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VIE DE CHRISTOPHE COLOMB
ОглавлениеSi jamais l'Europe fut impressionnée par l'accomplissement d'une grande entreprise, si jamais les esprits y furent frappés d'étonnement et d'admiration, ce fut, sans contredit, à la nouvelle du retour de Christophe Colomb après sa découverte d'un monde jusqu'alors inconnu: malgré la lenteur des moyens de communication usités à cette époque, le bruit s'en répandit avec la rapidité de l'incendie; et ce n'était jamais sans enthousiasme qu'on en racontait ou qu'on en entendait raconter les détails!
On a dit depuis qu'il avait existé des preuves d'une fréquentation qui aurait eu lieu, à une période reculée, entre l'Europe et les pays que nous nommons aujourd'hui l'Amérique. Platon parle aussi d'une légende égyptienne dans laquelle il est question d'une terre fort éloignée dans l'occident, appelée Atalantis, et qui aurait été engloutie lors d'une grande convulsion du globe, telle que celles qui sont signalées par des traces du séjour de l'Océan sur de hautes montagnes. On a encore prétendu que des barques ou des navires européens de pêche ou autres, poussés, entraînés par la tempête, avaient abordé, longtemps avant Colomb, sur des côtes vers lesquelles ils avaient été portés par de longues séries de violents vents d'Est. Enfin, les Scandinaves avaient, dit-on, dans leurs traditions, une mystérieuse Vinlande qu'on assure n'être autre chose que le Labrador ou tout au moins Terre-Neuve.
Mais sont-ce là des faits caractérisés, dignes d'être accueillis par des hommes instruits? Il n'y a, ainsi que nous le prouverons dans le cours de nos récits, que l'envie qui puisse feindre de croire à leur valeur pour chercher à affaiblir le mérite d'un grand succès; il n'y a que la crédulité la plus aveugle qui puisse les accepter: aucun d'eux, en effet, n'est ni avéré, ni appuyé sur d'assez fortes bases pour soutenir un examen sérieux; et si, par le plus grand des hasards, il est arrivé que quelque Européen ait débarqué sur ces rivages avant Christophe Colomb, toujours est-il certain qu'il n'en était pas resté de traces dans ces contrées, et qu'aucun n'en était revenu. Il est très-positif, au contraire, qu'avant la fin du XVe siècle, on ignorait complètement quelles étaient les limites occidentales de l'Océan Atlantique: sa vaste étendue n'était regardée qu'avec effroi, et, selon l'opinion générale contre laquelle personne n'aurait songé à s'élever, ces limites étaient un chaos inabordable aux conjectures, et que l'audace la plus téméraire ne pouvait jamais s'aventurer à vouloir pénétrer.
On trouve la preuve de cette opinion dans la description que fait de cette mer l'Arabe Xerif-al-Edrisi, surnommé le Nubien, savant écrivain qui possédait toutes les connaissances géographiques dont la science pouvait alors s'enorgueillir: «L'Océan, dit-il, entoure les dernières limites de la terre habitée; au delà, tout est inconnu, et nul ne peut le parcourir à cause de sa navigation aussi difficile que périlleuse, de sa grande obscurité et de ses fréquentes tempêtes. Aucun pilote n'ose conduire son bâtiment dans ses eaux profondes; les vagues en sont comme des montagnes; et quand elles brisent, il n'y a pas de navire qui pourrait leur résister.»
Tels étaient les obstacles présumés qu'avait à vaincre celui qui réunit la perspicacité de deviner les mystères de ces mers à l'intrépidité d'en braver les dangers; dont le génie audacieux, la constance à toute épreuve, le courage inébranlable le mirent à même de réaliser les plans qui l'avaient longtemps préoccupé, d'accomplir un projet dont nul n'avait seulement entrevu la possibilité d'exécution, et qui, par ses travaux hardis, parvint à mettre en communication les points les plus distants de l'univers. Aucune vie n'a été traversée d'événements plus variés; aucun homme n'a plus médité, n'a plus agi, n'a joui d'une gloire plus pure ou plus méritée; aucun n'a plus souffert!.. Et c'est de cette vie si agitée, qui est le lien entre l'histoire du Nouveau-Monde et celle de l'Ancien, que nous entreprenons de faire le récit.
Toutefois, les historiens qui, avant nous, ont écrit la vie et raconté les actes mémorables du marin qui, par le génie, la force d'âme, la noblesse du caractère, la pureté des sentiments, surpasse les grands hommes de tous les temps et de toutes les nations, ces historiens, disons-nous, ont trop négligé d'apprécier cette existence et ces actes sous le point de vue de l'art nautique et de la navigation: c'est une grande omission, selon nous; et c'est à essayer de la réparer que nous nous proposons de consacrer plus spécialement notre attention et nos efforts.
Le père de Christophe Colomb, qui n'était qu'un simple cardeur de laine, avait épousé à Gênes, sa patrie, Suzanne Fontanarossa, jeune fille d'une condition analogue à la sienne. Christophe, l'aîné de leurs enfants, naquit dans cette ville en 1435; il eut deux frères, Barthélemy et Jacques, dont la vie, pendant sa première période, est peu connue; on sait seulement qu'ils se livrèrent à la construction des cartes marines et à d'autres travaux utiles; mais il est incontestable qu'ils étaient des hommes de mérite, car lorsque, après la découverte de l'Amérique, Christophe les appela auprès de lui, ils parurent avec beaucoup de distinction sur la scène éclatante où ils se trouvèrent transportés. Barthélemy surtout, qui avait navigué, non-seulement déploya alors les qualités d'un excellent marin, mais il fit preuve d'un caractère de fermeté, de noblesse et de vertu qu'on ne saurait trop admirer. Enfin, une jeune sœur complétait cette famille, mais cette sœur vécut ignorée; l'obscurité de sa position l'abrita de l'éclat et aussi des infortunes de ses frères; tout ce qu'on sait de son existence, c'est qu'elle eut pour mari un ouvrier de Gênes, nommé Jacques Bavarello.
Une généalogie aussi modeste n'a pas satisfait plusieurs historiens qui se sont évertués, même dans les temps contemporains, à en composer une qui fût plus illustre; mais Fernand, l'un des fils de Colomb, dit à ce sujet, avec non moins de sens que de véritable fierté, que «sa plus belle illustration était d'être né le fils d'un tel père, et qu'il la préférait de beaucoup à celle que peut donner la plus longue série d'ancêtres nobles et titrés!»
Le nom de Colomb sous lequel est connu, en France, le héros de la découverte du Nouveau-Monde, n'est cependant pas exactement celui de son père, qui s'appelait Colombo. De telles abréviations ou transformations sont assez usitées en Europe, mais elles ont des inconvénients; et il serait à désirer que les noms propres ne fussent jamais altérés; on en voit ici un exemple frappant, car, tandis que de Colombo nous avons fait Colomb, les Anglais, ainsi que plusieurs autres peuples, disent Columbus, et les Espagnols Colon. Quelque vicieux que soit cet usage, il est trop général actuellement pour que nous cherchions à nous y soustraire, et nous maintiendrons ici ce nom de Colomb qui est devenu si grand et si populaire parmi nous.
Les dispositions intellectuelles du jeune Christophe étaient trop prononcées pour que son père pût songer à l'élever dans la profession manuelle qu'il exerçait; Colombo dut s'imposer des sacrifices pécuniaires pour lui donner une éducation plus libérale, et sa tendresse paternelle, illuminée peut-être par un rayon de la divine Providence qui réservait à son fils les plus hautes destinées, ne recula devant l'accomplissement d'aucun de ces sacrifices. Dans sa plus tendre enfance, Colomb eut donc des professeurs de grammaire, d'arithmétique, de dessin et de géographie pour laquelle il avait un goût décidé. Bientôt il montra un penchant irrésistible vers la marine; et, pendant toute sa vie, il n'a jamais parlé de ce penchant précoce sans l'attribuer, avec la véritable piété qui a toujours été l'un des caractères distinctifs de son esprit, à une impulsion surhumaine qui le poussait invinciblement dans les seules voies par lesquelles il pouvait parvenir à exécuter les décrets du ciel dont il s'est toujours cru destiné à être le passif instrument.
Colombo se garda bien de contrarier des inclinations si formelles; de nouveaux sacrifices devinrent nécessaires, et il employa résolûment toutes ses ressources à faire entrer son fils à l'université de Pavie. Un père aux inspirations vulgaires aurait fait embarquer le jeune Christophe comme mousse sur quelque navire marchand, et il aurait cru qu'il n'y avait plus rien à faire: mais Colombo comprit sans doute qu'il n'en aurait fait ainsi qu'un marin ordinaire, et il pensa, avec un grand sens, que, pour le lancer avec distinction dans une carrière aussi difficile, il devait le mettre à même de contempler, de manière à s'en rendre compte, les grandes scènes auxquelles il allait assister, les phénomènes imposants qui devaient s'offrir à ses yeux, et de pouvoir s'élever jusqu'aux plus hautes positions maritimes, par ses connaissances, ses lumières et son instruction.
À Pavie, Christophe apprit le latin, qui était et qui sera toujours une excellente base de toute éducation scientifique; c'était d'ailleurs le langage habituel des écoles du temps, et notre jeune élève y fut bientôt familiarisé: il y apprit aussi la géométrie et l'astronomie; il y continua l'étude de la géographie, et ce fut avec une passion indicible qu'il s'adonna à la théorie de la navigation.
C'est ainsi que se passèrent l'enfance et la première jeunesse de Christophe; c'est ainsi que son esprit fut préparé à lutter toute sa vie contre des obstacles multipliés qu'il surmonta tous, et c'est ainsi que de ses études, de son caractère personnel, de son éducation, du souvenir des touchants efforts que son père avait faits pour le placer dignement sur le noble théâtre où il devait se montrer si supérieur, il acquit l'art difficile d'accomplir de grandes choses avec de faibles moyens, et de suppléer à l'insuffisance de ceux-ci par les facultés prodigieuses de son intelligence, par l'énergie de son caractère: en effet, dans ses entreprises diverses, le mérite de l'œuvre est toujours rehaussé par l'exiguïté des ressources avec lesquelles il sut les exécuter et les faire réussir.
Dès l'âge de quatorze ans, Christophe Colomb, doué d'assez de connaissances pour donner un libre cours à son inclination instinctive, s'embarqua sous les ordres d'un de ses parents nommé Colombo, qui avait une grande réputation de bravoure: actif, téméraire, impétueux, ce capitaine était toujours prêt pour toutes sortes d'expéditions maritimes; et, soit qu'il fallût se livrer à quelque entreprise commerciale, soit qu'il y eût à chercher des occasions de combattre qu'il préférait par-dessus tout, on pouvait s'adresser à lui sans hésiter.
La vie maritime était alors toute de hasards et d'aventures; la navigation commerciale même ressemblait à des croisières, car la piraterie était en quelque sorte légale, et les bâtiments marchands devaient au moins pouvoir et savoir se défendre. Les querelles des divers États de l'Italie, les courses renommées des intrépides Catalans, les escadrilles équipées pour les intérêts politiques ou privés des nobles qui étaient de petits souverains dans leurs domaines, les armements militaires de gens cherchant fortune, enfin les guerres religieuses contre les mahométans, tout contribuait à appeler sur la Méditerranée les hommes des contrées baignées par cette mer, à y faire dérouler les scènes les plus émouvantes, et à la rendre la meilleure école où pût se trouver un apprenti navigateur; ce fut celle à laquelle Colomb se forma comme marin, et qui l'initia aux mœurs, à la discipline, à l'existence enfin de l'homme de mer.
En 1459, Jean d'Anjou, duc de Calabre, arma une flottille à Gênes pour faire une descente à Naples, dans l'espoir de reconquérir ce royaume pour son père René, comte de Provence. Colomb s'embarqua sur cette flottille afin d'y continuer ses campagnes, et il s'y trouva encore sous les ordres de son parent. L'expédition dura quatre ans entiers pendant lesquels elle eut des fortunes diverses: notre jeune marin s'y distingua souvent par des actes d'intrépidité; aussi obtint-il un commandement particulier, avec lequel il eut la mission d'aller attaquer et enlever une galère dans le port même de Tunis, mission qu'il accomplit avec autant de talent que de bravoure!
Pendant plusieurs années, Colombo et son parent Christophe naviguèrent dans la Méditerranée, tantôt en épousant les querelles de quelques-uns des États de l'Italie, tantôt en guerroyant contre les infidèles. Dans le récit des guerres maritimes de cette époque, Colombo est quelquefois qualifié du titre d'amiral; or, ce n'est pas un faible titre de recommandation à l'estime publique que de voir Colomb affectionné et protégé par un marin aussi renommé.
Colombo avait un neveu du même nom que lui, dont la valeur, les exploits et l'audace étaient alors si célèbres, que les femmes maures étaient dans l'habitude d'en faire une sorte d'épouvantail à leurs enfants, lorsqu'elles voulaient refréner leurs mutineries ou leur indocilité. C'était un franc corsaire qui ne respirait et ne vivait que pour faire la guerre de course dans laquelle il excellait. Christophe eut un commandement dans plusieurs de ses croisières; il ne sortait d'un combat que pour assister à un autre; et ces deux marins allèrent même sur les côtes du Portugal pour y attendre quatre fortes galères vénitiennes qui revenaient de Flandre. La rencontre eut effectivement lieu; Christophe en attaqua une avec une grande vigueur; il parvint à l'aborder malgré l'avantage que la galère retirait de ses avirons pour éviter la jonction; mais la défense fut vive et le carnage fut grand des deux côtés; cependant le feu prit à bord et les deux bâtiments turent incendiés. Dans cet affreux désastre, Colomb eut le bonheur de pouvoir saisir un aviron à l'aide duquel il se soutint sur l'eau. Ce ne fut qu'après deux heures d'efforts qu'il put atteindre le rivage: épuisé de fatigue, il fut longtemps à se remettre; enfin, sa forte constitution prit le dessus, et il se rendit à Lisbonne où, trouvant plusieurs de ses compatriotes, il fixa sa résidence.
Nous avons cru devoir raconter ce combat, parce qu'il est attesté par Fernand, l'un des fils de Colomb, qui l'a lui-même décrit; mais il paraîtrait, d'après certains documents également dignes de foi, que Colomb était déjà à Lisbonne lorsque ce même combat eut lieu. Le Portugal était alors entré dans une voie glorieuse de découvertes: ainsi, en réfléchissant à l'esprit enthousiaste de Colomb pour tout ce qui portait le cachet de grandeur maritime, on peut très-bien se rendre compte comment, au lieu de se trouver transporté à Lisbonne par l'effet d'un des hasards de la guerre, ce jeune marin y aurait été conduit par un mouvement de curiosité libérale, et pour chercher à s'y frayer un chemin à la gloire par son mérite et par ses travaux.
En effet, le Portugal venait d'ouvrir la vaste carrière des voyages de recherche et d'exploration qui jetèrent un si grand éclat sur ce royaume. Les îles Canaries, ou les îles Fortunées des anciens, que l'on ne connaissait plus qu'à peine, tant les traditions en étaient affaiblies, avaient été retrouvées, dans le quatorzième siècle, par les Génois et les Catalans; et les voyages fréquents qu'y faisaient les navigateurs du Portugal ainsi qu'aux côtes voisines de l'Afrique avaient captivé l'attention publique. Cette impulsion acquit un nouvel essor par l'influence du prince Henri, fils du roi Jean Ier, qui ayant accompagné son père à Ceuta dans une expédition contre les Maures, y entendit parler de la Guinée, et pensa que d'importantes découvertes étaient probables dans cette direction.
À son retour, il se rendit à Sagres, dans une modeste habitation, près du cap Saint-Vincent, afin d'y réfléchir, dans le calme de la retraite, aux idées qui avaient envahi son esprit. Ce fut là, qu'en pleine vue de l'Océan, il s'adonna à toutes les sciences qui se rapportent à l'art nautique, surtout à la géographie et à l'astronomie dont les Arabes avaient apporté en Europe les premières notions, et dans lesquelles ceux d'entre eux qui résidaient alors en Espagne excellaient. Il appela des savants auprès de lui, il leur fit part de ses préoccupations, et ce fut ainsi qu'il se forma l'opinion bien arrêtée et fort avancée pour l'époque où il vivait, que l'Afrique était circonnavigable, et qu'on devait arriver dans l'Inde en la contournant par mer.
Il réfléchit aussi à la grandeur des républiques de Venise et de Gênes, qui s'étaient enrichies par le monopole du commerce de l'Asie qu'elles s'étaient approprié à l'aide des établissements fondés par elles dans la mer Noire et à Constantinople, où les denrées de l'Orient, quoique portées par une route longue et dispendieuse, ne laissaient pas de leur procurer des bénéfices considérables, puisque les négociants de ces républiques étaient seuls en mesure d'approvisionner le reste de l'Europe. Le prince Henri pensa donc qu'il serait très-avantageux pour le Portugal de prendre sa part de la magnificence des Vénitiens et des Génois, et qu'il ne pouvait y parvenir qu'en faisant suivre un autre cours au commerce ou qu'en se rendant directement dans l'Inde par la voie de la navigation.
Mais l'art nautique était alors dans un état de véritable enfance; les marins n'avaient pas encore osé perdre de vue les côtes de l'Océan; ils ne parlaient qu'avec effroi de son étendue incommensurable, de l'agitation de ses flots, ou, à en juger par les courants des marées aussi bien que des eaux qui avoisinent Gibraltar, du danger qu'il y aurait à aller s'exposer à ces mêmes courants qu'on supposait encore plus violents en s'avançant de plus en plus dans l'Atlantique. On croyait, même que notre planète, dans le voisinage de l'équateur, était barrée par une zone brûlante qu'une chaleur excessive empêchait de franchir; enfin, il existait généralement dans les esprits, une sorte de croyance superstitieuse que quiconque aurait osé s'aventurer au delà du cap Bojador n'en pourrait pas revenir.
Henri se mit résolûment au-dessus de ces craintes, de ces terreurs ou de ces scrupules, qu'il combattit avec les armes de la raison, de la logique et de la science; il fonda un collége naval à Sagres où il plaça les plus éminents professeurs de l'art de la navigation. Les cartes marines y furent retouchées, améliorées sous ses yeux à l'aide des documents les plus authentiques qu'on put se procurer dans tous les pays; la boussole, assez récemment inventée par Flavio Gioja d'Amalfi, fut perfectionnée; des livres spéciaux pour la navigation furent publiés; les méthodes, les calculs nautiques furent simplifiés; tout enfin ce qui concernait la marine y fut étudié: aussi jaillit-il de cette retraite un esprit d'entreprise qui s'empara de la nation tout entière et qui la stimula vers les expéditions les plus hardies. Par l'effet de cette chaleureuse excitation, Bojador, cet effroi des marins, fut doublé; les tropiques, où commençait la prétendue ceinture de feu tant redoutée, furent pénétrés; le cap Vert avait été découvert; on était allé jusqu'aux îles Açores; et Jean Santarem, accompagné de Pierre Escovar, découvrit les côtes de la Guinée en 1471.
Pour encourager encore plus les chefs de ces expéditions téméraires, le roi Jean fit habilement jouer les ressorts de la politique. Rien ne pouvait calmer davantage les terreurs populaires que la sanction de l'Église donnée à des voyages qui se trouvaient en complète opposition avec les opinions dominantes; or, le pape lui-même donna cette sanction, en dotant, de son autorité spirituelle, la couronne de Portugal du droit de souveraineté sur tous les pays que ses sujets découvriraient jusqu'à l'Inde inclusivement.
La publication de la bulle papale exerça une influence magique sur les masses, qui, dès lors, partagèrent entièrement les idées de Henri, et ne songèrent plus qu'aux moyens de contourner l'Afrique et d'arriver dans l'Inde par la voie de la mer. Mais hélas! le jeune prince mourut en 1473; il ne fut pas témoin de l'accomplissement du projet favori dont il avait si intelligemment préparé l'exécution; toutefois, il avait assez vécu pour être assuré que ses idées d'extension et de prospérité maritimes ne seraient pas frappées de stérilité. Il fut regretté comme doit l'être un homme aux pensées élevées et dont la devise, «Faire le bien,» avait été le mobile de toutes les actions.
Cependant, la renommée des découvertes des Portugais fixait l'attention de l'Europe. Colomb était arrivé à Lisbonne en 1470, et c'était l'époque où les savants, les curieux, les hommes entreprenants y accouraient de toutes parts; il avait alors trente-cinq ans; il était donc dans la force de l'âge; ses qualités morales avaient acquis leur entier développement; et ce n'est pas sans dessein que nous nous sommes étendu sur les circonstances diverses de sa carrière maritime, afin de montrer qu'aucun marin de l'époque ne pouvait le surpasser dans l'art de la navigation.
Quant à son physique, quant au caractère de ses traits, peut-être est-ce une puérilité de s'arrêter à ces détails quand il s'agit d'un homme aussi supérieur que Colomb; nous en donnerons cependant une description que nous croyons fidèle, car elle a été faite par son fils Fernand.
«Christophe Colomb avait le front large, le visage long, le nez aquilin; il avait les yeux clairs; son teint était blanc et embelli de vives couleurs; ses cheveux avaient été blonds pendant sa jeunesse; sa taille était au-dessus de la moyenne; son regard était animé, et l'expression de sa physionomie était grave et noble.»
Il existe un grand nombre de portraits de Colomb; on doit à M. Jomard une appréciation critique des plus remarquables d'entre eux: il donne la préférence à celui qui, depuis quelque temps, est entré dans la galerie de Vicence et où l'on reconnaît la touche du Titien ou au moins d'un des meilleurs peintres de son école. Celui qui écrit ces lignes en possède un également, qu'il conserve avec un respect religieux, car il lui offre deux grandes garanties de ressemblance: la première est une identité parfaite avec la description de Fernand; la seconde consiste dans les lignes en langue espagnole qui sont placées au-dessous, et dont voici la traduction littérale:
«Christophe Colomb, grand-amiral de l'Océan, vice-roi et gouverneur général des Indes occidentales qu'il découvrit. – Copié d'après un portrait original conservé dans sa famille. – Ladite copie donnée à M. le baron de Bonnefoux, préfet maritime, par le vice-amiral Gravina.»
On sait que Gravina commandait en second l'armée navale espagnole aux ordres de l'amiral Mazzaredo, que l'amiral Bruix amena à Brest en 1799; et qu'il commandait en chef les forces navales de sa nation réunies aux nôtres à Trafalgar où il fut tué en combattant vaillamment. Gravina était, en outre, chambellan de Sa Majesté Catholique.
Colomb avait beaucoup d'éloquence naturelle alliée à une vive clarté dans la discussion; quoique ayant mené une vie fort aventureuse et ayant longtemps fréquenté des hommes aux mœurs très-libres, les siennes étaient irréprochables, et nul ne savait mieux que lui se respecter et se faire respecter; aussi le voyait-on affable, affectueux et d'une douceur extrême envers les personnes qui l'approchaient; il était même parvenu à corriger une tendance naturelle à l'irritabilité en s'habituant à un maintien digne et grave, en ne se permettant aucun écart de langage et en vivant avec simplicité. Enfin, pendant sa vie entière, il fit preuve d'une piété sincère, qui, par la suite, lorsqu'il déroula ses théories devant des théologiens qui les trouvaient en contradiction ouverte avec ce qu'ils croyaient être des vérités incontestables, ne permit jamais qu'on pût le soupçonner d'attaquer volontairement la religion, et lui servit plus, peut-être, qu'aucune de ses autres qualités à faire adopter ses plans. Tout concourait donc à en faire un homme hors ligne et propre à exécuter le projet inouï qu'il conçut depuis, celui de découvrir les limites de l'Atlantique; car ce n'est pas assez d'avoir un mérite éminent, si l'on ne possède en même temps les qualités qui peuvent mettre ce mérite en évidence et lui faire porter ses fruits.
À Lisbonne, Colomb se maria avec une des deux filles d'un Italien nommé Palestrello, mort après avoir été l'un des marins les plus distingués du temps du prince Henri; il avait été le colonisateur et l'un des gouverneurs de l'île de Porto-Santo, qui, avec Madère, avait été découverte en 1418 et 1419, par Tristan Vaz et par Zarco. Toutefois, et malgré cette position avantageuse, il n'avait laissé qu'une modique fortune. L'autre fille de Palestrello avait épousé Correo, autre marin qui avait également été gouverneur de Porto-Santo. Après son mariage, Colomb fit plusieurs voyages en Guinée; il alla même à Porto-Santo pour des intérêts de famille. Ce fut pendant le séjour qu'il fit en cette île que naquit Diego, son fils ainé. Dans l'intervalle de ses campagnes, Colomb dressait des cartes marines dont la vente lui servait à soulager l'existence de son vieux père à qui il pensait toujours avec une tendre reconnaissance, et à aider ses frères lors de leur début dans le monde.
Les conversations que, dans cette période, il eut avec Correo, l'application qu'il portait à la construction de ses cartes qui était une de ses occupations favorites, l'étude qu'il fit des journaux, manuscrits et plans de son beau-père, furent pour lui des motifs incessants d'examen; ces motifs, joints à l'enthousiasme avec lequel les découvertes multipliées des Portugais le long du continent d'Afrique étaient accueillies, transportèrent son imagination et lui firent concevoir le dessein de tenter plus encore, et d'aller dans l'Inde en se dirigeant vers l'Occident.
Bientôt ses pensées ne purent plus se détacher de ce dessein, et plus il s'en préoccupait, plus il trouvait des raisons pour y persister.
On a dit que plusieurs entretiens, plusieurs fables, plusieurs redites ou rapports recueillis par Colomb, soit sur la côte de Guinée, soit surtout aux Açores et à Porto-Santo, sur l'existence d'une terre étendue située de l'autre côté de l'Atlantique, avaient été le point de départ de la grande idée de Colomb; mais si ces bruits, qu'on a cités depuis lors, avaient eu quelque consistance, le prince Henri les aurait connus, et il n'aurait certainement laissé à aucun autre la gloire de l'entreprise.
On ne peut donc attribuer ce point de départ à d'autres causes qu'à celles qui sont assignées par Fernand, et qui sont le fruit de la réflexion la plus persévérante et la mieux mûrie. Suivons, en effet, Colomb pas à pas; nous verrons ainsi se confirmer l'opinion de Fernand, et il sera impossible de ne pas reconnaître avec lui, que des rapports vagues, des bruits incohérents, des contes chimériques, des faits peu concluants, tels que ceux que l'envie a inventés ou amplifiés après l'événement, n'eurent aucune influence sur l'esprit vigoureux de Colomb, et que ses idées reposaient sur ses recherches mentales et sur les convictions les mieux fondées.
Toscanelli, Italien très-versé dans la cosmographie, habitait alors la ville de Florence; or, il existe une correspondance entre Colomb et Toscanelli qui remonte à l'année 1474; mais on doit penser que le sujet abordé par Colomb était mûri déjà depuis longtemps dans son jugement, lorsqu'il entra en communication épistolaire avec ce savant. Il y posa en principe que la terre est un corps sphérique dont on pouvait faire le tour dans le sens de l'équateur, et que les hommes placés aux antipodes les uns des autres, y marchaient et s'y tenaient debout pieds contre pieds, ce qui était une des assertions les plus téméraires qu'on pût alors avancer: il divisait l'équateur, comme toutes les circonférences de cercle, en 360 degrés, et, s'appuyant sur le globe de Ptolémée et sur la carte plus nouvelle de Marinus de Tyr, il accordait aux anciens la connaissance géographique de 225 de ces degrés, qui comprenaient tout l'espace renfermé de l'Est à l'Ouest, entre la ville de Thiné, extrémité orientale de l'Asie, et les îles Fortunées ou Canaries, extrémités occidentales du monde alors connu. Depuis ce temps-là, les Portugais avaient découvert les Açores; ainsi, il fallait ajouter environ 15 degrés aux 225 des anciens, ce qui donnait une somme de 240 degrés, équivalente aux deux tiers de l'étendue circulaire de la terre.
Ce calcul de Colomb était rigoureux dans la supposition de l'exactitude du globe et de la carte dont il se servait comme base; mais il est évident pour nous aujourd'hui, que l'extrémité orientale de l'Asie y était portée beaucoup trop loin, et cette erreur, qu'on ne pouvait attribuer à Colomb, fut très-heureuse, car elle ne lui permettait de compter que sur un parcours de 120 degrés ou de 2,400 lieues marines entre les Açores et le point le plus rapproché de l'Asie. Il devait donc, après avoir franchi l'espace occupé par ces 120 degrés, ou arriver aux confins orientaux de l'Asie, ou découvrir les terres qui pouvaient s'interposer. Si même on s'en rapportait aux calculs de l'Arabe Alfragan, fondés sur l'opinion d'Aristote, de Sénèque, de Pline et de Strabon, ces 120 degrés auraient été loin de valoir 2,400 lieues, car ce mathématicien supposait la terre moins étendue qu'elle ne l'est réellement; selon lui, chaque degré de l'équateur était inférieur à 20 lieues marines d'une assez grande quantité.
La réponse de Toscanelli fut un vif encouragement pour Colomb; il y était même fait mention du fameux Marco Paolo, voyageur vénitien qui avait établi, dans une narration de ses voyages par terre et dans l'Orient pendant le quatorzième siècle, que les parties les plus éloignées du continent asiatique et dans lesquelles il avait pénétré, étaient bien au delà de l'espace assigné par Ptolémée. Toscanelli avait compris immédiatement la portée extraordinaire du projet de Colomb; il s'en montra émerveillé et il le conjura ardemment de le mettre à exécution, l'assurant qu'en partant de Lisbonne même, il aurait tout au plus 1,350 lieues marines à franchir pour arriver à la province de Mangi, près du Cathai par lequel on doit supposer qu'il désignait ce que nous appelons la Chine. Pour enflammer davantage son imagination, il lui retraça les détails prodigieux donnés par Marco Paolo sur le Cathai, sur la puissance et la grandeur du grand kan ou du souverain de ces contrées opulentes, sur la splendeur de Cambalu et de Quinsai, capitales de son empire, et sur les richesses incalculables de l'île de Cipango qui avoisinait le Cathai, et qui, probablement, était le Japon. Toscanelli joignit à ces renseignements une carte sur laquelle étaient portées, soit les côtes occidentales de l'Europe et de l'Afrique, soit les parties orientales de l'Asie séparées les unes des autres de la faible distance de 1,350 lieues marines (environ 7,500 kilomètres). On y voyait aussi, à diverses distances et convenablement placées, Cipango, Antilla, ainsi que d'autres îles de moindre importance.
Cette lettre fit sur l'esprit de Colomb une impression qui non-seulement fut vive, mais encore très-durable, car, dans ses préoccupations, ses voyages ou ses propositions, on voit souvent reparaître les territoires du grand kan, le Cathai et l'île de Cipango, qui lui avaient été offerts en perspective par son savant correspondant.
L'approbation qui fut donnée par Toscanelli aux plans de Colomb acheva de le confirmer dans leur excellence; il s'occupa dès lors à compléter sa théorie; lorsque les diverses parties en furent bien concertées, il s'y fixa avec une fermeté inébranlable; jamais il n'en parla avec l'accent du doute ni de l'hésitation, et ce fut pour lui chose aussi authentique que si de ses yeux il avait aperçu, que si de ses pieds il avait foulé la terre qu'il voyait par l'effet de son imagination. Un sentiment religieux, qui avait une teinte de sublimité, se mêla à ses pensées; on eût dit, en l'entendant parler, qu'on avait devant soi un homme inspiré par un effet de la puissance divine, qui entre tous l'avait choisi pour accomplir une œuvre excédant les facultés intellectuelles d'un simple mortel, et des volontés de laquelle il reconnaissait n'être que le docile agent!
Et quand il ajoutait, avec une conviction intime, que le moment était venu où les extrémités les plus distantes de la terre devaient entrer en communication les unes avec les autres, et où toutes les nations, toutes les îles, tous les langages allaient se réunir sous la bannière du divin rédempteur des hommes, on ne savait ce qu'on devait admirer le plus, ou de la science profonde de ses arguments, ou de l'éloquence avec laquelle il les prononçait, ou, enfin, de la foi vive et religieuse dont il était animé.
Il en résulta pour son esprit une élévation nouvelle; pour son regard, un plus grand air d'autorité; pour son maintien, une noblesse et une dignité qui frappaient tous ceux qui l'approchaient. L'envie et le dénigrement se tenaient même loin de lui, pour répandre les fables ou les calomnies par lesquelles on cherchait quelquefois à lui ravir l'honneur de l'idée première, ou à entraver ses projets; mais, dans le libre cours d'une discussion calme et sérieuse, il avait toujours la supériorité. On pouvait donc se refuser à l'aider dans ses projets; mais il était difficile de répondre à ses discours, de réfuter ses opinions, et surtout de ne pas estimer l'homme qui disait: «Voilà mon plan; s'il est dangereux à exécuter, je ne suis pas un simple théoricien qui laisse aux autres la chance de succomber sous les périls; mais je suis un homme d'action; je suis prêt à sacrifier ma vie pour servir d'exemple aux autres; et finalement, si je n'aborde pas aux rivages de l'Asie par mer, c'est que l'Atlantique a d'autres limites dans l'Occident, et ces limites je les découvrirai!»
Cependant, Colomb quitta le Portugal pour un nouveau voyage, qu'il entreprit vers la partie des régions septentrionales, où les pêcheurs anglais avaient coutume d'aller exercer leur industrie: il nous apprend lui-même que, dépassant ces latitudes d'une centaine de lieues, il franchit le cercle polaire, afin de s'assurer jusqu'à quel point ces parages étaient habitables; il mentionne l'île de Thulé, c'est-à-dire probablement l'Islande, et non point l'Ultima Thule des anciens qui, selon eux, était bien moins loin dans l'Ouest. Dans la relation de ce voyage, on trouve encore la preuve du violent désir qu'il avait de sortir des limites étroites de l'Ancien-Monde, pour se lancer vers les points occidentaux et extrêmes de l'Océan.
Quel navigateur, alors, pouvait être comparé à Colomb? Il avait fait de belles études préparatoires; il avait débuté jeune dans la marine, avait fait beaucoup de campagnes, et avait, pendant plus de vingt ans, parcouru toutes les mers fréquentées; il s'était trouvé dans un grand nombre de combats et il s'y était distingué; il n'avait négligé aucune occasion d'accroître son savoir; il parlait plusieurs langues; il avait construit des cartes marines qui lui faisaient prendre place parmi les premiers hydrographes; aussi pouvait-il se présenter avec assurance et dire que s'il proposait une expédition périlleuse et difficile, nul n'avait ni plus d'expérience, ni plus de courage, ni plus de talents pour la commander et pour la faire réussir.
Quelques années s'écoulèrent sans que cet homme si supérieur eût rien décidé sur les moyens de mettre ses projets à exécution; il lui fallait un grand protecteur pour lui en procurer les moyens, et il se rendait parfaitement compte de la difficulté de trouver, pour faire accueillir ses vues, un personnage haut placé: il ne croyait même pas que ce fût trop d'un souverain; tant il pensait qu'il fallait de puissance pour ranger sous sa domination les terres où il devait aborder, et pour lui décerner les dignités et les récompenses que ses découvertes futures lui semblaient devoir mériter!
D'ailleurs, il devait aussi trouver des marins qui consentissent à le suivre; or, ceux du Portugal eux-mêmes, malgré l'usage plus général de la boussole améliorée par les soins du prince Henri, ne s'avançaient vers le midi de l'Afrique qu'avec crainte, circonspection, et ils osaient à peine perdre la terre de vue. Qu'eût-ce été si on leur avait proposé de s'embarquer pour un voyage dirigé vers l'Ouest jusqu'aux extrémités redoutées de l'Atlantique? Rien, sans doute, ne leur aurait semblé moins praticable ni plus dangereux.
Il paraît que ce fut alors que Colomb s'adressa au gouvernement de Gênes, sa patrie, pour lui faire part de ses plans et pour les placer sous sa protection. Il regardait cette démarche comme un devoir de cœur et comme la dette sacrée d'un citoyen dévoué avant tout à la gloire, à la prospérité de son pays; il s'y serait rendu immédiatement, si ces offres avaient été acceptées: il n'en fut pas ainsi.
En Portugal, Alphonse avait succédé au roi Jean Ier; mais ses guerres avec l'Espagne l'occupaient trop pour qu'on pût croire qu'il s'engagerait dans une expédition qu'il jugerait probablement devoir être aussi coûteuse qu'incertaine; aussi, dans la supposition d'un refus, rien ne fut tenté auprès de lui.
Ce fut en 1480 que Jean II succéda à son tour au roi Alphonse. La passion du prince Henri pour les découvertes remplissait son cœur; sous son règne, l'activité des navigateurs portugais, un moment assoupie, se réveilla; et ce nouvel essor fut secondé par l'imprimerie qui, récemment inventée, abrégeait les communications, propageait les connaissances scientifiques et favorisait les progrès; mais l'impatience de Jean II lui faisait trouver trop de lenteur dans les tentatives de ses navires pour parvenir à l'extrémité Sud de l'Afrique.
Il était difficile, pourtant, qu'il en fût autrement; car, pour s'avancer vers les parties méridionales de ce continent, il fallait lutter sans cesse, et avec des bâtiments fort imparfaitement installés, contre des calmes prolongés, des courants assez rapides et des vents presque toujours contraires ou même quelquefois violents tels que ceux qui règnent dans ces parages. Aujourd'hui que les navires sont éclairés par l'étude des localités, dès qu'ils ont traversé l'équateur, ils ne luttent pas, en louvoyant, contre les vents dits généraux qui soufflent du Sud-Est, pour se rendre au cap de Bonne-Espérance; mais ils se servent de ce vent pour courir une longue bordée qui les rapproche beaucoup de l'Amérique méridionale, et semble leur faire faire un grand détour, il est vrai, mais qui les porte au delà du tropique du Capricorne; ils trouvent, bientôt alors, des vents d'Ouest; et, en peu de jours, ils arrivent à ce cap renommé, l'ancien Cabo-Tormentoso (cap des Tempêtes) des Portugais, qu'il leur aurait fallu des mois entiers pour atteindre en côtoyant l'Afrique. Au surplus, le nom de cap de Bonne-Espérance, qui fut donné plus tard au Cabo-Tormentoso, pour indiquer l'espoir que l'on avait, et que Diaz et Vasco de Gama réalisèrent en 1486 et 1498, de trouver, en le doublant, une voie de mer pour aller dans l'Inde, n'en est pas moins encore celui d'un point du globe fréquemment battu par d'effroyables tempêtes et assailli par des flots courroucés.
Mécontent de la lenteur des découvertes de ses navires, Jean II voulut que la science lui vînt en aide, et il appela des hommes instruits auprès de lui pour aviser sur ce point. Ces savants, au nombre desquels se trouvait le célèbre Martin Behem, se joignirent à ses deux médecins, Rodrigue et le juif Joseph, qui étaient aussi des astronomes et des géographes renommés. Plusieurs décisions furent prises par eux: la plus importante fut celle de l'application de l'astrolabe à la navigation, afin de procurer aux marins les moyens de régler leur marche par l'observation de la hauteur des astres, et de leur donner un surcroît de confiance ou de hardiesse, qui leur manquait dans l'art de diriger leur route et de conduire leurs bâtiments.
L'astrolabe n'était cependant que l'anneau astronomique perfectionné, et, comme lui, qu'un instrument de suspension qui, à cause de la mobilité d'un navire, ne pouvait donner à bord que des résultats approximatifs; il était loin de l'arbalète qui vint ensuite, laquelle était également loin du quart de nonante, tout à fait mis de côté, cependant, depuis l'invention des instruments à réflexion, tels que l'octant, le sextant et le cercle de Borda, qui ne laissent rien à désirer.
Toutefois, cette mesure eut un grand effet moral; car les équipages, attribuant à l'astrolabe une perfection qu'il ne possédait pas, s'imaginèrent qu'ils navigueraient désormais avec plus de sécurité; sous un autre rapport, elle eut des conséquences du plus haut intérêt. En effet, Colomb, qui a toujours fait preuve d'une promptitude d'esprit incomparable pour saisir les différentes phases d'une question, et pour en tirer le parti le plus favorable à ses vues, ne manqua pas de préconiser l'astrolabe comme l'instrument destiné à ouvrir un champ libre à ses découvertes, et de le présenter comme devant calmer les craintes de tous ceux qui voudraient partager sa fortune.
Dès lors, et pendant qu'on était sous l'impression favorable de cette innovation, il ne balança plus un seul instant, et il demanda une audience au roi afin de lui communiquer son projet. L'audience ne se fit pas attendre: Colomb se présenta avec une noble assurance; il exposa sa théorie, montra la carte de Toscanelli, et il assura à Jean II que s'il voulait lui confier des navires et des hommes pour les armer, il les conduirait dans les riches contrées de l'Orient en cinglant directement à l'Ouest, et qu'il aborderait à l'île opulente de Cipango, d'où il établirait une communication directe avec le grand Kan, souverain d'un des États les plus riches et les plus splendides du monde.
Le roi l'écouta avec une attention soutenue, et lui promit d'en référer à une junte, qui fut en effet nommée et qui était composée de Rodrigue et de Joseph, dont nous venons de parler, et du confesseur du roi, Diego Ortiz, évêque de Ceuta, Castillan de naissance, ordinairement appelé du nom de Cazadilla qui était celui de sa ville natale, et fort estimé à cause de ses lumières et de son instruction.
La junte, qui n'eut qu'à délibérer sur les plans présentés par Colomb, sans s'entretenir avec lui-même, déclara qu'ils étaient extravagants, et que l'auteur de ces plans ne pouvait être qu'un visionnaire; mais le roi qui avait entendu Colomb, et qui savait, à n'en pas douter, que, loin d'être un visionnaire, il s'exprimait avec toute la lucidité d'un homme aussi instruit que sensé, le roi, disons-nous, n'admit pas cette décision de la junte, et il assembla son conseil privé, qui était composé des savants les plus éminents du Portugal, pour en délibérer.
Malheureusement, Cazadilla en faisait partie, et, plus malheureusement encore, il est dans la nature humaine que nul n'est plus obstiné ni de plus mauvaise foi qu'un savant qui se trompe; aussi, par son ardente influence, les théories de Colomb furent-elles qualifiées d'impraticables, et de chimères sans base et sans raison!
Cazadilla fit plus encore; car, voyant le mécontentement que le roi Jean II éprouvait de cette nouvelle décision et le penchant qu'il continuait à manifester pour tenter l'entreprise, il eut recours à une manœuvre indigne, qu'il présenta au roi sous le prétexte spécieux, si souvent invoqué en pareil cas, qu'il était de la dignité de la couronne de ne pas s'engager à cet égard par une détermination officielle, et qu'il fallait agir à l'insu de Colomb pour vérifier jusqu'à quel point ses propositions pouvaient être fondées.
Le roi eut la faiblesse d'adopter ce conseil, qui n'était qu'une ruse odieuse déguisée sous le semblant de la dignité royale; et, mettant à profit les cartes et les communications diverses de Colomb, des instructions furent tracées, et l'ordre fut donné d'expédier secrètement une caravelle du cap Vert, pour qu'elle fît route immédiatement, et d'après ces mêmes instructions.
Cependant, Colomb était tenu en suspens par plusieurs assurances qu'on lui donnait, que le conseil, ne pouvant agir avec trop de maturité, prenait du temps pour mieux asseoir son jugement. Quant à la caravelle, elle partit; mais elle éprouva des contrariétés; et, comme le capitaine et l'équipage ne rencontrèrent que des mers agitées par des vents impétueux, qu'ils ne virent devant eux que des horizons menaçants et que l'espace succédant à l'espace, sans l'aspect d'aucune terre pour les encourager ou les guider, ils faillirent à l'œuvre comme des hommes non stipulés par l'aiguillon de la gloire ou manquant de conviction, et ils retournèrent au cap Vert, d'où ils firent voile pour Lisbonne; là, ils s'excusèrent de leur manque de résolution, en ridiculisant le projet comme étant déraisonnable et même extravagant.
Cette insigne duplicité indigna Colomb au point qu'il ne voulut plus entendre à rien, même, dit-on, à une disposition que montra le roi à renouer la négociation. Sa femme était morte depuis quelque temps, il ne tenait donc plus au Portugal par aucun lien, et il en serait parti immédiatement, si ses affaires pécuniaires, dérangées par le peu de soins que ses préoccupations scientifiques lui avaient permis d'y donner, lui en avait laissé la faculté. Il fit alors tous ses efforts pour rétablir ses finances; et finalement, il quitta ce royaume en 1484, emmenant avec lui son jeune fils Diego.
Quelque fâcheux pour notre illustre navigateur qu'aient pu être les événements que nous venons de décrire, ils ont eu, toutefois, le résultat de démontrer invinciblement la fausseté des allégations par lesquelles on a cherché à insinuer que l'idée première de ses projets ne lui appartenait pas en propre, et qu'elle lui avait été suggérée par des révélations qui lui avaient été faites dans ses voyages à la côte de Guinée, ou par la connaissance de faits empreints de caractères tellement vraisemblables qu'ils avaient dû être acceptés par lui comme des preuves. Ainsi, cette prétendue statue qui, sur le cap le plus avancé de la plus occidentale des Açores, avait un doigt mystérieusement dirigé vers l'occident; ainsi, ces vues de terres que l'on croyait, en certains temps, apercevoir du sommet des montagnes des îles Canaries; ces pièces de bois grossièrement travaillées, apportées par des vents d'Ouest; ces arbres d'espèces étrangères à l'Europe ou à l'Afrique, dont les troncs avaient été roulés par les vagues jusques à notre continent; ces cadavres parvenus sur nos côtes, et dont les traits ou les formes n'appartenaient à aucune race alors connue dans nos pays!.. tout cela était évidemment des fables; car, s'il y avait eu la moindre certitude, s'il avait existé le moindre prétexte à en retirer des inductions favorables, il est certain que le roi Jean, que Cazadilla, que la junte, que le conseil privé, que les marins de la caravelle expédiée du cap Vert en auraient eu connaissance, qu'ils n'auraient pas traité Colomb de visionnaire, et qu'ils n'auraient point déclaré que ses projets étaient extravagants.
Il est donc bien démontré que, dans le Portugal, pays où l'art de la navigation était le plus avancé, et qui était le mieux situé pour connaître l'exactitude de ces bruits ou de tous ceux qui pouvaient alors circuler sur l'existence de contrées transatlantiques, rien qui eût un caractère authentique n'y existait; que les théories de Colomb, touchant ces mêmes contrées, y furent unanimement qualifiées d'impraticables ou d'insensées, et qu'à lui seul revient l'honneur tout entier non-seulement d'avoir conçu de si vastes projets, mais encore de les avoir exécutés!
Il règne quelque obscurité sur la vie de Colomb pendant l'année 1485; nous allons en rapporter ce qui paraît le moins vague dans le récit des historiens qui ont traité ce sujet.
De Lisbonne il se rendit à Gênes où il renouvela ses propositions de découvertes dans l'Occident; la république, alors occupée de guerres ruineuses qui minaient sa prospérité, ne crut pas pouvoir accepter des offres qui auraient ajouté beaucoup d'éclat à sa puissance, et dont les conséquences avantageuses pour son opulence auraient pendant longtemps établi sa suprématie commerciale. Il s'adressa ensuite à Venise qui, se trouvant en ce moment dans une période critique pour ses affaires, refusa également ses propositions. L'Angleterre, à cette même époque, était gouvernée par Henri VII, dont Colomb avait entendu vanter la sagesse et la magnificence; il crut donc devoir engager son frère Barthélemy à s'embarquer pour cette île, afin de faire connaître ses plans à ce souverain, et de chercher à les lui faire approuver. Quant à lui, après avoir embrassé son vieux père qui vivait encore, et après avoir satisfait, autant qu'il était en lui, à sa piété filiale, par les mesures qu'il prit pour subvenir aux besoins de sa vieillesse, il partit pour l'Espagne avec l'espoir d'y recevoir un accueil plus favorable que celui que lui avaient fait jusqu'alors les gouvernements auxquels il s'était adressé.
À une demi-lieue de Palos, sur une éminence solitaire qui avoisine la mer, se trouvait, et se trouve même encore aujourd'hui, un ancien couvent de Franciscains, entouré d'un bois de pins, et qui est dédié à Sainte-Marie de la Rabida. À la porte de ce couvent, en l'année 1486, s'arrêta, un jour, un étranger qui venait de débarquer sur les côtes de l'Espagne, et qui, exténué de fatigue, conduisant par la main un jeune enfant également épuisé, frappa et demanda un peu d'eau et de pain pour ranimer les forces défaillantes de cet enfant qui était son fils. Cet étranger, qui devait, plus tard, doter la couronne d'Espagne de possessions innombrables, et qui, en ce moment, faisait un humble appel à la charité du frère gardien d'un simple couvent de ce royaume, c'était Christophe Colomb, qui se rendait à Huelva dans l'espoir d'y trouver son beau-frère Correo!
Le supérieur du couvent entrait en ce même moment: c'était un homme instruit, intelligent, qui, après avoir accompli les premiers devoirs de l'hospitalité, fut tellement frappé de l'air de noblesse et de dignité de son hôte, qu'il lia conversation avec lui et qu'il l'engagea à faire quelque séjour au couvent.
Ce supérieur, qui se nommait Jean Perez de Marchena, ne put, sans un sentiment de sympathie extrême, entendre le récit de la vie de l'étranger qui lui en confia toutes les particularités et se garda bien d'omettre les pensées de découvertes dont il était le plus préoccupé; mais, se méfiant de son propre jugement, le supérieur en référa à Garcia Fernandez, médecin de Palos, qui était un de ses amis. Fernandez fut séduit, comme l'avait été Jean Perez; il en conversa avec des marins, avec des pilotes de l'endroit qui parurent frappés de la grandeur de l'idée; mais ce qui acheva de déterminer la conviction du supérieur du couvent, fut l'approbation décidée qui fut donnée aux théories de Colomb par Martin Alonzo Pinzon, de Palos, l'un des plus habiles capitaines de la marine marchande espagnole, et chef d'une famille de marins aussi riche que distinguée. Pinzon fit même plus qu'approuver; car il offrit, spontanément, une forte somme pour contribuer à un armement, et sa personne pour accompagner Colomb afin de le seconder dans le voyage.
Jean Perez, qui avait été confesseur de la reine, donna alors un libre cours à ses bonnes intentions; il conseilla à Colomb de se rendre immédiatement à la cour; il lui remit une lettre pressante de recommandation pour Fernando de Talavera, prieur du couvent du Prado, confesseur actuel de la reine, homme ayant une grande influence politique et qu'il connaissait très-particulièrement; il lui promit aussi de garder au couvent son fils Diego, et de veiller paternellement en tout à sa personne ainsi qu'à son éducation. Pinzon offrit les moyens pécuniaires pour subvenir au voyage; enfin, au printemps de l'année 1486, Colomb, enthousiasmé, Colomb, le cœur ravi de ces encouragements et de ces secours inespérés, s'éloigna du couvent de la Rabida pour se rendre à la cour de Castille réunie en ce moment, à Cordoue où les souverains espagnols, Ferdinand et Isabelle, se trouvaient pour hâter la conquête de Grenade qui appartenait encore aux Maures.
La guerre opiniâtre que les Espagnols faisaient aux Maures et la situation politique du pays, se lient trop étroitement à l'exécution des projets de Christophe Colomb, pour que nous n'entrions pas, à cet égard, dans quelques détails qui expliquent les retards qu'il éprouva pour faire accueillir favorablement ces mêmes projets.
Ferdinand, roi d'Aragon, et Isabelle, reine de Castille, régnaient à cette époque en Espagne: ils avaient uni leurs destinées et leur politique par un mariage qui, en satisfaisant à leur bonheur personnel, leur permettait de combiner leurs efforts pour la gloire de l'Espagne et pour achever d'en expulser les Maures qui, depuis longtemps, y avaient établi leur domination. C'était, en ce moment, l'unique objet de leur ambition; et tous leurs vœux, toutes leurs ressources étaient concentrés et dirigés vers ce noble but.
Cependant, les deux royaumes d'Aragon et de Castille étaient, en particulier, dans une indépendance complète l'un vis-à-vis de l'autre. Grâce à l'accord aussi parfait que désintéressé de ces deux souverains en tout ce qui touchait aux intérêts de l'Espagne, jamais aucun empiétement ne se fit remarquer sur leurs droits respectifs: ainsi, dans chacun des deux royaumes, les impôts étaient levés selon les lois de chacun de ces pays; la justice était rendue au nom de chacun des souverains; mais, dans les actes généraux, leurs deux noms étaient joints pour la signature, leurs têtes figuraient ensemble sur la monnaie nationale, et le sceau royal portait déployées les armes confondues de la Castille et de l'Aragon.
On a dit, à l'étranger, que Ferdinand était fanatique, ambitieux, égoïste, perfide même; mais, en Espagne, il a toujours été cité comme possédant un esprit étendu, une intelligence pénétrante, un caractère égal, et comme un homme d'une politique consommée, doué d'un grand talent d'observation, et sans rival pour les travaux du cabinet.
Quant à Isabelle, les écrivains contemporains n'en ont jamais parlé qu'avec un enthousiasme extrême. Le temps a confirmé ce langage, et il a été ratifié par les écrivains de tous les autres pays. Lorsque Colomb arriva à Cordoue, il y avait dix-sept ans qu'Isabelle était mariée, et on la dépeint alors comme réunissant l'activité et la résolution d'un homme à la douceur féminine la plus accomplie, accompagnant son mari dans les camps, assistant à tous les conseils, animée par les idées les plus pures de la gloire, et adoucissant toujours, par les élans de son caractère généreux, les rigueurs parfois trop sévères de la politique calculatrice du roi. Dans la direction des affaires de son royaume, on nous la montre comme uniquement occupée à améliorer la législation, à guérir les plaies engendrées par de longues guerres intérieures, à encourager les arts, les sciences, la littérature, et ce fut par ses soins que l'université de Salamanque acquit l'illustration dont elle a joui pendant longtemps, parmi les nations. Enfin, sa prudence semblait, en tout, être inspirée par une sagesse infinie, elle veillait sans cesse aux intérêts de tous, et elle était la mère du peuple dans toute l'acception de ce mot.
Mais si nous nous reportons à la plus tendre jeunesse d'Isabelle, à ce qu'elle était avant d'unir son sort à celui du roi d'Aragon, rien n'égale les descriptions qui ont été faites des charmes de sa personne, et nous ne pouvons résister au plaisir de citer le portrait qui en a été tracé par un auteur étranger:
«La plus poétique imagination de l'Espagne, pays renommé pour la beauté des femmes, n'aurait pu concevoir une beauté plus régulière: ses mains, ses pieds, son buste et tous ses contours, portaient l'empreinte de la grâce la plus accomplie. Sa taille, quoique moyenne, était remplie de noblesse et de dignité. Celui qui la contemplait ne savait, au premier abord, s'il était fasciné par la perfection du corps ou par l'expression que l'âme communiquait à un extérieur, pour ainsi dire, irréprochable. Née sous le soleil de l'Espagne, elle descendait, cependant, par une longue suite de rois, des monarques goths, et leurs fréquentes alliances avec des princesses étrangères avaient produit, sur sa physionomie, un mélange de l'éclatante fraîcheur du Nord avec la séduisante vivacité des femmes du Midi. Son teint était blanc, et son épaisse chevelure d'un brun clair; ses yeux bleus, d'une douceur ravissante, rayonnaient d'intelligence et de sincérité. Pour ajouter à tant d'attraits, quoique élevée à la cour, une franchise austère, mais inoffensive, régnait dans son langage comme dans ses regards, et, en étincelant sur son visage, à l'éclat de la jeunesse ajoutait celui de la vérité.»
Telle était, telle avait été la noble femme qui contribua, plus peut-être que son mari, à l'expulsion définitive des Maures du territoire espagnol; et qui, quelque grande et patriotique que fût cette œuvre, était destinée à acquérir la gloire plus grande encore, puisqu'elle la rend immortelle dans l'histoire, d'avoir une influence décisive sur la découverte du Nouveau-Monde. Enfin, ce qui prouve clairement l'extrême supériorité de l'esprit d'Isabelle, c'est que, destinée à gouverner l'Espagne conjointement avec Ferdinand; dans ce règne à deux qui lui présentait tant d'écueils, elle sut constamment, tout en maintenant intactes l'étendue de son autorité, la plénitude de ses droits, se faire aimer et respecter par le plus ombrageux des maris, le plus inquiet des hommes et le plus absolu des souverains.
Toutefois, la guerre sainte, ainsi qu'on l'appelait en Espagne, que Ferdinand et Isabelle avaient entreprise contre les Maures, occupait trop les esprits, lors de l'arrivée de Colomb à Cordoue, pour que le moment fût propice à l'examen de ses plans. Fernando de Talavera, lui-même, à qui il remit la lettre de Jean Perez et qui devait être son introducteur auprès de Leurs Majestés, prit à peine le temps de lire la lettre ou de l'écouter, et trouva plus commode de lui dire que ce qu'il proposait était inacceptable. Rien n'annonce même que Talavera en ait entretenu les souverains, ou s'il le fit, ce dut être en termes tellement froids qu'ils ne purent y prendre aucun intérêt.
La campagne fut ouverte en 1486 par le roi et la reine en personnes, et elle fut poursuivie avec vigueur. Quant à Colomb, il attendit à Cordoue des circonstances plus favorables, espérant tout du temps ainsi que des efforts qu'il faisait pour faire goûter ses théories par les hommes éclairés avec lesquels il pouvait entrer en relations. Il se remit à son travail de faire des cartes afin de subvenir à son existence, et, dans cette humble position, il eut souvent à braver les railleries de ceux qui, n'ayant pas le don de le comprendre, se laissaient parfois aller au malin plaisir de le tourner en ridicule, soit à cause de l'état de pénurie où il se trouvait, ou, plus encore, à cause des préoccupations de son esprit que l'on qualifiait de fantasques et d'insensées.
Ce fut dans cette ville qu'il s'attacha à dona Beatrix Enriquez; toutefois, les particularités de cette liaison sont enveloppées d'obscurité: on sait seulement que c'était une dame de bonne famille et qu'elle fut la mère de Fernand, son second fils, qu'il aima toujours à l'égal de son aîné Diego et qui fut l'historien de son père; mais les autres détails de cette partie de la vie de Colomb restent ignorés; on doute même que l'attachement mystérieux qu'il eut pour dona Enriquez ait jamais été légitimé par le mariage.
Quoi qu'il en soit, les idées de Colomb se répandirent peu à peu et obtinrent quelque crédit. Entre autres, Alonzo de Quintanilla, contrôleur des finances du royaume de Castille, fut frappé de la force de ses raisonnements, et il ne put voir, sans en être ému, tant de dignité dans le langage, tant de noblesse dans les manières et tant de foi dans les convictions; aussi, fut-il bientôt un de ses approbateurs les plus chaleureux, un de ses avocats les plus puissants, et il lui donna asile dans sa maison.
Antoine Geraldini, nonce du pape, et son frère Alexandre Geraldini, précepteur des plus jeunes enfants de Ferdinand et d'Isabelle, devinrent aussi ses partisans zélés. Ils le présentèrent à Gonzalez de Mendoza, archevêque de Tolède et grand cardinal d'Espagne; c'était un personnage très-considéré à la cour où l'on ne prenait jamais un parti de quelque importance sans le consulter, à tel point qu'il avait reçu le surnom de Troisième Roi d'Espagne! Sa science n'avait rien de froid; son intelligence était vive, et son habileté prompte et décidée dans l'examen ainsi que dans l'exécution ou la pratique des affaires; aussi fut-il charmé de l'éloquence lucide et du noble maintien de Colomb. Il l'écouta avec une attention progressivement croissante; il comprit bientôt la portée infinie de ses projets, la vigueur de ses arguments; et, dès sa première conversation, il devint l'ami le plus dévoué et le plus inébranlable de son interlocuteur: il en parla aussitôt au roi, et le fruit de son intercession ne se fit pas longtemps attendre, car l'audience qu'il demanda fut accordée à l'instant.
Colomb avait alors cinquante et un ans; mais cet âge, déjà assez avancé pour affronter les fatigues de la navigation et les périls d'un voyage sans données positives, sans terme prévu, sans autre guide que sa confiance et que son génie, cet âge, disons-nous, n'avait ni ébranlé ses résolutions, ni affaibli l'ardeur de son courage. Les soucis de son esprit, les méditations fréquentes auxquelles il se livrait, la crainte de ne pouvoir être agréé pour l'accomplissement de ses desseins avaient blanchi sa chevelure, mais sa taille était toujours droite, sa tournure imposante, et son air grave et digne était rehaussé par la mâle simplicité de ses actions. Son costume n'était ni celui d'un riche, ni celui d'un gentilhomme, mais il le portait avec l'aisance d'un homme supérieur; enfin, il y avait dans sa personne quelque chose de respectable allié à une noble fierté qu'on ne saurait rencontrer chez ceux que le ciel n'a pas formés pour le commandement. On savait, on voyait facilement d'ailleurs qu'il possédait une instruction prodigieuse; il avait la réputation d'avoir beaucoup navigué, d'avoir, soit en sous-ordre, soit en chef, visité tous les parages connus et d'avoir vaillamment combattu; pour tout dire en un mot, il était le marin le plus savant, le plus habile de son temps; son érudition surpassait celle des ecclésiastiques les plus renommés, et l'on disait de lui qu'il n'existait pas en Espagne un chrétien qui fût plus pieux, ni plus attaché à ses devoirs religieux.
Des lettres de Colomb apprennent que, lorsqu'il se rendit à l'audience obtenue par le crédit de Gonzalez de Mendoza, ce fut avec le sentiment de l'importance et de la dignité du motif qui l'animait, et comme s'il avait été mû par une inspiration divine qui lui donnait la confiance d'un homme qui se considère comme l'instrument dont Dieu voulait se servir pour accomplir de grands desseins. Voici, en effet, comment dans ces lettres qui existent encore, il s'exprime sur cet épisode remarquable de sa vie:
«En pensant à ce que j'étais je me sentais prêt à succomber sous la conscience de mon humilité; mais en songeant à ce que j'apportais, je me trouvais l'égal des têtes couronnées; je n'étais plus moi, j'étais l'agent de Dieu, choisi et marqué pour exécuter ses volontés!»
Le roi le reçut d'abord avec cette réserve glaciale qui était inhérente à son caractère naturellement méfiant; mais il était trop bon juge pour ne pas apprécier promptement combien le maintien assuré, quoique modeste, de Colomb, parlait en sa faveur, et il lui témoigna bientôt de l'intérêt. Le savant marin, se voyant attentivement écouté, développa son système; et ce fut avec un art infini qui n'avait cependant rien d'adulateur, qu'il termina son exposé, en cherchant à exciter l'ambition de Ferdinand par l'assurance que ses découvertes surpasseraient, en importance, celles que les Portugais avaient déjà faites sur les côtes méridionales de l'Afrique, et que la gloire qui en rejaillirait sur sa couronne éclipserait celle que les souverains du Portugal avaient acquise dans ce vaste champ ouvert à l'activité humaine, et dont ils tiraient tant de vanité.
Le roi se montra très-satisfait; aussi, ordonna-t-il à Fernando de Talavera de convoquer les astronomes et les géographes les plus renommés du royaume, afin qu'il y eût une conférence dans laquelle le côté scientifique et pratique de la question serait examiné. Christophe Colomb fut transporté de cette heureuse issue, en pensant qu'en présence d'hommes instruits, et qu'en s'exprimant lui-même, sa cause serait facile à gagner; anticipant alors sur la décision des juges qu'il croyait devoir être autant au-dessus des préjugés vulgaires que de leur intérêt personnel, il pensa être arrivé au terme de ses sollicitations et n'avoir plus qu'à se livrer à l'exécution de ses plans.
La conférence eut lieu à Salamanque dans le couvent des Dominicains de Saint-Étienne, réputé le plus éclairé de la chrétienté. Colomb y fut accueilli avec la plus grande distinction, et comme un homme à qui l'on était fier de donner l'hospitalité. Ces dehors flatteurs n'inspirèrent aucune vanité à celui qui était l'objet de tant de déférence; et ce fut avec calme, mais avec une noble chaleur dans le regard qu'il se présenta au milieu du conseil le plus imposant qu'on pût imaginer, si l'on était fondé à juger de la sagesse d'un corps par le rang, par l'âge et par la réputation des membres qui le composent. Mais les séances du conseil sont trop importantes et présentent trop d'intérêt, pour que nous ne les reproduisions pas avec une certaine étendue.
Les professeurs de l'université ne composaient pas seuls ce même conseil; il y avait en outre plusieurs dignitaires de l'Église et quelques moines érudits; toutefois, Colomb ne tarda pas à être convaincu que plusieurs des personnages de la conférence étaient imbus, à l'avance, de sentiments qui lui étaient défavorables, ainsi qu'il n'arrive que trop souvent, lorsque des hommes très-élevés dans l'échelle sociale ont à s'occuper de ceux que leur rang place infiniment au-dessous d'eux et qu'ils sont, naturellement, enclins à considérer comme des intrigants ou comme des imposteurs qu'il est de leur devoir de démasquer. Quelques-uns d'entre eux pensaient, en effet, que Colomb, navigateur presque inconnu en Espagne et n'appartenant à aucune institution scientifique, ne pouvait être qu'un aventurier ou tout au plus qu'un visionnaire; ils avaient, d'ailleurs, cette aversion naturelle aux pédants contre toute innovation qui attaque l'échafaudage de leurs doctrines, et ils restèrent sous ces fâcheuses impressions.
Aussi, Colomb ne fut-il écouté avec attention que par les moines dominicains de Saint-Étienne: les autres se retranchèrent dans cette espèce de fin de non-recevoir que, lorsque tant de profonds philosophes s'étaient occupés de recherches géographiques, lorsque tant d'habiles marins avaient navigué sur toutes les mers connues depuis un temps immémorial, et qu'aucun d'eux n'avait laissé seulement entrevoir la possibilité de terres transatlantiques; que même, à leurs yeux, l'Océan devenait infranchissable dans cette direction, il était plus que présomptueux de venir leur affirmer, sans autres preuves que des assertions imaginaires, que ces terres existaient positivement, et de demander, pour aller à leur recherche, des navires et des hommes que ce serait envoyer à une perte infaillible.
Colomb demanda que la discussion fût approfondie et que des objections plus sérieuses lui fussent faites, car, avec les raisonnements précédents, il n'y aurait jamais lieu au moindre progrès marquant, ni à la moindre perfectibilité. Alors la Bible et les ouvrages des Pères de l'Église furent mis en avant comme des arguments irrésistibles. Ainsi, l'existence des Antipodes, soutenue par les anciens, fut déclarée impossible en vertu de passages des écrits de saint Augustin et de Lactance qui les traitent de fables incompatibles avec les fondements de la foi chrétienne, puisque soutenir qu'il pouvait y avoir du côté opposé de la terre des lieux qui fussent habités, c'était avancer qu'Adam n'était pas le père commun de tous les hommes, ce qui serait contraire aux notions les plus certaines et les plus respectées, et constituerait une attaque évidente contre les vérités de la Bible. On ajouta que, puisque saint Paul avait dit, dans son épître aux Hébreux, que les cieux peuvent être comparés à un tabernacle ou à une tente étendue sur la terre, on devait en conclure que la terre était plate comme l'est le dessous d'une tente.
Il y eut, cependant, quelques membres qui admirent l'hypothèse de la sphéricité de la terre, mais ils posèrent en fait que les ardeurs de la zone torride ou autres obstacles matériels devaient empêcher qu'on ne pût aller au delà, et qu'en ce qui concernait une navigation dirigée vers l'Occident pour atteindre les extrémités orientales de l'Asie, ce devait être un voyage impraticable, car on allégua qu'il durerait plus de trois ans; enfin, on objecta encore qu'en voulant bien supposer qu'on fût assez heureux pour arriver ainsi jusque dans l'Inde, la rotondité du globe terrestre ferait alors l'effet d'une longue montagne d'eau qui s'opposerait au retour, quelque fort et quelque favorable que le vent pût être imaginé!
Colomb commença son plaidoyer scientifique, en démontrant la sphéricité de la terre par deux faits positifs: le premier, c'est que, lorsqu'un navire s'éloigne de la côte, le corps du bâtiment disparaît le premier, ensuite les voiles les plus basses, et successivement ainsi jusqu'aux plus élevées et jusqu'à la cime des mâts qui disparaît la dernière à la vue. De même, lorsqu'un bâtiment recommence à paraître ou que deux bâtiments se rencontrent en mer par un beau temps, on en voit les parties les plus élevées assez longtemps avant celles qui le sont le moins, et c'est le corps du navire que les yeux aperçoivent le dernier. Il en tira la conséquence évidente que ce phénomène ne pouvait être attribué qu'à la sphéricité de la terre qui s'interposait entre le spectateur et les points du navire observé qui se trouvent de plus en plus rapprochés de la surface de la mer. Le second fait fut que, lors des éclipses de lune, on avait toujours remarqué que, de quelque côté que commençât l'éclipse, soit qu'elle fût partielle ou totale, toujours l'ombre que la terre projetait alors sur le disque lunaire avait une figure circulaire, et il en conclut qu'il ne pouvait y avoir qu'un corps sphérique qui put ainsi, dans toutes les positions, projeter invariablement une ombre circulaire.
Les lois de la gravitation universelle n'étaient pas encore établies, et la question des Antipodes et des hommes qui pouvaient y être placés se trouvant réciproquement pieds contre pieds sans tomber dans les profondeurs de l'abîme, ne pouvait pas être aussi facilement résolue; mais on pouvait en juger par induction, car si deux navires, éloignés l'un de l'autre de six lieues, cessent complètement de s'entre-apercevoir par l'effet de la sphéricité de la terre, il est manifeste que les verticales passant par le centre de chacun des deux bâtiments ne sont pas parallèles, que, cependant, personne à bord ne perd de sa stabilité par l'effet de cette inclinaison relative; or, ce qui se passe à l'égard de ces deux navires doit avoir également lieu pour deux autres placés à six lieues des deux premiers, et l'on arrive ainsi à prouver, par analogie, que rien d'étrange n'a lieu aux Antipodes, et que l'on peut et doit y naviguer et y marcher tout aussi naturellement que nous le faisons nous-mêmes sur nos mers et sur notre sol. Ces explications réfutaient également l'argument des montagnes d'eau jugées devoir s'opposer au retour des navires d'un voyage lointain. Colomb fit observer, à ce sujet, qu'il n'avait pour but que d'arriver aux extrémités de l'Inde ou de l'Asie, ainsi que se le proposaient les Portugais en contournant par mer le continent africain; et que la seule différence qu'il y eût, c'est qu'il chercherait sa route en cinglant directement à l'Ouest; que, dès lors, ce n'est pas à des pays inconnus ou imaginaires qu'il aborderait; mais dans des contrées assez voisines du lieu où fut placé le Paradis terrestre, et que certainement les hommes qui habitaient ces contrées devaient, tout aussi bien que nous, descendre d'Adam, ainsi qu'il le croyait religieusement en se fondant sur les vérités des livres sacrés.
Ce fut alors que, présumant, sans doute, le déconcerter par une objection sans réplique, on lui demanda comment il pouvait être assuré que les limites de l'Atlantique dans cette direction fussent les terres asiatiques. Sans hésiter, il fit aussitôt cette réponse admirable, et qui, elle seule, équivalait à l'idée de la découverte du Nouveau-Monde: «Eh bien! si l'Atlantique, dans cette direction, a d'autres limites que l'Asie, il importe plus encore de découvrir ces limites, et je les découvrirai!» C'est bien ainsi que l'on s'exprime lorsque l'on a un grand cœur; c'est bien ainsi que parle le génie dont les yeux sont plus clairvoyants encore que ceux de notre corps; et cette réponse sublime qui n'a pas été assez remarquée, suffirait pour garantir à Colomb la priorité de la découverte de l'Amérique, lors même que, ainsi que nous le ferons remarquer plus tard, ce ne serait pas lui qui aurait, le premier, acquis la certitude de l'existence du continent américain.
Restaient à réfuter les difficultés théologiques qui lui furent opposées en plus grand nombre et avec le plus d'autorité. Nous avons déjà fait connaître l'air de grandeur qui était un des traits caractéristiques de la personne de notre illustre navigateur, son maintien noble et assuré, le feu de son regard, l'animation de sa voix et la force de son éloquence. Tout ici se trouva en jeu, lorsque repoussant, d'un geste véhément, ses plans, ses cartes, ses mémoires, il prit une intonation inspirée et se lança dans le côté religieux de la question. Il ne laissa aucune difficulté sans réponse; et s'exprimant comme le théologien le plus pieux et le plus disert, il sut trouver, dans les textes eux-mêmes des prédictions des prophètes et de l'Écriture sainte, des passages qui renversèrent l'échafaudage de toutes ces difficultés, et qui, selon lui, étaient le type vrai et l'annonce formelle des magnifiques découvertes que le ciel le destinait à faire en cette partie de l'univers! Dans cette assemblée où se trouvait l'élite des hommes de religion et de talent de l'époque, qui fut le véritable savant, qui se montra le plus grand théologien? Sans contredit, ce fut notre marin, ce fut Christophe Colomb!
Mais rendons toute justice à la conférence; non-seulement elle fut vivement touchée en entendant vibrer à ses oreilles une éloquence aussi mâle, aussi religieuse et aussi sincère, mais encore plusieurs des auditeurs se dépouillèrent de leurs préventions et furent convaincus. Parmi ceux-ci se trouva Diego de Deza, moine dominicain, professeur de théologie, et qui parvint ensuite à la seconde dignité ecclésiastique de l'Espagne, celle d'archevêque de Séville. C'était un homme érudit qui sut apprécier Colomb et lui gagner des partisans, mais pas assez pour obtenir un résultat favorable. Ce fut même beaucoup que l'on voulût consacrer encore à ce sujet quelques séances subséquentes, sans se prononcer. Afin, cependant, d'en finir, la décision en fut laissée au jugement de Fernando de Talavera qui s'en occupa fort peu, et qui, entièrement emporté par le tourbillon des affaires publiques et très-importantes à la vérité du moment, n'y avait encore donné aucune conclusion à l'époque où il fut obligé de suivre la cour lorsqu'elle partit de Cordoue au commencement de 1487, laissant l'affaire dans la plus grande des incertitudes.
Colomb ne se découragea pas, il s'attacha aux mouvements de la cour et ne cessa de solliciter; il parvint même à faire décider que plusieurs autres conférences seraient tenues et que le lieu en fût fixé; mais jamais aucune ne put avoir lieu à cause des changements de résidence continuels auxquels les mouvements perpétuels de l'armée assujettissaient les souverains.
Si Colomb se trouva forcé par ces circonstances à accepter le rôle de solliciteur et peut-être de courtisan, au moins s'y soumit-il avec noblesse, car il s'associa aux fatigues militaires des guerriers qui se pressaient en foule pour combattre en faveur de la libération de l'Espagne; il fut présent au siége ainsi qu'à la reddition de Malaga et de Baza, il assista à l'affaire importante à la suite de laquelle El-Zagal, l'un des rois maures établis en Espagne, résigna sa couronne entre les mains de Ferdinand, et il se distingua par sa bravoure personnelle dans plusieurs de ces occasions.
Pendant le siége de Baza, deux des religieux préposés à la garde du Saint-Sépulcre à Jérusalem arrivèrent au camp, avec la mission de faire connaître que le sultan d'Égypte avait déclaré qu'il ferait mettre à mort tous les chrétiens qui pouvaient se trouver dans les États où il commandait, si l'Espagne ne se désistait pas de ses plans de guerre contre les Maures. Cette menace fit une si grande impression sur l'âme fière et pieuse de Colomb qu'il conçut, alors, le projet de consacrer les bénéfices qu'il pensait devoir lui revenir du succès de ses découvertes, à l'affranchissement complet du Saint-Sépulcre. Avec sa persévérance naturelle, il ne renonça jamais à cette idée, et il est mort avec le regret de n'avoir pu la réaliser.
Son nouvel ami Diego de Deza et son zélé partisan Alonzo de Quintanilla pourvoyaient à une partie de ses dépenses, et ils auraient plus fait encore, si les souverains espagnols reconnaissants de ses services et du zèle qu'il montrait en s'associant aux opérations de l'armée, ne l'eussent, en quelque sorte, attaché à leur personne, en ordonnant qu'il fût compté parmi les membres de leur maison et défrayé, comme tel, de sa nourriture et de son logement; ils firent même plus, car lorsqu'il y avait quelque calme ou quelque repos dans la poursuite de cette guerre, Ferdinand témoignait le désir que la question du voyage transatlantique fût remise sur le tapis; mais, toujours de nouveaux incidents survenaient, qui mettaient obstacle à la reprise des conférences.
Cet état de choses dura jusqu'à la fin de 1491; c'est l'époque où l'armée allait se mettre en marche pour attaquer Grenade; Colomb pensa qu'il pourrait y avoir un trop long ajournement, si le départ avait lieu sans qu'on prît une décision, et il la demanda avec instance. On fit droit à sa demande; Fernando de Talavera fut chargé de présider une nouvelle conférence, mais la majorité condamna les plans de Colomb comme vains et impossibles, et elle ajouta qu'il était indigne d'aussi grands souverains de se livrer à une entreprise aussi importante, sur d'aussi faibles motifs que ceux qui étaient allégués. Le roi et la reine durent donc s'abstenir; mais telle était la considération personnelle dont Colomb jouissait dans l'armée, tel était l'intérêt qu'il avait su inspirer à Ferdinand, que ce roi ne put se résoudre à rompre définitivement sur ce sujet et que, pensant toujours aux avantages incalculables dont la réussite devait en être suivie, il fit informer Colomb que les préoccupations et les dépenses considérables de la guerre ne lui permettaient pas de prendre des engagements dans le moment actuel; mais qu'aussitôt qu'il serait libre de tout souci à cet égard, il se montrerait disposé à reprendre cette affaire et à la faire traiter. Colomb fut très-désappointé de cette réponse qu'il considéra comme un refus poli, et il prit le parti de retourner à Séville, ne comptant plus, à la vérité, sur la protection du trône pour l'aider à exécuter les plans qui, depuis vingt ans, absorbaient toutes ses pensées, étaient le mobile de toutes ses démarches, et faisaient l'objet de toutes ses méditations.
Cependant, son frère Barthélemy n'était pas resté inactif; il s'était rendu en France et en Angleterre, il y avait exposé les projets de Colomb, et il était parvenu à intéresser les souverains de ces royaumes à l'entreprise de tenter le voyage de l'Inde, en cinglant directement à l'Ouest. Ces nouvelles favorables arrivèrent à Colomb en même temps qu'une invitation du roi de Portugal de retourner à Lisbonne. Il en fut très-ému, mais, à la réflexion, et peut-être aussi pour ne pas trop s'éloigner de ses enfants, il pensa qu'étant devenu un personnage très-connu en Espagne, il lui serait facile et avantageux de trouver aide et protection auprès de quelques-uns des puissants seigneurs de ce pays qui avaient de vastes possessions, de grandes fortunes, beaucoup de crédit, qui jouissaient des priviléges de plusieurs droits féodaux, et pouvaient être comptés comme des petits souverains dans leurs domaines; sous l'influence de ces idées, il ne s'arrêta pas longtemps à la pensée de quitter l'Espagne, et il s'adressa successivement à deux des plus opulents seigneurs dont nous venons de parler: le duc de Médina-Sidonia et celui de Médina-Celi, qui avaient des propriétés étendues sur le bord de la mer où se trouvaient plusieurs ports, et de qui dépendaient de nombreux vassaux.
Le duc de Médina-Sidonia entra, parfaitement d'abord, dans les vues qui lui furent communiquées, et fut ébloui de la perspective qu'elles offraient devant lui; mais, à la réflexion, il pensa qu'il devait y avoir beaucoup d'exagération; et, après plusieurs conversations sur ce sujet, il finit par se désister.
Le duc de Médina-Celi se montra également favorable au projet, il fut même sur le point d'accorder trois caravelles mouillées au port de Sainte-Marie et dont il disposait; mais il lui survint la crainte d'être taxé d'avoir voulu empiéter sur les droits de la couronne, et il se désista aussi.
Vivement contrarié, Christophe Colomb résolut de quitter l'Espagne: analysant alors les diverses propositions faites par le roi de Portugal et par son frère Barthélemy, il s'étudia à choisir celle qui semblait lui offrir le plus de chances. Sous la pression permanente de l'indignité qui avait été commise contre lui par la cour de Portugal, il écarta, tout d'abord, l'offre qui lui venait de ce côté, et il se détermina à se rendre à Paris pour, ensuite, continuer sa route jusques à Londres si la France le repoussait; mais, auparavant, il voulut retourner au couvent de la Rabida où il avait laissé son fils Diego livré aux soins tendres et paternels de Jean Perez de Marchena, supérieur de ce couvent, et d'où il comptait repartir pour conduire Diego à Cordoue où résidaient toujours Beatrix Enriquez et son second fils Fernand.
Le digne supérieur laissa éclater toute la peine qu'il ressentait, en voyant son ami venir frapper encore une fois à la porte du couvent après une absence de sept ans écoulés dans les angoisses de la sollicitation, et en s'apercevant, par son extérieur peu satisfait et par ses humbles vêtements, qu'il était loin d'être heureux ou opulent; mais, quand il eut appris que c'était un adieu définitif qu'il venait faire à l'Espagne et à lui, il s'enflamma d'une noble et patriotique indignation, et il s'y opposa par tous les moyens que son attachement et que l'intérêt de son pays purent lui suggérer. Il avait été confesseur de la reine, il la connaissait comme une femme d'une imagination remarquable et particulièrement accessible aux personnes qui pouvaient lui donner des avis fondés sur la religion et sur la gloire de son royaume; dans cette persuasion, il prit sur lui de lui écrire directement à elle-même, pour la conjurer de ne pas refuser son approbation à une affaire aussi importante. Il montra ensuite cette lettre à son hôte, et il obtint de lui qu'il ne partirait pas avant de connaître quelle serait la suite de cette nouvelle démarche dont il espérait infiniment. C'est ainsi que la Providence avait caché le ressort de la fortune de Colomb dans le cœur de l'amitié.
Un pilote du pays fut chargé de partir pour la cour, et de faire tous ses efforts pour remettre la lettre à la reine elle-même, qui se trouvait en ce moment au camp royal de Santa-Fé devant la ville de Grenade, dernière forteresse des Maures et qu'on assiégeait. Il s'acquitta fidèlement de sa mission et il revint au bout de quatorze jours rapportant une réponse de cette noble princesse, dans laquelle des remercîments étaient adressés au supérieur pour sa communication, et pour l'inviter lui-même à se rendre à la cour, mais non sans donner les plus vives espérances à Colomb.
Dans l'exaltation de la joie que cette nouvelle causa à Perez, une seule minute ne fut pas perdue, il partit immédiatement. Son empressement à voir la reine fut satisfait dès son arrivée à la cour. On comprend la chaleur qu'il mit à plaider la cause de son ami; il invoqua la terre et le ciel; il chercha à intéresser la gloire de la reine autant que sa conscience à une entreprise qui transporterait des nations entières de l'idolâtrie à la foi, et il trouva de la persuasion et de la vivacité dans la passion de la grandeur de sa patrie et dans les sentiments de la plus vive amitié. Isabelle, qui, à ce qu'il paraît, n'avait jamais entendu parler de Colomb que d'une manière peu sérieuse, et dont le cœur était toujours ouvert à ce qui portait l'empreinte de la noblesse et de la grandeur, ne put que se rendre à l'éloquence honnête et zélée d'un tel avocat. Elle ordonna sans délai que Colomb fût mandé devant elle, et qu'une somme d'argent lui fût envoyée pour son voyage afin qu'il pût se présenter convenablement à la cour. Colomb apprit ce résultat des démarches de Perez de Marchena avec enthousiasme, et il se mit aussitôt en route pour le camp de Santa-Fé.
L'expulsion des Maures était, à cette époque, presque complétée par suite des efforts incessants des Espagnols pour recouvrer l'indépendance du royaume; mais Grenade tenait encore, et elle était défendue par le roi Boabdil-el-Chico qui s'y soutenait avec une rare vigueur.
Dans le courant de l'été de 1491, pendant que les forces assiégeantes campaient devant la ville et qu'Isabelle et ses enfants suivaient avec anxiété les progrès du siége, un accident faillit être funeste à la famille royale et détruire une grande partie de l'armée chrétienne: la tente de la reine prit feu et fut réduite en cendres, ainsi que les pavillons d'un grand nombre de gentilshommes. Des richesses considérables en bijoux et en vaisselle d'argent furent perdues! Afin de prévenir le retour d'un semblable désastre, et considérant sans doute la soumission de Grenade qui renfermait dans ses murs l'Alhambra si renommé, comme l'acte le plus important de leur règne, car l'avenir cachait encore dans ses profondeurs le plus remarquable des événements de cette période, les deux royaux époux résolurent d'entreprendre une œuvre qui suffirait, seule, pour rendre le siége mémorable: ils firent faire le plan d'une cité qui contiendrait de vastes édifices pour loger les troupes, et qui aurait ses avenues, ses rues, ses places, ses remparts ainsi que ses fortifications; élevant ainsi ville contre ville, et annonçant le dessein bien arrêté de ne laisser aux assiégés ni trêve ni répit. Trois mois suffirent pour achever cette merveilleuse entreprise; or, pour exécuter en si peu de temps ces travaux si rudes sous un ciel ardent, il fallut toute la confiance en Dieu et tout le dévouement qui animait l'armée chrétienne.
La construction de cette ville qui, comme le camp royal, fut appelée Santa-Fé (Sainte-Foi), nom bien en harmonie avec le zèle qu'il avait fallu déployer dans cette occasion, frappa les Maures de stupeur, car ils la regardèrent comme une preuve que leurs ennemis étaient déterminés à ne lever le siége qu'en perdant la vie, et il est probable qu'elle eut une influence majeure sur la soumission de Boabdil, qui rendit la fameuse et magnifique mosquée de l'Alhambra, quelques semaines après l'établissement des Espagnols dans leur nouvelle résidence. Santa-Fé existe encore; elle est visitée avec curiosité par les voyageurs, et c'est la seule place de quelque valeur en Espagne qui n'ait jamais été sous la domination des Maures. Ce fut le 24 novembre 1491 qu'eut lieu le grand événement qui termina cette guerre vraiment patriotique, poursuivie avec une constance inébranlable par Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille, dont la politique ainsi que les intérêts personnels avaient toujours été dirigés avec l'accord le plus parfait.
Colomb arriva pour être témoin de la reddition de Grenade; il eut le bonheur de voir Boabdil, le dernier des souverains maures qui aient régné en Espagne, sortir du palais des Abencérages pour remettre les clefs de ce séjour favori, qui recelait tant de splendeurs, à Ferdinand et à Isabelle entourés de leurs mâles guerriers, suivis de toute la fleur de la chevalerie, et s'avançant d'un pas grave pour recevoir cette marque de soumission. C'est un des triomphes les plus éclatants dans l'histoire d'Espagne; l'air retentissait des chants de triomphe, d'hymnes de reconnaissance envers le Très-Haut; et de toutes parts on ne voyait que réjouissances militaires ou que cérémonies religieuses pour célébrer une aussi belle journée. Colomb, perdu dans la foule et peu remarqué en ce moment, prit cependant une part bien sincère à cette fête, car il avait plus de confiance en la reine qu'il n'en avait jamais eu en qui que ce soit, et la victoire qu'il voyait célébrer lui donnait l'espoir qu'enfin ses sollicitations allaient toucher à leur terme.
En effet, la promesse fut tenue, et des hommes investis de toute la confiance de la cour furent désignés pour négocier avec le navigateur génois: au nombre de ces hommes se trouva Fernando de Talavera, qui venait d'être nommé archevêque de la ville nouvellement conquise. Mais dès le premier pas fait dans cette voie, survinrent de graves difficultés. La stipulation principale de Colomb fut qu'il serait investi du titre ainsi que des priviléges de grand-amiral, et de vice-roi des terres ou pays qu'il découvrirait, et qu'il lui serait accordé la dixième partie de tous les gains ou bénéfices qui pourraient provenir du commerce ou de la conquête de ces pays.
On se montra fort indigné de prétentions aussi élevées; on demanda même comment, lorsque Colomb n'exposait rien à lui, lorsqu'il n'avait rien à perdre, il osait demander que tant d'avantages et d'honneurs lui fussent garantis. Colomb réduisit alors sa demande, et s'engageant, sur l'assurance qu'il avait de trouver des amis qui l'aideraient de leur bourse, il offrit de subvenir à la huitième partie des frais de l'expédition et à se borner également à la huitième partie des bénéfices; mais il persista à vouloir être vice-roi et grand-amiral. Ces propositions ne parurent pas admissibles; toutefois, l'illustre marin ne voulut pas en changer les termes, et la négociation fut rompue.
Nous savons qu'on a fort loué Christophe Colomb de persévérer à vouloir obtenir ce qu'il croyait dû à son mérite, aux périls et à la grandeur de l'entreprise: nous n'ignorons pas qu'on a dit qu'il fallait que, par l'étendue, par l'éclat des récompenses ou des dignités à lui conférées, il fît revenir les esprits mal disposés sur son compte, qu'il inspirât par là de la confiance à ceux qu'il allait être appelé à commander. Mais ces raisons et d'autres de même nature ne nous paraissent que spécieuses, et la preuve, selon nous, qu'il en était ainsi, c'est qu'elles compromirent vivement son expédition, car ce n'est que par des circonstances qu'on ne pouvait pas prévoir, qu'elle fut reprise et décidée plus tard d'une manière définitive.
Selon nous, Colomb devait se dire: «J'ai foi en moi; tout me dit que j'accomplirai le dessein le plus difficile, le plus grand qu'il ait été donné à un homme de concevoir et d'exécuter. Depuis plus de vingt ans, je sollicite en vain un appui et des secours pour y parvenir; je trouve enfin ces secours, cet appui; et, pour de vains titres, pour de misérables questions d'argent, j'hésiterais!.. Si je ne réussis pas, rien au monde ne pourra me consoler ni me dédommager; mais si je mène mon entreprise à bonne fin, quel homme, quel savant, quel génie, quel potentat pourra se dire au-dessus de moi! et mon nom seul, le nom de Colomb ne brillera-t-il pas, dans tous les siècles, parmi tous ceux et plus peut-être que tous ceux dont s'honore l'univers!..»
Quoi qu'il en soit, Colomb pensait que, pour la grandeur elle-même du présent qu'il allait faire au monde et aux souverains espagnols, que pour justifier sa foi en Dieu et l'opinion qu'il avait de la dignité de sa mission, il devait traiter, en quelque sorte, comme un roi, ou demander des avantages considérables, et il fut inébranlable; ainsi, il quitta Santa-Fé et il s'achemina vers Cordoue pour y faire ses adieux à Beatrix Enriquez, et pour se rendre ensuite à Paris.
Mais ses amis les plus fervents ne purent supporter l'idée de ce départ. De ce nombre étaient Saint-Angel, receveur des revenus ecclésiastiques de l'Aragon, et Quintanilla. Ils s'empressèrent de se rendre auprès de la reine; ce fut Saint-Angel qui porta la parole, et il le fit avec une force, avec une éloquence qui ne laissèrent aucun point indécis. Le navigateur fut, par lui, loué, vanté, disculpé, justifié avec une noble chaleur qui partait du cœur le plus patriotique et le plus dévoué à la gloire de son pays.
Isabelle fut plus que touchée, car la conviction, et une conviction profonde pénétra cette fois dans son âme; elle s'écria aussitôt: «Qu'il revienne, faites-le revenir!» Mais se rappelant soudainement que Ferdinand, dont le trésor épuisé par ses guerres si glorieuses contre les Maures, craignait de favoriser cette entreprise de peur de n'y pouvoir suffire, elle se leva remplie d'enthousiasme, et elle s'écria de nouveau: «Oui, qu'il revienne; je mets l'expédition au compte de la couronne de Castille, et j'engagerai mes joyaux, mes diamants et mes bijoux pour en couvrir les frais!» On l'a dit, et nous le répétons avec attendrissement: ce mouvement inspiré, cette noble générosité, cette abnégation personnelle marquèrent le plus beau des moments de la vie déjà si belle de la reine, et le titre de patronne de l'événement prodigieux de la découverte du Nouveau-Monde demeure acquis à son nom et à sa volonté.
Saint-Angel ne prit que le temps d'assurer Isabelle qu'il ne serait pas nécessaire qu'elle engageât ses bijoux, et il se hâta d'aller expédier un courrier à Colomb pour l'inviter, de la part de la reine, à retourner sans délai à Santa-Fé.
Pendant que Christophe Colomb s'acheminait vers Cordoue, modestement monté sur une mule et se livrant aux réflexions les plus amères, il se trouvait sur le pont de Pinos, qui n'est qu'à deux lieues de Grenade et qui est célèbre par plusieurs hauts faits de la lutte nationale contre les Maures, lorsque tout à coup il entend les pas d'un cheval lancé à tout élan. Il n'a que le temps de se retourner, et il voit ce cheval et son cavalier qui s'arrêtent auprès de lui: c'était le courrier expédié par Saint-Angel qui, payé comme s'il se fût agi de la destinée de la monarchie espagnole, avait fendu l'espace comme un trait et qui lui remit une lettre en lui disant de tourner bride et de revenir sur ses pas.
Le premier mouvement de l'illustre voyageur, tant son cœur était ulcéré! le porta à répondre qu'il ne reviendrait pas; mais quand il eut lu la lettre, quand il eut appris que la reine le demandait elle-même et qu'elle prenait l'expédition sur le compte de la couronne de Castille, ses yeux se remplirent de larmes de reconnaissance, et, en reprenant subitement la route de Santa-Fé, il s'écria: «Dieu soit loué! c'est lui qui inspire la reine, et je suis sûr du succès!»
Des ordres étaient donnés pour qu'il se présentât immédiatement devant la reine, et l'audience qu'il reçut est encore un de ces faits qui méritent d'être rapportés avec quelques développements.
Colomb approchait alors de sa soixantième année; le temps de son séjour en Espagne lui semblait, tout à l'heure encore, une tache dans son existence, et la vie paraissait se dérober sous lui sans que le but de tous ses efforts fût accompli; cependant, si son cœur était abreuvé de chagrin, il était aussi exempt de faiblesse; si ses cheveux avaient entièrement blanchi, ses yeux avaient conservé tout leur feu; et sa contenance, son maintien n'avaient rien perdu de leur noblesse ou de leur dignité. Tel il était lorsque, introduit devant Isabelle, il s'avança d'un pas solennel, et que, selon l'étiquette de la cour, il se prosterna à ses pieds. La reine, qui ne l'avait jamais regardé ni avec autant d'attention ni avec autant de bienveillance, fut comme saisie de respect, et elle s'empressa de lui dire:
«Segnor Colomb, vous êtes le bien venu, tous nos malentendus ont cessé; relevez-vous, et recevez ma parole qui est un gage certain. Surtout, ajouta-t-elle en se retournant vers les personnes de sa cour, point de discussion; le résultat est trop beau pour en permettre, et je n'en veux plus.»
Un long cri de plaisir s'échappa de toutes les poitrines, et Colomb, avec cette gravité mâle qui donnait tant de prix à ses paroles, lui répondit:
«Reine, mon cœur vous remercie d'une bienveillance qui m'est d'autant plus précieuse que ce matin même je n'osais pas l'espérer, et Dieu vous en récompensera. Mais ne puis-je me flatter que sa Majesté le Roi consentira à ne pas priver mon entreprise de ses lumières et de son appui?»
«Vous êtes serviteur de la couronne de Castille, segnor Colomb; mais rien d'important ne se passe dans mon royaume sans l'approbation du roi d'Aragon, et son consentement est acquis à vos projets, bien que sa sagesse et son esprit supérieur ne l'aient pas laissé embrasser cette cause par les mêmes motifs que ceux qui ont décidé une femme, naturellement plus confiante et plus prompte à espérer.»
«Qui pourrait, dit alors Colomb, de cet accent de sincérité qui lui était particulier, qui pourrait désirer un esprit plus élevé et une foi plus pure que celle de Votre Majesté? Mais si j'ai pris la liberté de parler du roi, c'est que sa prudence et sa protection détourneront de moi les sarcasmes ou les railleries des hommes légers, et me donneront, dans toutes les classes du royaume, un appui moral qui sera d'une très-haute valeur.»
En ce même moment Ferdinand entra, et la reine lui adressa ces paroles, accompagnées d'un regard où brillait le plus vif enthousiasme:
«Nous avons retrouvé notre fugitif; rien, désormais, ne s'oppose à son voyage, et s'il arrive aux Indes, ce sera pour l'Église un triomphe aussi grand que la conquête des pays possédés jadis par les Maures.»
«Je suis très-satisfait, répondit le roi, de revoir le segnor Colomb; et lors même qu'il n'accomplirait que la moitié de nos espérances, la couronne et lui seraient tellement enrichis, qu'il serait embarrassé de son opulence.»
«Un chrétien, répliqua le navigateur, saura toujours comment se servir de son or, aussi longtemps que le Saint-Sépulcre sera au pouvoir des infidèles.» «Comment, dit le roi d'une voix perçante, le segnor Colomb s'occupe à la fois de la découverte de nouvelles régions et d'une croisade contre les infidèles?»
«Sire, tel a toujours été mon projet depuis le moment où j'ai vu deux frères gardiens du Saint-Sépulcre venir dans votre camp parler des menaces que Votre Majesté a eu le noble cœur de braver; et mes richesses, si jamais j'en acquiers, ne sauraient, je pense, trouver un plus digne emploi.»
La reine intervint en cet instant, car elle crut que la conversation prenait un tour fâcheux, et la changeant avec autant d'adresse que de bonté, elle parla à Colomb de ses espérances, de ses projets, de ses voyages passés, des tempêtes qu'il avait essuyées, des combats auxquels il avait assisté et des périls qu'il avait courus. Colomb répondit à tout ce qui concernait ses projets et ses espérances avec une modeste assurance, avec une netteté qui ne laissèrent rien à désirer, qui charmèrent le roi et qui le firent revenir de quelques préventions que le zèle pour le Saint-Sépulcre lui avait inspirées. Quant à ses naufrages, à ses combats, aux dangers auxquels il avait été exposé:
«Depuis que le pouvoir de Dieu, ajouta Colomb, a mis mon esprit en éveil pour des objets plus importants, depuis qu'il m'a choisi pour que sa volonté soit faite, pour que sa parole soit répandue sur toute la terre, ma mémoire a cessé de s'arrêter sur mes périls passés.»
De plus en plus enthousiasmée, Isabelle voulut lui donner une preuve plus convaincante de l'intérêt qu'il lui inspirait, et sachant, en femme d'un naturel exquis, qu'elle allait électriser son cœur paternel, en lui accordant une faveur que les enfants seuls des plus puissantes familles obtenaient, elle lui dit:
«Segnor, vous avez un fils déjà grand, mais qui ne saurait vous suivre sur les mers; il restera donc avec nous, il sera livré à nos soins, et nous le nommons page de don Juan, héritier présomptif de la couronne.»
Christophe Colomb crut rêver; cette bonté l'attendrit jusqu'aux larmes, et l'émotion lui ravissant presque l'usage de la parole, il s'inclina devant la reine, et il lui répondit:
«Je suis à tout jamais le serviteur de Votre Majesté; je suis le sujet et le serviteur des souverains de l'Espagne, mon cœur, mon bras leur sont dévoués et ma vie leur appartient.»
Les formalités légales suivirent cet entretien. Jean de Coloma, secrétaire royal, fut chargé de rédiger la convention écrite qui devait avoir lieu; il s'en entendit avec Colomb, et un traité fut souscrit par lequel il fut convenu:
1° Que Colomb, pour lui-même, pendant sa vie, et dans l'avenir, pour ses héritiers et successeurs, devait jouir du titre de grand-amiral de toutes les mers, de toutes les terres ou continents qu'il pourrait découvrir, et avoir droit aux mêmes honneurs, aux mêmes priviléges que ceux dont le grand-amiral de Castille était en possession;
2° Qu'il serait vice-roi et gouverneur général de toutes les susdites terres ou continents, avec le droit de nommer trois candidats pour le gouvernement de chaque île ou province où il ne siégerait pas en personne, sur lequel nombre de trois, la couronne choisirait le titulaire;
3° Qu'il aurait droit à la dixième partie de tous les bénéfices faits sur les denrées ou les produits des pays placés sous la juridiction de son amirauté;
4° Que lui ou son représentant serait seul juge dans les différends ou contestations qui pourraient s'élever entre le commerce de ce pays et celui de l'Espagne;
5° Qu'il lui serait enfin permis d'entrer, pour la huitième partie, dans les frais de toutes les expéditions qui seraient dirigées vers ces mêmes pays, et qu'en conséquence il aurait droit à la huitième partie des profits faits par ces expéditions.
Ces stipulations furent signées par Ferdinand et par Isabelle à Santa-Fé, le 17 avril 1492; et furent également revêtus de leur signature tous les documents, ordres, mandements et pièces qui firent suite aux stipulations; mais la couronne de Castille demeura isolément chargée de tous les frais de l'expédition, qui fut mise entièrement sous les ordres de Colomb.
La convention dont nous venons de transcrire les termes ne semble avoir, au premier coup d'œil, qu'une importance légale destinée à fixer les priviléges et les droits de l'une des parties intéressées; mais en la lisant attentivement, on y trouve des mots qui ont une immense portée scientifique, et qui prouvent invinciblement que ce n'était pas en aveugle que le savant marin cherchait, par l'Atlantique, une route vers les rivages de l'Inde, mais en homme profond qui croyait très-probable qu'avant d'y arriver, il trouverait des terres interposées.
Dans les temps contemporains, plus tard même et encore aujourd'hui, il s'est trouvé et il se trouve des esprits envieux qui ont cherché à rabaisser la gloire de l'illustre navigateur qui a découvert le Nouveau-Monde, et qui l'ont traité de rêveur ne pensant obstinément qu'au Cathai, qu'à l'île de Cipango, et ne s'étant rendu en Amérique que par l'effet du hasard ou en cherchant des contrées imaginaires.
Ces personnes ignorent donc ou feignent d'ignorer la fameuse parole de Colomb qui, pressé d'arguments par un des docteurs de la conférence de Salamanque, lui répondit que si, dans la direction de l'Ouest, l'Atlantique avait d'autres limites que l'Inde, ces limites, il les découvrirait! Mais cette réponse, fût-elle apocryphe, il n'en saurait être de même des stipulations officielles textuellement reproduites quelques lignes plus haut, et qui furent écrites sous la dictée de Colomb par Jean de Coloma; or, on y voit, à deux reprises différentes, les mots «terres ou continents;» on y voit que Colomb s'y réserve des priviléges, des droits sur ces «terres ou continents» qu'il pourra découvrir, et c'est une preuve incontestable qu'il prévoyait parfaitement que quelque terre ou continent pouvait, devait même exister entre l'Asie et la partie occidentale de l'Europe. La découverte de l'Amérique était donc dans ses combinaisons, et l'on peut affirmer, sur le témoignage des stipulations, qu'il l'avait trouvée par ses prévisions longtemps avant qu'il l'eût vue matériellement.
L'expédition destinée à l'entreprise si chanceuse et si hardie de cette découverte ne fut cependant pas préparée dans l'un des ports principaux de l'Espagne, mais simplement à Palos de Moguer, ce même petit port de l'Andalousie où nous avons vu Colomb aborder en Espagne et aller demander des secours au couvent de la Rabida qui l'avoisinait. Deux raisons le firent choisir: la première, c'est qu'il se trouvait situé en dehors du détroit de Gibraltar, et conséquemment, mieux en position de permettre de prendre le large sans avoir à lutter contre les contrariétés que les navires éprouvent souvent en voulant sortir de la mer Méditerranée; la seconde fut que ce port était frappé d'une condamnation judiciaire par laquelle il était obligé de fournir deux caravelles armées lorsque la couronne d'Espagne l'en requérait.
Il a été d'usage, en Turquie, d'appeler caravelles des bâtiments d'un assez fort tonnage; mais en Espagne et en Portugal, ce nom n'est ordinairement donné qu'à de très-petits navires ne portant que des voiles latines et naviguant assez bien. Telles n'étaient pourtant pas exactement celles qui durent être armées pour le voyage. Les renseignements manquent sur leur grandeur précise, sur leur forme, sur leur grément; les versions sont même très-contradictoires sur ce point, et il est à regretter qu'aucune recherche n'ait pu l'éclaircir complètement; on en est donc réduit à des conjectures, et voici ce qu'on peut en déduire de plus vraisemblable.
Les deux caravelles que Palos pouvait alors équiper pour la couronne étaient deux navires de la dimension de quelques-uns de nos grands caboteurs actuels; l'une s'appelait la Santa-Maria, et l'autre la Niña; une troisième leur fut bientôt adjointe, et son nom était la Pinta. La Santa-Maria seule était pontée ou recouverte en planches ou bordages de bout en bout; les deux autres n'avaient que des ponts partiels à l'arrière et à l'avant. Ces parties, dans les trois caravelles, étaient très-relevées au-dessus de l'eau.
La Santa-Maria, qui devait être montée par Christophe Colomb, était du port de 100 tonneaux et elle était gréée pour porter des voiles carrées; la Niña et la Pinta n'avaient que des voiles latines; elles se trouvaient ainsi dans de très-mauvaises conditions pour pouvoir profiter des vents favorables qu'elles pourraient avoir dans le cours de leur navigation. Le personnel entier n'en excédait pas cent vingt hommes pour les trois navires.
Voilà quelles furent les ressources exiguës qui furent mises à la disposition de Christophe Colomb, et avec lesquelles, aujourd'hui, on ne tenterait pas la plus mince entreprise de ce genre; voilà les éléments avec lesquels il devait exécuter le plus téméraire des voyages, et qu'il accepta sans hésitation, pensant probablement que son expérience, son habileté, sa vigilance pourraient compenser tout ce que ces éléments avaient d'insuffisant ou de défectueux.
Mais il n'en fut pas de même dans la population de Palos ni parmi les marins ou les familles des marins qui devaient s'embarquer sur ces caravelles; la nouvelle de cet armement y fit l'effet d'un coup de foudre: là, comme partout ailleurs, on croyait qu'au delà de certaines limites, même assez rapprochées, l'Océan n'était qu'une espèce de chaos; l'imagination s'y représentait des courants et des tourbillons prêts à entraîner les navires à leur perdition, et l'on était même persuadé qu'une fois arrivé à un certain point, on devait immanquablement tomber dans le vide.
Aussi, un premier ordre de la cour pour armer les caravelles demeura-t-il sans effet; la terreur était si profonde qu'un second ordre plus impératif, autorisant Colomb à agir avec rigueur, fut également méconnu quoiqu'on eût infligé une amende de 200 maravédis par jour de retard. Colomb aurait pu sévir; mais, avec sa sagesse habituelle, il voulut laisser agir le temps; il temporisa donc jusqu'à l'arrivée de Martin-Alonzo Pinzon, qui l'avait si bien compris lors de sa première arrivée à Palos et qu'il attendait prochainement. Alonzo devait, en effet, commander la Pinta, et ce fut avec joie que Colomb le vit se rendre auprès de lui. Les choses commencèrent alors à prendre une tournure plus favorable; les esprits ne revinrent pas entièrement à la vérité, mais ils ne purent être que très-émus en voyant Alonzo, se montrant franc, loyal et résolu comme un vrai marin, fournir à Colomb les fonds nécessaires pour payer, ainsi qu'il s'y était engagé, la huitième partie des frais de l'expédition, accepter le commandement de la Pinta, prendre son frère Francisco-Martin pour second, et solliciter de Colomb le commandement de la Niña pour un autre de ses frères nommé Vincent-Yanez Pinzon.
Sur l'invitation de Jean Perez de Marchena, Colomb, lors de son retour à Palos, s'était établi au couvent de la Rabida où il reçut l'accueil le plus cordial; Jean Perez ne se borna pas à lui prodiguer les soins de l'hospitalité; il présida, en quelque sorte, aux détails de l'expédition: prenant un intérêt excessif à en voir les voiles se déployer vers un monde inconnu qu'il apercevait déjà des yeux de la foi, comme Colomb l'apercevait de ceux du génie, il s'appliqua, par ses exhortations, à changer les dispositions des esprits parmi les matelots destinés à faire partie des équipages, à calmer les terreurs de leurs familles, à dissiper les préjugés sous l'influence desquels ils étaient; et sa parole persuasive secondant les actes dévoués d'Alonzo Pinzon, on put bientôt remarquer qu'un sentiment favorable commençait à se manifester. D'ailleurs, quand ceux qui étaient le plus opposés au voyage se trouvaient en présence de Colomb, le calme, l'énergie, l'enthousiasme de cet homme extraordinaire qui entraînaient ses amis, faisaient toujours une impression involontaire sur leur cœur.
C'était le 12 mai qu'il avait quitté la cour avec de pleins pouvoirs pour commander les deux caravelles de Palos qui devaient être prêtes à prendre la mer dans dix jours, pour lever les marins nécessaires à l'armement, pour fréter ou équiper une troisième caravelle; et la seule restriction qui eut lieu, fut qu'il s'abstiendrait d'aborder, soit à la côte de Guinée, soit à toute autre possession des Portugais récemment découverte. Cependant, ce fut à peine si ses navires purent être prêts avant la fin de juillet, tant il eut d'obstacles à surmonter pour déjouer le mauvais vouloir et les sourdes menées qui venaient à l'encontre de ses opérations! Parmi ceux qui se montrèrent le plus récalcitrants, furent Gomez Rascon et Christophe Quintero, propriétaires de la Niña et de la Pinta; mais en opposition à ces noms, l'histoire a enregistré ceux de Sancho Ruiz, de Pedro Alonzo Niño et de Barthélemy Roldan, habiles pilotes qui furent des plus empressés à se rallier à Colomb.
L'histoire n'a pas oublié, non plus, de recommander aux éloges de la postérité Garcia Fernandez, médecin de Palos, ce même ami de Jean Perez de Marchena qui, consulté par lui sur la validité des théories de Colomb, fut le premier, en Espagne, qui en reconnut la portée, et qui resta inébranlable dans ses opinions, au point de solliciter la faveur de partir avec le grand homme, en sa qualité de médecin.
Lorsque les apprêts du voyage furent à peu près terminés, Colomb, entouré de ses marins, se rendit au couvent pour y recevoir la bénédiction du père supérieur, et pour se mettre, lui, son équipage et ses bâtiments, sous la protection du Ciel. Au moment de franchir le seuil de l'église, ses matelots se rangèrent avec déférence pour le laisser passer le premier: «Entrez, mes amis, entrez, leur dit-il, il n'y a ici ni premier ni dernier; celui qui y est le plus agréable à Dieu, est celui qui y prie avec le plus de ferveur.»
Tous communièrent, tous furent bénis; le village entier s'était rendu à cette cérémonie imposante dans laquelle régna le plus auguste recueillement; quant à Colomb, son air de calme et d'attention prouvait que ses pensées avaient toutes pour objet la bonté de Dieu et la fragilité des choses humaines. Un peu avant que les assistants quittassent l'église, le père supérieur leur fit une allocution qui toucha vivement leurs cœurs, et qui se termina ainsi:
«Mes enfants, lorsque le grand-amiral, que je vois ici confondu dans vos rangs, vint, pour la première fois, frapper à la porte du couvent, Dieu m'inspira la pensée de l'interroger: sa science, son élocution eurent bientôt frappé mon esprit; mais s'il gagna mon âme, ce fut par sa piété que je n'ai jamais vue surpassée chez aucun mortel: ses plus zélés partisans en Espagne sont également ceux qui ont été le plus convaincus de ses sentiments religieux, et qui ont reconnu en lui l'homme qui se regarde comme l'instrument dont la Providence veut se servir pour porter sa parole chez les peuples inconnus qu'elle a révélés à son imagination. Ayez donc en lui, mes enfants, la même confiance qu'il a en Dieu: vous accomplirez ainsi les décrets du Ciel, vous reviendrez comblés de gloire, et vous serez éternellement honorés, comme le sont toujours des hommes de foi, de courage et de résolution!»
Cette cérémonie, dans la petite église d'un couvent jusqu'alors presque ignoré, sans pompe, sans éclat, mais remarquable par une componction sincère, et servant de prélude à l'un des plus grands événements de ce monde, eut un effet moral considérable dans le village ainsi que sur les navires de l'expédition; et réellement, on y trouve un cachet de grandeur et de majesté qui efface, par sa simplicité, tout ce que le faste aurait pu imaginer.
Enfin, les navires étant complètement armés, le départ fut fixé au 3 du mois d'août 1492; ce même jour, Colomb, après avoir écrit une dernière dépêche à la cour, sortit du couvent avec Jean Perez qui voulut l'accompagner jusqu'au canot sur lequel il devait définitivement se rendre à bord de la Santa-Maria.
La route fut d'abord silencieuse car les deux amis étaient absorbés. Le digne ecclésiastique, convaincu par Colomb, croyait certainement ou à l'existence de terres transatlantiques, ou à la possibilité d'atteindre les côtes de l'Asie en cinglant vers l'Ouest; mais au moment de se séparer d'un hôte qu'il affectionnait si tendrement, il ne pouvait penser sans terreur à la longueur du voyage, aux dangers de mers inexplorées qui pouvaient être semées d'écueils et où les navires de l'expédition ne trouveraient ni ports, ni abris connus pour se réfugier; il comparait enfin la faiblesse des moyens avec l'immensité de l'Océan, avec les difficultés incalculables de l'entreprise, et il frémissait intérieurement de la témérité d'un projet qui semblait braver les lois de la nature. De son côté, Colomb se recueillait pour mieux se préparer à remplir ses devoirs; son esprit goûtait un ravissement dont sa sagesse contenait la vivacité, et il paraissait, il était d'autant plus tranquille, que l'heure de l'embarquement s'approchait. Ce fut lui qui rompit le silence, et qui commença ce dernier entretien par ces mots:
«Mon père, je n'oublierai jamais que, sans ressources, sans nourriture, voyageant à pied, je vins, exténué de fatigue, implorer pour mon fils et pour moi la charité du couvent que vous m'y accordâtes avec tant de libéralité! Les temps sont bien changés, et ma position s'est considérablement améliorée; mais le passé reste ineffaçablement gravé dans mon cœur. Vous avez été pour moi l'ami le plus généreux et le plus utile; je vous dois la protection de notre auguste reine et c'est vous qui m'avez fait ce que je suis: lorsque l'obscur Génois n'était rien, c'est vous qui avez commencé à modifier l'opinion des hommes à mon égard. L'avenir est dans les mains de Dieu, et je pars avec la connaissance des dangers de la mer; mais j'espère en Dieu: espérez comme moi et modérez votre affliction, car je sens que le succès de mon entreprise est dans les desseins de la Providence. Aussi, quoi qu'il arrive, Colomb restera inébranlable, et rien ne le fera dévier de son but!»
«Mon fils, lui répondit le père supérieur avec émotion, ta confiance est digne de ton grand cœur; mais il est possible que tu reviennes frustré dans tes espérances; souviens-toi, alors, de Jean Perez et du couvent de la Rabida où tu seras toujours reçu à bras ouverts.»
«Merci, mon père, dit alors Colomb; mais oubliez-moi pendant quelques mois, excepté dans vos prières; quand vous me reverrez, j'aurai accompli un acte qui illustrera la couronne de Castille, au point que la conquête de Grenade ne tiendra qu'un rang très-secondaire dans le règne de Ferdinand et d'Isabelle.»
Alors, le grand-amiral et l'excellent prêtre se pressèrent longtemps dans les bras l'un de l'autre en s'embrassant avec effusion; et jamais père tendre, en voyant son fils sur le point de se lancer dans une entreprise périlleuse, n'a senti son cœur tressaillir plus que le père supérieur lorsqu'il vit Colomb mettre les pieds dans son canot et se diriger vers son bâtiment.
En arrivant abord, Colomb, cet amiral d'un Océan alors ignoré, ce vice-roi de terres encore inconnues, donna l'ordre de mettre sous voiles. Sans être précisément disposés à désobéir, les matelots ne purent entendre donner cet ordre sans se retrouver sous l'empire de leurs terreurs à peine assoupies, et il y eut un moment d'hésitation qu'ils expliquèrent en alléguant, comme le font, même quelquefois encore, des esprits simples ou fanatiques, que le jour fixé pour le départ avait été mal choisi, car il se trouvait être un vendredi, qu'on était habitué, disaient-ils, à considérer comme un jour de malheur et de mauvais augure.
«Mes enfants, leur dit Colomb, ce n'est pas sans y avoir réfléchi que j'ai choisi un vendredi. C'est le jour où le fils de Dieu a bien voulu se sacrifier pour les hommes, c'est le jour de notre rédemption; et loin d'être une annonce de malheur, c'est au contraire un présage de succès. Calmez donc vos inquiétudes et partons remplis d'espoir!»
Ces paroles prononcées avec assurance, la physionomie pénétrée de Colomb, l'attitude décidée d'Alonzo Pinzo et de ses frères calmèrent cette légère effervescence, et les caravelles se mirent en mesure d'appareiller. Elles se trouvaient alors mouillées sous Saltès, petite île placée devant Palos, à l'embouchure des petites rivières Odiel et Tinto, et Colomb, pour ne pas effrayer les esprits, avait eu la bonne politique de faire connaître qu'il voulait d'abord se rendre aux îles Canaries, d'où il se proposait de se diriger constamment vers l'Ouest, jusqu'à ce qu'il eût connaissance des terres transatlantiques. Or, rien ne pouvait être plus judicieux que cette route, car les îles Canaries se trouvent au commencement des parages des vents alizés qui soufflent toujours de la partie du Nord-Est à l'Est, et qui sont si favorables pour un voyage tel que celui que l'illustre navigateur entreprenait. Il ignorait, il est vrai, que la direction de ces vents était presque invariable dans toute la ligne qu'il allait parcourir, mais ce qu'il en avait vu lors de son voyage en Guinée, ce que sa sagacité lui en faisait présumer, furent probablement ce qui le détermina dans le plan de son itinéraire qui ne pouvait être tracé avec plus de jugement. D'ailleurs, avec cette route, si l'île de Cipango, telle qu'elle était portée sur la carte de Toscanelli, existait, il devait l'atteindre après un trajet seulement d'environ 800 lieues marines (4560 kilomètres à peu près).
Mais pendant que les caravelles mettaient sous voiles, elles se trouvèrent soudainement entourées de barques et de chaloupes portant la population presque entière de Palos qui, sous prétexte de venir faire ses adieux, fit retentir l'air de cris de désespoir. Les hommes et les femmes de ces embarcations poussaient des exclamations lamentables, se tordaient les mains en s'agitant dans tous les sens, disaient que les caravelles couraient à une destruction certaine dans les abîmes de l'Océan, et répétèrent ces fables que l'on avait tant de fois débitées sur les projets de Colomb et sur la soi-disante absurdité de ses plans.
Colomb, debout sur la petite dunette qu'on avait établie sur l'arrière du pont pour lui servir de logement particulier, était alors occupé à commander la manœuvre, et son ami, le médecin Garcia Fernandez était auprès de lui. «Vous entendez ces clameurs, lui dit-il; eh bien, elles ne sont pas plus déraisonnables, elles sont même plus excusables que plusieurs des discours que, depuis près de vingt ans, j'ai été condamné à entendre sortir de la bouche de prétendus savants: quand la nuit de l'ignorance obscurcit l'esprit, les pensées entassent des arguments absolument semblables à ceux-ci. Dans leur ressentiment, les entendez-vous qui excitent à la révolte, et qui me maudissent parce que je suis né en pays étranger? Mais viendra le jour où Gênes ne se croira nullement déshonorée pour avoir donné le jour à Christophe Colomb, où votre fière Espagne s'enorgueillira de ma gloire, et où elle s'efforcera de la revendiquer.»
Pour en finir avec ces cris, Colomb ordonna qu'on laissât accoster une de ces chaloupes où il avait remarqué une jeune femme portant un enfant dans ses bras, et qui se faisait distinguer autant par sa jeunesse et sa beauté que par la vivacité de son exaspération. Il demanda son nom; on lui dit que c'était Monica, femme de Pépé, l'un des matelots de son bâtiment. Il la fit monter à bord et il s'avança jusqu'à l'escalier pour la recevoir et pour la mettre à même de faire ses adieux à son mari. Il lui parla avec douceur en présence de tout l'équipage; son regard, qui était d'une sévérité voisine de la rudesse quand il était mécontent, s'empreignit d'un caractère de bénignité qui toucha tous les cœurs et attendrit même celui de Monica qui ne put que pleurer et se taire, quand le grand-amiral lui dit: «Et moi aussi, je laisse derrière moi des êtres qui me sont plus chers que la vie; j'ai aussi un fils, mais qui n'a pas le bonheur d'avoir une mère, et qui serait doublement orphelin s'il nous arrivait malheur; mais nous devons tous obéir à la reine, et nous devons avoir confiance en Dieu, qui nous protégera, puisque nous partons pour accomplir sa volonté.»
Les manœuvres de l'appareillage n'avaient pas été discontinuées; les ancres furent mises en place et saisies le long du bâtiment, les embarcations furent toutes hissées à bord; alors on força de voiles; les chaloupes des habitants de Palos, essayant vainement de suivre les caravelles, finirent par retourner au port, et les matelots voyant leur chef toujours très-décidé, sachant d'ailleurs qu'ils devaient relâcher aux Canaries pour y prendre des vivres frais, espérant peut-être que quelque circonstance mettrait obstacle à leur grand voyage, se soumirent à la nécessité et prirent leur parti sur le départ de Palos.
Les premiers soins du grand-amiral furent d'organiser le service de mer, et de prescrire comment les relations entre son équipage et lui seraient réglées, et comment on honorerait sa dignité. En effet, il connaissait trop bien quelle était la manière d'être des bâtiments, pour ignorer qu'un commandant doit s'abstenir de tout rapport familier avec ses subordonnés, et qu'afin de ne rien perdre du respect et du prestige qu'il savait, par la suite, devoir être si utiles au succès de sa mission, il était convenable qu'il agît, en général, par l'intermédiaire de ses officiers, afin que l'observance rigoureuse des formes et du décorum retînt dans leurs positions respectives des hommes qui pourraient se laisser aller à leurs passions, et qui étaient réunis dans un espace aussi resserré.
Il ne voulut pas, cependant, vivre dans l'ignorance de ce qui se passait ou se disait à bord, car il comprenait fort bien l'importance d'être averti de tout en temps utile, pour pouvoir, au besoin, y obvier à propos. Or, il était parfaitement en mesure sous ce rapport, car Garcia Fernandez, que ses fonctions rapprochaient de tous, devait le mettre dans la confidence de tous les bruits, propos ou projets qui pourraient se tenir ou se discuter dans l'équipage. Il y avait aussi à bord un jeune homme d'un esprit très-chevaleresque qui lui était dévoué: c'était don Pedro Guttierez, gentilhomme de la maison du roi, qui avait voulu se distinguer parmi les habitués du palais en briguant l'honneur de s'embarquer avec Colomb; on disait même qu'il espérait, par là, se rendre digne de la main d'une jeune demoiselle d'une grande beauté attachée à la personne de la reine et qui, comme la reine, avait montré le plus vif enthousiasme pour Christophe Colomb.
En accueillant don Pedro Guttierez à bord, le grand-amiral lui avait dit: «Vous avez raison de croire à ma fortune, quoique j'aie été souvent raillé comme un insensé qui n'avait aucun précédent sur lequel il pût s'étayer; il est vrai que, d'un autre côté, j'ai été encouragé par des princes, des hommes d'État, des ecclésiastiques d'un profond jugement; mais quoi qu'il en soit de leurs opinions diverses, il est un fait constant: c'est que depuis le jour où j'ai été illuminé par l'idée de mon voyage, je vois les terres qui forment la limite de l'Atlantique dans l'Occident aussi distinctement que je puis voir l'étoile polaire pendant la nuit quand le ciel est serein; le soleil lui-même, lorsqu'il se lève, n'est pas plus évident à mes yeux.»
C'était le langage qu'un jeune seigneur de la trempe de don Pedro Guttierez pût le mieux apprécier et qu'il comprenait le mieux; aussi, s'embarqua-t-il rempli d'espérance et de gaieté.
Le troisième jour du voyage, la Pinta mit en panne et signala des avaries; la Santa-Maria s'en approcha et apprit que le gouvernail, dans les mouvements d'un tangage assez vif, s'était démonté et qu'on travaillait à le remettre en place. Cette opération qui demande une mer très-unie, devenait presque impossible avec la houle qu'il y avait alors; aussi Colomb conseilla-t-il d'y renoncer et de chercher à fixer cette machine au moyen de cordes et d'amarrages. Alonzo Pinzon prit, en effet, ce parti, mais il éprouva beaucoup de difficulté à l'assujettir convenablement. Les caravelles purent enfin continuer leur route, et elles arrivèrent aux Canaries où un autre bâtiment fut cherché, mais en vain, pour remplacer la Pinta.
On ne manqua pas d'attribuer le manque de solidité du gouvernail de cette caravelle au ressentiment de Gomez Rascon et de Christophe Quintero, qui en étaient les propriétaires, afin qu'elle ne pût pas tenir la mer et qu'elle revînt à Palos pour qu'ils rentrassent en sa possession; mais ce furent de simples suppositions dont il était impossible de justifier la validité. Ce n'en fut pas moins la cause d'un retard de quinze jours qui furent employés à aller de l'une des îles de cet archipel à l'autre, soit pour chercher un autre navire, soit pour réparer l'avarie, soit enfin pour prendre des vivres frais. Colomb en profita, d'ailleurs, pour faire substituer aux mâts et aux voiles latines de la Niña un grément disposé pour porter des voiles carrées, amélioration importante pour une longue navigation, dans laquelle il importait, par-dessus tout, de pouvoir faire le plus de chemin possible quand le vent serait favorable. Le grand-amiral fut même satisfait que le démontage du gouvernail eût lieu avant l'arrivée aux Canaries, puisque, subséquemment, c'eût été un contre-temps capital; et, à l'équipage qui avait considéré cet événement comme un signe fatal pour l'avenir, il fit facilement comprendre qu'il en résultait un surcroît de garanties pour la sûreté de la navigation.
Lorsque les caravelles arrivèrent à Ténériffe qui est la principale des Canaries, les commandants de la Pinta et de la Niña s'en croyaient encore assez éloignés; mais la vue de ces îles eut lieu à l'heure fixe annoncée par Colomb. Cette exactitude dans ses calculs fut remarquée par les marins qui y virent une preuve authentique de l'habileté de leur chef, et de la supériorité de son instruction sur celle des autres officiers ou pilotes de l'expédition.
Colomb appareilla de ces îles le 6 septembre: toutefois il était vivement préoccupé, car il avait reçu l'avis formel que trois bâtiments de guerre portugais croisaient dans les parages de l'île de Fer, qui est l'île située le plus à l'Occident de cet archipel, et que ces bâtiments avaient ordre de s'opposer à son voyage. Trois mortelles journées de calme survinrent après son appareillage, aussi son impatience à franchir le voisinage de ces îles était-elle extrême; mais il ne faisait que peu ou point de route. Il fut même porté par les courants jusqu'en vue de l'île si redoutée, et il s'en approchait constamment au point de n'en être plus qu'à huit lieues, lorsqu'une brise favorable se leva et lui permit de s'en éloigner sans avoir vu aucun des navires dont il craignait tant la rencontre.
Il gouverna alors à l'Ouest et il quitta ces parages sans retour; mais tandis que ses anxiétés évanouies lui permettaient de se livrer à la joie, le cœur manquait entièrement aux matelots qui, en perdant la terre de vue, crurent avoir dit un adieu éternel à leur pays, à leurs familles, à leurs amis, au monde entier, et ne voyaient devant eux que dangers, mystère et chaos; les plus intrépides versèrent eux-mêmes des larmes et firent éclater de désolantes lamentations. Colomb crut convenable de les haranguer; il les fit rassembler sur le gaillard d'arrière, et, du haut de sa dunette, la tête découverte, le regard serein, le maintien assuré, la parole grave et convaincue, il leur dit:
«Braves marins, mes compagnons, mes frères, l'île de Fer a disparu et avec elle la crainte des perfides Portugais! Vous le voyez, le vent nous favorise, le temps est admirable, et ces mers qu'on vous avait assuré devoir être si orageuses, si menaçantes, sont calmes et unies comme la Méditerranée dans ses plus beaux jours: il en sera de même des autres terreurs qu'on a cherché à répandre dans vos esprits! Voguons donc sans inquiétudes et sans soucis comme de vrais marins; avançons-nous avec résolution vers les contrées inconnues où nous envoient nos souverains, ayons enfin la gloire de tracer aux générations futures la route qui conduit aux extrémités de l'univers, et ce sera pour nous la source de tous les biens, de tous les honneurs, de toutes les prospérités!»
Présumant, toutefois, que les dispositions des équipages de la Pinta et de la Niña étaient semblables à celles des marins de la Santa-Maria, le grand-amiral signala aux commandants Alonzo et Vincent Pinzon de se rendre à son bord. Ils y vinrent et ils lui dirent, en effet, que les murmures prenaient un caractère alarmant, au point de leur faire craindre un soulèvement.
«Vous devez assez connaître les hommes, leur répondit Colomb, pour savoir que si une trop grande familiarité nuit au respect, un peu de condescendance employée à propos contribue beaucoup à gagner les cœurs; tâchez donc d'agir selon les circonstances, tantôt avec fermeté, tantôt avec bienveillance: surveillez les plus audacieux, soyez affables envers les bons, encouragez-les tous et soutenez leur moral par l'espoir de récompenses non moins que par la perspective de la gloire ou des honneurs qui les attendent.»
Les deux commandants s'engagèrent à suivre cette ligne de conduite, mais en exprimant la crainte qu'il leur fût bien difficile de s'opposer à la volonté que leurs matelots commençaient à exprimer de s'emparer des bâtiments et de retourner à Palos.
«N'y consentez jamais, leur répondit Colomb avec véhémence: ce serait un opprobre pour vous. Dites-leur, s'ils semblent vouloir se porter à quelques excès, que je connais leurs noms, que je sais leurs projets et que je les menace de toute ma sévérité, de toute la rigueur des lois, de tout le courroux de nos souverains. Ajoutez que s'ils venaient, par malheur pour eux, à céder à leurs folles terreurs, ils feraient acte de lâche pusillanimité, et qu'au lieu de l'illustration et du renom qui seront leur partage s'ils restent fidèles à leur devoir, ils seront, en arrivant en Espagne, jugés, condamnés comme des traîtres, et qu'ils termineront dans la honte et dans la prison le reste de leurs jours déshonorés. En un mot, soyez vigilants, soyez fermes, résistez à propos; surtout ne transigez jamais avec la révolte, et gardez-vous de pactiser avec la sédition.»
Puis, prenant un ton moins sévère, il termina ainsi cet entretien:
«Quant à notre navigation, marchons toujours de conserve; suivez-moi d'aussi près que vous le pourrez, et si, par quelque circonstance fâcheuse, nous nous trouvons séparés, vous continuerez à gouverner à l'Ouest; lorsqu'à partir de l'île de Fer, il y aura près de mille lieues de parcourues sur cet air-de-vent, redoublez de surveillance, sondez souvent, tenez compte de tous les pronostics qui s'offriront à vous, mais si vous prévoyez quelque danger à faire du chemin pendant la nuit, mettez alors en panne et reprenez votre route au retour du jour jusqu'à ce qu'enfin vous ayez vu la terre que vous devez immanquablement découvrir! En agissant ainsi, cela convenu et ces points expliqués, prenons congé les uns des autres; embrassons-nous, mes chers amis, et à la garde de Dieu qui m'a inspiré dans mes projets!»
Ce mélange de fermeté et de douceur, la résolution inébranlable du grand-amiral portée à la connaissance de l'équipage de la Santa-Maria par Garcia Fernandez et par don Pedro Guttierez présents à l'entrevue, ramenèrent un peu l'esprit des marins, et le temps magnifique dont l'expédition continua à jouir y contribua aussi beaucoup.
Le dimanche 15 septembre, la messe fut célébrée avec la ponctualité accoutumée; le soir, les matelots se réunirent encore pour la prière qui fut mêlée de chants religieux: les caravelles avaient, pour ce moment de la journée, l'ordre de se rapprocher le plus possible de la Santa-Maria, qui occupait le centre dans la ligne de front qu'elles suivaient alors, et elles formaient ainsi une sorte de temple à ciel découvert au milieu de ces vastes mers infréquentées jusque-là. L'espérance, la gaieté qui rayonnaient sur tous les visages, furent accrues par un cri de la vigie qui montra l'avant comme si elle apercevait quelque chose à l'horizon. Les yeux se portèrent dans cette direction, et l'on vit effectivement comme un vaste champ d'herbes marines d'un vert luisant qui couvraient un espace immense. Colomb s'empressa de faire sonder; quand il se fut assuré que le fond était toujours à une profondeur inaccessible à la sonde, il pensa qu'il ne devait y avoir aucune terre de quelque étendue dans le voisinage, et que ces herbes n'avaient pas été détachées de rochers situés dans l'Occident, d'autant qu'il avait fort bien remarqué que les courants de ces parages suivaient la direction de l'Est à l'Ouest; mais il n'en avait fait part à personne, dans la crainte de faire naître de nouvelles appréhensions.
Il avait même le soin d'altérer tous les jours un peu en moins la longueur de la route qu'il faisait, et son estime ostensible du chemin total parcouru le plaçait toujours ainsi, moins loin des îles Canaries qu'il ne l'était réellement; il espérait par là que les inquiétudes seraient d'autant moins grandes parmi ses marins, qu'ils se croiraient moins avancés dans l'immensité des mers qu'ils parcouraient.
Mais la vue de ces herbes impressionna différemment les équipages des trois caravelles; ils se persuadèrent facilement qu'elles étaient l'annonce d'une terre peu distante dans l'Occident, d'où elles avaient été arrachées par les vents et transportées au large par les lames de la mer; ils échangèrent donc des cris de joie, des paroles d'espérance que Colomb se garda bien de contrarier; et ceux qui précédemment avaient été le plus sur le point de se livrer au désespoir, s'abandonnèrent le plus aussi à des transports d'allégresse inouïs.
On a souvent remarqué que ce ne fut pas le moindre des mérites de Christophe Colomb que d'avoir réussi dans son entreprise, avec les instruments nautiques de l'époque et dans l'état d'enfance où la science de la navigation était alors. La boussole était en usage, à la vérité, mais on n'avait encore observé ni l'inclinaison de l'aiguille aimantée, ni seulement sa déclinaison ou variation qui importe beaucoup plus aux marins. On ignorait donc qu'elle déviait du Nord, non-seulement dans le même pays et à des époques différentes ou même sous certaines influences, mais encore selon les latitudes, surtout selon les longitudes où l'on se trouvait, et qu'il pouvait y avoir entre deux points du globe et au même instant, une différence de direction de l'aiguille aimantée qui pouvait aller jusqu'à 25 degrés et même au delà.
La première fois que Colomb soupçonna cette irrégularité, ç'avait été dans la soirée du 13 septembre, au coucher du soleil; il s'en émut et il continua pendant plusieurs jours à comparer l'air-de-vent donné par la boussole avec celui où devait se trouver le soleil, soit à son lever ou à son coucher, soit à midi, et il fit aussi plusieurs comparaisons avec l'étoile polaire. Ces observations confirmèrent sa première remarque, et, comme il vit que l'irrégularité allait en croissant, il comprit que ce pourrait être à bord un sujet d'inquiétudes; il se garda donc bien d'en rien communiquer à qui que ce fût, et il se contenta de diriger sa route en conséquence.
Toutefois, les pilotes des caravelles ne manquèrent pas de constater ces différences lorsqu'elles eurent acquis une certaine gravité; ils s'en alarmèrent, ils divulguèrent leurs craintes, et, bientôt, les équipages se croyant près d'arriver dans des contrées où les lois de la nature étaient totalement interverties, se laissèrent aller à un véritable désespoir.
Le grand-amiral fit encore preuve, en cette circonstance, d'une grande habileté; il réunit les pilotes, les blâma de n'en avoir pas conféré avec lui avant d'en parler aux équipages, il leur dit avec assurance que l'aiguille aimantée n'avait pas varié, mais que l'étoile polaire, comme le soleil, comme tous les autres corps célestes, avait des mouvements particuliers; enfin, que c'était à ces mouvements et non à une irrégularité de la boussole, qu'on devait attribuer ces différences. Il leur montra alors son journal, il leur fit voir qu'il y avait noté ces mêmes différences, qu'il en avait tenu compte, mais qu'il ne s'en était nullement inquiété, et qu'il les engageait à en faire autant, à s'en rapporter à lui qui avait passé sa vie à étudier les phénomènes du ciel, et à faire connaître ces explications aux matelots, qui revinrent alors un peu de leur frayeur, d'autant qu'ils avaient tous la plus haute idée des talents et de l'instruction de leur chef.
Mais Garcia Fernandez était un homme trop instruit pour croire à cette explication, et il en entretint Christophe Colomb.
«Non, digne ami, lui répondit Colomb, ce n'est pas à des mouvements particuliers des astres qu'il faut attribuer l'irrégularité de la boussole en ce moment; c'est à la boussole elle-même, qui, à ce qu'il paraît, a une direction différente selon les pays où l'on se trouve, ce qu'il est facile de corriger en l'observant avec soin: elle ne cesse donc pas d'être notre guide; mais il vaut mieux que nos marins croient qu'elle ne chancelle pas dans ces parages infréquentés, il vaut mieux qu'ils demeurent convaincus de son infaillibilité dont nul ne doutait, que de la fixité des astres, qu'en apparence ils voient tous les jours se lever, se coucher, monter sur l'horizon et errer dans les cieux, de manière à ce qu'ils puissent leur supposer quelques oscillations de peu d'importance dans leurs mouvements. Ainsi, cher Fernandez, nous naviguerons désormais avec autant de sécurité que par le passé; et loin d'être découragés par la constatation de la variation de l'aiguille aimantée, nous devons nous réjouir d'avoir fait une découverte qui donnera droit à l'expédition de se glorifier d'avoir agrandi le cercle des connaissances de l'esprit humain.»
L'incident de l'émotion causée par la variation de la boussole avait eu lieu presque en même temps que la rencontre que firent les caravelles du mât d'un navire qui avait probablement péri en mer dans un des voyages des Portugais le long du littoral africain et que les courants avaient emporté au large. Les équipages en furent d'abord très-fortement préoccupés, mais Colomb leur démontra facilement que ce ne pouvait être dans ces parages que le naufrage avait eu lieu, ni dans ceux vers lesquels ils cinglaient, puisque c'était évidemment le mât d'un bâtiment portugais et qu'aucun de ces bâtiments n'avait jamais encore perdu la terre de vue; qu'ainsi, ce débris avait été fortuitement transporté par les flots, et qu'il n'y avait aucune déduction fâcheuse à en tirer qui fût applicable à leur voyage. Cet argument réussit mieux encore que celui dont Colomb s'était servi au sujet de la boussole, et les esprits se calmèrent; mais on pouvait prévoir dès lors par combien de difficultés sans cesse renaissantes le voyage serait entravé.
Les caravelles naviguaient, cependant, sur la lisière des régions des vents alizés, lesquels ne sont dans toute leur force que plus avant entre le tropique et l'équateur; et bien qu'elles trouvassent un temps généralement très-beau, elles ne laissaient pas que d'éprouver quelquefois des calmes, quelquefois des brises contraires et de la pluie; mais les vents de la partie de l'Est ne tardaient pas à reprendre leur empire, et malgré ces alternatives, elles s'avançaient toujours vers l'Occident et pénétraient un peu entre les tropiques quoiqu'en gouvernant à l'Ouest, et cela par l'effet de la variation de la boussole.
Autant étaient changeants le temps, la mer ou les vents, autant et plus encore étaient variables les sentiments des matelots de l'expédition, qui passaient successivement de la crainte à l'espérance et de l'espérance à l'abattement ou à la consternation.
Si le vent devenait défavorable, il leur semblait que la Providence, se déclarant visiblement contre eux, leur ordonnait d'abandonner un voyage si téméraire et de revenir dans leur patrie.
Lorsque, plus tard, les brises de la partie de l'Est recommençaient à souffler, ils en tiraient la conséquence que ce serait folie de continuer à se laisser aller à leur impulsion, puisque régnant le plus habituellement dans ces parages, toute lutte contre elles deviendrait impossible et tout retour en Espagne leur serait interdit.
Colomb, informé de tout par Fernandez et par don Pedro Guttierez, ne se laissait pas émouvoir par ces contrastes, par ces plaintes que, jusqu'à un certain point, il était loin de blâmer; il écoutait, cependant, tout ce qui lui revenait par ces bouches amies, il étudiait tous les symptômes, il dictait les réponses qu'il y avait à faire contre les objections diverses qu'on lui soumettait, et il restait aussi calme que confiant.
Un jour, dans un de ces champs d'herbes appelées aujourd'hui raisins du tropique, et que les caravelles avaient à traverser, un crabe fut découvert vivant et saisi par un matelot de la Santa-Maria. Le grand-amiral, à qui il fut apporté, le prit entre ses doigts, le regarda quelque temps avec un plaisir indicible; puis il fit remarquer qu'il était probable que la terre vers laquelle les caravelles se dirigeaient ne devait pas être très-éloignée, car un si petit animal n'aurait certainement pas pu survivre longtemps à l'accident qui l'en avait arraché. Quelques grands oiseaux d'espèces inconnues furent vus aussi vers ce même jour, planant au haut des airs et se dirigeant de l'Occident à l'Orient. Colomb, qui les avait aperçus le premier, en conclut qu'ils provenaient de ces mêmes contrées vers lesquelles l'expédition gouvernait, et une joie vive éclata dans les esprits.
Mais bientôt les champs d'herbes devinrent plus étendus et les herbes elles-mêmes plus épaisses, au point que les navires éprouvaient quelque difficulté, malgré la brise assez fraîche qui soufflait, à se frayer leur route. En voyant, à perte de vue, ces mers qui ressemblaient à d'immenses prairies submergées, les équipages se crurent perdus à tout jamais, s'imaginant que bientôt ils ne pourraient ni avancer, ni reculer. Ils se rappelèrent alors tout ce qu'ils avaient entendu dire sur les limites probables de l'Atlantique qu'on ne pourrait jamais atteindre impunément, et ils pensèrent que leurs navires étaient destinés à être comme enclavés dans ces masses d'herbes et à y périr immanquablement avec eux.
Si, ensuite, parvenant à sortir de ces sortes de liens, ils se retrouvaient dans des eaux claires, et s'il survenait un jour ou deux de calme: «Voici actuellement, disaient-ils, un Océan sans vagues; on n'a jamais vu de mer si morte; ses eaux sont si tranquilles qu'on croirait qu'elles n'obéissent pas aux lois de la nature; et Dieu a, sans doute, entouré d'une ceinture d'eau dormante ces parties de l'univers, pour défendre aux hommes d'y pénétrer.»
Mais quand ils apercevaient, ainsi qu'il arrive parfois, des nuages épais ramassés aux extrémités de l'horizon comme s'ils planaient sur la terre, le cœur leur revenait, et ils commençaient de nouveau à espérer, jusqu'à ce qu'ils se fussent assurés que ce n'étaient que de fausses indications.
Les poissons volants, dont on n'avait jamais entendu parler jusque-là, vinrent à leur tour vivifier la scène. Ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction que l'on contemplait leurs bandes sortir de l'eau par essaims, fournir une assez longue course avec leurs nageoires ailées, et s'abattre, soit à quelque distance des caravelles, soit quelquefois sur les navires eux-mêmes, et y donner l'occasion d'un excellent régal. Garcia Fernandez ne manqua pas de saisir cette occasion pour dire avec conviction qu'il était impossible qu'on fut arrivé aux limites fatales de l'univers, lorsqu'il y avait tant d'êtres vivants autour d'eux qui annonçaient plutôt la fécondité de la nature que son impuissance, ou que la destruction de tous les corps.
Une troupe d'oiseaux venant du Nord servit une fois de prétexte à Alonzo Pinzon pour demander à gouverner dans cette direction; le grand-amiral lui répondit avec douceur, mais avec fermeté, et il continua à faire route vers l'Ouest.
Cependant les caravelles s'avançaient toujours en parcourant un espace d'environ quarante lieues par jour; mais quoique Colomb continuât à dissimuler une partie du chemin parcouru, ainsi que celui que faisaient faire les courants et qu'il estimait à quatre lieues de plus en vingt-quatre heures, les équipages n'en voyaient pas moins avec terreur la distance qui les séparait de l'Espagne augmenter à chaque instant, et ils perdirent presque jusqu'au dernier rayon d'espoir; mais quelques oiseaux d'un volume plus petit que ceux qui avaient été observés auparavant, parurent à leurs yeux, et leur courage en fut un peu ranimé, car ils durent croire qu'ils ne pouvaient s'être élancés que de quelque point d'une terre peu éloignée.
Cette heureuse disposition des esprits ne se soutint pas; la situation de Colomb devint plus critique, et il y avait à peine quinze jours qu'on avait cessé d'apercevoir l'île de Fer, dont on pouvait alors se trouver à quatre cents lieues environ dans l'Ouest, que l'impatience des matelots prit un commencement de caractère de révolte.
Ils se rassemblèrent d'abord par groupes de trois ou quatre dans les endroits les plus écartés ou les moins surveillés du navire, et ils y donnèrent un libre cours à leur mécontentement. Bientôt, s'excitant les uns les autres, ces groupes devinrent plus nombreux, et, leur audace augmentant, ils poussèrent des murmures et proférèrent des menaces envers le grand-amiral. Ils le traitaient d'ambitieux, d'insensé qui, dans un accès de folie, avait conçu la résolution d'entreprendre quelque chose d'extravagant pour se faire remarquer. Quelle obligation, ajoutaient-ils, pouvait les lier envers lui et les forcer à le suivre, et jusqu'où pouvait-il exiger leur obéissance, puisqu'ils avaient pénétré sans rien trouver, bien plus avant qu'aucun homme ne l'eût déjà fait! Devaient-ils continuer jusqu'à ce que leurs bâtiments eussent péri, ou jusqu'à ce que tout espoir de retour, sur d'aussi frêles navires, fût devenu totalement impossible! Qui pourrait les blâmer, lorsqu'il serait évidemment démontré qu'en revenant sur leurs pas, ils n'auraient fait qu'agir dans l'intérêt bien motivé du salut de leurs vies? Et ils allaient jusqu'à s'écrier dans leur désespoir, que le chef qu'on leur avait donné était un étranger, n'ayant en Espagne ni amis, ni crédit; que son projet avait été condamné comme celui d'un visionnaire, par des hommes du plus haut rang, de la plus grande instruction; qu'ainsi, non-seulement personne n'entreprendrait de le justifier ou de le venger, mais encore qu'on s'en réjouirait. Il n'y avait donc plus qu'à se révolter; il fut même proposé, pour empêcher toutes plaintes ou récriminations futures de Colomb, de le jeter à la mer, se réservant de dire que c'était lui-même qui y serait tombé par accident, en observant les astres avec ses instruments nautiques.
Le grand-amiral n'ignorait rien de ce qui se passait dans ces conciliabules et il se promettait bien d'agir avec énergie au premier acte qui se manifesterait ouvertement; mais il temporisait, espérant toujours que quelque circonstance heureuse ferait d'elle-même changer ces sentiments hostiles. Sa contenance était donc toujours aussi sereine; quand il trouvait une occasion naturelle de parler à son équipage, c'était toujours avec sa même adresse, calmant les uns par des paroles bienveillantes, excitant l'orgueil ou la cupidité de quelques autres par des espérances d'honneurs, de gloire ou de richesse, et faisant connaître à tous, que s'il éclatait quelque mutinerie, il saurait bien à qui s'adresser comme en étant les chefs ou les fauteurs; qu'enfin s'il voulait bien paraître ignorer quelques paroles dont il ne voulait pas exagérer la portée et qu'il était enclin à pardonner à cause de la nature toute particulière de sa mission, il n'en connaissait pas moins toute l'étendue des pouvoirs coercitifs que le roi et la reine avaient mis en ses mains, et qu'il saurait très-bien s'en servir envers les séditieux, si jamais on se portait à quelque fait qui lui prouvât qu'il en existait à son bord.
Un phénomène particulier aux mers intertropicales est celui qui donne le spectacle magnifique des couchers du soleil les plus éblouissants qu'il soit possible de s'imaginer. Tantôt on croit voir, avec les couleurs les plus vives, de vastes cités dont ne sauraient approcher ni Constantinople, ses mosquées en amphithéâtre et ses minarets, ni Saint-Pétersbourg avec ses dômes, ses coupoles, ses flèches étincelantes et ses toitures peintes de couleurs les plus variées, ni Grenade et son magique Alhambra, ni Calcutta, la ville des palais, son beau ciel et l'admirable végétation qui l'entoure; tantôt on voit à l'horizon des prairies émaillées de fleurs lumineuses, des campagnes couvertes de châteaux, de verdure ou de bosquets; un autre jour, ce sont des batailles livrées par des guerriers gigantesques dont la tête paraît atteindre le firmament, couverts d'armures où resplendissent les rayons les plus ardents de l'astre qui les éclaire et qui les pare de ses reflets les plus brillants. Ces guerriers mouvants, qui selon les caprices de la marche des nuages, courent, se poursuivent, se défendent, se frappent, tombent ou se relèvent, ont une animation prodigieuse qui va jusqu'à électriser le spectateur; mais la scène dure peu, car le soleil n'y rase jamais l'horizon; il semble se précipiter au-dessous plutôt qu'y descendre, et le crépuscule y est toujours fort court.
Un soir, c'était le 25 septembre, un semblable spectacle vint réjouir les esprits, mais l'intérêt en fut d'autant plus vif, que ce fut une chaîne de montagnes parfaitement ressemblantes à celles de notre globe, qui s'offrit à tous les yeux. Les caravelles, selon l'usage, s'étaient, rapprochées pour la prière, et l'apparence avait tellement l'air de la vérité que Colomb lui-même s'y méprit. «Terre! terre!» s'écrie Alonzo Pinzon, «je réclame la récompense promise à celui qui la verra le premier!»
Le noble visage du grand-amiral rayonna du transport de joie le plus expressif; il monta sur sa dunette, se découvrit la tête, jeta vers le ciel un regard de reconnaissance infinie; et d'une voix émue, mais sonore, il entonna le Gloria in excelsis, que tous les équipages chantèrent aussi, avec autant de ferveur que d'enthousiasme.
«Gloire à Dieu au plus haut des cieux!» s'écriaient ces rudes marins dont les cœurs étaient attendris par le souvenir de leurs dangers, de leurs espérances, ou par l'image de leurs succès. «Nous vous louons, répétaient-ils en chœur, nous vous bénissons, nous vous adorons, grand Dieu, nous vous glorifions, nous vous rendons grâce pour tous vos bienfaits, Seigneur, Dieu, Roi céleste, Dieu tout-puissant!»
Dans ce chant majestueux qui se rapproche du langage des anges, autant que l'on peut croire que l'homme puisse imiter les choses divines, dans cet hymne sublime qui, pour la première fois retentissait au milieu des vastes et profondes solitudes de l'Océan, ces voix presque en délire s'harmoniaient avec le bruit des vagues qui, séparées par la proue des caravelles, se repliaient sur leurs flancs comme pour les caresser avec amour, et semblaient se complaire à répéter les louanges du Créateur.
Le soleil avait disparu sous l'horizon, le jour s'était complètement assombri, mais les voix retentissaient encore, et les yeux n'avaient pas cessé de se tourner vers le point où se concentraient toutes les pensées. La nuit se passa dans la plus grande anxiété; on veilla avec attention, on fit route avec précaution, personne ne quitta le pont; Colomb l'aurait quitté moins encore que les autres tant il était ému! et, par le sillage que l'on faisait, on espérait être arrivé le lendemain matin à une petite distance de cette terre tant désirée.
Le soleil se leva et répandit ses rayons sur le vaste panorama de la mer. À mesure que la lumière rendait les objets plus distincts, chacun enfonçait ses regards vers l'Occident. D'abord on n'eut que la crainte de ne pas revoir les montagnes de la veille; mais quand le soupçon fut changé en certitude, les cœurs furent glacés d'effroi: on comprit qu'on avait été le jouet d'une de ces dispositions particulières de l'atmosphère de ces climats, et le plus profond abattement succéda, parmi les équipages, à la joie que tout à l'heure encore ils venaient de faire éclater.
Les murmures recommencèrent alors; mais le 29 septembre on vit un oiseau de l'espèce de ceux que nous appelons frégates, et que les marins pensaient devoir peu s'éloigner des terres. Son passage ranima un peu l'espoir qui s'éteignait; on trouvait aussi du charme à respirer l'air de la température agréable où l'on se trouvait et qui faisait dire à Colomb, dans son journal, qu'il se serait volontiers cru reporté dans les sites délicieux de l'Andalousie, s'il avait entendu le chant du rossignol.
Pour donner un but positif aux idées des matelots, Colomb, tout en recommandant d'être très-attentif dorénavant à ne pas prendre l'image pour la réalité, promit d'ajouter, personnellement, une bonne récompense à celle qui avait été destinée par les souverains, en faveur de celui qui apercevrait la terre le premier.
Quelques journées s'écoulèrent dans une alternative modérée où l'espérance remportait sur le mécontentement, tant les signes précurseurs de la terre devenait nombreux!
Un phénomène nouveau vint, toutefois, effrayer les marins de l'expédition: ce fut l'aspect enflammé de la mer dans les sombres nuits de la zone torride. Cet effet, connu sous le nom de phosphorescence, est tellement vif qu'il éclaire sensiblement les voiles, les cordages et le corps entier du navire à l'extérieur, et que la moindre ondulation donne naissance à une sorte de flamme blanchâtre: on l'attribue, aujourd'hui, à la réunion en ces parages d'une infinité de mollusques qui ont la propriété de produire de la lumière en certains cas, et ordinairement de l'électricité. On dit aussi que cette lumière est due à des particules de corps organisés qui, quelquefois, ressemblent à une sorte de poussière couleur de paille brune. Il arrive, quand la mer est phosphorescente, qu'il s'y forme des bandes éclatantes séparées par des points obscurs qui simulent des brisants; d'ailleurs, elle est alors grasse au toucher, laisse une trace onctueuse à la peau, et répand souvent une odeur désagréable.
Il faut convenir que des hommes aussi équivoquement disposés que les matelots de l'expédition durent être effrayés par ce spectacle inattendu, et que c'est bien alors qu'ils purent penser être transportés dans ces mers horribles qu'on leur avait dit, avant leur départ, qu'ils allaient affronter; ils se crurent voués à un incendie complet, et furent tellement saisis de terreur qu'à peine ils osèrent murmurer. Le grand-amiral fit puiser un seau d'eau, il y trempa son bras qu'il retira sain et sauf. L'équipage commença à se rassurer; Colomb continua paisiblement ensuite sa route au milieu de ces feux et de ces récifs apparents qui furent franchis sans inconvénient: et, quand le jour revint aussi pur, aussi radieux que la veille, on vit qu'on avait encore été le jouet d'une illusion, et l'on retrouva avec la clarté du soleil, avec la douceur de l'atmosphère, la confiance qu'on avait momentanément perdue.
Les esprits des matelots étaient évidemment dans cette espèce d'état fébrile pendant lequel on se laisse aller aux changements les plus soudains, et Colomb avait encore de rudes crises à traverser. Heureusement la mer de ces parages était, comme on le voit le plus souvent, presque aussi unie que celle d'une rivière, le ciel était pur, l'air doux, et c'étaient des motifs qui empêchaient de s'abandonner au désespoir.
Le 4 octobre, la flotille parcourut 190 milles marins: ce fut le plus long trajet depuis le départ. Le 5, la Santa-Maria atteignit le sillage de 9 milles marins par heure, qu'elle ne pouvait jamais dépasser, ce qui promettait une aussi bonne journée; mais la brise, fléchit et ce sillage ne se soutint pas.
À la faveur de ces résultats, le grand-amiral calcula, le 7 octobre, qu'il devait être sur le point d'atteindre le lieu où il supposait, d'après la carte de Toscanelli, que se trouvait la grande île de Cipango, et il fut confirmé dans l'idée qu'il s'approchait de quelque terre considérable, en voyant plusieurs troupes d'oiseaux de peu de grosseur qui se dirigèrent, le soir, vers l'Ouest-Sud-Ouest, comme faisant un dernier effort pour voler au gîte que leur faisaient deviner la finesse de leurs organes, leurs habitudes et l'acuité de leurs instincts.
Alonzo Pinzon et ses deux frères, Vincent et François, qui furent également frappés de la direction suivie par ces oiseaux, demandèrent au grand-amiral l'autorisation de se rendre à bord de la Santa-Maria pour en conférer avec lui; quand ils furent auprès de Colomb, ils le prièrent instamment, et pour eux, et pour le contentement de leurs équipages, de donner la route à l'Ouest-Sud-Ouest, au lieu de l'Ouest qui était toujours l'air-de-vent suivi par les caravelles.
«Le désir de vous être agréable, leur dit Colomb, me fait accéder aujourd'hui à une demande de changement de route que j'ai déjà refusée dans une circonstance précédente: il est prudent et politique, ajouta-t-il, d'avoir de la condescendance lorsqu'il n'y a que peu d'inconvénients matériels à en montrer. Actuellement, nous devons être assez près de la terre pour qu'une déviation de quelques degrés ne nous la fasse pas manquer, tandis que la première fois que ce changement me fut proposé, cette déviation aurait pu nous conduire tout à fait à côté de notre but, je ne veux donc pas me montrer obstiné hors de propos; mais si dans deux jours la terre n'a pas été découverte, nous remettrons le cap à l'Ouest, car avec l'Ouest-Sud-Ouest prolongé nous allongerions trop notre route, puisque c'est l'Ouest qui doit probablement nous conduire le plus promptement possible au terme de nos travaux.»
Il était impossible de mieux allier le devoir et la dignité à la condescendance; aussi les frères Pinzon se séparèrent-ils de Colomb avec satisfaction, et les équipages accueillirent-ils cette nouvelle avec un transport de reconnaissance.
Quand ils furent partis, Colomb adressa la parole à Garcia Fernandez qui avait été présent à l'entretien, et, d'un ton profondément mélancolique, il lui dit: «Alonzo est certainement un marin très-hardi et fort habile, c'est un homme à qui j'ai les plus grandes obligations; mais il commence à hésiter, et je crains que ses idées n'aient plus la même solidité qu'auparavant: puisse l'accueil que j'ai fait à sa demande le ramener! mais certainement je ne gouvernerai pas plus de deux jours à l'Ouest-Sud-Ouest, car ce qui n'est presque d'aucune importance pendant un si petit laps de temps, pourrait devenir très-préjudiciable en se prolongeant.»
Pendant ces deux jours, les marins éprouvèrent quelque chose de vague, comme un pressentiment qui les avertissait que la terre était proche, et qu'on était sur le point de faire une grande découverte. Cette impression les plongeait dans de grandes inquiétudes; aussi, quand, au bout de deux jours de la route nouvelle, ils trouvèrent que leur espoir avait encore était déçu, leur pressentiment ne les abandonna pas encore, mais ils virent avec plaisir gouverner de nouveau à l'Ouest, persuadés alors que c'était en effet dans cette direction que la terre existait. Les caravelles profitèrent de cette bonne disposition des esprits et se couvrirent de toutes les voiles qu'elles pouvaient porter. Le même soir, des oiseaux reparurent et s'approchèrent considérablement des navires; des herbes d'un vert très-frais furent vues surnageant sur la mer, et ces indices favorables augmentèrent la joie des matelots.
Toutefois, la terre ne parut pas le lendemain, 10 octobre, et, quand les matelots de la Santa-Maria eurent vu le soleil s'abaisser au-dessous de l'horizon, sans que cet objet de leurs espérances, sur lequel ils comptaient tant, se fût montré à leurs yeux, ils poussèrent de violentes clameurs et, atteignant les limites du désespoir, ils s'attroupèrent et s'avancèrent résolument vers la dunette du grand-amiral, en s'écriant qu'ils exigeaient positivement qu'il les fît retourner en Espagne, et en le menaçant, s'il n'y consentait pas, de se porter aux dernières extrémités.
Colomb sortit de sa dunette et s'avança vers les rebelles avec toute l'expression d'une physionomie indignée qui, pendant un instant, fit bondir leur cœur et réprima leur audace.
«Je veux bien vous expliquer, leur dit-il avec sévérité, que nous sommes trop avancés pour songer au retour; que nous manquerions de vivres et d'eau pour l'effectuer, et que notre seul salut est dans la découverte de la terre qui est devant nous, et même tout me dit assez près de nous!»
«En Espagne, à Palos!» répétèrent-ils tout d'une voix; et puis, comme ayant été frappés de l'argument du grand-amiral, ils ajoutèrent: «Eh bien! puisque la terre est si près de nous, si nous vous obéissons trois jours encore, et que nous ne l'ayons pas vue, nous conduirez-vous alors en Espagne?»
«C'en est trop, leur répondit Colomb étonné de tant d'audace; n'oubliez pas que l'inspiration de mon voyage me vient de Dieu lui-même; souvenez-vous que ma mission m'a été donnée par nos souverains, que je leur ai promis de l'accomplir, que, quoi qu'il arrive, je ferai mon devoir, que je suis préparé à tout, que je saurai user des pouvoirs qui ont été mis à ma disposition, et qu'enfin jamais je ne céderai, non, jamais! ainsi, retirez-vous et craignez de m'irriter!»
Cela dit avec fermeté, Colomb rentra dans sa dunette, et les mutins, cédant à l'air de grande autorité qui rehaussait l'effet des paroles de leur chef, se dispersèrent, mais non sans continuer à murmurer, quoique beaucoup plus sourdement.
«Ami Guttierez, dit Colomb à ce jeune seigneur qui rentra avec lui, qu'il se présente une occasion, et l'on verra que je sais encore manier une épée ou un pistolet aussi bien qu'un compas et qu'un astrolabe! Mais retenez bien ceci: j'ai la conviction intime qu'avant trois jours la terre sera découverte; et si ce n'eût été l'humiliation de céder à la violence, j'aurais volontiers souscrit à la condition de ces trois jours que ces audacieux voulaient m'imposer.»
«J'épiais ces insolents, lui répondit Guttierez, et si je me suis contenu, ce n'est que par respect pour vous, seigneur grand-amiral; mais j'ai à mon côté une fine lame de Tolède qui a fait défaillir plus d'un Maure; vienne le moment, alors on verra qu'elle est toujours en des mains dignes de la porter … Pour moi, je ne connais qu'une chose: c'est que j'ai promis à notre reine adorée de vous suivre partout pour voir les limites de l'Atlantique dans l'Occident; or, quelles qu'elles soient, fussent-elles, comme on l'a souvent dit, un gouffre immense qui doit tous nous engloutir, j'en jure par don Fernand d'Aragon, mon maître et mon souverain, j'y périrai, ou je pourrai dire à Leurs Majestés que je les ai vues!»
Colomb sourit avec bienveillance, et, après avoir rassuré don Pedro, il le remercia des sentiments chevaleresques qu'il venait d'exprimer avec tant de noblesse et d'énergie.
On a cependant écrit que Colomb fut forcé de capituler avec ses subordonnés et qu'il s'engagea, en cette occasion, à renoncer à l'entreprise, s'il ne voyait pas la terre dans trois jours; mais le fait est complètement faux. Les journaux de l'expédition, les mémoires de Garcia Fernandez, les documents de l'époque prouvent formellement que cette faiblesse a été faussement attribuée au grand navigateur, qui, aux heures d'incertitude les plus sombres, ne perdit jamais l'exercice tout entier de son autorité, maintenant ses résolutions inébranlables à la distance où il était de l'Europe, avec autant de fermeté, avec le même sang-froid que s'il avait commandé dans une rade ou dans un port de la métropole.
Le 11 fut un beau jour, car les indices les plus certains et les plus nombreux se présentèrent aux caravelles.
D'abord, ce fut le marin de la Santa-Maria, en vigie dans la mâture, qui jeta un cri de joie, et qui montra avec vivacité un objet flottant, que tous se précipitèrent le long du bord pour mieux apercevoir. C'était un jonc d'un vert frais et éclatant, qui fit pousser de bruyantes acclamations et au sujet duquel Colomb fit la remarque que les plantes marines pouvaient naître, croître dans les profondeurs de la mer, et s'en détacher par la suite; mais qu'il fallait aux joncs la lumière du jour, et que celui-ci ne pouvait avoir végété que sur une terre voisine.
Quelques heures plus tard, on vit des débris de plantes terrestres toutes fraîches; vers midi, ce fut un de ces poissons à la robe sombre, de moyenne grosseur, d'une espèce étrangère à l'Europe, et de ceux qui vivent évidemment et d'habitude sur les hauts-fonds ou parmi les roches.
La Pinta et la Niña semblaient avoir des ailes; elles se rapprochaient à chaque instant du grand-amiral pour lui communiquer leurs impressions, puis elles s'en écartaient pour chercher de nouveaux motifs de confiance, passant, repassant comme par un jeu frivole, et toujours avec quelques bonnes nouvelles à donner.
«Qu'avez-vous donc, mon cher Vincent, dit une fois le grand-amiral au commandant de la Niña, que vous me ralliez si vite avec tant d'émotion?»
«C'est une branche d'arbuste, répondit Vincent Pinzon, qui vient de passer le long de mon bord, et que nous avons tous vue avec ses feuilles merveilleusement découpées, et même portant encore de petits fruits.»
«C'est bien, digne ami, vous dites vrai, c'est un augure qui ne peut tromper; allons, courage; à l'Ouest, toujours à l'Ouest, et nous arriverons bientôt!»
Presque au même moment, Alonzo Pinzon se rapprocha aussi de Colomb, et le ravissement étouffait sa voix, car il avait vu, et il eut toutes les peines du monde à l'exprimer, il avait vu une tige de canne à sucre, comme celle que les Génois et les Vénitiens apportaient ou recevaient de l'Orient par la mer Noire et par les communications qui existaient entre eux et les Indes orientales.
Enfin, un tronc d'arbre fut recueilli, ainsi qu'une petite planche d'un bois inconnu dans nos climats et un bâton assez artistement sculpté ou travaillé. Ces objets furent tous retirés de la mer par les embarcations des navires, et portés sur le pont de la Santa-Maria.
«Que Dieu soit loué, s'écria Colomb, non-seulement nous allons voir la terre, mais encore une terre habitée par des êtres intelligents; allons! voilà assez de preuves, ne perdons plus de temps; à l'Ouest, à l'Ouest, et toujours à l'Ouest!»
Le soir, après la prière, les matelots entonnèrent d'eux mêmes le Salve regina, chant religieux si cher aux marins d'autrefois, qui se plaçaient toujours sous la protection de la divine Marie! Colomb fit, après que le chant fut achevé, un discours éminemment pathétique, dans lequel il affirma qu'avant vingt-quatre heures la terre serait découverte, et où il n'oublia pas de remercier la Providence de l'avoir toujours conduit comme par la main, et de lui avoir accordé les vents les plus favorables, la mer la plus unie, le temps le plus beau qu'un marin pût désirer.
Il serait impossible de décrire le degré d'allégresse et d'espérance qui régnait parmi les équipages; de joyeuses paroles étaient échangées; des chants, des exclamations sortaient de toutes les poitrines; les cœurs étaient émus et même attendris; et la moindre saillie provoquait le rire, là où, vingt-quatre heures auparavant, tout était ténèbres et consternation. Les minutes s'écoulaient rapidement; ce n'était plus vers l'arrière et vers l'Espagne que les yeux et les pensées se reportaient, mais vers l'avant, vers ce magique Ouest que Colomb leur indiquait avec une confiance si parfaite que nul ne croyait plus à ses mystères.
La présence des objets que l'on venait de recueillir, de voir et de toucher, avait créé un véritable délire. On n'avait jusqu'alors rencontré que des oiseaux, des poissons, des herbes marines, signes souvent incertains; mais ce qu'ils avaient sous les yeux témoignait si fortement qu'ils étaient près d'une terre habitée, qu'ils ne pouvaient se refuser à cette évidence; enfin tous les doutes s'étaient évanouis devant cette confirmation inespérée des prédictions du grand-amiral; aussi tous se mirent-ils à contempler d'un œil vigilant la ligne resplendissante de l'horizon au moment du coucher du soleil, et ils s'apprêtèrent à redoubler d'attention quand ils n'auraient plus à regarder que la nappe assombrie de l'eau et ses paillettes étincelantes.
Quoique la couleur de la mer n'eût rien perdu de sa transparence, Colomb avait fait sonder avec une ligne de 250 brasses, qui n'atteignit pas le fond: «Eh bien, dit-il alors, mettons toutes voiles dehors, approchons-nous encore; mais redoublons de surveillance, car la terre n'est certainement pas loin!»
Personne, on le pense bien, ne songea à se coucher ni à dormir, tant on était agité, tant la scène était attachante et tant l'intérêt était excité! Qu'allait-on voir? Où allait-on aborder? Comment étaient faites les rives que l'on allait découvrir? Quels êtres les habitaient? Étaient-ce des hommes comme nous, ou une race étrange et monstrueuse? Verrait-on, enfin, une solitude sauvage, image du chaos, ou bien des champs couverts de plantes odoriférantes, d'arbustes en fleurs et de villes d'or, comme on se représentait quelquefois celles dont la splendeur était décrite par les voyageurs qui avaient pénétré dans l'Orient, et admiré sa civilisation?
Pour calmer leur imagination, les matelots se mirent à chanter de nouveau le Salve regina! Ce fut une chose solennelle que d'entendre les accents de la prière se mêler aux soupirs de la brise et au bruissement de l'eau dans ce désert océanique; jamais cet hymne n'avait si doucement retenti aux oreilles charmées de Colomb.
À dix heures du soir, pendant que chacun, l'œil fixé vers l'horizon scrutait jusqu'aux plus vagues indications de la terre, Colomb, qui veillait autant et plus encore que les autres, aperçut tout à coup, par le travers, une lumière qui se balançait à une certaine distance, dont il perdait la trace par intervalles, et qu'il revoyait bientôt de nouveau. Guttierez, à qui il communiqua cette découverte, regarda dans la direction indiquée par Colomb et distingua parfaitement la lumière. Colomb fit alors appeler Rodrigue Sanchez de Ségovie, qui était l'administrateur de la flotille; il voulut lui montrer la lumière, mais elle avait disparu; cependant elle se remontra quelque temps après, et tous les trois la virent très-distinctement. «Cette lumière vient de quelque côte ou d'une barque de pêcheurs, dit le grand-amiral, et, certainement, nous verrons la terre cette nuit!»
Mais comme cette lumière s'évanouit ensuite définitivement, les matelots finirent par n'y attacher aucune importance. Cependant la brise avait fraîchi: les caravelles avaient atteint les 9 nœuds ou milles marins à l'heure, qui étaient le maximum de la vitesse de la Santa-Maria; elles continuèrent à naviguer toutes voiles dehors, et toujours le cap à l'Ouest.
Par intervalles, les marins tressaillaient au sifflement du vent dans les cordages, comme s'ils eussent entendu les voix sinistres d'un pays inconnu; quelquefois même, quand la lame battait la muraille de la Santa-Maria, ils tournaient la tête, comme s'attendant à voir une foule d'êtres bizarres sortir du monde occidental, et apparaître sur le pont. Soudainement, lorsque les esprits étaient le plus impressionnés, un vif éclat de lumière très-apparent et très-voisin frappa tous les regards, et immédiatement après, une détonation formidable se fit entendre.
«Amis, s'écria le grand-amiral, c'est le signal convenu; la Pinta me signale la terre par un coup de canon! Voyez-la qui met en panne comme si elle craignait de la trop approcher; mettons en panne aussi, et au point du jour nous y débarquerons!
La Pinta, qui, à cause de son moindre tirant d'eau, marchait en avant de la Santa-Maria, avait en effet vu la terre; c'était un matelot habitant de Triana, faubourg de Séville, mais né à Alcala de la Guadaira, et nommé Rodrigue Berméjo qui l'avait découverte: son nom mérite d'être soigneusement inscrit et conservé à côté de celui de Colomb, comme ayant été le premier à confirmer positivement les théories et les prévisions du savant chef de l'expédition. La récompense promise d'une pension de 10,000 maravédis ne lui fut cependant pas accordée par la suite, car on crut devoir en faire l'honneur à Colomb qui avait découvert la lumière vue à dix heures; mais il fut généreusement indemnisé.
La nuit était assez claire, le ciel brillait de mille étoiles: de l'Océan même semblait émaner une certaine lueur; on aperçut alors visiblement, des trois caravelles, une bande assez étendue où l'azur du ciel cessait, et où une sombre éminence s'élevait au-dessus de l'eau. Cette éminence avait tous les caractères d'une côte; on en distinguait les anfractuosités, les contours, presque les couleurs, et il n'était plus permis de douter.