance vous avez, Daniel s’écria Maguy, avec un peu d’humeur. Deux centimètres de plus, et c’était nous qui marquions.
— Ne craignez rien ! riposta son équipier en riant. Nous gagnerons quand même.
Et, comme preuve de cette affirmation, il servit si vigoureusement que Suzanne Huzey, qui lui faisait vis-à-vis, poussa un cri en voyant s’échapper la balle.
Cependant, d’un suprême effort, elle la rejoignit et la renvoya avec maestria.
— Bravo ! s’écria Daniel.
— Trente-quarante annonça-t-elle fièrement.
— Vous allez voir, Suzy, nous allons si bien les remonter que nous remporterons de haute lutte les palmes de la victoire.
— Ce sera grâce à vous, alors, car je fais bien petite figure à côté d’un champion tel que vous, riposta celle qu’on venait d’appeler Suzy, en glissant une œillade à son partenaire.
Quelques coups, adroitement placés, achevèrent la partie. Maguy jeta sa raquette et se laissa tomber par terre, à côté.
— Qu’il fait chaud. Vous ne vous reposez pas un instant, Daniel ?
— Volontiers, mais, si vous vouliez venir jusqu’au château, je vous offrirais des vrais sièges et des boissons fraîches.
Suzy fit la grimace.
— Là-bas, il y a les gens sérieux… Ici, nous sommes entre nous…
— Entre gens pas sérieux acheva leur autre cavalier, Henri Garches, qui se mit à rire.
Daniel s’était penché en arrière, afin d’apercevoir la terrasse du château.
— Oh ! oh ! fit-il en riant aussi. Voilà l’abbé Champagnol qui est en train de battre Mlle Plumet.
Suzy sauta sur ses pieds.
— Qu’est-ce que vous dites là ? s’écria-t-elle en se précipitant, afin de jouir de ce spectacle imprévu.
Si elle avait espéré contempler un pugilat, elle se trouva fort déçue.
— C’est au « Jacquet » que l’abbé bat cette bonne demoiselle ! s’écria Daniel gaiement.
Ils éclatèrent de rire. L’idée d’une lutte entre ces deux personnages leur apparaissait évidemment réjouissante.
— Comme il fait bon ici fit Suzy en arrachant un brin d’herbe et en chatouillant délicatement le nez de Daniel, qui éternua.
— A vos souhaits !
— Merci. Quelle enfant vous-êtes, Suzy. Quand donc deviendrez-vous raisonnable ?
— Bah ! j’ai bien le temps ! J’achèterai deux sous de raison en même temps qu’une paire de lunettes et une perruque.
— Et un dentier, acheva Henry.
— Pouah ! Vous n’êtes guère réjouissante, ma chère s’écria Maguy, et, à ce prix-là, j’aime mieux rester folle toute ma vie.
Henry dit quelque chose dont on ne comprit que le mot « grand’peine »… Puis comme Maguy le regardait d’un air mi-miel, mi-vinaigre, il se mit à siffler un air à la mode.
— Ah là là ! Qu’est-ce qu’on est bien s’écria Suzy, qui s’était étendue de tout son long à côté de Daniel.
— Il faut cependant s’en aller, décida Daniel en s’asseyant résolument.
« Vous oubliez que je suis le maître de la maison, et que je me dois à mes invités.
— Oh ! Daniel supplia Maguy, encore un petit moment.
« Là-bas, on va retrouver toute la compagnie
— Je constate que c’est de l’accaparement, s’écria le jeune homme en riant.
— Et c’est défendu ajouta Henry.
— Mais il ne faut pas nous en vouloir si nous cherchons à vous accaparer, comme vous dites, fit Suzy en minaudant. Cela prouve que votre société nous est précieuse.
Sous le ton volontairement badin, on distinguait la flatterie, le désir de plaire. Visiblement, c’était lui le centre attractif du petit groupe. C’est qu’en plus de ses qualités physiques Daniel possédait le double prestige qu’exercent un beau nom et une fortune immense. Daniel de Talmont était milliardaire.
C’avait été un fameux événement dans la petite ville de Donain-sur-Loire, lorsqu’on avait su que le vieux château des Louvelles, inhabité depuis la mort de l’ancien marquis, et mis en vente par ses héritiers, avait été acheté par un homme qui possédait mille fois un million.
Etait-ce croyable ? Était-ce possible ?
Et les langues de marcher, et les imaginations de trotter. Mais, lorsqu’on apprit que ce fameux merle blanc était à la fois vicomte et célibataire, qu’il n’avait pas plus de vingt-cinq ans et était aussi bien de sa personne qu’on pouvait le souhaiter, une fièvre subite s’empara de toutes les familles où il y avait des filles à marier, et le pouls de la petite ville battit un record.
Les mères conçurent les plus folles espérances et passèrent immédiatement en revue les chances que pouvait avoir leur progéniture respective. Quant aux jeunes filles, elles se virent brusquement vicomtesses et pourvues de rentes à faire pâlir de jalousie les princesses royales.
Le nouveau châtelain débarqua un beau jour d’une somptueuse Rolls, guetté sournoisement par la sous-préfecture entière. Il devint le point de mire général, mais il parut en prendre son parti de la meilleure grâce du monde.
Il fallut très peu de temps pour reconnaître que le jeune milliardaire était d’humeur fort sociable et restait aussi sans façon que bon enfant, ce qui lui conduit d’emblée l’estime des Donaisiens après leur admiration. Seuls, les gens qui n’avaient réellement rien à espérer de lui tentèrent quelques pointes jalouses, telle Mlle Plumet.
Celle-ci frisait la cinquantaine, qui est, pour le caractère féminin, le cap dangereux. Le teint jaune et la sécheresse de la vieille fille appelaient à l’esprit la comparaison d’un vieux citron moisi dans l’armoire, comparaison que venait encore renforcer l’acidité de sa nature.
Mais ces rares exceptions écartées, il n’y eut qu’une voix pour chanter les los de l’oiseau bleu. Le vicomte de Talmont par-ci, le vicomte de Talmont par-là… On n’en mangeait plus, on n’en dormait plus… Il faisait partie des célébrités de la région, au même titre que la célèbre église du XIIe siècle, ou la grotte de Sainte-Estelle, renommée pour son écho…
Cependant, au milieu de l’encens brûlé si généreusement sous ses pas, Daniel restait simple comme le premier venu. C’était une de ces natures d’élite, sur lequel les louanges et les honneurs n’ont aucune prise. La gaieté de son caractère aurait pu faire croire de sa part à de la légèreté. Il n’en était rien. Ce sourire, cette gaminerie, cachaient réellement un sens aigu de l’observation et une psychologie à la fois intuitive et raisonnée. Une volonté tenace, têtue, se révélait dans la mâchoire, un peu forte, et le petit pli vertical du front, qui se creusait à l’heure des décisions. Mais les yeux bruns, veloutés de longs cils, étaient ordinairement d’une douceur enfantine. Peu de gens en connaissaient l’éclair qui trahissait l’agitation ou la violence de ses sentiments, car le jeune homme savait que la première preuve de volonté à donner est la maîtrise exercée sur soi-même et le contrôle puissant de ses passions.
Il avait donc subi, avec la meilleure grâce du monde, l’assaut de la curiosité intéressée de la petite ville. Tout de suite, les invitations avaient plu sur lui. Il les avait toutes acceptées, puis rendues. Il acheva de triompher des dernières défiances en collaborant généreusement aux œuvres de dames patronnesses, dont Mlle Plumet était justement présidente, et en secourant d’une façon aussi discrète que large les pauvres de la paroisse, il fit la conquête de l’abbé Champagnol, qui, pétri de la meilleure pâte qui fut, ne demandait qu’à être conquis. Partout ce ne fut qu’un cri « Le vicomte de Talmont ! Ah quel charmeur »
Quant à toutes les jouvencelles entre quinze et vingt-cinq ans, qui fleurissaient de leurs grâces la petite sous-préfecture, elles en rêvèrent chaque nuit. Daniel de Talmont devint pour elles le Prince Charmant qui hante tous les espoirs des jeunes filles. Ce fut, dès lors, une course discrète, mais âpre et d’autant plus féroce qu’elle se dissimulait sous des sourires, à la conquête du jeune dieu.
Cependant il y eut vite des favoris, ou plutôt des favorites dans la cour gracieuse qui entourait ce souverain moderne. Et parmi celles-ci, il parut bientôt que c’était Suzanne Huzey qui avait le plus de chances. Non que Daniel lui manifestât une préférence marquée : c’était justement là l’étonnement de cet étrange garçon, il se comportait avec toutes exactement de la même manière, flirtant avec l’une, badinant avec l’autre, galant et empressé avec chacune, faisant naître et mourir tour à tour les plus folles espérances, sans paraître remarquer les menues flatteries, les agaceries, les coquetteries, même, dont il était entouré.
Suzanne Huzey était la fille du notaire, maire de Donain-sur-Loire. On se glissait dans l’oreille qu’elle aurait cinq cent mille francs de dot. C’était la plus riche héritière de la ville, du moins le croyait-on. A vrai dire, le père Huzey se montrait sur ce chapitre d’une discrétion toute professionnelle.
Elle venait d’avoir dix-neuf ans. C’était une belle fille, grande, blonde, qui aurait pu passer pour parfaitement jolie, sans l’éclat des yeux gris qui se durcissaient trop souvent, et le pli des lèvres trop minces. Un observateur attentif aurait pu en conclure que la jolie Suzy avait le cœur sec.
A vrai dire, il ne se serait pas trompé. Suzy, dès son jeune âge avait été horriblement gâtée, et elle avait déduit naturellement que tout lui était dû, et que le monde avait été créé exprès pour servir ses besoins ou ses caprices. Elle avait pris la douce habitude de considérer chaque chose à son point de vue, à elle, et de la juger en raison de la somme de plaisir ou de commodité qu’elle pouvait lui rapporter. Ces excellentes dispositions n’avaient pas tardé à porter leurs fruits.
Autour d’elle, comme des satellites escortant une étoile, ses amies, Marguerite Barbes, dite Maguy, une petite rousse pétulante ; Louise Janvier, blonde, calme, douce, un peu bébête ; Jacqueline Morand, une brunette au regard effronté et aux manières gavroches, couraient aussi leur chance.
Tout ce petit monde, pour l’instant, se trouvait réuni au château des Louvelles, chez le vicomte de Talmont, qui donnait un thé-partie auquel les parents, bien entendu, avaient été conviés aussi.
A son arrivée, Daniel avait amené avec lui une dame en noir, d’un certain âge, qu’il appelait Bertrande. Celle-ci l’avait élevé et, maintenant, remplissait les fonctions de gouvernante. C’était elle qui assumait la lourde charge de l’administration générale au château des Louvelles ; c’était elle également qui avait droit de haute et basse justice sur tous les habitants du domaine. Elle était âgée de cinquante-cinq ans, grande, forte, autoritaire, le nez chevauché d’un lorgnon. Toujours vêtue d’une robe de soie noire, que venait égayer un petit col blanc d’une miraculeuse blancheur, elle était redoutée de tous. Elle n’avait pas sa pareille pour découvrir l’erreur des comptes de la cuisinière, ou la toile d’araignée échappée au balai. Pour l’instant, elle remplissait avec un zèle discret le rôle de maîtresse de maison, tandis que Daniel s’en allait, avec sa cour habituelle, disputer une partie de tennis.
Le second camarade du petit groupe ne paraissait, à côté du brillant milliardaire, qu’un comparse bien pâle.
Cependant Henry Garches n’était pas non plus le premier venu.
Il était professeur de philosophie au collège de Donain et, à vingt-six ans, avait conquis de haute lutte, avec un courage, une ténacité, une volonté extraordinaires, ses grades de docteur et d’agrégé.
Issu de parents modestes, qui s’étaient, comme on dit, saignés aux quatre veines pour faire de leur fils autre chose qu’un modeste employé, encouragés en ce sens par l’instituteur, charmé par la vivacité d’intelligence de l’enfant, Henry Garches était ce qu’on appelle en Amérique un self made man, un homme qui s’est fait ; tout seul, et il en tirait une légitime fierté. Afin de pouvoir poursuivre ses études, il avait consenti à exercer la profession de danseur professionnel dans un établissement de nuit, et, après avoir pioché ses livres tout le jour, il s’obligeait ; jusqu’au petit matin, à faire tourner les grosses dames sentimentales.
Un peu moins grand que Daniel, très brun, fort joli garçon, il avait été, jusqu’à l’arrivée du jeune vicomte, l’enfant gâté de la petite ville. Mais l’apparition du milliardaire avait détourné de lui l’attention. Cependant, comme il était philosophe par métier et par tempérament, il s’en était fort bien consolé, et c’est sans arrière-pensée qu’il était devenu le camarade habituel du petit groupe.
Une autre raison l’attirait au château des Louvelles. Depuis longtemps, il avait été séduit par la grâce blonde de Suzy, et il lui avait avoué son amour. La jeune fille ne l’avait pas repoussé. Une idylle était née entre eux, dont M. et Mme Huzey s’étaient fort bien aperçus, mais qu’ils considéraient favorablement, puisqu’ils l’acceptaient par accord tacite. Cependant, Henry n’avait encore fait aucune demande officielle. Il attendait sa nomination au collège de la préfecture, qui assoirait et consoliderait sa situation et le rendrait enfin digne de s’allier à la famille du notaire
Mais, depuis quelques jours, le manège de Suzy l’inquiétait. Il la trouvait bien coquette, à l’égard du jeune Talmont qui voltigeait de l’une à l’autre avec la désinvolture d’un papillon Si elle allait l’oublier, le sacrifier pour ce nouveau venu, qui semblait cependant n’en faire aucun cas sérieux ?
Sous le badinage habituel, il observait avec inquiétude.
Les jeunes filles guettaient les réactions du milliardaire.
Chacun s’épiait avec âpreté, sous le masque joyeux ou insouciant. Seul, Daniel semblait conserver une parfaite liberté d’esprit.
Enfin, il faudra bien qu’il choisisse un jour ! se disaient mères et filles. Il ne peut pas rester éternellement célibataire !
Mais Daniel ne semblait pas pressé. Il avait l’air de se trouver de la sorte parfaitement heureux. Il aimait son vieux château et prétendait volontiers qu’il y passerait sa vie.
Le château des Louvelles était une ancienne bâtisse de style Renaissance, auquel de nombreuses restaurations n’avaient rien enlevé de son charme. Quant au parc, immense, et couvrant plusieurs hectares, il semblait, depuis le temps qu’il n’était plus entretenu, une véritable forêt vierge. Son nouveau propriétaire y avait ordonné juste les travaux nécessaires pour déblayer devant la terrasse ; quant au reste, il avait voulu y conserver le charme un peu farouche de la nature livrée à elle-même.
De profonds berceaux, des charmilles toutes bruissantes se découvraient à l’improviste, et, dans les ombrages respectés, les fauvettes, les pinsons et les mésanges avaient établi leur nid.
Le château des Louvelles, malgré cette ceinture verdoyante qui lui donnait une certaine allure de mystère, avait perdu ce caractère de tristesse qui est le sceau, semble-t-il, des demeures quasi abandonnées. Il était devenu le rendez-vous de toute la jeunesse des environs. La Juvénilité de son propriétaire rejaillissait sur la vieille maison.
Tandis que les jeunes gens, mollement étendus sur l’herbe, échangeaient des propos joyeux, les sens sérieux, comme disait Suzy, réunis sur la terrasse, tenaient une conversation dont leur hôte, une fois de plus, faisait tous les frais.
Mlle Plumet venait de se faire battre par l’abbé Champagnol, et celui-ci, glorieux comme un étendard, étalait un bon sourire.
— L’abbé est imbattable ! déclara Mlle Plumet de sa voix pointue en s’asseyant. Je ne joue plus avec lui, c’est fini !
— Hé ! hé ! riposta le saint homme, enchanté. Prenez garde, chère mademoiselle vous allez me donner le péché d’orgueil, péché dont, en bonne justice, vous seriez responsable !
— Mlle Plumet a raison, appuya le notaire, un bel homme un peu ventripotent, encore bien conservé. Moi, je ne me fie plus à vos airs modestes, monsieur le curé ; vous êtes un terrible jouteur, aussi bien au trictrac qu’à l’écarté, et vous m’avez si bien étrillé à plusieurs reprises que, maintenant, je me tiens tranquille. Avec vous, bataille engagée est bataille perdue.
— Vous exagérez, monsieur Huzey ! s’exclama l’abbé Champagnol. Vous me rendez confus…
A cet instant, une jeune femme d’une trentaine d’années, fort élégamment mise, s’approcha du groupe.
— Monsieur Huzey ! s’exclamat’elle, il faut que vous me rendiez un service.
Le notaire cessa un instant de caresser sa belle barbe grise, qu’il portait longue et fort soignée, et se tourna avec empressement vers la nouvelle venue.
— Si je le peux, chère madame, j’en serai ravi !
— Qui est cette jeune femme ? chuchota Mme Tiercelin, l’épouse du juge de paix, à Mlle Plumet.
— Vous ne la connaissez pas ? répondit celle-ci sur le même ton. C’est la belle Mme Bourbes, la nièce de M. Margitte, le percepteur. Elle est veuve depuis bientôt trois ans et à ce qu’on affirme, veuve fort joyeuse…
— Elle n’est pas mal, constata Mme la juge de paix en braquant son face à main.
Mlle Plumet eut un petit rire silencieux.
— D’autres que vous le trouvent, ma chère, et si vous demandiez l’avis de M. Huzey… Tenez !… regardez-les !
La jeune femme était en effet une forte belle personne aux cheveux noirs, aux yeux mordorés. Elle était assise près du notaire, visiblement charmé d’une telle compagnie, et qui se penchait vers elle avec complaisance tandis que Mme Huzey, de l’autre coté de son mari s’efforçait d’entendre ce qu’ils disaient en répondant au bavardage d’une grosse dame asthmatique, qui n’était autre que la mère de Louise, Mme Janvier.
Tandis que ces réflexions, plus ou moins charitables, s’échangeaient à son sujet, Thérèse Bourbes s’était installée à côté du tabellion et lui demandait avec ce sourire enchanteur auquel personne ne savait résister.
— Cher monsieur, figurez vous que je suis dévorée de curiosité. Je suis encore étrangère à votre petite ville, puisque je ne suis ici que depuis une huitaine de jours seulement… Donnez-moi donc quelques détails sur ce Prince Charmant moderne, chez lequel nous nous trouvons en ce moment, et qui fait tourner, paraît-il, toutes les têtes ? C’est la première fois que je viens ici ; il paraît séduisant au possible, ce jeune homme. Vint-cinq ans, milliardaire, dit-on, et vicomte par dessus le marché, Beau à rendre Adonis jaloux : que voilà donc un mortel favorisé des dieux ! En votre qualité de maire, vous devez être puissamment documenté sur la question.
« J’espère que ce n’est pas un secret d’état, que ce jeune héros ne cache pas la personnalité de quelque prince héritier, et que vous allez pouvoir m’expliquer comment ce richissime jouvenceau se trouve être votre administré.
M. Huzey sourit, passa ses mains soignées dans sa belle barbe et répondit du ton mielleux qu’il employait chaque fois que son interlocutrice était jeune et jolie :
— Chère madame, vous m’attribuez des connaissances que je n’ai guère. Certes, je pourrai vous raconter grosso modo comment M. Daniel de Talmont se trouve à Donain. Mais, si vous voulez avoir des détails, de vrais détails, il faudra demander à ces dames. Vous savez que, sur le chapitre des renseignements, le beau sexe rendrait des points au plus habile des policiers…
Le ton était mi-indulgent, mi-moqueur. La belle Thérèse fit une moue charmante.
— Vous n’êtes pas gentil, monsieur Huzey ! On m’avait dit cependant que vous étiez l’homme le plus aimable de votre commune !
— Et peut-on connaître le nom de qui vous a dit cela ? fit-il en riant.
— Que vous importe ? riposta-t-elle, gaiement. Vous n’avez pas besoin de le savoir ce sera la punition de votre boutade de tout à l’heure !
Et, se levant, elle alla rejoindre le groupe où péroraient Mlle Plumet et Mme Tiercelin, avec d’autres dames du patronage.
On lui fit place avec empressement.
— Voilà cette chère belle ! s’écria la vieille demoiselle. Venez donc vous asseoir près de nous un instant ! On vous accapare, là-bas ! C’est très vilain !
— Pas du tout ! S’écria M. Huzey, galamment, Mais je l’aurais fait si je n’avais craint d’encourir votre courroux !
— Je crois, chère madame, qu’on se dispute votre présence ! reprit l’abbé Champagnol, en s’essuyant le front avec un vaste mouchoir à carreaux.
— J’en suis très flattée ! répondit Thérèse en s’asseyant près de Mme Tiercelin.
Et, se tournant vers Mlle Plumet, elle poursuivit :
— Chère mademoiselle, je voudrais solliciter de votre obligeance quelques petits renseignements…
Elle désigna du geste le notaire qui causait avec Maguy, tout en lui lançant de temps en temps un coup d’œil sournois.
— C’est monsieur le maire lui-même qui m’envoie ! fit-elle gaiement.
Elle se pencha vers ces dames, qui avaient dressé l’oreille et ajouta, après avoir regardé jusqu’au fond de la vaste allée où là-bas leur amphitryon goûtait aux joies du tennis.
— D’où vient ce jeune Mécène, et comment se fait-il qu’à son âge il soit à la tête d’une aussi colossale fortune ?
Tout de suite l’intérêt flamba comme une allumette. Les yeux brillèrent. On allait reprendre le sujet favori. Mme Tiercelin ouvrit la bouche. Mais Mlle Plumet lui coupa la parole.
— C’est un vrai roman ! fit-elle avec conviction, en secouant son chapeau de paille.
Mme Tiercelin, Mme Bourbes, Mme Morand, se rapprochèrent davantage, afin d’entendre une fois de plus la merveilleuse histoire qu’elles connaissaient cependant par cœur, mais qu’elles ne se lassaient pas d’écouter, tant la passion du féerique est profondément ancrée chez les grands comme chez les petits, et comme s’il en rejaillissait sur elles-mêmes une parcelle de gloire.
Féerique ? Certes, le destin du jeune Daniel l’avait été. Son père était colonel lorsque la Grande Guerre éclata. Il avait été élevé dans une charmante villa des environs de Versailles, où le colonel de Talmont tenait la garnison.
Puis le grand bouleversement de 1914 changea tout cela.
Son père trouva une mort glorieuse à la bataille de la Marne. Ce fut le commencement de la débâcle. A cette époque troublée, les fortunes étaient aussi instables que les existences. A l’armistice, Mme de Talmont vivait misérablement avec son jeune fils de sa pension de veuve de guerre, pension qui devait assurer également l’existence de sa vieille mère, aveugle depuis de longues années.
Puis la sinistre visiteuse avait continué à abattre les chères têtes autour du jeune homme : Mme de Talmont était partie la première, laissant l’infirme à la charge d’un enfant de seize ans.
Daniel venait juste d’obtenir son baccalauréat. Abandonnant résolument toutes ses espérances d’auteur, il entra comme employé dans une banque.
Il passa là une triste jeunesse, enfermé dans le grand bâtiment sombre et tenant compagnie à sa vieille grand’mère aux heures de liberté…
Et, lorsqu’elle était partie à son tour, Daniel continua d’aller au bureau ; la routine l’a entrainé… Et puis, il était trop tard pour qu’il pût reprendre ses études et devenir avocat, comme il l’avait désiré…
Il se borna à appeler auprès de lui sa nourrice, une très brave femme, qui l’avait élevé : Bertrande. Il avait passé chez elle toute sa petite enfance, Et la vie l’avait isolée comme lui. Elle tiendrait son ménage de jeune homme en attendent qu’il trouve une femme comme il en souhaitait une, chose qui ne s’était pas encore produite, car Daniel était difficile, non sur sa situation ou la beauté physique, qu’il faisait sagement passer au second plan, mais sur le sérieux, la simplicité, la sagesse de celle à qui serait dévolu le rôle sacré de gardien du foyer.
En attendant, Bertrande s’occuperait de son intérieur. Leurs deux solitudes leur firent un petit bonheur calme. Et le temps passa.
Daniel venait d’atteindre tout juste ses vingt cinq ans, lorsqu’un beau jour un événement inouï se produisit.
Daniel avait un grand-oncle, frère de sa grand-mère maternelle, qui était parti tout jeune pour l’Australie. C’était un tempérament hardi, épris d’aventures. Tour à tour, il avait été berger, chasseur, colon, trappeur, explorateur, propriétaire, spéculateur. Dans la famille bourgeoise et traditionnelle des de Talmont, éprise d’ordre, où chaque chose était à sa place et où il y avait une place pour chaque chose, cette originale figure incarnait le désordre et la bohème. En parlant devant l’enfant de l’oncle lointain, on disait en hochant la tête avec commisération : « Ce pauvre Anselme… » Sa sœur, mariée avec un magistrat, avait honte de lui. Daniel se rappelait souvent les gros soupirs qu’elle poussait lorsqu’on venait à ramener le sujet brûlant sur le tapis. On avait fini par perdre de vue un parent aussi peu flatteur.
Et voilà qu’un coup de tonnerre éclatait dans le calme de la vie de Daniel… cette vie uniforme, grise et sans imprévu, qui est celle de tous les employés et fonctionnaires du monde. Il reçut un jour une lettre d’un notaire de Singapour : l’oncle Anselme était mort depuis deux mois, sans héritiers proches. Cependant, dans son testament, il mentionnait l’existence d’un petit-neveu, Daniel de Talmont, et lui léguait son immense fortune. Tout éberlué, suffoque d’étonnement, le jeune homme apprit qu’il était propriétaire des plus importants troupeaux de moutons de l’Australie et qu’il avait des propriétés jusqu’en République Argentine. Une fois la situation liquidée, le résultat faillit le faire tomber à la renverse ; il possédait plus d’un milliard. Ce fut en vain qu’il s’enfonça les poings dans les yeux afin de s’assurer qu’il ne rêvait pas une aussi incroyable aventure : le chiffre était là, inscrit dans la lettre authentique de Me Blonthy, notaire et liquidateur de la succession. Il ne comprit la réalité de la chose que le jour où, allant à la banque, et réclamant timidement cent mille francs, on les lui remit avec le sourire.
Beaucoup d’autres, à la place du jeune homme, eussent été grisés et se seraient lancés à corps perdu dans une vie de plaisir effréné. Mais Daniel possédait un grand bon sens. Il se dit qu’il serait bien sot de gaspiller à la fois cet argent providentiel et sa santé pour amuser surtout des parasites. Aussi, sans tambour ni trompette, il donna sa démission et quitta Paris, fuyant les journalistes, les curieux et les importuns. Ce fut ainsi qu’il vint s’installer dans le vieux château des Louvelles, qui lui parut être le lieu de retraite idéal dont il rêvait. Six mois au château, six mois de voyages, tel était le programme de sa future existence. D’ailleurs, Daniel haïssait l’oisiveté. Il avait en Amérique du Sud de vastes propriétés qu’il n’avait pas voulu vendre ; il avait également conservé des plantations de caoutchouc en Australie. Il se mettrait aux affaires. Sa débordante activité n’aurait pas su s’accommoder de la vie plate d’un noceur vulgaire. Il se sentait capable de faire autre chose.
Pour l’instant, il s’était donné six mois de vacances. Il faisait un soleil magnifique. La campagne était merveilleuse. Il se sentait vigoureux et jeune. La vie était belle !
Ce furent les principaux détails de cette invraisemblable histoire que Mlle Plumet, au courant de la vie passée et présente du jeune vicomte comme de celle de tous ses concitoyens, narra à ses auditrices attentives. Et elle conclut :
— On lirait cela dans un roman qu’on ne le croirait pas, mes chères dames !… Et pourtant, c’est vrai !
Mais la belle Mme Bourbes ne l’écoutait plus que d’une oreille distraite… Elle pensait qu’elle était dans tout l’éclat de sa beauté, et qu’elle était veuve…
Et elle se disait :
« Après tout, pourquoi ne m’épouserait-il pas ? »