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Conférence faite par M. A. Gilbert de Voisins au Salon de la Libre Esthétique le 3 mars 1903

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MESDAMES, MESSIEURS,

Je voudrais vous entretenir de certaines façons qu'il y a de transcrire un paysage en poésie, mais, au lieu de choisir mes exemples ici et là, à travers notre histoire littéraire, je les prendrai, pour la plupart, dans le dernier livre de vers d'un poète que vous aimez tous et qui, mieux que nul autre, a su dire la singulière et pénétrante poésie des grands parcs disposés en vue d'un noble effet, des allées que ferme un horizon artificiel coupé d'une nymphe neigeuse, des ifs taillés, des colonnades blanches et des jardins bien disposés. Autant vous le nommer tout de suite, son nom est déjà sur vos lèvres, c'est d'Henri de Régnier surtout que je vous parlerai, son dernier recueil en main, et, lorsque, par les signes d'impatience que vous voudrez bien me donner, je comprendrai que ma prose vous lasse, je vous dirai quelques vers de la Cité des eaux; ces vers-là, on les écoute toujours.

Oui, il a su nous révéler de nouveaux aspects du parc de Versailles, des aspects qui lui sont personnels, mais sa muse, qui se plaît sans doute à peindre plus d'un paysage, fatiguée du sable que le râteau nivelle, va souvent courir dans les forêts d'alentour, dans ce bois sacré, cher aux muses, dont Chavannes nous donna l'image.—Et, là, nul arrangement, rien de concerté, point de marbres, point de plates-bandes ni de perspective autres que celles que nous présente la nature. On dirait que l'homme n'est jamais venu dans cette région… J'entends, l'homme moderne… Mais, écoutez!… écoutez bien la brise!… Ce n'est point, aujourd'hui, ce bruit d'ailes rapides qu'elle fait, ce bruit de fuite et de frôlement auquel nous sommes habitués, qui nous charme pourtant et nous force parfois à frissonner quand il passe avec le crépuscule… Non! les arbres murmurent de façon plus distincte à chaque mouvement de l'air, nous entendons mieux leurs divines paroles, nous en comprenons même l'inflexion la plus fine… Et c'est l'hamadryade d'un bouleau qui se plaint de rester engaînée, c'est la nymphe d'un chêne qui chante d'allégresse parce que la rosée se lève autour d'elle aux premiers sourires de l'aube, et que cela est beau. Voyez aussi quel magique pouvoir a le génie poétique… Cette impression que je rends avec peine et de manière insuffisante en quelques phrases, M. de Régnier nous la donne, parfaite, en ce vers:

Ecoute-les! chaque arbre a sa voix dans le vent!

Et, plus loin, par ceux-ci:

Observe si longtemps le pin, l'orme et le rouvre

Que le tronc se sépare et que l'écorce s'ouvre

Sur la dryade nue et qui rit au soleil.


Vraiment, voilà qui s'appelle diviniser un paysage. D'ailleurs, et quel que soit le procédé qu'on emploie, l'étude d'un point de vue, d'un décor naturel, dès qu'on le transpose en rhythmes, offre de très singulières difficultés. C'est là que les poètes trébuchent. Tant qu'il est question de n'émouvoir que par le spectacle de ses passions, de ses regrets, de ses souvenirs, tant qu'il ne s'agit que de parler d'espoir ou d'amour, sans plus,—avec certaine facilité et quelque talent, un poète arrive facilement à être médiocre… j'entends par là, à paraître bon; mais, quand il veut dire ses émotions dans leur rapport avec le monde extérieur, nous montrer sa douleur autre part que sous une lampe, rire, pleurer, se souvenir en plein air, le front dans la brise et les poumons gonflés,—c'est alors que les habitants du Bas-Parnasse défaillent, et que ceux-là seuls qui ne s'effrayent pas de l'air des cimes, de cet air difficile à prendre en soi dont nous parle Byron, donnent leur mesure et se révèlent en leur beau.

Il est quelques façons très diverses de mêler la nature à la poésie. Nous en trouvons certaines dans la Cité des eaux, et j'aimerais que vous prissiez goût, au long de ces poèmes, à considérer les images de fleurs, de fontaines, de forêts et de flots que le poète nous offre, ainsi que la façon dont il nous les offre et ses manières de les peindre;—et si j'ai donné comme titre à cette causerie: Les Jardins, le Faune et le Poète, c'est que ces trois mots me semblent convenir assez bien aux trois modes que M. de Régnier a de chanter.

Et, d'abord, avons-nous assez entendu divaguer sur l'automne!—Demandez à douze poètes de chanter un mois de l'année. Croyez-moi! onze d'entre eux choisiront un mois d'automne. Le douzième se plaira peut-être, par bizarrerie, à célébrer février ou mars, et sans doute qu'il le fera mal. C'est qu'il semble que l'automne soit plus poétique, que le regret aille bien avec les feuilles mortes et que nous soyons toujours médusés par la complainte où M. Charles-Hubert Millevoye, poète d'Abbeville, nous tira des larmes en parlant sinistrement de la chute des feuilles.

Dans la même catégorie se place l'automne du jour, le crépuscule, sur lequel on a tant de fois déraisonné… Il suffit que l'herbe se nuance d'ombre, que le rire des fontaines se module en plaintes et que la fleur paraisse plus lumineuse dans son feuillage à mesure que le jour s'enfuit, pour que les poètes sentent en eux-mêmes toute une petite ébullition de mots.

Ah! que leur parlez-vous de couleurs vives, de décors contrastés! Vous choqueriez leurs âmes trop sensibles! On dirait que la mer ensoleillée les aveugle plus que d'autres, qu'ils tiennent volontiers pour une vertu indiscrète le solennel éclat d'un marbre blanc, que certains couchers de soleil très sanglants les époumonnent en quelque sorte, et qu'il est des aubes d'une extraordinaire pureté qui leur font perdre patience. Ils éprouvent à l'égard de ces aspects francs et forts de la nature ce même malaise qui saisit les mauvais orchestres quand survient un mouvement trop rapide. En un mot, ils ne savent peindre, et cela faiblement, que l'année à son agonie et le jour à son déclin, parce qu'il leur vient alors une façon de pitié molle et de complaisance affectée qu'ils font passer très bien pour de l'inspiration.

Ne croyez pas, je vous en prie, que je veuille un seul instant médire de l'automne et du crépuscule qui sont deux institutions excellentes. Nos plus grands poètes leur doivent quelques-unes de leurs plus belles inspirations, et M. de Régnier a souvent chanté de façon merveilleuse les ors roux de l'automne et les cendres du jour, mais que voulez-vous! cela ne laisse pas d'être agaçant que de voir l'automne et le crépuscule considérés par certains poètes sans vergogne comme des placements de tout repos, sans que pour cela les vers qu'ils en tirent soient meilleurs,—ils n'ont que cette séduction à laquelle un léger apprentissage fait facilement parvenir.

Ajoutons que, dans ces paysages d'une mélancolie bienséante, on peut relever un trait que je passais d'abord: ils excitent prodigieusement la mémoire.—De quoi voulez-vous qu'un poète mineur se souvienne quand un cruel soleil lui meurtrit le front et lui impose le seul aspect de son aveuglante splendeur?—En pareilles traverses, il ne songe guère qu'à demander quartier. A l'encontre de ces brutalités, combien il prise mieux un crépuscule d'automne, qui caresse sa fièvre comme une onde lente et, par sortilège, évoque en lui toutes les phrases grises, opalines ou vert de mousse qu'il a déjà lues dans les œuvres d'autrui!…

Voilà-t-il pas un puissant argument pour qu'il commence son nouveau poème?

Il semble en vérité que, pour parler dignement de la nature, pour la faire revivre avec toutes les correspondances qui nous rattachent à elle, il faille prendre un parti, de même que le peintre, étudiant le sujet du paysage qu'il va peindre, choisit avec soin son éclairage et son point de vue, afin que rien dans sa toile, ni lignes mal croisées, ni couleurs effarées de se trouver côte à côte, ne nuise à l'effet qu'il veut produire.—En poésie le parti, le plus simple serait peut-être d'ordonner la nature, de la composer, de la disposer en un mot suivant les courbes que l'on donne aux jardins. Mais gardez-vous de croire que ce soit là se faciliter la tâche ou enlever à l'œuvre de la fièvre ou de l'émotion.—Simplement, c'est une loi qui s'impose à l'inspiration, la dirige, la règle, en modère les écarts trop violents et les foucades inutiles. Par elle, l'émotion est resserrée comme dans un étau. C'est, à tout prendre, quelque chose dans le genre de cette fameuse règle des trois unités que nos dramaturges classiques acceptèrent de si bonne grâce, bien qu'elle fût gênante et que la foi d'Aristote ne laissât pas d'être douteuse sur ce point,—parce qu'ils voyaient en elle ce triple lien salutaire qui force à penser plus longuement et plus puissamment pour que la pensée jaillisse plus claire,—et à sentir plus profondément et non plus à fleur de peau, pour que la passion soit plus vive.

Je ne relèverai même pas l'absurde critique qui accuse cette méthode d'être purement «littéraire» et de manquer de sincérité. C'est là une fadaise… Nous est-il jamais venu à l'esprit de dire d'un homme qu'il manque de sincérité parce qu'il a dans ses façons de la courtoisie et de la mesure?

Cette méthode d'ordonner une description de façon architecturale fut celle de nos poètes didactiques; ils n'obtinrent d'ailleurs que des résultats assez piètres, car, s'ils avaient en partage toutes les qualités de l'honnête homme, ils manquaient par contre de toutes celles qui font le poète et même l'écrivain.

Pourtant, une loi de ce genre offre un double avantage… D'abord, comme elle suppose une profonde connaissance de la matière traitée, elle évite ces descriptions faites en chambre, ces forêts, ces flots, ces nuages chantés entre quatre murs par un homme qui ne les considéra jamais. Comment voulez-vous que l'on réduise à ses lignes essentielles un paysage que l'on n'a jamais étudié? On ne peut, évidemment, résumer que ce que l'on conçoit de façon vive et parfaite…

Et d'autre part elle nous évite ce fléau de la poésie descriptive: je veux dire le pittoresque.

Ce serait une sinistre besogne que de noter jusqu'où l'abus du pittoresque a conduit la plupart de nos écrivains romantiques!—Veut-on peindre en des vers une vision presque oubliée et qui, reculant trop dans le passé, a perdu ses contours nets et les ombres qui la rendaient si vivante. C'est au pittoresque que nous ferons appel pour un peu la faire renaître.—A ce spectacle que nous avons trop amalgamé, trop compris en nous-mêmes et qui s'y est en quelque sorte fondu, se mélangeront alors des imaginations piquantes… et voilà déjà la surcharge!

Les jardins, le faune et le poète

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