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II
IBRAHIM

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De tous côtés on se sauvait. – le caïd en tête et le chaouch en queue. On fermait les portes des boutiques, on invoquait Allah, on se cachait comme on pouvait. Les hommes hurlaient, les femmes pleuraient, les chiens aboyaient, tout le monde avait l'air sens dessus dessous.

La veuve Mouilletrou elle-même prit la parole et dit:

«Mes enfants, c'est pas tout ça. Le lion va venir. Vous ne comptez pas sans doute que je vais laisser ma boutique ouverte pour lui offrir un mêlé-cass?.. Allez-vous-en tout à fait ou rentrez! Je vais fermer la porte.»

Pitou répondit:

«Madame Mouilletrou, c'est bien parlé. Je rentre, et nous allons fermer.»

Mais moi, ça m'humilia. Je dis à mon tour:

«Pitou, tu peux rester. Moi, je vais voir comme c'est fait, un lion.

– Pas possible!» cria Pitou étonné.

Je répliquai:

«Si possible, Pitou, que c'est vrai.»

Il me dit encore:

«Tu me lâches donc?

– Ce n'est pas moi qui te lâche, Pitou, c'est toi qui me lâches; et l'on dira dans tout l'univers, quand on saura ce qui s'est passé: «Ce n'est pas Dumanet qui a lâché Pitou, en face du lion, c'est Pitou qui a lâché Dumanet.»

Pitou serra les poings.

«Alors, ça serait donc pour dire que je suis un lâche, Dumanet! Ah! vrai! je n'aurais jamais cru ça de toi.

– Mais non, Pitou, tu ne seras pas un lâche, mais un lâcheur; c'est bien différent.»

Il se jeta dans mes bras.

«Ah! tiens, Dumanet, c'est toi qui n'as pas de cœur, de dire de pareilles choses à un ami!

– Alors tu viens avec moi?

– Pardi!»

A ce moment, un bruit qui ressemblait à celui du tonnerre se fit entendre dans la vallée, du côté de la montagne. La veuve Mouilletrou, toujours pressée de fermer sa porte, nous dit:

«Ah çà, voyons, entrez-vous ou sortez-vous, paire de blancs-becs? Vous n'entendez donc pas le rugissement du lion?»

En effet, c'était bien ça.

«Pour lors, dit Pitou, rentrons.»

Mais il était trop tard. La mère Mouilletrou avait fermé sa cambuse et ne l'aurait pas rouverte pour trente sacs de pommes de terre.

Alors je dis:

«Pitou, le gueux va descendre. Allons chercher nos fusils à la caserne.»

Il me suivit. Nous chargeâmes nos fusils et nous remontâmes jusqu'au bout du village. On n'entendait plus rien, rien de rien, oh! mais! ce qui s'appelle rien. Le gueux, qui avait fait peur à tout le monde, ne disait plus rien. Quant aux hommes, aux femmes et aux autres bêtes, ils ne remuaient pas plus que des marmottes en hiver.

Alors Pitou me dit:

«La nuit va venir, Dumanet… Rentrons!»

Je répondis:

«Pitou, le sergent nous a vus charger nos fusils pour tuer le lion. Si nous rentrons sans l'avoir tué, on dira: «Ce Pitou, ce Dumanet, ça fait de l'embarras; ça veut tuer les lions comme des lapins, et ça revient au bout d'un quart d'heure; ça se donne pour des guerriers de fort calibre, et c'est tout bonnement des farceurs, des propres à rien, des rien du tout, des rossards, quoi!» Et nous serons déshonorés.»

Pitou soufflait comme un phoque, mais il ne disait rien.

Je l'entrepris encore:

«Pitou, ça ne te ferait donc rien d'être déshonoré?

– Ah! tiens, ne me parle pas de ça, Dumanet! Ça me fait monter le sang aux yeux. Déshonorés, moi Pitou et toi Dumanet! Et la mère Pitou, tu ne la connais pas, mais je la connais, moi! Et c'est une brave femme, va! La mère Pitou, qui m'a nourri de son lait quand je ne lui étais de rien. – car ma mère est morte le jour de ma naissance, et mon père, qui s'appelait Pitou, n'était qu'un cousin germain, et il est mort trois mois auparavant en coupant un arbre qui lui tomba sur la tête et le tua raide, – la mère Pitou dirait: «Il s'est déshonoré, mon Pitou, mon petit Pitou que j'aimais tant, que j'avais élevé avec les miens, que je voulais donner en mariage à ma petite Jeanne, quand il serait revenu d'Alger et qu'il aurait pris Abd-el-Kader!» Ah! tiens, Dumanet, ce n'est pas beau ce que tu dis là, et si ce n'était pas toi, oh! si ce n'était pas toi!..»

Il serrait les poings et il avait envie de pleurer.

Je lui dis:

«Tu vois bien, Pitou, tu ne pourrais pas vivre si tu étais déshonoré!

– Eh bien, qu'est-ce qu'il faut faire pour ne pas être… ce que tu dis!»

Je répliquai:

«Pitou, le lion nous attend, c'est certain. La preuve, c'est qu'il ne dit plus rien.

– Eh bien, dit Pitou, s'il veut nous attendre, qu'il attende! Est-ce que nous sommes à ses ordres?

– Pitou, mon petit Pitou, encore cinq cents pas hors du village!

– Cinq cents? Pas un de plus?

– Je t'en donne ma parole, foi de Dumanet!

– Puisque c'est comme ça, marchons!»

Et, de fait, nous marchâmes comme des braves que nous étions: car il ne faut pas croire que Pitou, parce qu'il s'arrêtait de temps en temps pour réfléchir, ne fût pas aussi brave qu'un autre. Ah non! au contraire!.. Seulement, comme disait le capitaine Chambard, il n'était pas téméraire. Que voulez-vous? tout le monde ne peut pas être téméraire; et si tout le monde était téméraire, la terre ne serait plus habitable, et la lune non plus, parce que les téméraires qu'il y aurait de trop sur la terre voudraient monter dans la lune.

Pour lors, Pitou et moi, nous prîmes le chemin de la vallée et de la montagne. Moi, j'allais en avant comme un guerrier: Pitou, lui, comptait les pas comme un conducteur des ponts et chaussées.

On n'entendait rien. Toutes les bêtes de la nature dormaient ou faisaient semblant de dormir. La lune se levait dans le ciel, derrière la montagne. Pitou, qui avait compté ses cinq cents pas, s'arrêta sous un vieux chêne et me dit tout bas, comme s'il avait eu peur d'éveiller quelqu'un:

«Dumanet, c'est fini. Allons-nous-en. Il n'y a personne.»

Je répondis bien haut:

«Pitou, encore un kilomètre!

– Non.

– Un petit kilomètre! le plus petit de tous les kilomètres!»

Il répliqua d'une voix ferme:

«Pas même un décamètre. Dumanet! Pitou n'a qu'une parole! et Pitou Jacques a donné sa parole à Jacques Pitou de ne pas le mener plus loin que cinq cents pas.»

Tout à coup, dans le haut du chêne, une voix cria:

«Allah! Allah! Allah!

– Allons, bon! dit Pitou, encore une autre affaire. Voilà quelque moricaud en détresse.»

Au même instant, nous entendîmes un bruit de feuilles froissées et de branches cassées. Un Arabe vint tomber à nos pieds.

Il tomba, je veux dire qu'il descendit de branche en branche, mais si vite que Pitou eut à peine le temps de s'écarter: autrement il lui aurait cogné la tête.

L'Arabe se releva et dit en montrant la forêt:

«Il est parti!

– Qui? demanda Pitou.

– Celui que vous cherchez, le brigand qui a mangé ma femme et mes deux vaches, le sidi lion enfin.»

Je demandai:

«Comment, sais-tu qu'il est parti?»

L'Arabe se roula la face contre terre en s'arrachant la barbe.

«Ah! dit-il, je l'ai vu et je l'ai suivi pendant qu'il tenait ma pauvre femme Fatma dans ses dents. Allah! Allah! Comme elle criait!»

Et il nous raconta son malheur.

«Je revenais avec Fatma et le bourricot qui portaient chacun sa charge de bois…»

Pitou prit la parole:

«Et toi, qu'est-ce que tu portais?»

L'Arabe le regarda très étonné et répondit:

«Moi?.. je ne portais rien.

– Alors tu étais comme l'autre dans la chanson de Malbrouck?

– Malbrouck?.. connais pas… Un Roumi peut-être?

– Oui, un seigneur Roumi que ses amis enterrèrent dans le temps. L'un portait son grand casque, l'autre portait son grand sabre; l'autre portait sa cuirasse et l'autre ne portait rien… Va, va toujours… Alors tu suivais Fatma et le bourricot?

– Je ne les suivais pas, dit l'Arabe; je les faisais marcher devant moi.

– Ça, dit Pitou, c'est bien différent… Alors le lion est venu, et il a emporté ta femme et ton bourricot?

– Oh! ma femme seulement, parce que le bourricot a jeté sa charge de bois et s'est sauvé dans la forêt; mais le brigand saura bien l'y retrouver demain. Pauvre bourricot! pauvre bon bourricot! je l'aimais tant!.. Je l'avais appelé Ali, du nom du gendre du Prophète!.. Ali, mon pauvre Ali, je l'avais acheté cinq douros, et il m'en rapportait deux par semaine!»

L'Arabe pleurait et criait.

Alors je demandai:

«Mais toi, qu'est-ce que tu as dit, quand tu as vu qu'il emportait ta femme?

– Moi!.. ce que j'ai dit?.. Je suis monté sur le chêne et je lui ai crié à travers tes branches: «Coquin! scélérat! assassin!» Et pendant que j'entendais craquer sous ses dents les os de ma pauvre Fatma, j'ai prié Allah d'accorder à son fidèle serviteur que le brigand fût étranglé par un de ces os bien-aimés… Qu'est-ce que je pouvais lui faire avec mon bâton?

– Ça, dit Pitou, c'est vrai. On fait ce qu'on peut, on ne fait pas ce qu'on veut… Allons, Dumanet, allons-nous-en.»

Mais moi, je n'étais pas pressé. Pendant que l'Arabe parlait, j'avais senti, comme dit l'autre, pousser une idée sous mon képi… Les idées, vous savez, ça ne pousse pas tous les jours; c'est comme le blé, il y a des saisons pour ça. Mais quand elles sont mûres, il faut les cueillir tout de suite. Au bout d'un mois, elles ne valent plus rien.

Je dis donc à l'Arabe:

«Comment t'appelles-tu?

– Ibrahim, de la tribu des Ouled-Ismaïl.

– Eh bien, Ibrahim, qu'est-ce que tu vas faire, maintenant que tu as perdu ta femme et ton bourricot?»

L'Arabe leva les mains au ciel.

«Est-ce que je sais, moi?.. Ce qu'Allah voudra… Pauvre Fatma! Pauvre Ali! Elle m'avait coûté vingt-cinq douros, et lui cinq seulement; mais il faisait autant d'ouvrage qu'elle; seulement, elle valait mieux pour le couscoussou.»

Je dis encore:

«Pitou, qu'est-ce que tu as d'argent dans ton sac?

– Sept francs, Dumanet.

– Les mêmes sept francs que la mère Pitou et sa fille t'envoyèrent le mois dernier?

– Les mêmes, Dumanet, avec deux portraits.

– Le sien et celui de sa fille?

– Mais non, Dumanet, mais non! que tu es bête… Le portrait de Louis-Philippe sur la pièce de cinq francs et le portrait de Charles X sur la pièce de quarante sous.

– Tu regardes donc le portrait de tes rois?

– Parbleu! quand j'ai fini d'astiquer, qu'est-ce que tu veux que je fasse?.. J'observe.

– Ah! tu observes! Ah! bigre! tu ne m'avais jamais dit ça, Pitou!

– Parce que tu ne me l'avais jamais demandé.

– Alors, Pitou, puisque tu es un observateur, tu dois avoir observé que j'ai quelque chose à te proposer.»

Il secoua la tête.

«Dumanet, Dumanet, je me méfie. Toutes les fois que tu m'as proposé quelque chose, c'était un nouveau moyen de nous casser le cou. Te rappelles-tu le jour où tu voulais faire avec moi le tour du Panthéon, à Paris, debout sur la balustrade, qui est à six cent cinquante pieds du pavé?

– Six cent cinquante pieds, Pitou?

– Ou trois cent cinquante; est-ce que je sais, moi? Enfin on mettrait cent cinquante Pitou bout à bout, chacun le pied droit sur la tête d'un autre Pitou et les bras étendus comme le génie de la Bastille, avant que le dernier Pitou pût poser sa main sur la balustrade: ça suffit, n'est-ce pas?.. Enfin, tu dis qu'il fallait monter, que les autres n'y montaient pas; que le sergent Merluchon du 6e léger n'avait jamais osé, qu'il fallait oser ce que n'osait pas Merluchon; qu'il fallait montrer au 6e léger ce que le 7e de ligne savait faire… est-ce que je sais, moi? Quand il s'agit de faire une bêtise, tu parles comme un livre. Alors moi, qui suis bon enfant, je voulus faire comme toi et pas comme le sergent Merluchon; nous montâmes tous deux sur la balustrade et nous commençâmes la tournée… Jolie tournée, ma foi! Mon Dumanet, dès le premier pas, faisait le seigneur et l'homme d'importance; on aurait dit un colonel de carabiniers; il chantait de toutes ses forces la jolie chanson:

Y avait un conscrit de Corbeil

Qui n'eut jamais son pareil.


Moi, pendant ce temps, je regardais la place du Panthéon, où les hommes me faisaient l'effet d'être gros comme des rats et les chevaux comme des chats, et je pensais entre moi: «Tonnerre de mille bombardes! que c'est haut!» Les trois cent cinquante pieds que tu dis me faisaient l'effet d'avoir soixante pouces de hauteur. Tout à coup, je vois mon Dumanet, qui chantait toujours en regardant de quel côté la lune se lèverait le soir, et qui va poser son pied dans le vide… Ah! tiens, Dumanet, ça me fait frémir quand j'y pense!..»

Je répliquai:

«Oh! toi, Pitou, quand tu frémis, ça ne compte pas; tu es par nature aussi frémissant qu'une langouste… et même j'ai connu des langoustes qui ne te valaient pas pour la frémissure… Et puis, veux-tu que je te dise la fin de ton histoire? Eh bien, voilà, tu n'as fait ni une ni deux, et comme j'allais tomber en dehors sur la place et m'écraser comme un fromage mou, tu m'as poussé si fort en dedans contre la muraille, que je me suis cogné le nez, qui en a saigné pendant cinq minutes, et que ma tunique s'est déchirée au coude, ce qui m'a fait donner quatre jours de salle de police en rentrant… moyennant quoi tu as sauvé la vie d'un chrétien et d'un ami, mon vieux Pitou. Eh bien! est-ce que tu en as des regrets?»

Pitou répondit:

«Je ne regrette rien, Dumanet: tu es un mauvais cœur de me dire que je regrette d'avoir fait saigner le nez d'un ami et déchiré sa tunique… Ce n'est pas moi qui t'aurais jamais dit ça. Dumanet!.. D'ailleurs, ce n'est pas pour toi que j'ai fait ça…

– Et pour qui donc, Pitou?»

Il se gratta la tête d'un air embarrassé.

«Pour moi, Dumanet! pour le fils de la mère Pitou! Est-ce que tu crois que ça aurait été une chose à dire en rentrant à la caserne: «J'ai perdu Dumanet. – Qu'est-ce que tu en as fait? – Je l'ai laissé tomber du haut du Panthéon sur la place. – Tu ne pouvais donc pas le retenir? Tu es donc une moule?..» – Tu comprends, ça m'aurait embêté. Toute ma vie, j'aurais pensé: C'est vrai, je suis une moule, et Dumanet, qui est là-haut en purgatoire, où certainement il doit s'ennuyer sans moi, doit se dire: «C'est la faute de Pitou: si Pitou n'était pas une moule, je ne serais pas là tout seul à tourner mes pouces en l'attendant!» Tu comprends, Dumanet, savoir qu'un ami va tourner ses pouces vingt-quatre heures par jour en vous attendant pendant trente ans et peut-être davantage, ce n'est pas régalant, pas vrai?»

La chasse aux lions

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