Читать книгу Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Vol. 6 - Aubenas Joseph-Adolphe - Страница 4
CHAPITRE III
1676
ОглавлениеMadame de Sévigné se rend aux eaux de Vichy. – Elle passe par Moulins, et va faire une station au couvent de la Visitation, dans la chambre où sa grand'mère est morte. – Retour sur sainte Chantal; sa biographie fait partie de ces mémoires. – Son intime liaison avec saint François de Sales. – Le frère de l'évêque de Genève épouse l'une de ses filles, et il se trouve ainsi l'oncle de madame de Sévigné. – Soins donnés par madame de Chantal à la jeune Marie de Rabutin. – Mort de la sainte dans les bras de la duchesse de Montmorency.
Après un mois de séjour à Paris, madame de Sévigné se disposa à se rendre aux Eaux de Vichy, à qui elle allait demander son entière guérison. Son médecin le plus volontiers consulté, le vieux de Lorme, avait voulu l'envoyer à l'établissement rival de Bourbon, que, depuis quelques années, il cherchait à mettre en crédit, par un sentiment, dit-on, fort peu désintéressé, car on l'accusait de recevoir un présent pour chaque malade qu'il y attirait121. «Le vieux de Lorme, dit-elle à sa fille, veut Bourbon, mais c'est par cabale… L'expérience de mille gens, et le bon air, et point tant de monde, tout cela m'envoie à Vichy122.»
Madame de Sévigné quitta Paris le lundi 11 mai. Elle emmenait l'une de ses meilleures amies, «la bonne d'Escars,» très-agréablement et fort à l'aise, «dans son grand carrosse,» avec cette indulgente compagne, toujours soigneuse de lui donner la réplique pour parler sans réserve de madame de Grignan. Dans les moments de répit, elles admirent «les belles vues dont elles sont surprises à tout moment.» Sa rivière de Loire, qu'elle a maintes fois suivie en allant en Bretagne et qu'elle retrouve à Nevers, paraît à madame de Sévigné quasi aussi belle qu'à Orléans. «C'est un plaisir, ajoute-t-elle avec ce style qui anime tout, de trouver en chemin d'anciennes amies123.»
Madame de Montespan, qui suivait la même route pour se rendre à Bourbon, voyageait bien d'une autre sorte. Son train de reine indiquait avec ostentation qu'elle avait entièrement repris sa place. «Nous suivons les pas de madame de Montespan (écrit, le 15 mai, de Nevers, madame de Sévigné); nous nous faisons conter partout ce qu'elle dit, ce qu'elle fait, ce qu'elle mange, ce qu'elle dort. Elle est dans une calèche à six chevaux, avec la petite de Thianges (sa nièce); elle a un carrosse derrière, attelé de même, avec six femmes; elle a deux fourgons, six mulets et dix ou douze hommes à cheval, sans ses officiers; son train est de quarante-cinq personnes. Elle trouve sa chambre et son lit tout prêts; elle se couche en arrivant, et mange très-bien. Elle fut ici au château, où M. de Nevers étoit venu donner ses ordres, et ne demeura point pour la recevoir. On vient lui demander des charités pour les églises et pour les pauvres; elle donne partout beaucoup d'argent et de fort bonne grâce. Elle a tous les jours du monde un courrier de l'armée; elle est présentement à Bourbon. La princesse de Tarente, qui doit y être dans deux jours, me mandera le reste, et je vous l'écrirai124.» Pour la femme d'un gouverneur de province, une beauté de Paris transplantée à l'autre bout de la France, tous ces détails de la favorite, ce bulletin des amours royales, étaient un chapitre important que madame de Grignan recommandait fort à sa mère: dans sa cour d'Aix, ou dans son château de Grignan, il fallait qu'elle fût à même de dire ou de taire ce qui devait être dit ou gardé pour soi.
Deux jours après, madame de Sévigné arriva à Moulins, où elle se proposait de prendre quelque repos. Il ne paraît pas qu'elle fût déjà venue dans cette ville. Moulins avait cependant un titre tout particulier à ses yeux. C'était là, dans le couvent de la Visitation fondé par ses soins que la bienheureuse de Chantal, sa grand'mère, avait terminé sa sainte vie. Les divers monastères des Filles de Sainte-Marie de la Visitation étaient les stations favorites de madame de Sévigné dans le cours de ses voyages. Elle ne pouvait donc oublier la maison consacrée, trente-cinq ans auparavant, par la mort de son aïeule. Elle y fut reçue comme elle l'était toujours par des religieuses qui, en souvenir de la sainteté de leur fondatrice, se plaisaient à l'appeler une relique vivante125. Elle voulut aller se renfermer dans la cellule où la sainte avait rendu le dernier soupir, et sa lettre à sa fille est ainsi datée: De la Visitation, dans la chambre où ma grand'mère est morte; dimanche, après vêpres, 17 mai 1676126. Là, recueillie dans sa foi de chrétienne et son culte de famille, elle put faire un retour sur ce passé récent encore, qu'elle avait connu; elle dut évoquer ce prodige de charité, d'abnégation et d'humilité, qu'il lui avait été donné à elle-même d'admirer, car elle était déjà dans sa seizième année, lorsque sainte Chantal, à son dernier voyage, qui précéda sa mort seulement de quelques mois, vint revoir à Paris ce qui restait de sa famille.
L'œuvre de M. le baron Walckenaer ne contient pas, sur la baronne de Chantal, un chapitre qui nous paraît indispensable dans de tels mémoires et à cause du souvenir pieux conservé par madame de Sévigné de son aïeule, et à cause du relief fort grand de tout temps, mais plus fortement prisé encore à cette époque, que donnait à une famille l'honneur d'avoir un de ses membres aussi proche sanctifié par les plus populaires vertus. Qu'on nous permette donc une courte biographie de madame de Chantal; elle ne saurait, il nous semble, être mieux placée qu'en cet endroit: le lecteur croira assister à cette évocation des souvenirs de famille qui vinrent assaillir madame de Sévigné ainsi renfermée dans la cellule illustrée par la mort de son aïeule.
M. Walckenaer127 a fait connaître la naissance à Dijon de Jeanne-Françoise Frémiot, de l'un des présidents les plus vertueux du parlement de cette ville, son mariage avec le baron de Chantal, aîné de la maison de Rabutin, et la mort de celui-ci par suite d'une blessure reçue à la chasse de la main de l'un de ses amis, mort qui laissa sa femme veuve à l'âge de vingt-huit ans. Madame de Chantal aimait tendrement son époux; cette fin tragique la remplit de la plus amère douleur. Elle se promit de ne jamais se remarier, et conçut dès lors le vague projet de renoncer tout à fait au monde. Les idées religieuses qui avaient élevé sa jeunesse s'emparèrent d'elle tout entière. Elle pardonna au meurtrier de son mari, et servit même de marraine à l'un de ses enfants. Elle distribua tous ses riches habits aux pauvres, et fit le vœu de ne plus porter que de la laine: elle congédia le plus grand nombre de ses domestiques, «et se composa un petit train honnête et modeste pour elle et quatre enfants qu'elle avoit, un fils et trois filles128.»
La jeune veuve se retira avec ses enfants chez le baron de Chantal, son beau-père, au château de Montholon, dans le voisinage d'Autun, que celui-ci avait acquis de la famille du garde des sceaux de ce nom129. Le baron de Chantal, âgé de soixante-quinze ans, semblait avoir retenu toute la brusquerie, l'emportement du sang des Rabutin; de graves infirmités aigrissaient encore son caractère, et la domination absolue d'une servante maîtresse, qui avait des vues sur la fortune de son maître, faisait de cet intérieur un enfer où la jeune veuve, pendant près de huit années, put exercer cette patience angélique dont Dieu l'avait douée. Les historiens de sa vie sont pleins des détails de ses souffrances, humiliations quotidiennes qui semblaient faites pour lui indiquer la voie de renoncement et d'abnégation où elle devait entrer. Cette servante arrogante avait introduit ses cinq enfants au château de Montholon, et ils y marchaient de pair avec ceux de la baronne de Chantal, laquelle n'avait la disposition de rien, au point que les autres domestiques n'eussent osé lui donner un verre d'eau sans y être autorisés130. Avec sa douceur, les biographes de madame de Chantal célèbrent sa piété, une piété sévère, mais pour elle seule; sa charité infinie, la rectitude et la maturité de son esprit, qui la faisaient rechercher pour arbitre et pour conseil dans tout le voisinage, quand sa légitime influence lui était refusée avec injure sous le toit de son beau-père. La jeune veuve se renferma dans le soin de l'éducation de ses enfants, dans la prière, le travail des mains destiné au soulagement des pauvres, et la visite assidue des malades, où elle prenait un plaisir, indice et prélude de sa vocation. A cet effet elle installa au château de Montholon une pharmacie complète, et elle allait panser elle-même au loin tous ceux qui avaient besoin de secours131.
En 1604, les membres du parlement de Dijon supplièrent le saint évêque de Genève, François de Sales, dont la réputation commençait à rayonner en France, de venir leur prêcher le carême132. L'évêque étant arrivé, le président Frémiot s'empressa d'en prévenir sa fille, qui obtint, non sans peine, de son beau-père, de se rendre à Dijon, où elle trouva son frère, André Frémiot, devenu fort jeune archevêque de Bourges, et avide aussi d'entendre la parole du grand prélat133.
Voici en quels termes les biographes de madame de Chantal racontent cette première entrevue: «Elle fut au sermon, dès le lendemain, où elle vit pour la première fois le saint prélat. Elle reconnut sur-le-champ que c'étoit là cet homme chéri du ciel que Dieu lui avoit montré quelque temps auparavant dans une vision, et qui devoit être son guide dans la vie spirituelle. Le serviteur de Dieu, de son côté, la remarqua, et se souvint d'une vision qu'il avoit eue lui-même au château de Sales, et qui la lui fit reconnoître. Madame de Chantal eut avec lui quelques entretiens, dont elle profita merveilleusement pour son avancement dans la perfection134.»
Le doux attrait qui faisait la puissance de saint François de Sales s'exerça sur cette âme si bien préparée, avec toute sa force et tout son charme. «Elle sortit d'avec lui si consolée dans toutes ses peines, qu'il lui sembloit, disoit-elle, que ce n'étoit pas un homme, mais un ange qui lui avoit parlé135.» Et lui, ravi de tant d'ardeur, de foi, d'amour de Dieu, de charité et de soumission, «ne pouvoit assez admirer les opérations de la grâce dans l'âme de la sainte veuve, et sa fidélité à y répondre136.»
Madame de Chantal voulut lui faire une confession de toute sa vie, et forma en elle-même le vœu de lui obéir en tout ce qu'il lui ordonnerait. Saint François de Sales ne jugea pas à propos de s'expliquer sur l'ardent désir qu'elle lui témoignait de se consacrer à la vie religieuse, et il partit, lui ayant remis seulement, à titre d'essai, une règle de conduite qu'elle lui avait demandée, conforme à son besoin des pratiques chrétiennes et à sa passion de l'humilité et du dévouement. Cette existence, digne d'une carmélite, excita, pendant les six années d'épreuve que son directeur lui avait imposées, l'admiration de tous les voisins du château de Montholon, et de son beau-père, vaincu à la fin par tant de vertu137.
Dans l'année qui suivit la prédication du saint prélat à Dijon, la baronne de Chantal voulut aller le consulter encore sur les moyens d'atteindre à cette perfection à laquelle elle aspirait. Elle se rendit au château de Sales en Savoie, où elle passa dix jours, et l'évêque, persuadé de la sincérité de sa vocation, lui dit alors qu'il méditait un grand dessein pour lequel Dieu se servirait d'elle; mais il l'ajourna à un an afin de le lui faire connaître, et lui donna rendez-vous à Annecy, où depuis la Réforme résidaient les évêques de Genève. Madame de Chantal lui renouvela sa demande d'entrer dans une maison religieuse; son directeur lui commanda encore de vivre saintement dans son état, sans songer à quitter sa famille et le monde138. Le saint évêque se faisait un scrupule que l'on comprend, de donner des facilités aux pensées de retraite nourries par cette veuve que ses devoirs envers de vieux parents et des enfants fort jeunes retenaient dans la société. Madame de Chantal s'en retourna soumise quoique troublée. Ses sentiments de fille et de mère étaient d'accord avec les scrupules du prélat, mais l'entraînement divin, cet empire de la grâce dont ce siècle a montré d'éclatants exemples, la spirituelle et irrésistible séduction exercée par saint François de Sales sur les âmes à la fois ardentes et douces, la poussaient avec une force qu'elle ne pouvait combattre. «Je me disois souvent, a-t-elle écrit plus tard: Cet homme n'a rien de l'homme. J'admirois tout ce qu'il faisoit… En l'écoutant, je croyois écouter Dieu même, et toutes ses paroles passoient de sa bouche dans mon cœur comme des paroles de Dieu. Je voyois, en effet, en lui comme un rejaillissement de la Divinité; il me sembloit sentir près de lui comme l'impression de la présence de Dieu qui vivoit et passoit en son serviteur, et j'eusse tenu à grand bonheur de quitter tout le monde pour être dans sa maison la dernière à son service, afin de nourrir mon âme des paroles de vie qui sortoient de sa bouche139.»
La baronne de Chantal fut exacte au rendez-vous. Voyant qu'elle persistait plus que jamais dans ses projets de retraite, et croyant reconnaître là les desseins et la voix de Dieu, saint François de Sales lui dit enfin qu'il y donnait son consentement, et, pour l'éprouver, lui proposa d'entrer dans l'un des trois ordres de femmes dont la règle était la plus sévère, ce qu'elle accepta avec empressement140. L'évêque alors s'ouvrit à elle, et lui annonça que si elle devenait religieuse, ce qui lui paraissait bien difficile encore, ce serait dans un ordre nouveau, dont il lui communiqua le but et le plan, et qu'ils établiraient ensemble pour le soulagement des pauvres et des malades. Madame de Chantal fut ravie de cette ouverture; mais la considération de sa famille ne tarda pas à modérer sa joie: «Je vois, lui dit son prudent directeur, un grand chaos dans tout ceci; mais la Providence le saura débrouiller quand il sera temps141.»
Le solide mérite de la baronne de Chantal, qui lui avait déjà valu une part toute privilégiée dans l'estime et l'affection du grand évêque, lui attira pareillement l'amitié de toute la famille de Sales, qu'elle trouva réunie à Annecy, et avec laquelle elle passa près d'un mois. La mère du saint, madame de Boisy, désira que leurs deux maisons fussent unies par des liens plus étroits, et elle lui demanda l'une de ses filles pour le baron de Thorens, frère cadet de l'évêque de Genève142. Cette demande rendit heureuse madame de Chantal, et elle promit d'insister auprès de son père et de son beau-père afin de les faire consentir à une union qui servait ses projets. De retour en Bourgogne, elle n'eut pas de peine à obtenir leur assentiment, car, indépendamment de la grande réputation de l'évêque de Genève, c'était là une fort honorable alliance143. Au mois d'octobre 1608, saint François de Sales amena son frère, le baron de Thorens, à Dijon, afin de voir la jeune personne, âgée seulement de douze ans, et d'en faire lui-même la demande aux deux familles. Tout étant convenu, on passa le contrat des futurs époux, et la célébration du mariage fut remise à l'année suivante. L'évêque et son frère restèrent près de deux mois en Bourgogne, soit à Dijon, soit au château de Montholon, et la baronne de Chantal en profita pour de nouvelles conférences avec son saint directeur, et sur sa vocation religieuse chaque jour plus ardente, et sur l'institut qu'ils devaient fonder ensemble. Mais jusque-là elle n'avait rien dit aux siens de ses projets, et saint François de Sales, de son côté, hésitait à affliger une famille à laquelle tout l'attachait.
Le prélat et son frère repartirent pour la Savoie, au commencement de l'année 1609. Au mois de mars, la baronne de Chantal fut invitée à conduire sa fille à madame de Boisy, qui désirait la connaître avant le mariage. Elle accepta avec d'autant plus d'empressement que l'évêque de Genève devait prêcher le carême à Annecy. Arrivée dans cette ville, elle ne perdit aucune occasion de l'entendre, recevant ses paroles comme la voix de Dieu même. Elle se remit entièrement sous la direction de celui qu'elle appela dès lors son père spirituel, et renouvela, par écrit, le serment de lui obéir en tout144. Elle prit jour pour les noces de sa fille, dont la raison et les grâces précoces enchantèrent la famille de Sales, et vint avec elle retrouver son père à Dijon, bien décidée à effectuer sa retraite, mais manquant de courage pour s'en ouvrir aux siens. Elle ravissait la vive piété du président Frémiot par le récit de tout ce qu'elle avait vu, de tout ce qu'elle avait entendu des perfections de l'illustre apôtre: «C'est ma délicieuse suavité, écrivait au prélat le tendre vieillard, de m'entretenir avec ma fille de Chantal, car elle ne nourrit mon âme que du miel céleste qu'elle a cueilli auprès de vous145.»
Mais, soit qu'il pressentît la vérité, et qu'il voulût mettre obstacle à des desseins que sa tendresse redoutait, soit préoccupé seulement des intérêts humains de sa fille, le président Frémiot lui présenta un homme de la première noblesse de Bourgogne, veuf aussi avec des enfants, mais possesseur d'une grande fortune, lequel manifestait un très-grand désir de l'épouser. Le président insista vivement pour que la jeune veuve consentît à un mariage qui devait amener en même temps une double union entre les enfants. A toutes les sollicitations de son père, aux instances flatteuses de son poursuivant, aux tentations de sa propre faiblesse, la baronne de Chantal opposa un persévérant refus: «Tant que je pouvois, a-t-elle dit elle-même avec cette mystique éloquence qui lui est propre, je me tenois serrée à l'arbre de la croix, crainte que tant de voix charmantes n'endormissent mon cœur en quelque complaisance et condescendance inutile146.» Pour ne pas faiblir, et dans le dessein de sceller à jamais son vœu de chasteté, et sa promesse de n'appartenir qu'à Dieu, elle prit une pointe de fer, la fit rougir au feu, et, s'en servant comme d'un burin, se grava de sa propre main le nom du Christ sur la poitrine147.
Elle puisa dans cette exaltation la force de déclarer enfin à son père son dessein de quitter le monde, le suppliant d'y donner son consentement, attendu que c'était la voie dans laquelle le ciel l'appelait depuis longtemps, et le priant de se charger de ses enfants, qui devaient retrouver en lui tous les soins d'une tendre mère. Abîmé de douleur, le président Frémiot ne put que répandre des larmes: «Ah! ma chère fille, lui dit-il en l'embrassant, laissez-moi mourir avant que de m'abandonner148!» Bouleversée par ce spectacle, madame de Chantal mêla ses larmes à celles de son père; mais elle ne fut point ébranlée. L'archevêque de Bourges, qui se trouvait à Dijon, se joignit au président, représentant à sa sœur avec une vivacité toute fraternelle et une autorité qui semblait s'attacher à son caractère, qu'elle se devait à sa famille, «et qu'il y avoit plus de vertu à vivre dans la perfection de l'état où Dieu nous avoit mis, qu'à suivre, sous le nom de zèle, un caprice qui nous en tiroit149.»
La voyant inébranlable, son père et son frère lui demandèrent, au moins, de ne rien résoudre jusqu'à ce qu'ils en eussent conféré eux-mêmes avec l'évêque de Genève. Elle y consentit: «Je ne cherche, leur dit-elle, que la volonté de Dieu, et bien que je pense à la retraite, si monseigneur de Genève m'ordonne de demeurer au monde dans ma condition, je le ferai; voire même s'il me commandoit de me planter sur une colonne pour le reste de mes jours, comme saint Simon le Stylite, je serois contente150;» témoignant par l'énergie de ces paroles de l'abandon absolu de sa volonté et de toutes les facultés de son être entre les mains de son doux mais tout-puissant directeur, représentant, à ses yeux, de Dieu sur la terre. Aussi le pieux cardinal de Bérulle, qui la connut alors, et qui eut occasion de l'entretenir à Dijon, répétait-il: «Le cœur de cette dame est un autel où le feu de l'amour divin ne s'éteint point151.»
Au mois d'octobre de cette année, saint François de Sales ramena le baron de Thorens au château de Montholon pour y célébrer son mariage avec mademoiselle de Chantal. L'évêque donna lui-même aux époux la bénédiction nuptiale dans la chapelle du château. Toute la famille Frémiot s'y trouvait réunie. «Le lendemain des noces, ajoute l'un des biographes, madame de Chantal pria le président, son père, et son frère l'archevêque de Bourges, de conférer de son dessein avec le saint prélat. Ils s'enfermèrent tous trois pour cela, et une heure après ils firent appeler madame de Chantal, qui leur parla avec tant de sagesse et de fermeté, leur fit voir si nettement le bon ordre qu'elle avoit mis dans la maison de ses enfants, qu'elle laissoit sans dettes et sans procès, que son discours (soutenu de l'avis du saint évêque, et des fortes raisons qu'il avoit de croire que l'attrait de madame de Chantal venoit de Dieu seul) fit conclure au président et à l'archevêque de Bourges que c'étoit un ouvrage divin, et que leur résistance seroit coupable, s'ils s'opposoient davantage à ce dessein152.» Époque de foi où tout le monde, pères, frères, enfants, sacrifient sans hésiter, quoiqu'en gémissant, les affections les plus légitimes, les liens les plus chers, à ce qu'on croit reconnaître pour la voix du ciel et le dessein de la Providence.
Saint François de Sales fit part au président Frémiot et à l'archevêque du projet que depuis deux ans il avait formé de fonder, par l'intermédiaire de madame de Chantal, un nouvel institut, consacré au service des pauvres et des malades. Le président demanda alors que la maison mère de l'ordre fût établie à Dijon, pour conserver sa fille auprès de lui. Mais celle-ci prit la parole, et demanda à son tour que cette fondation eût lieu à Annecy, afin de placer les premières religieuses et elle-même à portée des lumières, des conseils et de la surveillance du saint instituteur. Elle invoqua, en outre, la nécessité d'être dans le voisinage de sa fille, destinée à aller vivre dans le château de Thorens près d'Annecy, pour diriger son inexpérience dans la conduite d'une maison153. Elle ajouta qu'elle se proposait d'élever ses deux filles cadettes auprès d'elle, confiant l'éducation de son fils à ses deux grands-pères, et elle leur assura, en terminant, qu'elle s'empresserait de venir en Bourgogne toutes les fois que les intérêts de ses enfants l'exigeraient. Saint François de Sales leur donna, de son côté, l'assurance que la baronne de Chantal «seroit plus attentive que jamais au bien et à l'établissement de ses enfants, comme à un devoir indispensable154.» Sous l'empire de cette parole si autorisée, le père et le frère se résignèrent enfin, reconnaissant dans la courageuse veuve tous les caractères d'une éclatante vocation, qui leur semblait, en effet, ne pouvoir venir que d'en haut. Délivré de cette oppression domestique, qui avait rendu si pénible à sa belle-fille la vie du château de Montholon, et maintenant, comme tous les autres, pris d'admiration pour tant de vertus, le baron de Chantal fut long à se décider à cette séparation; il y consentit pourtant, et le jour en fut fixé à trois mois de là.
En avril 1610, le baron de Thorens, qui avait reconduit saint François de Sales à Annecy, étant revenu pour prendre sa femme et sa belle-mère, il fallut se résoudre à ce départ redouté de tous, et par celle qui s'éloignait au moins autant que par sa famille. Au moment de quitter le château de Montholon, elle se mit à genoux devant son beau-père, lui demanda pardon, dans le cas où, malgré son soin de lui plaire, elle l'aurait offensé, le pria de lui donner sa bénédiction, et lui recommanda son fils. Le vieux baron de Chantal, alors âgé de quatre-vingt-six ans et qui ne devait vivre que deux années encore, les yeux baignés de larmes, ne put que la relever et la presser tendrement sur son cœur. Les habitants de la terre de Montholon, les pauvres surtout, voyant partir leur ange consolateur, se livraient à des démonstrations qui la touchèrent profondément155. Mais les plus grandes épreuves l'attendaient à Dijon, où tous ses proches et les amis de sa famille s'étaient réunis chez le président Frémiot pour lui faire leurs adieux.
Cette scène offre une grandeur biblique digne des temps de la foi héroïque. Il faut la prendre, sans y rien ôter et sans y rien mettre, dans le style simple et touchant de deux des historiens de madame de Chantal, dont les récits se complètent l'un par l'autre:
«Madame de Chantal étant arrivée à Dijon, elle se fortifia de la sainte communion contre la faiblesse qu'elle s'attendoit d'éprouver dans la séparation de ce qu'elle avoit de plus cher; et enfin, ce moment venu, elle dit adieu à tous ses proches avec constance; puis, voyant venir à elle son père, dont la blanche vieillesse et les larmes lui donnoient une extrême pitié, ils se parlèrent assez longtemps avec abondance de pleurs de part et d'autre. Enfin, s'étant mise à genoux pour recevoir sa bénédiction, il leva ses yeux, ses mains et son cœur au ciel, et dit tout haut ces propres paroles: «Il ne m'appartient pas, ô mon Dieu! de trouver à redire à ce que votre providence a conclu en son décret éternel; j'y acquiesce de tout mon cœur, et consacre de mes propres mains, sur l'autel de votre volonté, cette unique fille qui m'est aussi chère qu'Isaac à votre serviteur Abraham!» Sur cela, il la fit lever et lui donna le dernier baiser de paix: «Allez donc, dit-il, ma chère fille, où Dieu vous appelle, et arrêtons tous deux le cours de nos justes larmes, pour faire plus d'hommage à la divine volonté, et encore afin que le monde ne pense point que notre constance soit ébranlée.» Le jeune Chantal, son fils, âgé seulement de quinze ans, courut à elle, se jeta à son cou, et ne la vouloit point quitter, espérant de l'attendrir et de l'arrêter par tout ce qu'on peut dire de plus touchant pour cela; mais, ne pouvant réussir, il se coucha au travers de la porte par où elle devoit sortir: «Je suis trop foible, lui dit-il, madame, pour vous retenir, mais au moins sera-t-il dit que vous aurez passé sur le corps de votre fils unique pour l'abandonner.» La sainte veuve fut touchée, et pleura amèrement en passant sur le corps de ce cher enfant; mais, un moment après, ayant peur qu'on n'attribuât sa douleur au repentir de son entreprise, elle se tourna vers la compagnie, et, avec un visage serein: «Il faut me pardonner ma foiblesse, dit-elle, je quitte mon père et mon fils pour jamais, mais je trouverai Dieu partout156.»
De telles résolutions, de tels sacrifices, de semblables victoires, sont aujourd'hui peu dans nos mœurs et nos idées. Valons-nous mieux? aimons-nous mieux les nôtres? avons-nous plus d'esprit de famille, plus de respect pour les parents, plus de sollicitude pour les enfants? Qui voudrait le dire, et qui voudrait refuser le titre de mère à cette âme brûlée de l'amour divin, plus soucieuse du salut éternel des siens que de leur bonheur passager dans ce monde, et croyant, par son sacrifice, leur assurer mieux les moyens de parvenir à ce but suprême qui est aussi son but? Madame de Sévigné, sans doute, était de celles que tant de renoncement et de vertu ne pouvait séduire. Elle a peu parlé de sa sainte aïeule, ou du moins, les lettres où elle l'a fait ne nous sont pas parvenues; mais, dans ce qu'elle en dit, on voit qu'elle se contente d'admirer sans approuver et sans blâmer, elle, presque une héroïne de l'amour maternel, tel que la nature l'inspire, tel que la religion, dans sa règle commune, l'enseigne.
La baronne de Chantal quitta Dijon avec M. et madame de Thorens et sa seconde fille, la troisième étant morte depuis peu. Après un voyage heureux, elle arriva à Annecy, et trouva, à deux lieues de la ville, saint François de Sales et les principaux habitants, réunis pour la recevoir. Elle alla installer sa fille au château de Thorens, et, deux mois après, revint, toutes ces séparations de famille accomplies, se remettre définitivement entre les mains de son saint directeur, et tout disposer pour la fondation religieuse projetée entre eux. Plus que jamais en admiration devant cette âme toute en Dieu, l'évêque de Genève écrivait alors à un de ses amis: «Mon frère de Thorens est allé quérir en Bourgogne sa petite femme, et a amené avec elle une belle-mère qu'il ne mérita jamais d'avoir, ni moi de servir157.»
Saint François de Sales avait fixé à la fête de la Trinité l'établissement de l'ordre nouveau où devait entrer la baronne de Chantal. A mesure que le jour décisif approchait, celle-ci, qui ressentait pour les combattre tous les sentiments de la nature, fut prise de grands scrupules sur la légitimité de l'acte qu'elle allait accomplir. On aime à retrouver dans ses biographes la trace de ces combats. «La veille, dit l'un, de ce jour désiré de notre sainte veuve depuis si longtemps, Dieu l'affligea d'une tentation si violente d'abandonner son dessein qu'elle pensa y succomber. Toute la douleur de son père et de son fils se présentoit à son esprit et lui déchiroit le cœur; sa conscience même la tourmentoit, et lui faisoit prendre à la lettre un passage de l'Écriture, qui traite d'infidèles ceux qui abandonnent leurs enfants158.» L'évêque du Puy, M. de Maupas, rapporte les paroles plus énergiques encore de madame de Chantal, se rappelant cette lutte suprême entre son âme et son cœur: «Il me sembloit, disait-elle, voir mon père chargé de douleur et d'années, qui crioit vengeance devant Dieu contre moi, et d'autre côté mes enfants qui faisoient de même159.» «Enfin, ajoute l'auteur, qui plus tard a résumé sa vie (une religieuse comme elle), pendant trois heures que dura ce martyre de son âme, qui ne peut se comprendre que par ceux qui l'ont éprouvé, il n'y a rien qui ne lui parût plus raisonnable que l'état qu'elle alloit choisir. Dans cet accablement, elle se jeta à genoux, et demanda si ardemment à Dieu de l'éclairer, qu'il l'écouta; elle fut comblée de consolation et de joie, et ne douta jamais depuis de la volonté de Dieu sur son entreprise160.»
Le 6 juin 1610, madame de Chantal, avec mademoiselle Favre, fille du président du sénat de Chambéry, et mademoiselle de Brechat, d'une bonne famille du Nivernais, commencèrent à Annecy l'établissement de l'ordre de Sainte-Marie de la Visitation, sous la direction de saint François de Sales, qui leur donna les constitutions qu'il avait composées pour elles. Cet ordre, mis sous l'invocation de la Mère de Dieu, avait pour but le service des malades; plus tard on y joignit l'éducation des jeunes filles. Les religieuses, en y entrant, faisaient vœu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance; les veuves, à l'imitation de leur fondatrice, les infirmes surtout, pouvaient y être admises. L'évêque de Genève n'imposa point à ses filles les grandes austérités que pratiquaient d'autres monastères, ceux des Carmélites, par exemple. Dans le début même, elles ne furent point cloîtrées, le saint régulateur ayant cru, d'abord, plus utile de leur laisser la liberté de sortir pour servir les malades, que de les enfermer. Aussi la douceur de la règle, jointe au but éminemment charitable de l'institution, ne tarda pas à attirer à la maison d'Annecy de nombreuses recrues.
Plus fidèle encore à l'affection maternelle qui ne pouvait mourir dans son cœur, qu'à son vœu de pauvreté, madame de Chantal se dépouilla de tout son bien, et même de son douaire, en faveur de ses enfants, et se réduisit volontairement à une modique pension que voulut lui servir son frère, l'archevêque de Bourges161. Pour elle, comme pour l'avenir et les intérêts de son ordre, elle comptait uniquement sur la Providence, et se proposait, courageux et touchant intermédiaire, de demander aux riches pour assister les pauvres. C'est alors que l'on vit bien tous les trésors de charité que renfermait cette âme, où l'amour du prochain le disputait à l'amour de Dieu le plus despotique et le plus exclusif, mais où plutôt, régnait un seul amour, celui du Créateur dans les créatures, du maître crucifié dans ses serviteurs souffrants. Chaque jour, «avec une ou deux compagnes, selon le nombre et le besoin des malades, elle alloit les visiter, les soulager et les servir dans les maladies les plus rebutantes, avec un zèle que la charité seule peut inspirer162.» L'une de ses novices lui témoignait son étonnement et son admiration de ce zèle que les offices les plus répugnants ne rebutaient point: «Ma chère fille, lui répondit-elle, il ne m'est pas encore tombé en la pensée que je servisse aux créatures; j'ai toujours cru qu'en la personne de ces pauvres j'essuyois les plaies de Jésus-Christ163.»
Mais Dieu n'allait pas lui faire attendre l'une des plus grandes douleurs qu'elle pût éprouver. Un an à peine après son départ de Dijon, elle apprit la mort de son père, le digne et vénéré président Frémiot. Elle trouva dans cette cruelle perte une raison de plus de se serrer contre cette croix, maintenant sa force et son unique asile. «Dieu lui laissa sentir toute la pesanteur de ce coup, pour lui augmenter le mérite de la résignation. Il permit même qu'elle souffrît de cruels reproches que lui fit sa tendresse, d'avoir peut-être abrégé les jours de son père en l'abandonnant. Mais Dieu, qui frappe et qui guérit quand il lui plaît, consola la mère de Chantal, remit la paix dans son âme, et ne la laissa plus occupée que de lui164.»
Elle désira se rendre en Bourgogne afin de pourvoir aux intérêts de ses enfants, et surtout de s'occuper de l'avenir de son fils, qu'elle avait laissé en partant chez son père. Saint François de Sales, maître aujourd'hui de toutes ses actions, approuva fort ce dessein, car il ne voulait pas que chez sa fille spirituelle l'ardeur religieuse étouffât la nature. M. de Thorens, son gendre, l'accompagna dans ce voyage, où elle régla, avec la sagesse dont elle avait fait preuve dans le monde, toutes les affaires de sa maison. Elle vint à Montholon revoir une dernière fois son vieux beau-père, qui touchait à sa fin, mit son fils à l'académie, après lui avoir donné toutes les marques d'une vive tendresse, et, au bout de quatre mois, revint à Annecy, malgré les instances de ses autres parents et de ses amis pour la retenir.
Pendant les deux premières années, la maison-mère de l'institut de la Visitation s'était fort augmentée. Dès 1612, les fondations du même ordre commencèrent au dehors. Le premier qui voulut l'avoir chez lui fut le cardinal de Marquemont, archevêque de Lyon. Saint François de Sales y ayant donné son consentement, la mère de Chantal partit pour cette ville, où elle resta près d'un an à former, sur la place Bellecour, l'établissement qu'on désirait. Le cardinal de Marquemont, reconnaissant des inconvénients à l'état de liberté laissé jusque-là aux religieuses de la Visitation, et pensant que l'ordre gagnerait à une plus complète organisation, écrivit, l'année d'après, à l'évêque de Genève et à la mère de Chantal, pour leur proposer «d'ériger leur institut en titre de religion, d'y mettre la clôture, et de faire faire à leurs filles des vœux solennels165.» Par modestie, le saint instituteur résista quelque temps: cependant, par déférence envers l'éminent prélat qui lui avait fait cette proposition, il y consentit à la fin166.
Ce fut toutefois un changement notable dans les pratiques de cet ordre créé, ainsi que l'indiquait son nom, pour fonctionner au dehors. Son utilité sociale perdit ce qu'il gagnait dans la hiérarchie religieuse. Les filles de la Visitation ne purent plus aller prodiguer elles-mêmes, dans les réduits de la misère et de la souffrance, ces soins qui les faisaient bénir par un peuple chaque jour témoin des merveilles de leur charité. Elles tâchèrent d'y suppléer. «Une fois cloîtrées, voyant, dit leur principal historien, qu'elles ne pouvoient plus vaquer à la visite des pauvres malades, elles prirent résolution de changer cette charité, non-seulement à recevoir les infirmes, mais les pauvres boiteux, manchots, contrefaits et aveugles, afin que, par ce moyen, leur congrégation ne fût pas privée des occasions de pratiquer les conseils de l'Évangile vers le prochain167.» Ce fut encore une espèce de sœurs de charité, qui conservèrent quelque chose de leur premier institut, en continuant aussi de faire porter à domicile des secours aux malades, par des sœurs tourières, reçues en dehors de la clôture, et par d'autres intermédiaires, libres ou salariés.
Mais la célébrité de l'évêque de Genève et la réputation naissante de la mère de Chantal attiraient chaque jour une popularité plus grande à leur œuvre. En 1616, la ville de Moulins demanda une fondation, par l'intermédiaire du maréchal de Saint-Géran, gouverneur du Bourbonnais. Malade alors, madame de Chantal ne put aller établir cette maison, où elle devait mourir. La mère de Brechat fut chargée de la suppléer.
Ces succès affermissaient l'âme de la fondatrice; mais la Providence lui réservait une double affliction qui allait jeter bien de l'amertume dans sa joie. Au mois de février 1617, le baron de Thorens, frère de son père spirituel et son propre gendre, ayant été conduire en Piémont le régiment de cavalerie dont il était colonel, y tomba malade et mourut en très-peu de jours, laissant sa jeune femme enceinte. La douleur de celle-ci fut telle que, surprise d'un accouchement avant terme, dans le monastère d'Annecy, où elle était venue chercher des consolations, on n'eut pas le temps de la transporter chez elle, et dans moins de vingt-quatre heures elle expira, à peine âgée de vingt ans, entre les bras de sa mère, après avoir reçu les sacrements de la main de saint François de Sales, et avoir voulu revêtir l'habit de l'ordre de la Visitation. A chaque épreuve la mère de Chantal s'avançait dans la voie de l'amour des souffrances et de la soumission parfaite aux volontés de la Providence. Ce double coup fut rude pour elle, mais elle chercha et trouva en Dieu la force dont elle avait besoin: «Quoique rien n'ait manqué à sa douleur, écrivait l'évêque de Genève à un membre de sa famille, rien n'a manqué à sa résignation168.»
Madame de Chantal trouva encore des consolations dans les progrès toujours croissants de son ordre. Cette même année, elle alla avec son directeur fonder un couvent à Grenoble. L'année suivante, elle se rendit à Bourges, pour répondre à l'appel de son frère, qui demandait pareillement une maison, pendant que saint François de Sales partait pour Paris, où l'appelaient d'importantes affaires à traiter avec le clergé de France. La Mère passa six mois à Bourges, à recevoir des novices pour la formation du nouveau monastère. Elle était sur le point de revenir à Annecy, lorsque son directeur lui donna l'ordre de venir le trouver à Paris, où il était sollicité par un grand nombre de personnes notables, d'établir leur institut. Elle partit aussitôt, et arriva dans cette ville en mars 1619. Le 1er mai eut lieu l'établissement de la première maison de Paris, dans la rue Saint-Antoine, grâce aux bons soins et aux efficaces secours du pieux commandeur de Sillery, qui dès lors voulut être l'ami de madame de Chantal169.
Celle-ci passa trois années consécutives à Paris: une entière avec l'assistance de saint François de Sales, et les deux autres aux prises avec les dégoûts et les tribulations que lui causèrent l'opposition des autres ordres religieux, jaloux de l'accueil fait à ces nouvelles venues, et l'humeur querelleuse et indocile de quelques novices, qu'elle parvint cependant à ramener par l'ascendant de son invincible douceur et de son éclatante sainteté.
La mère de Chantal avait, au plus haut degré, l'art de la direction religieuse, le talent, puisé dans un cœur ardent et un esprit froid, d'attirer et de conduire les âmes, par le lien invisible et tout-puissant d'une vertu en quelque sorte magnétique, et d'une ineffable charité; quelque chose de cet irrésistible attrait que, dans une sphère plus haute et plus large, exerçait son doux et saint directeur. Sortie du monde, ayant beaucoup souffert, habile au gouvernement des affaires domestiques, experte dans la cure et le maniement des consciences, elle vit bientôt accourir à elle ces malades de l'âme, de l'esprit ou du cœur, qui, dérobant quelques instants au monde, venaient chercher dans les maisons religieuses des consolations et des conseils, en attendant qu'ils leur demandassent un port et l'oubli. Le cardinal de Bérulle lui amena la comtesse de Saint-Paul, à qui il avait promis de lui faire voir «une des plus grandes amantes que Dieu eût sur terre170.» A l'exemple de la comtesse de Saint-Paul, beaucoup de personnes de distinction se mirent sous la direction de la mère de Chantal171.
Une femme, une religieuse comme elle, que son nom, sa piété, son esprit ont rendue célèbre, la mère Angélique Arnauld, voulut la connaître et recourir à l'ascendant de sa vertu pour l'aider à ramener l'ordre dans l'abbaye de Maubuisson, dont la difficile réforme lui avait été confiée. La mention de ces relations de la grand'mère de madame de Sévigné avec la sœur d'Arnauld d'Andilly et la tante de M. de Pomponne, deux des meilleurs amis de notre épistolaire, ne saurait être mal placée dans ce livre; et elles ne peuvent être omises dans la biographie que nous sommes en train de reconstruire aux yeux du lecteur.
Ces relations s'établirent par l'intermédiaire de saint François de Sales, qui avait attiré à lui l'abbesse de Maubuisson et de Port-Royal avec cette promptitude sympathique qui avait marqué l'entraînement de madame de Chantal. Ayant appris que l'évêque de Genève était à Paris, au mois d'avril 1619, la mère Angélique le fit prier de venir donner la confirmation à Maubuisson. Il s'y rendit: «Si j'avois eu un grand désir de le voir, a-t-elle écrit depuis, sa vue m'en donna un plus grand de lui communiquer ma conscience, car Dieu étoit vraiment et visiblement dans ce saint évêque, et je n'avois point encore trouvé en personne ce que je trouvai en lui, quoique j'eusse vu ceux qui avoient la plus grande réputation entre les dévots172.» Sur la prière de la mère Angélique, il revint plusieurs fois à Maubuisson; il visita aussi Port-Royal, et approuva tout ce qu'il vit. «On a noté, dit l'exquis historien de ce monastère fameux, chaque circonstance, chaque mot de ces précieuses visites; Port-Royal y met un pieux orgueil; accusé, plus tard, dans sa foi, il se pare des moindres anneaux d'or qui le rattachent à l'incorruptible mémoire de ce saint. La famille Arnauld, par tous ses membres, se hâtait de participer au trésor, et de jouir du cher bienheureux… Il disait sur chacun une parole qu'on interpréta, dès lors, en prophétie: à en prendre le récit à la lettre, ce seraient autant de prédictions miraculeuses qui se sont l'une après l'autre vérifiées. Surtout il donna des directions attentives et particulières à la mère Angélique; il forma sa liaison avec madame de Chantal, l'institutrice de la Visitation, autre amitié sainte dont on se montrera très-glorieux: plusieurs lettres de l'une à l'autre attestent le commerce étroit de ces deux grandes âmes, comme on disait173.»
Sans s'être vues, la mère Angélique et la mère de Chantal se trouvaient unies en saint François de Sales. Il les avait déjà mises en rapport, et elles s'étaient entretenues par lettres, lorsque la supérieure de Maubuisson pria la fondatrice de la Visitation de venir à son tour faire entendre à ses religieuses ce langage de l'humilité et de l'obéissance qu'elle savait si bien parler. Poussée par son directeur, qui eut à contraindre sa modestie, madame de Chantal se rendit à Maubuisson, et fit sur le troupeau de la mère Angélique une telle impression qu'ayant été saignée dans une de ses visites à cette abbaye, bientôt gagnée à la réforme et à la régularité, les religieuses se partagèrent comme une relique les linges imbibés de son sang174.
Touchée de la perfection de madame de Chantal, et de plus en plus séduite par l'ascendant victorieux du fondateur de l'ordre de la Visitation, désireuse aussi de fuir la responsabilité et les honneurs de sa charge d'abbesse, la mère Angélique témoigna le désir d'entrer dans leur institut comme simple religieuse. Il y eut même, à cet égard, des consultations de docteurs pour savoir s'il était permis de changer ainsi de religion175. L'évêque de Genève n'approuva point ce projet. «Quand elle lui parla d'entrer dans l'ordre de la Visitation, ajoute l'historien de Port-Royal, il répondit avec humilité que cet ordre était peu de chose, que ce n'était presque pas une religion: il disait vrai, il avait cherché bien moins la mortification de la chair que celle de la volonté176.» L'un des biographes de la mère de Chantal donne un autre motif de ce refus, et il dit très-expressément que saint François de Sales ne se crut pas autorisé à favoriser un changement de religion177. Mais l'évêque de Genève n'en continua pas moins avec sollicitude à la mère Angélique Arnauld une part de son affectueuse direction, que celle-ci aimait à se figurer égale à celle de la supérieure de l'ordre de la Visitation. «Ce saint prélat (disait-elle trente-quatre ans après à son neveu, M. le Maître, en se rappelant non sans charme cette bienheureuse époque) m'a fort assistée, et j'ose dire qu'il m'a autant honorée de son affection et de sa confiance que madame de Chantal178.»
Pressé de regagner son diocèse, qu'il avait quitté depuis un an, l'évêque de Genève laissa la mère de Chantal à Paris, profondément affligée de son départ, mais forte des instructions qu'il lui rédigea pour se conduire dans cette grande ville, où leur ordre, d'abord mal accueilli, parvint, grâce à l'habileté ferme et douce de la mère, à rallier tous les esprits. Ses trois ans de supériorité finis, et son œuvre achevée, madame de Chantal se disposa aussi à revenir à Annecy. Ses filles, dans leur vif désir de la conserver, voulaient la réélire supérieure de la maison de la rue Saint-Antoine pour trois autres années (il n'existait pas dans l'ordre de supérieure générale et perpétuelle). Elle refusa, jugeant son retour à Annecy indispensable. Elle prit pour père spirituel de cette maison cet autre saint de l'Église moderne, aujourd'hui révéré sous le nom populaire de Vincent de Paul, et, réunissant la veille de son départ ses sœurs autour d'elle, elle leur donna en ces termes ses derniers enseignements, où respire un idéal d'abaissement chrétien que personne jusque-là n'avait formulé avec cette force et cette onction:
«Je vous en prie, mes chères filles, soyez humbles, basses et petites à vos yeux, étant bien aises que l'on vous tienne pour telles, et que l'on vous traite ainsi. Oui, mes sœurs, nous sommes très-petites en nous-mêmes, et les dernières venues en l'Église de Dieu. Gardez-vous bien de perdre l'amour du mépris, car vous perdriez votre esprit… Ne soyez donc jamais si aises que quand on vous méprisera, qu'on dira mal de vous, qu'on n'en fera nul état…; car notre éclat est de n'avoir point d'éclat, notre grandeur de n'avoir point de grandeur. Prenez courage, mes chères sœurs, au service de celui qui s'est fait si petit pour notre amour, lui qui étoit si grand, cachant toujours l'éclat de sa grandeur pour paroître abject à notre petitesse. Je vous exhorte donc, mes chères filles, d'obéir en toutes choses à Dieu. Soyez très-souples, très-humbles, très-maniables, très-dépouillées et abandonnées à son bon plaisir. Supportez-vous les unes les autres courageusement, et, lorsque vous sentirez des répugnances et des contradictions en votre chemin, ne vous étonnez point, car la vertu se perfectionne dans l'infirmité, dans les contradictions et les répugnances d'un naturel hautain et orgueilleux179.»
La mère de Chantal quitta Paris au printemps de 1622. Sur sa route elle visita les couvents de Sainte-Marie depuis peu fondés à Orléans et à Nevers; elle donna quelques jours à ceux de Bourges et de Moulins, et arriva en Bourgogne, où sa seconde fille venait d'épouser le comte de Toulongeon. Elle se trouvait chez son gendre lorsqu'elle reçut de saint François de Sales l'ordre d'aller à Dijon établir une maison nouvelle, que cette ville, pleine des souvenirs de la fille du président Frémiot, réclamait depuis longtemps. La modestie de madame de Chantal fut mise à une rude épreuve. Sa ville natale lui fit une réception qui ressemblait à un triomphe. Les habitants sortirent en foule au-devant d'elle; les travaux furent suspendus comme pour un jour de fête; on lui donnait mille bénédictions comme si déjà on l'eût tenue pour sainte et consacrée180. Cet enthousiasme lui rendit facile l'établissement qu'elle était venue fonder. Elle resta cependant six mois entiers à Dijon, afin de donner la perfection à son ouvrage, et de diriger les premiers pas de sa fille dans son nouvel état. De là la mère de Chantal alla faire d'autres fondations, à Saint-Étienne et à Montferrand, et enfin, au mois d'octobre, elle arriva à Lyon, où, à sa grande joie, elle retrouva saint François de Sales, qui y était venu saluer Louis XIII, alors de passage dans cette ville, à son retour de Montpellier, où il avait terminé la guerre du midi contre les religionnaires. Madame de Chantal voulait rendre compte à son guide bien-aimé de sa gestion depuis deux ans, et lui communiquer les observations que l'expérience lui avait suggérées pour l'affermissement et les progrès de leur institut. Mais l'évêque, obligé de quitter Lyon pour quelque temps, ajourna toute conférence sérieuse à l'époque de leur retour à Annecy, et, en attendant, il l'envoya visiter les maisons déjà florissantes de Grenoble et de Belley.
Hélas! ils ne devaient plus se revoir! Madame de Chantal était à peine arrivée à Grenoble que le saint évêque succombait à une courte maladie qui l'emporta le 28 décembre. Cette cruelle nouvelle lui parvint à Belley, le jour des Rois. Elle l'apprit par une lettre que lui écrivait le frère et le successeur à l'évêché de Genève, de saint François de Sales. La mère de Chantal a consigné elle-même, dans une lettre à l'une des supérieures de son ordre, et sa douleur, et sa confiance en la béatitude du saint prélat, et sa résignation en Dieu, fruit des enseignements de celui qu'elle appelle en vingt endroits de sa correspondance, son père, son unique père, son très-cher seigneur, son directeur et son unique soutien sur la terre. «En lisant cette lettre, dit-elle (celle qui lui annonçait la perte qu'elle venait de faire), je me mis à genoux, et adorai la divine Providence, embrassant au mieux qu'il me fut possible, la très-sainte volonté de Dieu, et en elle mon incomparable affliction; je pleurai abondamment le reste du jour, toute la nuit, et jusqu'après la sainte communion du jour suivant, mais fort doucement, et avec grande paix et tranquillité dans cette volonté divine, et en la gloire dont jouit ce bienheureux, car Dieu m'en donna beaucoup de sentiments, avec des lumières fort claires des dons et grâces qu'il lui avoit conférés, et de grands désirs de vivre désormais selon ce que j'ai reçu de cette sainte âme181.»
Madame de Chantal voulut faire transporter dans l'église de la maison mère le corps du saint prélat, afin de passer ainsi auprès de lui les années que la Providence lui destinait encore. Elle multiplia les démarches, écrivit de la manière la plus pressante à tous les personnages compétents de France et de Savoie, et obtint enfin ce qu'elle désirait avec tant d'ardeur182. Elle rentra elle-même à Annecy vers le 15 janvier 1623: «En entrant dans son monastère, le cœur pressé de douleur, et voyant ses filles fondre en larmes, elle ne put leur parler; mais elle les mena devant le saint sacrement pour y chercher la seule consolation que puissent espérer des âmes véritablement touchées183.» Dès le lendemain elle s'occupa avec un soin filial des préparatifs de la pompe funèbre de celui qui restait toujours son père spirituel; et quelques jours après, le corps de l'illustre évêque étant arrivé à Annecy, au milieu d'un immense concours de peuple accouru des points les plus éloignés pour le recevoir, la mère de Chantal lui fit faire, dans l'église de la Visitation, des obsèques magnifiques. Il resta pendant quelques jours exposé près de la grille du sanctuaire, en attendant la construction du tombeau qui lui était destiné. Le cœur fut laissé à la maison de Lyon, où saint François de Sales était mort. Le jour de l'arrivée du cercueil, madame de Chantal passa plusieurs heures à genoux devant ces restes vénérés, et comme si le saint pouvait l'entendre, persuadée tout au moins que du haut du ciel il lisait dans son cœur et dans sa pensée, elle lui rendit ce compte de deux années de sa vie que son directeur avait renvoyé à leur retour à Annecy184.
Ces derniers honneurs rendus à la dépouille du saint évêque, la mère de Chantal s'occupa de sa mémoire. Elle forma le triple projet de réunir et de publier ses écrits, de rassembler les éléments de sa biographie, et surtout de faire constater les preuves de sa sainteté, afin d'arriver à la béatification de celui qui avait réalisé à ses yeux le plus pur et le plus cher modèle de la perfection ici-bas. Elle partit immédiatement pour Moulins et Lyon, dans l'intention d'y constater tout ce que le prélat avait fait et dit dans les derniers temps de sa vie185. De retour à Annecy avec sa riche moisson de saintes paroles et de faits miraculeux, elle coordonna, de concert avec ses plus anciennes religieuses, les observations de leur fondateur pour la perfection de l'institut de la Visitation, et elle en fit un livre, appelé le Coutumier, qui devint et est resté la règle chérie de cet ordre186. Elle classa ensuite les notes qu'elle avait déjà rédigées elle-même, à diverses époques, sur la vie de son directeur et de son ami, y ajouta les fidèles souvenirs des sœurs qui l'entouraient, et tous les renseignements qui lui furent transmis de France et de Savoie. Elle donna ses soins à l'impression des Épîtres, des Entretiens, des Méditations et des Sermons de l'éloquent prélat187. L'un des principaux ouvrages de l'évêque de Genève, le traité de l'Amour de Dieu, avait été composé à son intention, et en quelque sorte inspiré par elle. Saint François de Sales l'a indiqué lui-même dans sa préface: «Comme cette âme, dit-il, m'est en la considération que Dieu sait, elle n'a pas eu peu de pouvoir pour animer la mienne en cette rencontre.» Et dans une de ses lettres, s'adressant à madame de Chantal elle-même, il lui dit expressément: «Le livre de l'Amour de Dieu, ma chère fille, a été fait particulièrement pour vous188.»
Saint François de Sales avait aussi, de son côté, recueilli avec soin toutes les lettres que son amie en Dieu lui avait écrites, et il se proposait de les publier, comme un nouveau traité familier et naïf de l'amour divin. Sa mort trop prompte sauva l'humilité de la mère de Chantal de cet honneur redouté. «L'évêque de Genève (frère et successeur de saint François de Sales), ajoute le biographe émérite de la fondatrice de la Visitation, lui renvoya ses lettres contenant les plus secrets sentiments de son âme, que le saint évêque avoit cotées de sa main pour servir à l'histoire de sa vie, qu'il vouloit écrire un jour à loisir189.» Il les avait conservées, disait-il, comme un trésor qui n'avoit point de prix190. Mais madame de Chantal les jeta au feu, afin de se soustraire à tout jamais au danger qu'elle avait couru.
Cette double image de saint François de Sales et de sainte Chantal a été, au dix-septième siècle, un des beaux spectacles pour l'âme et pour la foi. «Leur mutuelle affection (dit éloquemment, en employant le style familier au saint lui-même, leur commun historien, qui le plus souvent n'est que minutieux et naïf), étoit claire comme le soleil et blanche comme la neige, forte, inviolable, sincère, mais douce, paisible, tranquille et toute en Dieu191.» C'est à la fois, sur cette étroite et mystique union, le dernier mot de la religion et de l'histoire.
Restée seule chargée de la direction de l'institut de la Visitation de Sainte-Marie, la mère de Chantal ne négligea rien pour faire prospérer l'œuvre commune. Indépendamment de son désir, qui chez elle primait tout, d'être agréable à Dieu, il lui semblait que la meilleure manière d'honorer son père spirituel était de ne pas laisser dépérir entre ses mains, de conduire au contraire dans les voies d'une perfection constante la création préférée de cette grande âme.
Au mois de mai 1624, la mère de la Visitation eut à s'occuper du mariage de son fils, le baron de Chantal, avec mademoiselle de Coulanges, «fort riche, fort aimable et fort estimée d'elle192.» On a vu quel fut le caractère de ce fils ardent, bouillant, caustique, duelliste effréné, mais ami loyal et dévoué. On connaît sa mort, arrivée le 22 juillet 1627, trois ans seulement après son mariage, en combattant, dans l'île de Rhé, les Anglais venus au secours de la Rochelle, où se défendait la dernière armée de la Réforme193.
La douleur et la résignation de madame de Chantal en apprenant cette perte nouvelle furent ce qu'on pouvait attendre d'une âme toute en Dieu, et du cœur d'une mère qui croyait son fils sauvé pour l'éternité, parce qu'il avait trouvé la mort en combattant les hérétiques, et après avoir accompli ses devoirs religieux. Cette page, que nous empruntons à son historien le plus complet et le mieux informé, est ici doublement à sa place, et nous devons la reproduire sans scrupule, occupé que nous sommes d'écrire la biographie de l'aïeule de madame de Sévigné, et d'achever un ouvrage consacré à ce qui intéresse cette dernière, dans sa famille et dans ses amis.
«Dieu abreuva la mère de Chantal du fiel d'une très-douloureuse affliction. Elle n'avoit qu'un fils unique qui lui étoit plus cher que la vie, qui avoit pour elle des tendresses et des respects dignes d'un enfant bien né, et d'une âme parfaitement généreuse. Aussi étoit-ce une merveille de son temps, un cavalier accompli de corps et d'esprit, qu'on ne pouvoit connoître sans l'aimer… Notre-Seigneur le favorisa, le dégoûtant du monde par un désastre arrivé à un de ses amis qui eut la tête tranchée194, dont il conçut de fréquentes pensées de la mort et du mépris des choses de la terre; de sorte qu'il quitta volontiers les délices du Louvre pour aller servir l'Église et le roi en l'île de Rhé, où il gagna le ciel et perdit la vie. Pour se préparer à une si belle conquête et à une si heureuse perte, il se confessa et communia avec une piété extraordinaire, le jour du combat, et, après s'y être engagé bien avant, avec une chaleur digne de son courage, il fit, dans une si belle occasion, tout ce que peut faire entre le péril et la gloire un cœur parfaitement généreux, qui n'a pas un corps impassible. Il change jusques à trois fois de cheval, il attaque, il est attaqué; enfin il est blessé à mort, il réclame la miséricorde de Dieu, et meurt d'une mort d'autant plus belle qu'elle a été chrétienne195.»
Le frère de madame de Chantal, l'archevêque de Bourges, se trouvait alors à Annecy, où il avait été envoyé par le pape pour y procéder, de concert avec l'évêque de Belley, aux informations qui devaient conduire à la canonisation de saint François de Sales. Abîmé lui-même dans la douleur que lui causait cette perte qu'il venait d'apprendre, il ne se sentit pas le courage d'annoncer la cruelle nouvelle à sa sœur. Il en chargea l'évêque de Genève. Celui-ci, à l'issue de la messe, fit appeler la mère de Chantal au parloir; elle y vint, suivie de quelques-unes de ses religieuses.
« – Ce bon seigneur lui dit: «Ma mère, nous avons des nouvelles de guerre à vous dire; il s'est donné un rude choc en l'île de Rhé. Le baron de Chantal, avant que d'y aller, s'est confessé et a communié… – Et enfin, reprit-elle, il est mort!» Ce bon prélat se mit à pleurer sans pouvoir répondre une seule parole, et il se fit un gémissement universel dans le parloir. Elle, connaissant la vérité de sa perte, demeura seule tranquille parmi tant de sanglots, et, s'étant mise à genoux, les mains jointes, les yeux élevés au ciel, et le cœur plein d'une véritable douleur, dit tout haut: «Mon Seigneur et mon Dieu, souffrez que je parle pour donner un peu d'essor à ma douleur. Et que dirai-je, mon Dieu, sinon vous rendre grâce de l'honneur que vous avez fait à cet unique fils de le prendre lorsqu'il combattoit pour l'Église romaine?» Puis elle prit un crucifix, duquel baisant les mains, elle dit: «Mon Rédempteur, j'accepte vos coups avec toute la soumission de mon âme, et vous prie de recevoir cet enfant entre les bras de votre infinie miséricorde. O mon cher fils! que vous êtes heureux d'avoir scellé de votre sang la fidélité que vos aïeux ont toujours eue pour la vraie Église! En cela je m'estime vraiment favorisée, et rends grâces à Dieu d'avoir été votre mère.» Et se tournant vers la mère de Chastel, elles dirent ensemble le De profundis, après quoi elle se leva, pleurant paisiblement, sans sanglots, et dit à monseigneur de Genève: «Je vous assure qu'il y a plus de dix-huit mois que je me sens intérieurement sollicitée de demander à Dieu que sa bonté me fît la grâce que mon fils mourût à son service, et non dans ces duels malheureux où on l'engageoit si souvent196.»
Cette préoccupation des duels de son fils avait été l'une des grandes douleurs de cette mère, qui mettait avant tout le salut de l'âme: «Hélas! répond-elle aux consolations de l'une de ses supérieures, la moindre des appréhensions que j'avois de le voir mourir en la disgrâce de Dieu, parmi ces duels où ses amis l'engageoient, me serroit plus le cœur que cette mort qui a été bonne et chrétienne197.»
La fille du baron de Chantal, alors âgée seulement de dix-huit mois, fut laissée aux soins de sa mère, Marie de Coulanges, pour laquelle, nous l'avons vu, la fondatrice de la Visitation avait une estime particulière, qui fait l'éloge de cette humble et douce femme, dont si peu de souvenirs nous sont restés. Six mois après la mort de son fils, madame de Chantal fit un second voyage à Paris, l'Abrégé de sa vie dit pour les besoins de son ordre198, mais on peut ajouter aussi pour y voir, consoler et conseiller sa bru, et pourvoir en même temps aux intérêts de sa petite-fille. Elle séjourna à Paris jusqu'au mois de mai 1628, et s'en retourna à Annecy par la Bourgogne. A quatre ans de là, la jeune baronne de Chantal elle-même vint à manquer à celle qui devait s'appeler madame de Sévigné. «La mère de Chantal fut fort touchée de la mort de sa belle-fille, par l'amitié qu'elle avoit pour elle, et encore plus pour l'intérêt de mademoiselle de Chantal, sa petite-fille, qui demeuroit orpheline à cinq ans199.» C'est six qu'il faut dire. «Elle aimoit tendrement sa belle-fille, reprend l'auteur contemporain des mémoires de sa vie; néanmoins elle n'eut point d'autres paroles que celles qui lui étoient ordinaires en ces douloureuses rencontres: «Le Seigneur l'a donné, le Seigneur l'a ôté, le nom du Seigneur soit loué!200» D'un commun accord l'enfance de la jeune orpheline fut remise à la double sollicitude de son aïeul maternel et de son oncle, l'abbé de Coulanges, immortalisé sous le nom du Bien Bon, mais sous la surveillance qui pouvait être lointaine, car elle était heureusement inutile, de la supérieure du couvent d'Annecy201.
Le lendemain du jour où elle avait reçu la nouvelle de la mort de sa bru, madame de Chantal apprit celle du comte de Toulongeon, son gendre, gouverneur de Pignerol: «Voilà bien des morts, dit-elle;» puis, se reprenant au même instant, écrit madame de Chaugy, joignit les mains et ajouta: «mais plutôt voilà bien des pèlerins qui se hâtent d'aller au logis éternel. Seigneur, recevez-les entre les bras de votre miséricorde!» Et, ayant un peu prié Dieu et jeté quelques larmes, se raffermit202.»
La mère de Chantal ne vivait plus que pour la béatification de son saint directeur, qu'elle fut enfin assez heureuse pour obtenir, et pour la prospérité et la perfection de son ordre. L'institut de la Visitation avait fini ses temps d'épreuve. Non-seulement il était accepté par les ordres rivaux, mais, grâce à la pure et sainte direction de la mère, grâce surtout à ses éclatantes vertus, il devenait maintenant populaire. On le demandait de partout. De 1626 à 1632, madame de Chantal, déférant au vœu bien constaté des populations, établit de nouvelles maisons à Chambéry, à Pont-à-Mousson, à Crémieu, à Châlons, à Marseille et à Montpellier, une succursale à Paris au faubourg Saint-Jacques, et un second monastère à Annecy même, le premier étant devenu complétement insuffisant pour contenir toutes les novices, filles ou veuves, qui voulaient faire profession entre les mains de la vénérable mère, et vivre auprès d'elle.
Quelque temps après la mort de sa belle-fille et de son gendre, la mère de Chantal, pour les intérêts de son ordre, eut à faire un court voyage à Lyon. C'est là qu'elle fut mise en rapport pour la première fois avec une autre femme d'élite, à qui l'impitoyable politique de Richelieu venait d'infliger un de ces veuvages qui seraient la mort dans le désespoir, si le Dieu des affligés n'existait pas, et qui, après avoir vu son mari périr sur l'échafaud, se rendait au château de Moulins, qu'on lui avait assigné pour retraite, ou plutôt pour prison. C'est à l'écrivain, aujourd'hui disparu et regretté, et qui, hier encore, nous racontait avec tant de charme la vie et les larmes de la belle Marie des Ursins, que nous allons demander les premiers détails de ces relations de sainte Chantal avec la veuve du supplicié de Toulouse, cet infortuné duc de Montmorency, si coupable, mais si digne de pardon.
«Une amertume nouvelle attendait la duchesse à Lyon, où le frère de Richelieu était archevêque. Elle se promettait quelque soulagement au couvent de Bellecour, où se trouvait alors la mère de Chantal, supérieure de l'ordre de la Visitation. Une vive sympathie l'attirait vers cette amie de François de Sales, cette amante spirituelle dont le cœur saignait encore de la perte du saint évêque. L'autre veuve aspirait à voir cette pure victime de l'amour divin; mais le frère de Richelieu ne lui permit pas la douceur d'une telle entrevue. Il fit sortir de Bellecour madame de Chantal, et lui commanda de se retirer dans une autre maison sur la montagne de Fourvières. La généreuse femme, ne pouvant voir la princesse, lui envoya ce qu'elle possédait de plus précieux, un portrait de François de Sales, au revers duquel elle écrivit quelques mots touchants de prière pour celle que sa parole ne pouvait consoler203.» L'affligée continua sa pénible route; mais, sans s'être rencontrées, ces deux grandes âmes s'étaient comprises et aimées, et la séduisante image de saint François de Sales allait, par un lien invisible et puissant, amener à la vie religieuse, et jeter dans les bras de la mère de Chantal cette illustre naufragée de la politique et du monde.
Deux ans ne s'étaient pas écoulés, en effet, que la veuve de Henri de Montmorency, qui avait épuisé toutes les ressources du courage humain, vint demander au couvent de la Visitation de Moulins un refuge contre ses souvenirs et contre son propre cœur. «Une vénération particulière pour saint François de Sales, fondateur de cet ordre, ajoute M. Amédée Renée, une extrême sympathie pour madame de Chantal, qui en était la supérieure, arrêtèrent son choix; puis la maison de Moulins était pauvre, et avait besoin à ses débuts d'une haute assistance204.»
Cette même année, la mère de Chantal, depuis peu rentrée en Savoie, fut appelée une troisième fois à Paris, pour les nécessités de son institut. Elle passa par Moulins, et put enfin voir l'infortunée duchesse de Montmorency, si désireuse, de son côté, de connaître celle dont la vertu l'avait attirée dans cette retraite, qui ne devait pas de sitôt donner à son cœur toujours épris une paix faiblement désirée. De vive voix, comme elle l'avait fait par lettres, la triste veuve demanda à cette mère de la résignation un peu de l'absolue soumission envers la Providence, dont elle semblait être le foyer comme elle en était le docteur.
Mais, dans le cœur de la belle Marie des Ursins, de cette nièce de Marie de Médicis, dont les yeux, au milieu de la cour, n'avaient jamais distingué que son séduisant et volage époux, la douleur était immense, l'apaisement fut long. Madame de Chantal ne put rien, évidemment, à cette première entrevue, et, dans la suite, elle dut y revenir à bien des fois, avec toute la délicatesse de son esprit et l'onction de sa parole, avant de cicatriser l'horrible blessure faite à ce cœur d'épouse aujourd'hui amoureuse d'un tombeau.
Arrivée à Paris au mois de juillet 1634, la mère de Chantal n'en repartit qu'au mois d'avril suivant. Pendant ces neuf mois, elle s'occupa surtout des moyens de conserver l'union entre ses religieuses, qui, depuis l'établissement de la seconde maison du faubourg Saint-Jacques, avaient une tendance que, dès le début, il fallait réprimer à la rivalité et à la division. Elle donna aussi des soins à l'éducation de Marie de Rabutin, alors âgée de huit ans, et dont la grâce précoce était faite pour séduire et attacher sa grand'mère, malgré son austérité et sa lutte contre les joies même les plus légitimes de la terre. A chaque voyage nouveau à Paris, la réputation de madame de Chantal grandissait et lui attirait de plus grands hommages et un plus grand nombre de clients spirituels, qui venaient chercher auprès d'elle des consolations, des exemples et des conseils. «Elle édifioit et contentoit tout le monde; et sa vertu fit tant de bruit que beaucoup de gens en crédit s'employèrent pour la faire demeurer toujours à Paris; mais, ne s'y croyant plus nécessaire, rien ne la put arrêter205.» La mère de Chantal, dans ce voyage, se lia encore plus intimement avec l'autre grand saint de ce temps, Vincent de Paul, fervent admirateur de sa vertu. Elle lui demandait la force et les conseils qu'elle avait si longtemps trouvés auprès de l'évêque de Genève et que le saint de la charité lui prodiguait en vrai père, comme l'avait fait le saint de l'amour divin206.
En se rendant de Paris en Savoie, la mère de Chantal visita la plus grande partie des maisons de son ordre; elle donna quelque temps à la comtesse de Toulongeon, sa fille, poussa jusqu'en Provence et à Marseille, et rentra à Annecy au mois d'octobre de l'année 1635.
Cette sainte vie, qui devait se prolonger six années encore, n'offre rien de particulier, jusqu'au quatrième voyage de la mère de Chantal à Paris, qui marqua la fin de son apostolat. Ses biographes sont sobres de détails pour ces derniers temps, lassés peut-être eux-mêmes de redire les mêmes œuvres et les mêmes vertus. Quelques faits cependant peuvent et doivent être relevés. En 1638, la duchesse de Savoie l'ayant instamment priée de venir établir une maison de la Visitation à Turin, madame de Chantal s'y rendit «dans un équipage que lui envoya madame de Savoie, qui la reçut avec joie, la combla d'honneurs et d'amitiés, et lui fit de grands présents pour sa nouvelle fondation207.» La mère de Chantal employa sept mois à cette œuvre d'un grand avenir pour l'institut: de retour à Annecy, elle s'occupa à réaliser un projet qu'elle avait formé lors de son dernier retour de Paris, en l'honneur de son nouveau père, le vénéré Vincent de Paul; c'était celui de l'établissement à Annecy d'une maison des Pères missionnaires, dont le fondateur de l'œuvre des Enfants abandonnés était le supérieur général. «Cet évêché étant si étendu, écrit madame de Chantal à M. de Sillery, si nombreux en peuple, et si voisin de la malheureuse Genève, ce secours y étoit tout à fait nécessaire208.»
L'année suivante (1640) fut marquée pour la mère de Chantal par de douloureuses séparations qui affligèrent son cœur, mais n'entamèrent point son courage et sa résignation. Presque coup sur coup, elle perdit ses trois plus anciennes compagnes, les mères Favre, de Chastel et de Brechat, qui, avec elle, avaient posé les premiers fondements de l'ordre. Elle eut encore l'affliction d'apprendre la mort de son meilleur ami dans le monde, le commandeur de Sillery, protecteur de la Visitation de Paris, et, enfin, le 13 mai 1640, celle de son frère unique et bien-aimé, l'archevêque de Bourges209. Tous ses parents, ses amis, la quittaient; elle songea alors à sa fin, qu'elle croyait prochaine, et dont la pensée fixe ne l'avait jamais abandonnée. L'âge (elle avait plus de soixante-huit ans) et quelque pressentiment d'en haut l'avertissant, elle se démit de sa charge de supérieure de la maison mère d'Annecy. La communauté insista pour qu'elle conservât ces fonctions qu'elle remplissait avec tant de perfection et d'autorité; mais elle demanda avec de si vives instances «qu'on la laissât se préparer à la mort, dans la tranquillité d'une simple religieuse, qu'on le lui accorda, et d'autant plus que son grand âge demandoit du repos210.» Elle cessa d'être supérieure, mais rien ne pouvait lui ôter le titre de conseil, d'oracle, de directrice morale, de règle vivante de l'ordre, que lui continuèrent, malgré tous les efforts de son humilité, l'absolu respect de ses filles et la populaire vénération du dehors.
C'est à tous ces titres, auxquels il faut joindre une amitié cultivée par lettres, et d'année en année croissante, que l'illustre novice de Moulins, ses épreuves religieuses terminées, et son cœur presque soumis, car il ne pouvait être consolé, s'adressa à madame de Chantal, afin d'obtenir d'elle qu'elle vînt lui donner ce voile sous lequel elle voulait à jamais ensevelir son veuvage et sa douleur. Chaque jour, pendant les six années de son noviciat dans le couvent de la Visitation, elle avait essayé de mourir à quelque souvenir de sa vie heureuse et charmée. Sa lutte contre le passé fut longue, pleine de larmes et d'orages intérieurs. Peu à peu cependant, sous l'empire des exhortations du père de Lingendes, son éloquent confesseur, et des tendres directions de la mère de Chantal, elle se dépouilla de tout ce qui lui rappelait trop son amour et ses malheurs: d'abord le portrait de son mari, puis ses lettres; ensuite son mépris pour Gaston d'Orléans, qui avait abandonné un ami après l'avoir entraîné à la révolte; enfin sa haine pour le sanglant Richelieu, qui ne savait que punir, et qui aurait pu, qui eût dû faire grâce. Chaque jour aussi elle s'était avancée davantage dans la pratique d'une règle où saint François de Sales avait déposé tant d'humilité, d'obéissance et de résignation, «se vouant de préférence aux emplois les plus bas, aux plus petits offices de la cuisine, aux soins les plus rebutants de l'infirmerie211.» – «Le vœu qu'avait formé la princesse, continue son historien, de recevoir le voile des mains de la mère de Chantal, trouva de la résistance chez l'évêque de Genève. C'était à l'entrée de l'hiver, et le prélat redoutait pour la supérieure l'épreuve d'un voyage dans cette saison. Il céda pourtant aux instantes prières de la duchesse, et madame de Chantal se rendit à Moulins (septembre 1641). Ces deux âmes se retrouvèrent avec une inexprimable joie; elles se comprenaient en tous leurs amours. «Qui aime accomplit toute la loi,» disaient-elles. «Soumise en tout à sa mère spirituelle, l'humble postulante consentit à différer ses vœux. La supérieure lui représenta qu'il fallait régler ses affaires, arrêter ses comptes de fortune, avant de fermer sur elle les portes du monde. La duchesse, touchée de ces avis, s'y rendit avec tristesse212.»
Le prélat contemporain de madame de Chantal qui s'est fait son minutieux annaliste, parlant de ce séjour à Moulins, dit un mot caractéristique, qui fait bien comprendre la puissante sympathie qui unissait ces deux âmes: «La mère de Chantal fit une si grande union avec madame de Montmorency, qu'elles étoient, ce semble, indivisibles213.» Et le même ajoute que, touchant à sa fin, et en quelque sorte entièrement spiritualisée par l'approche de sa récompense, l'amie de saint François de Sales répétait à chaque instant: «Amour! amour! mes chères sœurs, je ne veux plus parler que d'amour214!»
Madame de Chantal était sur le point de retourner à Annecy, lorsqu'elle reçut de son supérieur, l'évêque de Genève, l'ordre formel d'aller trouver la reine, Anne d'Autriche, qui avait témoigné un vif désir de la voir. Se doutant bien que, par humilité, la mère chercherait tous les prétextes pour se dérober à l'hommage qu'on voulait lui rendre, la reine avait pris la précaution nécessaire de s'adresser à l'autorité diocésaine, afin de ne point éprouver de refus. «Elle lui fit l'honneur, ajoute l'une des biographies qui nous servent de guide, de lui envoyer une litière, et de la prier, par une lettre de sa main, de faire ce voyage. La mère de Chantal partit aussitôt et arriva à Paris le quatrième d'octobre215
121
Historiettes de Tallemant des Réaux; éd. in-12, t. V, p. 232.
122
SÉVIGNÉ, Lettres (24 avril et 6 mai 1676), t. IV, p. 269 et 287.
123
SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p 295.
124
SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p. 296.
125
SÉVIGNÉ (lettre du 24 juin 1676), t. IV, p. 319.
126
SÉVIGNÉ, Lettres, t. IV, p 298.
127
Mémoires touchant la vie et les écrits de madame de Sévigné, etc., t. Ier, chap. Ier, p. 3.
128
Vie de sainte Chantal, par la marquise de COLIGNY, en tête des Lettres de madame de CHANTAL. Paris, 1823. Ed. de Blaise.
Cette vie abrégée résume heureusement les principaux faits de la biographie de la baronne de Chantal. Elle est l'œuvre de la fille de Bussy-Rabutin, petite fille, par sa mère, de la sainte. Elle a surtout été composée avec le secours des Mémoires contemporains de la mère de Chaugy, du même ordre, sur la vie de madame de Chantal. Madame de Chaugy était fille de la sœur du comte de Toulongeon, qui épousa mademoiselle de Chantal, l'une des tantes de madame de Sévigné (Lettres de madame de Chantal; Paris, 1860, t. 1er, p. 522; note). Ces remarquables et très-curieux Mémoires ont été publiés en 1842 par M. l'abbé Boulangé. Ils furent connus et consultés par les deux principaux biographes de la mère de Chantal, le père Fichet, jésuite, qui fit paraître sur la fondatrice de l'ordre de la Visitation une Histoire in-4o, deux ans seulement après sa mort, et M. Henri de Maupas du Tour, évêque du Puy, plus tard d'Évreux, auteur également d'une vie très-détaillée. Il n'y a aucune estime à faire de la Vie de madame de Chantal par Marsollier, que le dernier et heureux historien de saint François de Sales, M. Hamon, appelle avec raison «le plus infidèle des biographes.» Une abondante source d'informations, pour l'histoire de l'aïeule de madame de Sévigné, et que nous n'avons point négligée, se trouve dans la collection de ses lettres, publiée depuis peu d'une manière très-complète par M. de Barthélemy, à laquelle il faut joindre aussi la précieuse correspondance de l'évêque de Genève.
129
Détails historiques sur les ancêtres, le lieu de naissance, les possessions et les descendants de madame de Sévigné par M. Girault, en tête des Lettres inédites de madame de Sévigné; Paris, 1814, chez Klostermann. Introduction, p. XXV.
130
Vie de la vénérable mère Jeanne-Françoise Frémiot de Chantal, première mère et religieuse de la Visitation de Sainte-Marie, par Henri de Maupas du Tour, évêque et comte du Puy; 2e édition, Paris, 1658, p. 72. – V. Aussi l'Histoire des ordres monastiques, religieux et militaires, par le père Hélyot, t. IV, p. 318.
131
Vie de la sainte mère de Chantal, par le P. Alexandre Fichet, jésuite; Paris, 1643, p. 161.
132
Vie de saint François de Sales, d'après les manuscrits et les auteurs contemporains, par M. Hamon, curé de Saint-Sulpice; Paris, 1858, 3e édition, t. Ier, p. 480.
133
Vie de la mère de Chantal, par Alexandre Fichet, p. 132.
134
Abrégé de la vie de la B. de Chantal; Paris, 1752, chez Claude Herissant, p. 10. – Cet excellent abrégé, en grande partie emprunté à la Vie de madame de Coligny, est l'œuvre d'une religieuse de la Visitation. Il mérite d'être cité.
135
Vie de la vénérable mère Jeanne Françoise Frémiot, etc., par Henri de Maupas, p. 84.
136
Abrégé de la vie de la B. de Chantal, etc., p. 13.
137
ALEX. FICHET, p. 140. —Abrégé, etc., p. 13.
138
HÉLYOT, Histoire des ordres monastiques, etc., t. IV, p. 313.
139
Histoire de saint François de Sales, par M. Hamon; 3e éd., 1858, t. Ier, p. 513, et t. II, p. 11.
140
Mémoires de madame de Chaugy. Ed. de M. Boulangé, p. 84.
141
Abrégé de la vie de la B. de Chantal, p. 15. – HENRI DE MAUPAS, p. 151.
142
HENRI DE MAUPAS, p. 155.
143
Voici la lettre que l'évêque de Genève écrivit au vieux baron de Chantal au sujet de ce mariage. Elle a été publiée pour la première fois par M. le chevalier Datta, sous-archiviste aux archives de la cour de Turin, dans le recueil intitulé: Nouvelles lettres inédites de saint François de Sales; Paris, chez Blaise, 1835, t. Ier, p. 291.
A M. de Chantal, capitaine de 50 hommes d'armes, chevalier de l'ordre de Sa Majesté.
Monsieur,
J'ai bien assez de cognoissance de la grandeur de la courtoisie avec laquelle vous avez agréable le dessein du mariage de mademoiselle vostre fille aynée avec mon frère; mais il ne m'est pas advis que jamais j'en puisse faire aucune sorte de digne recognoissance et remercîment. Seulement vous supplié-je bien humblement de croire que vous ne pouviez obliger de cet honneur des gens qui le receussent avec plus de ressentiment que nous faisons, mes proches et moy, qui touts en sommes remplis de consolation; et bien, monsieur, que nous soyons fort esloignés des mérites que vous pouviez justement requérir pour nous faire cette faveur, et nous recevoir à une sy estroite alliance avec vous, sy espérerons-nous de tellement y correspondre par une entière, sincère et humble affection à vostre service, que vous en aurez contentement. En mon particulier, monsieur, permettez-moi que je dise que l'amitié non-seulement fraternelle, mais encore paternelle que je portois à ma petite sœur, m'est demeurée en l'esprit pour la donner à cette autre encore plus petite sœur que, ce me semble, me prépare827; et sy cela, lui donneray avec un surcroît de respect et d'estime tout singulier, et considération de l'honneur extrême que je vous porte, monsieur, et à M. de Bourges, et à M. le Président, sans y comprendre ce que je pense de la dilection que je dois à madame sa mère, vostre chère fille. Or j'espère que Dieu bénira le tout, et se rendra le protecteur de ce projet que je lui recommande de tout mon cœur, et qu'il vous conserve et comble de ses grandes grâces et faveurs; c'est le souhait perpétuel,
Monsieur,
De vostre plus humble et très-affectionné serviteur,
FRANÇOIS, évêque de Genève.
144
Abrégé de la Vie, etc., p. 18.
145
Mémoires de madame de Chaugy, p. 94.
146
MAUPAS, p. 169. —Abrégé de la Vie, etc., p. 16.
147
Mémoires de madame de Chaugy, p. 96.
148
Abrégé de la vie, etc., p. 20.
149
Abrégé de la vie, etc.
150
HENRI DE MAUPAS, p. 181.
151
Ibid., p. 175.
152
Abrégé de la vie, etc., p. 21, d'après les Mémoires de madame de Chaugy. —Histoire de saint François de Sales, par M. Hamon, t. II, p. 25.
153
P. FICHET, p. 199.
154
MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal.
155
Mémoires de madame de Chaugy. – HAMON, Hist. de saint François de Sales, t. II, p. 30.
156
HENRI DE MAUPAS, p. 203. – Conf. aussi Lettres de saint François de Sales (éd. de Blaise), no CXCVIII. – FICHET, p. 208. —Mémoires de madame de Chaugy dans HAMON, t. II, p. 32. – COLIGNY, Vie de la B. de Chantal.
157
HENRI DE MAUPAS, p. 204.
158
Abrégé, etc., p. 26. – MARQUISE DE COLIGNY, Vie, etc.
159
HENRI DE MAUPAS, p. 211.
160
Abrégé de la Vie, etc., p. 26.
161
Abrégé de la vie, etc., p. 27.
162
Ibid., p. 30.
163
Mémoires de madame de Chaugy, p. 141.
164
MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal.
165
Abrégé de la vie, etc., p. 32.
166
COLIGNY, Vie de sainte Chantal.
167
HENRI DE MAUPAS, p. 298.
168
COLIGNY, Vie, etc. —Lettres de madame de Rabutin Chantal. Ed. nouvelle par M. Édouard de Barthélemy, auditeur au conseil d'État. Paris, 1860, chez J. Lecoffre, t. Ier, p. 7.
169
Les premières religieuses séjournèrent quelque temps rue Saint-Michel avant d'aller s'installer définitivement sur l'emplacement des écuries de l'hôtel Zamet, situé près de la Bastille. (P. FICHET, p. 333.)
170
HENRI DE MAUPAS, p. 337.
171
P. FICHET, p. 334. —Abrégé, etc., p. 37.
172
Port-Royal, par M. Sainte-Beuve, t. Ier, p. 220.
173
SAINTE-BEUVE, ibid., p. 221.
174
P. FICHET, p. 338. – HENRI DE MAUPAS, p. 346.
175
Lettres inédites de saint François de Sales, publiées par M. le chevalier DATTA. Paris, 1835, t. II, p. 120. – SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. Ier, p. 221.
176
SAINTE-BEUVE, tome Ier, p. 249.
177
HENRI DE MAUPAS, p. 345.
178
SAINTE-BEUVE, Port-Royal, t. Ier, p. 224.
179
HENRI DE MAUPAS, p. 344.
180
MADAME DE CHAUGY, p. 180. – P. Fichet, p. 340.
181
MADAME DE CHANTAL, lettre à la supérieure de Paris: Lettres, t. Ier, p. 473. – P. Fichet, p. 351.
182
MADAME DE CHANTAL, Lettres, t. II, p. 94.
183
Abrégé, etc., p. 40.
184
HENRI DE MAUPAS, p. 364.
185
Id., ibid., p. 365.
186
MADAME DE CHANTAL Lettres, t. II, p. 251, 377 et 471.
187
HENRI DE MAUPAS, p. 370. —Abrégé, etc., p. 42. Dans les lettres inédites données récemment par M. de Barthélemy, on voit bien toute la sollicitude de madame de Chantal pour la publication des œuvres de son ami. (Conf. t. II, p. 119, 120, 121, 151, 164, 184, 303 et 353. Ce deuxième volume est entièrement inédit.)
188
HENRI DE MAUPAS, p. 371.
189
HENRI DE MAUPAS, p. 366.
190
Abrégé, etc., p. 42.
191
HENRI DE MAUPAS, p. 359.
192
Abrégé, etc., p. 42.
193
Cf. WALCKENAER, Mémoires sur madame de Sévigné, t. Ier, p. 4-7. Cf. encore Notice sur la même, éd. Monmerqué, t. Ier, p. 55.
194
Montmorency-Boutteville.
195
HENRI DE MAUPAS, p. 383. —Mémoires de mad. de Chaugy, p. 211.
196
HENRI DE MAUPAS, p. 385, d'après les Mémoires de madame de Chaugy.
197
Mémoires de madame de Chaugy, p. 211.
198
P. 38.
199
Vie de sainte Chantal, par madame de Coligny, en tête des Lettres de sainte Chantal, éd. de Blaise, Paris, 1823.
200
MADAME DE CHAUGY, p. 233.
201
Nous reproduisons dans les notes placées à la fin du volume des fragments de la correspondance de madame de Chantal qui prouvent toute sa sollicitude pour l'enfance de madame de Sévigné, et sa grande affection pour la famille maternelle de celle-ci.
202
Mémoires, p. 233.
203
Madame de Montmorency, mœurs et caractères du dix-septième siècle, par Amédée Renée, 2e éd. Paris, 1858. MM. Didot frères, p. 161.
204
Madame de Montmorency, p. 170.
205
MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal.
206
V. Lettres de madame de Chantal, t. Ier, p. 109 et 114. Elle l'appelle le bon, le très-bon M. Vincent.
207
MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal. —Lettres de madame de Chantal, t. Ier, p. 70.
208
MADAME DE CHANTAL, Lettres, t. Ier, p. 109. – MADAME DE COLIGNY, Abrégé, etc., p. 51.
209
MADAME DE CHANTAL, Lettres, t. Ier, p. 559. – MADAME DE COLIGNY, Vie de sainte Chantal.
210
Abrégé, etc., p. 52.
211
AMÉDÉE RENÉE, Madame de Montmorency, p. 185.
212
AMÉDÉE RENÉE, p. 189.
213
HENRI DE MAUPAS, p. 484.
214
Id., ibid., p. 471.
215
Abrégé, etc., p. 53.