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I
LA VIE FUTURE
ОглавлениеNous avons dit avec quelle force Mahomet a cru en Dieu; il n'a pas eu une moindre foi dans la vie future. En cela on pourrait penser d'abord qu'il s'est inspiré surtout du christianisme; car la préoccupation de la vie future est, au moins en apparence, assez faible dans la Bible. Cependant cette croyance prend chez lui un tour assez particulier qui la ramène du côté biblique.
En effet, ce qu'il enseigne n'est pas par-dessus tout la survivance de l'âme, la durée illimitée du moi immatériel; au contraire, sa conception de la vie future a un aspect très matérialiste; elle ne se sépare pas de l'idée de la résurrection de la chair; elle semble lui avoir été fournie surtout par Ezéchiel [13].
La résurrection, voilà, après l'unité divine, son dogme favori, celui qu'il prêche sans cesse, pour lequel il ne se lasse pas de combattre, auquel il consacre ses élans les plus oratoires, ses exhortations les plus véhémentes, et tout ce qu'il peut trouver d'images éclatantes ou terribles.
Cette façon de poser la question de la vie future est intéressante au point de vue de la psychologie historique. Elle porte à se demander quel était l'état d'esprit des païens d'alors. Probablement ils croyaient à la survivance, après la mort, de quelque double, de quelque ombre. On peut du moins l'induire de ce que l'on sait des autres peuples païens, et de quelques légendes. Tout à l'heure nous parlerons du «châtiment du tombeau»; c'est une croyance d'apparence ancienne qui suppose que le mort est encore un peu vivant dans sa tombe ou aux alentours.
Mais Mahomet dédaigne cette immortalité du paganisme, incomplète et pâle; il va tout de suite, comme par intuition, à l'immortalité pleine, claire, lumineuse, absolue, à celle dont sont doués l'âme et le corps ensemble, et qui suppose la persistance, ou plutôt la reconstitution complète, au dernier jour, de la personnalité.
Or c'est ce dogme qui choquait ses contemporains, et c'est lui que, de toute son ardeur, il défend:
«Ils ont quelque connaissance de la vie future, dit-il; mais ils en doutent, ou plutôt ils sont aveugles à cet égard.—Les incrédules disent: Quand nous et nos pères deviendrons poussière, est-il possible qu'on nous en fasse sortir vivants?—On nous le promettait déjà ainsi qu'à nos pères; mais ce ne sont que des histoires des anciens.» (C. XXVII, 68-70.)
En réponse à ces attaques, Mahomet s'attache à défendre le dogme de la résurrection comme «possibilité»; il ne le prouve pas. Ces grandes croyances fondamentales, l'unité divine, la résurrection, la rétribution, ont toujours l'air évidentes pour lui. Il ne les démontre pas; il les voit. C'est un intuitif et un convaincu.
En somme, voici, dans le cas présent, son argument: Pourquoi ne pas croire? Dieu a fait de plus grands miracles; il vous a créés; il peut vous ressusciter. Et volontiers il a recours à une comparaison qui dérive du Nouveau Testament: celle du corps avec le grain mis en terre et qui germe.
«Tu as vu naguère la terre desséchée; mais que nous y fassions descendre de l'eau, la voilà qui s'ébranle, se gonfle, et fait germer toute espèce de végétaux luxuriants.» (C. XXII, 5.)
Pour représenter la puissance de Dieu en tant qu'elle est capable de ressusciter les morts, le prophète arabe se sert d'une réminiscence biblique; il rapporte des variantes de la vision d'Ezéchiel, dans lesquelles Abraham est quelquefois substitué à Ezéchiel. Dans un récit (C. II, 262), Abraham coupe des oiseaux en morceaux, puis rappelle des quatre coins du ciel leurs membres dispersés. Dans un autre (C. II, 244), des hommes avaient fui leur pays, coupables de quelque faute; c'étaient, selon les commentateurs, des Juifs qui voulaient échapper au service militaire. Dieu les fait mourir par punition; puis il leur pardonne, et permet qu'ils soient ressuscités par Ezéchiel. Près de ces récits, se trouve la légende bien connue des sept dormants, qui fut répandue chez les Juifs, les Musulmans et les Chrétiens. Sept jeunes hommes ayant fui la persécution de Dioclétien, s'étaient arrêtés dans une caverne. Ils y avaient dormi 240 ans; au bout de ce laps de temps, ils s'étaient réveillés, ainsi que leurs chiens. Cette légende est dans le Coran, où elle sert d'illustration au dogme de la résurrection.
La croyance à la résurrection ne va pas seule; elle entraîne la croyance au jugement, à un jugement général, universel, dernier.
Ce jugement-là fut toujours présent à l'esprit de Mahomet. Il fut peu occupé du jugement particulier, qui n'entre dans l'islam que par déduction ou à la faveur de quelques légendes. Mais le tableau tragique du jugement universel est toujours devant ses yeux; il le trace à maintes reprises, avec une richesse relative de détails et avec toute la force dont il est capable. Ce n'est sans doute pas du Michel-Ange; mais ces peintures laissent dans la mémoire plusieurs belles images:
«Le jour où les hommes seront dispersés comme des papillons, où les montagnes voleront comme des flocons de laine teinte...» (C. CI, 3, 4.)
«Un cri terrible de l'ange les saisit et nous les rendîmes semblables à des débris roulés parle torrent [14]...» (C. XXIII, 43.)
La résurrection, telle qu'elle est présentée par le Coran, est un spectacle, somme toute, assez matériel, puisque les corps y prennent part, et que Mahomet n'a pas eu l'esprit assez délicat pour subtiliser la matière, comme le fait le christianisme. Le paradis et l'enfer qui suivent la grande scène du jugement, sont aussi fort grossiers. Nous les décrirons tout à l'heure en nous servant de documents autres que le Coran.
Malgré la longue résistance opposée par les Arabes à ces dogmes essentiels de l'islamisme, opposition dont le Coran et la tradition font foi, l'idée de la résurrection et du jugement a fini par impressionner fortement les auditeurs de Mahomet. Elle est encore bien présente à l'esprit des peuples musulmans, et elle agit en cas de guerre. Le soldat musulman voit la félicité offerte du paradis d'Allah, et ses blessures glorifiées, transformées en autant de sources de jouissance. A cette conception, les psychologues peuvent comparer le rêve plus doux du guerrier japonais, destiné, s'il succombe, à se confondre dans les objets de la nature, fleurs, ruisseaux ou cascades, et à participer à leur divinité. Les faits tendent à prouver que ces deux conceptions sont aptes à donner un égal appui au courage.
La théologie et la philosophie de l'islam ont repris la question de la vie future d'une façon qui est plus en rapport avec nos habitudes d'esprit; elles l'ont traitée dans les formes d'une saine scolastique, à une époque où la scolastique occidentale n'était pas encore née.
Dans ce système de philosophie théologique de l'islam, on prouve d'abord la spiritualité de l'âme; puis, de ce que l'âme est spirituelle, on conclut qu'elle ne meurt pas avec le corps. C'est le procédé d'Avicenne. Ce philosophe a plusieurs preuves de la spiritualité de l'âme [15]. Elles consistent en ce que l'âme se saisit elle même comme agent, comme force et substance répandue dans le corps; en ce que la force intellectuelle saisit sans organe ou, en d'autres termes, que l'esprit comprend par son essence. La formule la plus saillante qui paraît dans ces démonstrations, est que «le lieu des intelligibles ne peut pas être un corps». Il suit de là que l'âme, lieu des idées, est spirituelle, substance simple, et n'a pas la puissance de périr.
Avicenne a eu d'ailleurs une conception élevée et fine de la façon dont l'âme atteint sa fin. Durant la vie, la perfection n'existe pour elle qu'en puissance. A la mort, l'âme atteint cette perfection en acte, en même temps que le plaisir, plus élevé que les plaisirs sensuels, qu'on appelle «la félicité». Ceci vaut pour les âmes bonnes. Quant aux âmes mauvaises, au contraire, elles gardent à la mort leurs penchants pour les choses corporelles, leurs goûts matériels, et, ne pouvant plus les satisfaire, elles souffrent horriblement.
Cependant ces belles doctrines appartiennent à la philosophie; elles sont un peu éloignées du Coran et de la foi toute simple. Gazali, qui est le plus grand représentant de la théologie orthodoxe de l'islam, a critiqué les preuves d'Avicenne [16], comme le feraient les écoles modernes avancées, et il est revenu, en définitive, pour fonder la foi en la vie future, à l'intuition mystique.
Deux questions se posent dans la théologie de l'islam, comme dans celle du christianisme, à propos de la vie future. L'une est celle de l'éternité des peines, l'autre celle de la vision béatifique de Dieu.
La question de l'éternité des peines ou récompenses de l'au-delà, est demeurée un peu indécise, pour les théologiens musulmans. Un grand docteur orthodoxe, précurseur de Gazali, Achari [17], a admis la négative: les peines, selon lui, ne seront pas éternelles. Le Coran est, sur ce point, hésitant. Voici un verset en faveur de l'éternité: «Ceux pour qui la balance sera légère, sont ceux qui se seront perdus eux-mêmes dans la géhenne, et y demeureront toujours.» (Khâlidoun, C. XXIII, 105.) Mais, d'autre part, on lit:
«Les réprouvés seront précipités dans le feu... Ils y demeureront tant que dureront les cieux et la terre, à moins que Dieu ne le veuille autrement. Les bienheureux seront dans le Paradis; ils y séjourneront tant que dureront les cieux et la terre, sauf si ton seigneur veut ajouter quelque bienfait qui ne saurait discontinuer.» (C. XI, 108-110.)
C'est le sentiment de la non-éternité des peines qui a prévalu dans l'islam.
Cette religion admet que les prières, fondations et œuvres pies soulagent les morts, même dans l'enfer. Le Prophète avait d'abord interdit la prière pour les morts, ensuite il la recommanda.
Dieu sera vu par les élus; tel est l'enseignement orthodoxe. Cette opinion est celle d'Achari. Gazali admet aussi la vision béatifique, en se fondant sur ce passage du Coran: «Les visages seront en ce jour brillants et ils regarderont vers leur Seigneur. (LXXV, 22, 23.) Selon ce docteur, Dieu sera vu sans manière d'être et sans forme; sa vision sera une sorte de connaissance plus claire et plus parfaite que la science ordinaire.
Des philosophes motazélites [18], introduisant dans cette question théologique une idée néo-platonicienne, ont émis l'opinion que les élus verraient non pas Dieu, mais la première intelligence sortie de lui, celle qu'on nomme «l'intellect agent».
Il est difficile de croire que Mahomet lui-même ait vraiment admis qu'il était possible de voir Dieu. Il paraît avoir imaginé Dieu, selon l'ancienne manière orientale, comme un monarque voilé. Dieu n'apparaît pas dans les descriptions coraniques du paradis; Noé, d'après le Coran, ne le voit pas; Abraham ne voit que les anges. Dieu interpelle Adam après le péché, mais ne se montre pas. Et Moïse qui avait demandé à le voir, reçut du Seigneur cette réponse: «Tu ne me verras pas; regarde plutôt la montagne; si elle reste immobile à sa place, tu me verras.» Mais avant que Moïse ait pu contempler cette espèce de reflet de la divinité sur la montagne, celle-ci avait été réduite en poudre par la manifestation de Dieu. (C. VII, 139.)
On peut donc croire que c'est l'influence des mystiques qui a fait prévaloir dans l'islam l'opinion que Dieu sera vu. L'opinion contraire paraît avoir dominé à l'origine.
Les funérailles musulmanes se font avec une grande rapidité; l'islam ne s'appesantit pas, comme le christianisme, sur l'horreur de la mort conçue comme châtiment, et il condamne l'excès de la douleur et des regrets. Le Prophète avait dit, selon une tradition: «Hâtez-vous; si le mort est élu, qu'il jouisse de la béatitude; s'il est damné, déchargez-vous-en au plus vite.» Cette parole est un peu brusque; mais elle exprime un certain dédain de la mort qui est en harmonie avec le fatalisme habituel des peuples orientaux.
Le corps du croyant mort est lavé, d'après une coutume probablement empruntée aux Juifs; il est enseveli dans plusieurs étoffes, selon des rites bien définis. Les historiens donnent les détails de l'ensevelissement de Mahomet et d'autres grands personnages de l'islam. Ainsi enveloppé, le corps est mis très vite dans le cercueil. Le cercueil est lui-même entouré d'étoffes bariolées, et emporté comme en hâte. Il n'entre pas dans la mosquée, sauf dans le rite chaféite. On le pose quelques instants devant la mosquée, sur une place publique, et l'on récite dessus quelques brèves prières. On l'emporte alors au cimetière, et on le dépose dans la fosse, le visage du mort tourné vers la Mecque.
D'Ohsson traduit ainsi qu'il suit la prière des funérailles. On remarquera combien cette invocation est pénétrée d'influences chrétiennes: «Distinguez ce mort par la grâce du repos et de la tranquillité, par la grâce de votre miséricorde et de votre satisfaction divine. O mon Dieu! ajoutez à sa bonté s'il est du nombre des bons, et pardonnez à sa méchanceté s'il est du nombre des méchants. Accordez-lui paix, salut, accès et demeure auprès de votre trône éternel; sauvez-le des tourments de la tombe et des feux de l'éternité; accordez-lui le séjour du paradis en la compagnie des âmes bienheureuses... Faites-lui miséricorde, ô le plus miséricordieux des êtres miséricordieux.»
Mahomet avait condamné le deuil trop long et ses expressions outrées. Le fidèle ne devait pas déchirer ses habits, se frapper le visage, arracher ses cheveux. Il ne devait pas y avoir aux funérailles de pleureuses ou de vocératrices, comme c'était la coutume dans l'ancien âge païen [19]. On ne devait pas élever sur les tombes de grands monuments; mais dans beaucoup de cas, cette défense n'a pas été observée. Par-dessus tout, on ne devait pas rendre de culte aux morts. Cette dernière prohibition était très importante, car le culte des morts était un usage cher aux païens, et dont le maintien eût nui à la pureté du monothéisme musulman. Malgré les efforts du Prophète, cet usage ne fut jamais tout à fait aboli dans l'islam, et il y est encore en vigueur dans le culte des Santons.
La conception mahométane de la mort s'est exprimée dans l'aspect et la disposition des cimetières qui sont simples, mais fort beaux. Ils sont étendus autour des villes dans les sites les plus majestueux, et jusqu'à nos jours ils n'ont pas été gênés dans leur développement par une civilisation encore primitive qui laisse tant de terres à l'état vague. Les pierres tombales sont dressées sous de vieux cyprès; le cimetière forme une promenade publique que personne n'entretient; on n'arrache point les tombes; les pierres penchent peu à peu par l'effet de la vétusté, ou poussées lentement en dessous par les racines des arbres.
La stèle, ou pierre debout, est un ancien symbole de vie et de régénération. Il a été connu et compris par les anciens peuples de l'Egypte, de l'Asie Mineure, de l'Etrurie. Les Turcs l'ont conservé sans en savoir le sens; ils tracent sur la stèle des noms, une date, de brèves invocations à Dieu, désigné, pour exprimer qu'il est au-dessus de la mort, par les épithètes de l'«Eternel», «le Subsistant». Souvent les lettres de ces inscriptions sont dorées; le fond en est vert ou noir; à l'entour sont sculptés de jolis encadrements, formés de rinceaux minces et légers. Les pierres tombales des hommes sont quelquefois surmontées d'un turban; celles des femmes, d'une corbeille de fleurs.
Selon la doctrine musulmane, le mort déposé dans la tombe, y est interrogé par deux anges, Mounkar et Nakîr, sur le caractère desquels on sait peu de choses. A cet interrogatoire se réduit dans l'islam le jugement particulier. Un autre ange joue un rôle dans le trépas du croyant: c'est Izrâïl, l'ange de la mort, qui se meut sans cesse autour du monde avec la vitesse de l'éclair, et saisit l'âme de ceux dont l'heure est arrivée.
Une croyance assez singulière de l'islam, survivance de l'ancien paganisme, attribue au mort une espèce de vie dans la tombe. Le tombeau est un châtiment affreux pour le méchant; celui-ci y étouffe, resserré par les parois du cercueil, suffoqué par la puanteur, tourmenté en outre par le remords de ses crimes. Pour l'homme bon, au contraire, le tombeau paraît s'élargir; il s'emplit d'haleines embaumées, et il devient comme un vestibule du paradis [20].
L'islam a retenu ces croyances, à cause de ses dispositions matérialistes qui lui font donner beaucoup d'importance au corps. Il fallait d'ailleurs occuper l'intervalle de temps entre la mort et le jugement, et permettre au défunt d'attendre la résurrection quelque part.