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IV

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Table des matières

SUITE DE L’HISTOIRE DE SIMÉON

Siméon dit à Picrate, un soir:

—Les jeunes hommes de Platon, qui méditaient de discourir sur quelque thème ingénieux, choisissaient un paysage qui convînt à leurs propos. Et, par exemple, pour épiloguer de l’âme immortelle et de ses destinées magnifiques, un bois sacré auprès d’un fleuve aux belles rives leur offrait l’asile charmant d’une ombre fraîche et peuplée de légendes.

»Il m’aurait plu, Picrate, quand je voulais te raconter mon enfance dévote et sans joie, de t’emmener vers le parvis d’une cathédrale ancienne, d’installer ton chariot contre un arc-boutant de pierre grise, roussie par endroits de soleil et lavée de pluies séculaires. Je n’avais pas de cathédrale à ma portée; et toi, tu n’aurais pas toléré ce voisinage clérical.

»Mais aujourd’hui, pour te narrer ma vie de collège, quel paysage conviendrait à la mélancolie de ce propos? Celui-ci, somme toute, illogique, absurde et fou!... C’est un favorable hasard. Vois quel désordre, ce soir de fête nationale, bouleverse autour de nous ce carrefour et ce cabaret vulgaire où nous nous sommes réfugiés. Des tambours, des clairons se font martiaux en pure perte. Cette foule paraît secouée d’un étrange délire que ne motive pas suffisamment la prise d’une Bastille, à l’époque des rois. Illuminations fâcheuses: les couleurs en sont criardes et les courbes mal ordonnées. Il me semble que les auteurs de nos programmes scolaires ont dû travailler au milieu de ce vacarme inepte: ainsi s’expliquerait la merveilleuse incohérence de leurs idées.

»Ma grand’mère mourut, et je fus placé comme interne dans un lycée parisien. Lequel? Peu importe, puisqu’ils sont tous pareils; tu sais que l’uniformité de l’enseignement sur toute la surface du territoire est la grande pensée—stupide!—d’un temps qui aima la centralisation. Je te dis, Picrate, qu’en dépit de nos toquades variées et de nos fougues, nous sommes, en ce pays, simplistes souverainement. Un ministre, jadis, se réjouissait de déclarer, montre en main, qu’à cette heure exacte tous les garçons de quatorze ou quinze ans, provençaux, bretons, lorrains ou auvergnats, à qui leurs parents ou l’État pouvaient offrir le luxe d’une éducation classique, composaient en version latine: de cette manière, ils se préparaient tous identiquement aux plus dissemblables existences. En fait, ils ne se préparaient à rien du tout. Mais ils composaient en version latine, et cela suffisait à ravir l’orgueil ministériel. On range, chez nous, les enfants dans des classes numérotées, comme tel maniaque range sa bibliothèque selon la reliure de ses livres: cela met des poèmes libertins à côté de contes édifiants, du Royer-Collard à côté du Thomas Graindorge de Taine. Tant pis! L’ordre règne, ou semble régner.

»J’avais douze ans. Le peu de latin que je savais, un vicaire me l’avait appris, qui ne possédait pas beaucoup de science en réserve. Je connaissais l’Epitome historiæ sacræ, les soixante premières pages de la grammaire, environ. Quant au reste, mon ignorance était absolue. Seulement, j’avais, au cours de mes longues et mornes journées, un peu plus réfléchi que la plupart des gamins de mon âge. Oh! réfléchi ... rêvé, plutôt; et ma sensibilité surtout s’était affinée dans ma solitude orpheline. La religion m’occupait, l’espoir des paradis et la terreur des infernaux supplices. La maison natale, sombre et silencieuse, que dominait l’ombre majestueuse de la cathédrale, m’avait peu à peu formé une âme analogue à la sienne, recueillie, craintive et mélancolique.

»Un grand-oncle, mon dernier parent, qui demeurait dans le Midi et qui n’avait nul souci de s’empêtrer de moi, considéra qu’un bon internat parisien le débarrasserait d’un pupille gênant.

»Picrate, j’ai, de ma vieille vie, de mauvais souvenirs. Il y a, dans mon passé, des jours que rien ne me déciderait à revivre, quand même la promesse d’une divine récompense, d’une féerie de voluptés, serait au bout de l’épreuve. Mais, de tous, les plus éperdument douloureux ont été ceux de mon entrée au collège. C’est dans la cour carrée, encadrée d’un promenoir monacal, de cet ancien couvent génovéfain que j’ai senti l’amertume gagner mon cœur et la haine s’y installer. Oui, c’est là que je suis devenu pessimiste et misanthrope. Il m’a fallu longtemps ensuite pour adoucir l’âpreté de ma rancune et me rasséréner à force de désespoir. Alors je n’étais point à l’âge ou l’on soigne avec de la philosophie sa peine, où l’on use de dialectique pour transformer en badinage sa tristesse.

»Il me sembla que j’étais au bagne injustement; et, en moi-même, mon inconscient cherchait le crime que j’expiais. Je n’apercevais pas de terme à mon supplice. Des semaines, des années, des siècles, qu’en savais-je? La durée avait perdu pour moi ses limites habituelles, ses stades qui permettent de la mesurer, de la détailler. Elle s’allongeait, indéterminée, devant ma nostalgie et l’exaspérait.

»On doit distinguer, Picrate, deux sortes de tempéraments humains: ceux qui souffrent et ceux qui ne souffrent pas de la longueur du temps. Ceux-ci peuvent être patients et résignés; ils n’ont presque pas de mérite à ne pas geindre. Ceux-là passent leur existence dans un perpétuel martyre; l’attente les torture. Certains esprits, exacts et nets, font à l’infortune sa part et, lucides, en voient le terme; d’autres l’exagèrent. Il y a, si tu veux, des âmes en papier très sec, où la vie s’inscrit avec justesse; et il y a des âmes en papier buvard, où la moindre tache s’étend, s’étend et gâche tout.

»A l’époque dont je te parle, j’avais une âme en papier buvard, ah! molle et sans résistance. Je me suis plus tard réformé, volontairement: j’y eus beaucoup de mal.

»Les camarades que le hasard me procurait me houspillèrent. Ma gaucherie de solitaire, soudain jeté dans le tumulte de leurs jeux et de leurs cris et de leur nombre, me désignait à leurs lazzi et me laissait parmi eux sans défense. Mon costume provincial et négligé, mon air souffreteux excitèrent leurs rires. Mon orgueil les irritait et augmentait leur rage de m’humilier. Ils me furent méchants et lâches. Je les ai haïs de tout mon être offensé. S’il m’avait été possible de les tuer, je les aurais tués.

»Les enfants sont «déjà des hommes». C’est avec mes jeunes condisciples de collège que j’ai fait l’expérience de l’humanité. En vieillissant, je n’ai que vérifié mon diagnostic.

»Chacun de ces garçons, séparé des autres et replacé dans sa famille, avait sans doute ses gentillesses. Leur réunion formait une tourbe affreuse. Il en est toujours ainsi des hommes agglomérés. Ce qu’ils ont de joli, c’est ce qu’ils ne sauraient mettre en commun. Ce qu’ils ont de commun, c’est la brutalité, la grossièreté, l’instinct trivial, l’appétit vilain. Car voilà toute la psychologie des foules. Et de là, Picrate, les inconvénients du parlementarisme.

»Les heures sonnaient, lourdes et lentes, à une horloge lamentable. Un carillon dont le mécanisme grinçait les aggravait de sa piteuse jérémiade. Une note surtout, qui achevait la ritournelle, et qui se traînait en plainte vibrante, me fendait l’âme.

»Le lendemain de mon entrée dans ce lieu d’horreur, mon oncle vint me voir. Il utilisait ce prétexte pour un bref séjour à Paris. La «récréation» battait son plein. C’est-à-dire que mes camarades menaient leur tapage, et que, moi, je m’étais relégué dans un coin de la cour, guettant la minute de la délivrance: l’«étude», malgré sa torpeur, m’était un refuge; là, au moins, je ne redoutais que le pion, ses remontrances inutiles, ses encouragements à ne point flâner; mes camarades me laissaient tranquille, et j’arrivais à m’isoler ... Une porte de fer s’ouvrit. Un domestique sale hurla mon nom, tout de travers. Cela suffit à exciter mille quolibets. En outre, un jeune espiègle me ravit la petite toque fourrée, trop enfantine, que je conservais d’autrefois. Ahuri, les mains crispées dans les poches de ma veste, je restais là, ne sachant que faire, n’osant aller au parloir tête nue, n’osant bouger. On me criait: «Au parloir, tout petiot! Maman t’appelle!...» Je frissonnais de colère, de chagrin vague ... Mon oncle m’aperçut et s’approcha. La scène l’avait égayé: un gros rire le secouait. Je le vis et j’éclatai en sanglots. Il fut cordial et bourru. Il me dit que je n’étais pas une petite fille, pour pleurer comme ça ... «Et je ne jouais donc pas avec mes copains?... Et qu’est-ce que c’était que ces lamentations?... Voyons, voyons, un peu de courage, mon bonhomme!...» Je sanglotais sans pouvoir me retenir. Et, plus j’aurais voulu me maîtriser, à cause de l’humiliation d’être surpris en si misérable posture, plus abondaient mes larmes sur mes joues, sur mes mains, dans mon nez et dans ma bouche. Les exhortations de l’oncle ne réussissaient qu’à m’impatienter davantage. A bout d’arguments, il déclara: «C’est ta folle de grand’mère, avec ses dévotions, qui t’a rendu petite fille à ce point!...»

—Il avait raison!—affirma Picrate.

—Peut-être; mais surtout il avait tort. Et il me fut odieux. Cette façon de traiter ma pauvre grand’mère défunte m’offensa, comme un outrage abominable. Dès lors, je m’attachai de tout mon cœur à la mémoire de la disparue. L’oncle, les camarades, le lycée constituèrent l’ennemi. Elle, au contraire, était l’amie très douce et très bonne; et je m’attendris sur sa mort plus que le jour où je l’avais perdue. Je me rappelai son visage, que la tristesse indélébile ornait d’un charme pénétrant; je me rappelai sa voix, le toucher de ses mains et sa démarche grave et silencieuse. Mille détails se précisèrent et m’émurent: les nodosités de ses doigts, les rides de son front, les papillottes blanches qui encadraient sa figure, le tremblement perpétuel de ses lèvres minces et la lenteur de son regard. Il me sembla que je ne l’avais point aimée comme elle le méritait, que je lui avais mal témoigné mon affection déférente, que j’aurais dû dorloter mieux ses vieux jours. Ce scrupule me tourmentait. J’oubliai tout le reste.

»Dans ma pensée, elle s’idéalisa bientôt, au point d’y devenir presque une sainte auréolée, une compagne de la Sainte Vierge. Ma piété redoubla, et elle unit dans un même sentiment ces deux célestes personnes. Au fond de mon cœur elles eurent leur chapelle privilégiée, où je les honorais secrètement comme, au temps des persécutions, les chrétiens reléguaient au creux obscur des catacombes leur culte harcelé.

»Ma vie quotidienne me fut moins pénible quand j’eus organisé, hors de l’atteinte des barbares, ma rêverie. Et peu à peu leur méchanceté se lassa.

»Je devins une sorte de bon élève, afin de me préserver mieux de l’ennemi. La révolte excite la férocité des vainqueurs; les esclaves dociles ont moins à souffrir que les autres. Je crois qu’il y avait dans mon calcul de la bassesse, de la servilité: n’est-ce pas la conséquence naturelle d’une discipline quasi militaire appliquée à des garçons que ne requinque nulle ardeur belliqueuse?

»J’appris le grec et le latin.

»Picrate, as-tu réfléchi quelquefois à la prodigieuse absurdité de notre enseignement classique?

»Alors, dis-moi, je t’en conjure, pourquoi les enfants mâles de ce pays doivent passer les plus beaux jours de leur aimable adolescence à étudier ces langues mortes? Dis-le-moi!

»A étudier ces langues mortes et non, par exemple, le mède et l’éthiopien!... Parce que la littérature latine et la grecque sont riches en souveraines beautés? Heu! pour les cinq ou six volumes latins qui méritent d’être lus, est-ce la peine, en vérité, de languir, des années durant, sur des grammaires et des lexiques? Non!... Les grecs sont, assurément, plus dignes d’un tel effort; mais, quoi qu’il en soit, un fait domine cette discussion: sur vingt bacheliers, frais émoulus de nos lycées, il n’y en a pas deux qui puissent lire une églogue virgilienne; pas un,—tu m’entends, Picrate, pas un!—qui puisse lire une tragédie de Sophocle!... Tel est le résultat final des études classiques: le néant. Cette seule constatation devrait suffire à éclairer nos pédagogues. Pas du tout! Ils s’acharnent.

»On affirme que jadis les jeunes Français étudiaient volontiers ces idiomes désuets et parvenaient à les bien entendre. Jadis, peut-être; aujourd’hui, non. Et l’on continue néanmoins à prendre le grec et le latin comme base de l’enseignement national. Voilà!

»Il faut un prétexte. Alors, on dit que notre langue vient directement du latin,—ce qui n’est pas vrai;—et que notre vocabulaire doit beaucoup aux racines grecques,—mais je te demande à quoi peuvent servir ces étymologies: «voix au loin», «écriture au loin», pour l’intelligence des mots téléphone ou télégramme?

»Ces pitoyables arguments prêtant à rire, on inventa le cliché de ces «vertus éducatives» que possèdent exclusivement, dit-on, le grec et le latin,—l’une des plus comiques fariboles que l’on ait imaginées pour légitimer un état de choses grotesque, mais auquel on tient fort.—Selon ces messieurs, le grec et le latin jouiraient d’une efficacité si merveilleuse qu’il serait inutile de les savoir jamais pour profiter de les avoir appris, etc ... J’aurais honte, Picrate, d’arrêter là-dessus ton esprit.

»La vérité, c’est que l’on veut, coûte que coûte, épargner un désastre à des spécialistes trop âgés pour recommencer leur carrière. Il y a des marchands de grec et de latin qui, la clientèle abolie, seraient dans la misère, pauvres diables! De même, on a depuis longtemps reconnu la parfaite inutilité des sous-préfets; on ne supprimera pas les sous-préfectures: que faire de bons jeunes hommes qui ne sont pas capables d’autre chose que de parader en habit à broderies d’argent? Et quand il n’existera plus d’autre raison d’écarter l’hypothèse du désarmement général, celle-ci sera concluante: que faire de messieurs les officiers, dès lors qu’on n’aura point de soldats à leur offrir?

»On sacrifie, de cette manière, des milliers et des milliers d’adolescents au corps estimable, mais restreint, des professeurs. Que veux-tu?...

»Note encore, Picrate, pour t’amuser, que les règlements universitaires sont élaborés par des universitaires bien en place. Espères-tu que ces braves gens pousseront l’amour de l’abnégation jusqu’à se suicider? Soyons raisonnables, Picrate!... Songe à ces gros bonnets qui ont vieilli et qui ont acquis tous les honneurs dans un état de choses où les feues langues dominaient la culture classique. Déclareront-ils, en supprimant les feues langues, cet état de choses ridicule et suranné? Autant vaudrait, pour eux, se reconnaître périmés, archaïques et, en quelque sorte, paléontologiques. Ils n’y sauraient souscrire aucunement. J’imagine que, si l’on avait consulté la faune du terrain tertiaire sur l’opportunité de passer au quaternaire, nous serions toujours ichtyosaures ou plésiosaures, mon ami, sans plus!

»Et voilà pourquoi les petits garçons de France continueront à étudier—mais à ne point apprendre—le grec et le latin. Cela gaspille leur jeunesse, mais conserve une suffisante actualité aux grands lamas de l’alma mater!

»Le goût excessif des littératures anciennes est un héritage de la Renaissance. L’antiquité, que l’on retrouvait, séduisit alors les délicats par sa récente nouveauté. Elle a perdu cet agrément. Au sortir du moyen âge et de la discipline chrétienne, elle apparut comme libératrice de la pensée, qui était lasse de sa longue soumission. Elle a perdu cette raison d’être. Mal connue, elle sembla réaliser la perfection de l’esprit humain. La méthode historique l’a remise à sa place: elle n’est plus, pour nous, qu’une époque, entre bien d’autres, qui eut ses qualités et ses tares. Elle a perdu, à n’être plus seule, le meilleur de son prestige.

»Les jésuites du Grand Siècle l’ont su transformer en une copieuse matière pédagogique ...

—Les jésuites!—s’écria Picrate;—tu vois, toujours eux!...

—Toujours eux, Picrate! Ils ont fait de Virgile et d’Homère des auteurs «classiques». Et nous vivons encore sous le régime d’enseignement que les jésuites constituèrent selon les besoins des petits grands seigneurs du Grand Siècle. Oui, c’est cela que notre démocratie contemporaine offre à ses rejetons!... Sourions, Picrate, avec un peu de tristesse.

»Si jamais enseignement fut mal adapté à son objet, c’est bien celui-là. Réfléchis. Tâche de te faire une idée nette des «vertus éducatives» que peut avoir, pour la jeunesse d’aujourd’hui, une littérature antérieure au christianisme, et qui, au point de vue social, admet l’esclavage; au point de vue moral, admet, vante des pratiques qui, de nos jours, relèvent de la correctionnelle ou des assises; au point de vue scientifique, admet que la terre est le centre du monde et l’homme la fin suprême de la terre; une littérature qui contredit tous les principes fondamentaux de la pensée moderne.

»Elle reste, je le sais, une assez belle littérature. Mais il est bien curieux de voir notre démocratie occuper ses adolescents à de pareilles vanités. La population de nos lycées n’est point aristocratique comme la clientèle des jésuites d’autrefois. Elle se compose de candidats à la lutte pour la vie, qui devront gagner leur pain quotidien, faire leur trou, agir. Les doux enfants comprennent à merveille que tout ce grec et ce latin ne leur seront de nul usage; en conséquence, ils ne font rien, mais rien du tout. La proportion des «cancres» au regard des «bons élèves» est énorme et devrait suffire à décourager le professeur, si le professeur avait le souci d’autre chose que de «faire sa classe» et de toucher, le mois fini, les appointements nécessaires à l’entretien de sa famille et de lui.

»Parmi les «bons élèves», il y a pas mal de benêts dont la docilité stupide s’accommode de «rosa, la rose» comme de la liste des sous-préfectures. Ils apprennent ce qu’on veut, ainsi que les canards mangent n’importe quoi ... Il y a aussi des esprits délicats, des rêveurs, qui se plaisent à de jolies combinaisons verbales, que ravit l’étude des civilisations diverses et qui s’amusent à la discordance des successives opinions humaines. Oh! les fins dilettantes que l’on fait de ces jeunes hommes! Ils sont les seuls sur qui soit efficace l’enseignement public,—et comme on les éloigne gentiment de toute activité féconde!... Connais-tu, Picrate, ce mot si profond et inquiétant de Sénèque: «Nous mourons d’un excès de littérature»?... Ce fut le prélude de la décadence romaine ... Est-ce que nous ne sommes pas un peu malades, Picrate, d’avoir un enseignement public qui n’est bon qu’à former des littérateurs?

»Je fus l’un de ces jeunes hommes. Et si, pour mon compte personnel, j’ai le bonheur d’être arrivé à la plus agréable comme à la moins novice des philosophies, il faut bien que je reconnaisse en moi un citoyen des plus inutiles à l’État.

»Singulier contact, celui de ma dévotion chrétienne avec le paganisme de mes classiques auteurs! A quinze ans, mon intelligence était analogue à cette étonnante cité d’Alexandrie où les cultes anciens et nouveaux se rencontrèrent autrefois. Dangereuse rivalité de systèmes contradictoires, d’idées hétérogènes! Petites concessions, tentatives d’accord subtil, interlopes combinaisons ... Moi aussi, tel que les sophistes d’alors, je tirais de mon mieux Homère à la doctrine de Jésus; et de Virgile je faisais un sincère prophète qui avait annoncé la Vierge et le Rédempteur.

»Il n’était point aisé de maintenir, hélas! cet illusoire compromis. Et, peu à peu, très doucement, mon christianisme s’éteignit et disparut. Il ne m’est rien resté de lui qu’une habitude de pitié respectueuse pour les croyances mortes, une façon découragée de voir la vie, et le don de m’analyser avec scrupule. Il ne fit pas de bruit en s’en allant, et je ne me suis aperçu de son absence que plus tard, tant il s’était discrètement retiré.

»Cependant je devenais un rhéteur païen, d’esprit cultivé, d’humeur emphatique. En 1789, j’aurais commis l’erreur où tombèrent si drôlement nos glorieux ancêtres, trop hantés de Plutarque, trop férus de stoïcisme oratoire, et qui conçurent l’État sur le modèle, ou peu s’en faut, de la République romaine.

»Que faire, dans l’existence pratique, de ces bizarres résultats de mon éducation? De la réalité vraie je ne savais rien; je n’avais été mis en rapport qu’avec les livres. En fait de métier, je n’en connaissais qu’un: celui de professeur; mes professeurs étaient les seuls hommes que j’eusse vus dans l’exercice de leur métier.

»Je fus ainsi voué fatalement au professorat. Et, en effet, Picrate, notre enseignement classique ne peut former que des professeurs. Il passe son temps à se recruter; il est, en quelque sorte, autophagique. Il y a du déchet: on s’en moque. Un bon rhétoricien se destine à l’enseignement, et c’est tout naturel: il se confine dans sa spécialité. Le reste, il l’ignore. S’il ne veut pas avoir travaillé pour rien, s’il désire utiliser la science dont on l’a pourvu, il est logique, il est indispensable qu’il s’établisse professeur: ailleurs, il n’aurait pas l’emploi de son classicisme.

»Pédagogues de ce pays singulier, nous n’avons pas d’autre mission que d’organiser, aussi peu mal que possible, notre lignée professionnelle, de constituer notre stérile hérédité. Ainsi nous sommes une vaste généalogie de pédagogues en pure perte!...

»Cela, Picrate, est ridicule énormément.

» ... Voilà comment ma destinée, au jour le jour, me conduisit à gorger de grec et de latin de pauvres petits diables qui rechignaient à cette nourriture.

Picrate et Siméon

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