Читать книгу Charles Baudelaire : sa vie et son oeuvre - Asselineau Charles - Страница 3

I
L’HOMME ET L’ŒUVRE

Оглавление

Table des matières


A vie de Baudelaire méritait d’être écrite, parce qu’elle est le commentaire&le complément de son œuvre.

Il n’était pas de ces écrivains assidus&réguliers dont toute la vie se passe devant leur pupitre,&desquels, le livre fermé, il n’y a plus rien à dire.

Son œuvre, on l’a dit souvent, est bien lui-même; mais il n’y est pas tout entier.

Derrière l’œuvre écrite&publiée il y a toute une œuvre parlée, agie, vécue, qu’il importe de connaître, parce qu’elle explique l’autre&en contient, comme il l’eût dit lui-même, la genèse.

Au rebours du commun des hommes qui travaillent avant de vivre&pour qui l’action est la récréation après le travail, Baudelaire vivait d’abord. Curieux, contemplateur, analyseur, il promenait sa pensée de spectacle en spectacle& de causerie en causerie. Il la nourrissait des objets extérieurs, l’éprouvait par la contradiction; &l’œuvre était ainsi le résumé de la vie, ou plutôt en était la fleur.

Son procédé était la concentration; ce qui explique l’intensité d’effet qu’il obtenait dans des proportions restreintes, dans une demi-page de prose, ou dans un sonnet. Ainsi s’explique encore son goût passionné des méthodes de composition, son amour du plan&de la construction dans les ouvrages de l’esprit, son étude constante des combinaisons&des procédés. Il y avait en lui quelque chose de la curiosité naïve de l’enfant qui caste ses joujoux pour voir comment ils font faits. Il se délectait à la lecture de l’article où Edgar Poë, son héros, son maître envié&chéri, expose impudemment, avec le sang-froid du prestidigitateur démontrant ses tours, comment, par quels moyens précis, positifs, mathématiques, il est parvenu à produire un effet d’épouvante&de délire dans son poëme du Corbeau. Baudelaire n’était certainement pas dupe du charlatanisme de cette genèse à posteriori; il approuvait même&l’admirait comme un bon piége tendu à la badauderie bourgeoise. Mais en pareil cas, lui, j’en suis sûr, il eût été de bonne foi. C’est très-sérieusement qu’il croyait aux miracles préparés, à la possibilité d’éveiller chez le lecteur, de propos délibéré&avec certitude, telle ou telle sensation. Cette conviction chez lui n’était qu’un corollaire de l’axiome célèbre de Théophile Gautier: «Un écrivain qu’une idée quelconque, tombant du ciel comme un aérolithe, trouve à court de termes pour l’exprimer, n’est pas un écrivain véritable. Baudelaire eût dit volontiers: «Tout poëte qui ne fait pas être à volonté brillant, sublime, ou terrible, ou grotesque, ne mérite pas le nom de poëte.» Il s’est vanté plus d’une fois de tenir école de poésie &de rendre en vingt leçons le premier venu capable de faire convenablement des vers épiques ou lyriques. Il prétendait d’ailleurs qu’il existe des méthodes pour devenir original,&que le génie est affaire d’apprentissage. Erreurs d’un est it supérieur qui juge tout le monde à la mesure de sa propre force,&qui imagine que ce qui lui réussit réussirait à tout autre. Il en est de ces croyances au génie volontaire&à l’originalité apprise, comme de cette réponse de M. Corot le paysagiste à quelqu’un qui lui demandait le moyen d’égaler son talent:–«Regardez,&faites ce que vous aurez vu. Le peintre, de très-bonne foi dans ce conseil, oubliait d’ajouter: Ayez mes yeux&mes doigts,&aussi mon intelligence. De même, Théophile Gautier, lorsqu’il formulait son désolant arrêt, méconnaissait le privilége du génie en imposant à tous comme un devoir ce qui n’est en lui qu’un don rare&magnifique;&Baudelaire, en affirmant la didactique de l’originalité& du talent poétique, faisait d’abord abstraction de sa valeur personnelle. Et c’est toujours le fait des grammaires&des méthodes qui ne servent qu’à ceux qui les font, c’est-à-dire à ceux qui sont capables de les faire.

Ainsi qu’il l’a écrit lui-même de Théodore de Banville, Baudelaire «fut célèbre, tout jeune.» Il n’avait guère plus de vingt ans qu’on parlait déjà de lui dans le monde de la jeunesse littéraire et artistique comme d’un poëte «original», nourri de bonnes études et procédant des maîtres vigoureux et francs d’avant Louis XIV, particulièrement de Régnier. Cette descendance, au moins comme inspiration, n’était pas très-juste; sous ce rapport, Baudelaire ne procédait de personne. Mais quant aux qualités d’exécution, de style, fermeté, netteté, précision, la parenté pouvait s’établir.

En ce temps-là déjà (1843-44) la plupart des pièces imprimées dans le volume des Fleurs du Mal étaient faites; et douze ans plus tard, le poëte, en les publiant, n’eut rien à y changer. Il fut prématurément maître de son style et de son esprit.

A cet âge, où l’on commence à vivre, Baudelaire avait déjà beaucoup vécu et conséquemment beaucoup pensé, beaucoup vu, beaucoup agi sur lui-même. Il avait voyagé au loin, dans ces contrées de l’Inde dont le paysage&le parfum obsédaient sa mémoire. Émancipé de bonne heure par la mort de son père, il s’était vu maître d’une petite fortune qui fondit entre ses mains&paya son apprentissage de curieux&d’artiste. Son esprit, activé par le déplacement&par l’expérience précoce de la vie, avait dès lors toute sa maturité; les hardiesses que d’autres osent à peine rêver, il les avait réalisées&les imposait par l’ascendant d’une volonté éprouvée&qui défiait le ridicule.

Dans cette biographie d’un Esprit, je ne saurais me laisser engraver dans le fable fin de l’anecdote &du cancan. Pourtant, je dois le dire, ces singularités de costume, de mobilier, d’allures, ces bizarreries de langage&d’opinions, dont se formalisait l’hypocrite vanité des sots toujours offensés des coups portés à la banalité, n’indiquaient-elles pas déjà le parti pris de révolte&d’hostilité contre les conventions vulgaires qui éclate dans les Fleurs du Mal, un besoin de s’entretenir dans la lutte en provoquant journellement&en permanence l’étonnement&l’irritation du plus grand nombre? C’était la vie mariée à la pensée, l’union de l’action&du rêve, qu’il invoque dans un de ses plus audacieux poëmes. Tout autre que lui fût mort des ridicules qu’il se donnait à plaisir, dont les effets le réjouissaient,&que lui faisait porter allégrement&comme des grâces la conscience inébranlable de sa valeur.

Ajoutons que ces extravagances, qui n’irritaient que les nigauds, n’ont jamais pesé à ses amis. On ne les subissait pas; on s’en divertissait, on les savourait comme un condiment aux plaisirs de l’intimité.

C’était aussi pour lui un moyen d’épreuve sur les inconnus. Une question saugrenue, une affirmation paradoxale lui servaient à juger l’homme à qui il avait affaire;&si au ton de la réponse& à la contenance il reconnaissait un pair, un initié, il redevenait aussitôt ce qu’il était naturellement, le meilleur&le plus franc des camarades.

Pendant cette phase inédite de sa vie, Baudelaire était seigneurialement logé dans une maison historique, ce fameux hôtel Pimodan consacré par le séjour de plusieurs notabilités littéraires&artistiques,&où Théophile Gautier a placé la scène d’un de ses contes, le Club des Haschichins. Il y habitait sous les combles un appartement de trois cent cinquante francs par an, composé, j’ai bonne mémoire! de deux pièces&d’un cabinet. Je revois en ce moment la chambre principale, chambre à coucher&cabinet de travail, uniformément tendue fur les murs&au plafond d’un papier rouge&noir,&éclairée par une seule fenêtre dont les carreaux, jusqu’aux pénultièmes inclusivement, étaient dépolis, «afin de ne voir que le ciel», disait-il. Il était plus tard bien revenu de ces mélancolies éthérées, et aima plus que personne les maisons&les rues. Il dit quelque part: «J’ai eu longtemps devant ma fenêtre un cabaret rouge&vert qui était pour mes yeux une douleur délicieuse. (Salon de1846.)

Entre l’alcôve&la cheminée, je revois encore le portrait peint par Émile Deroy en1843,&sur le mur opposé, au-dessus d’un divan toujours encombré de livres, la copie (réduite) des Femmes d’Alger, œuvre du même peintre, faite pour Baudelaire,&qu’il montrait avec orgueil. Qu’est devenue cette copie, restée belle dans mon souvenir? Je l’ignore,&Baudelaire lui-même n’a jamais su me le dire. Le portrait heureusement a été sauvé&nous a conservé la physionomie de l’auteur des Fleurs du Mal dans son premier âge littéraire.

Disons un mot du pauvre Deroy, artiste de talent, mort jeune avant1848,&qui a droit à une place dans les souvenirs de notre jeunesse. Il était fils de M. Isidore Deroy, lithographe, dont on connaît de nombreuses vues de Paris &de la Suisse. Je ne me rappelle pas de qui il était l’élève, ou si même il avouait un maître. Il se trouva tout doué, tout prêt lors de l’avénement des coloristes signalé par le triomphe de Delacroix&les premiers succès de Couture. Outre le portrait dont je parle,&cette copie, égarée ou perdue, des Femmes d’Alger, que Baudelaire prisait très-haut, il a laissé une étude d’après une petite chanteuse des rues, quelques portraits, parmi lesquels celui de M. de Banville, père du poëte, que l’on voit encore chez son fils, de Pierre Dupont, de Privat d’Anglemont, une étude de femme conservée par Nadar. Remarquablement organisé comme peintre, coloriste merveilleux, homme intelligent d’ailleurs&juge clairvoyant, il était, comme tous les hommes de valeur en lutte contre l’obscurité, assez peu généreux en paroles. La pauvreté, l’isolement l’avaient rendu méfiant&caustique. Il mourut triste&délaissé, peu regretté de ses confrères qu’il ne ménageait guère&à qui il faisait peur; mais digne de sympathie pour ceux qui avaient apprécié son talent &qui croyaient à son avenir. Baudelaire l’aimait, tant pour ses qualités d’artiste que pour son esprit; il en avait fait son commensal. C’est par l’intermédiaire de Deroy que j’ai fait connaissance avec Baudelaire, à l’occasion du Salon de1845.

Revenons à ce portrait qui nous rend un Baudelaire que peu de gens aujourd’hui ont connu, un Baudelaire barbu, ultrà-fashionable,&voué à l’habit noir.

La figure peinte en pleine pâte s’enlève partie sur un fond clair, partie sur une draperie d’un rouge sombre. La physionomie est inquiète ou plutôt inquiétante; les yeux font grand ouverts, les prunelles directes, les sourcils exhaussés; les lèvres exsufflent, la bouche va parler; une barbe vierge, drue&fine, frisotte à l’entour du menton&des joues. La chevelure, très-épaisse, fait touffe sur les tempes; le corps, incliné sur le coude gauche, est ferré dans un habit noir d’où s’échappent un bout de cravate blanche&des manchettes de mousseline plissée. Ajoutez à ce costume des bottes vernies, des gants clairs&un chapeau de dandy, &vous aurez au complet le Baudelaire d’alors, tel qu’on le rencontrait aux alentours de son île Saint-Louis, promenant dans ces quartiers déserts &pauvres un luxe de toilette inusité.

Il m’est impossible, en regardant cette peinture, de n’avoir pas aussitôt présent à la mémoire le portrait de Samuel Cramer dans la Fanfarlo nouvelle écrite à la même date,&dont le héros me semble l’exacte ressemblance de l’auteur.– «Samuel a le front pur&noble, les yeux brillants comme des gouttes de café, le nez taquin& railleur, les lèvres impudentes&sensuelles, le menton carré&despote, la chevelure prétentieusement raphaëlesque...» Quelques pages plus loin, l’auteur revient à ce nez, trait essentiel&significatif dans la physionomie de Samuel&dans celle de son peintre:–«Malgré son front trop haut, ses cheveux en forêt vierge,&son nez de priseur, elle le trouva presque bien,&c...»

Ce portrait, page d’histoire pour nous, ressuscite tout un passé de jeunesse poétique&espérante: les longues promenades au Luxembourg &au Louvre, les visites aux ateliers, les cafés esthétiques&les soirées de l’Odéon-Lireux. Autour de cette figure silencieuse, attestant dans son costume&dans sa pose les prétentions communes, surgit tout un essaim de jeunes visages: Pierre Dupont, Th. de Banville, Levavasseur, Prarond, Aug. Dozon, Jules de la Madelène, Philippe de Chennevières, tous souriant au même espoir&professant la même ambition; ambition innocente, mais démesurée, puisqu’elle est infinie, ridicule même selon quelques-uns, mais où il n’entrait du moins rien de vil; car, j’en puis répondre, ni l’argent ni les «positions» n’étaient pour rien dans les rêves d’avenir en ce temps-là. Et, pour nous résumer sur ces souvenirs où nos regrets s’éterniseraient, disons que Il les ambitions étaient grandes, la camaraderie était franche &gaie. On ne posait, si pose il y a, que pour le bourgeois; et les habits funèbres&les chevelures désordonnées ne servaient que, comme les monstres que les Chinois portent à la guerre, d’épouvantails à l’ennemi.

Quant au portrait, Baudelaire, après l’avoir longtemps promené de logement en logement, s’en était dégoûté. «Je n’aime plus ces rapinades», disait-il. Et il en fit cadeau à un ami, qui l’a gardé.

Charles Baudelaire : sa vie et son oeuvre

Подняться наверх