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DÉLIRE DE PERSÉCUTION.—ILLUSIONS DES SENS.—TENTATIVE DE MEURTRE SUR UN ECCLÉSIASTIQUE.—IRRESPONSABILITÉ.

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Table des matières

Nous soussignés, docteurs en médecine de la Faculté de Paris, commis le 13 septembre 1871, par une Ordonnance de M. Blain des Cormiers, juge d'instruction près le Tribunal de première instance du département de la Seine, à l'effet de constater l'état mental de la nommée C… (Anne-Joséphine), inculpée d'avoir, à Paris, le 6 août 1871, commis une tentative d'assassinat sur la personne de M. l'abbé B…; après avoir prêté serment, consulté les pièces du dossier, recueilli tous les renseignements de nature à nous éclairer, et visité la prévenue à différentes reprises, avons consigné, dans le présent Rapport, les résultats de notre examen:

La fille C… est née en Belgique; âgée d'environ 48 ans, elle est douée d'une constitution robuste; une surdité assez prononcée est la seule infirmité dont elle soit atteinte. Si l'on s'en rapporte aux renseignements qu'elle donne sur ses antécédents, il n'y aurait pas eu d'aliénés dans sa famille; son père est mort à 80 ans; sa mère a succombé à la suite d'un accouchement.

Les antécédents tels que le dossier nous les fait connaître sont les suivants. La fille C… a été condamnée pour vol en 1855, à cinq ans de prison. À l'expiration de sa peine, elle est revenue à Paris, et, depuis cette époque, plus particulièrement dans ces dernières années, elle a mené une existence tourmentée, sur laquelle elle nous donne des renseignements précis. Les détails dans lesquels elle est entrée nous ont paru d'une très-grande importance dans l'appréciation de son état mental. Nous les exposerons tels qu'ils se sont présentés dans le long et minutieux examen auquel nous avons soumis la fille C… Ses réponses que nous reproduirons textuellement, pour ne rien leur enlever de leur caractère de sincérité absolue, sont conformes à celles qui ont été consignées dans ses différents interrogatoires; toutefois, elles traduisent d'une manière plus complète, plus fidèle, les préoccupations, les conceptions délirantes de la fille C…

D. Depuis quand êtes-vous ici?

R. Il y a un mois à peu près.

D. Pourquoi vous y a-t-on amenée?

R. J'ai été arrêtée parce que j'avais tiré deux coups de revolver sur le curé de Montmartre pendant la grand'messe.

D. Que vous avait-il fait?

R. Messieurs, je vais vous dire; j'ai eu un malheur pendant que j'étais domestique chez M. L…, j'ai volé de l'argent dans son bureau, et j'ai été condamnée à cinq ans de prison.

Quand je suis sortie de prison, j'avais pris de bonnes résolutions de travailler; j'ai eu la bêtise de me mettre dans la religion, et ma cause a été divulguée; ce sont les prêtres qui ont fait cela par intérêt; alors tout le monde a su que j'avais volé.

D. Comment vous êtes-vous aperçue de cela?

R. Ce n'était pas difficile; en chaire c'était de moi qu'on

parlait.

D. Est-ce que vous avez entendu le prédicateur vous désigner par

votre nom?

R. Non; quand il parlait de moi, il le mettait au masculin, ainsi il disait les mots: forçat, galérien, en me montrant, et un jour il me dit entre les dents: «Vous en avez assez.» Il y a eu un missionnaire, l'abbé M…, qui est venu prêcher à Montmartre; c'est le premier sermon où l'on s'est occupé de moi. Il a parlé de «l'or de Carthage», c'était pour moi qu'il disait cela, et comme une autre fois le curé, dans un sermon, a dit: «Qu'on se trompait, si l'on croyait que ceux qui volaient se corrigeaient tout à coup, qu'il leur fallait longtemps pour se corriger,» j'ai cru que c'était lui qui avait divulgué ma cause et qui avait dit à l'abbé M… de faire son sermon sur moi.

D. Qu'est-ce que cela signifiait pour vous l'or de Carthage?

R. Cela signifiait que j'étais une voleuse, car on dit que les

Carthaginois étaient des voleurs,

D. Est-ce qu'on vous accusait aussi en dehors de l'église?

R. Je crois bien, Messieurs, c'était la même chose à l'atelier. Je travaillais à la maison G… Dans le commencement, cela allait bien; les contre-maîtres étaient bons pour moi d'abord; on me donnait de l'ouvrage, et puis au bout de quelques jours on m'en refusait par taquinerie. Quand j'arrivais à l'atelier, c'était comme un enfer; j'ai été bien malheureuse; pourtant le courage ne me manquait pas, mais quand on est résolu à bien faire, c'est un martyre d'endurer ce que j'ai enduré. Chaque fois que j'y allais, il y avait des huées, des gestes.

D. Depuis quand?

R. C'est depuis que le curé est arrivé en 1867. Il voulait m'avoir.

D. Pourquoi voulait-il vous avoir?

R. Par intérêt. J'avais à peu près 1,200 francs d'économies; j'ai eu des difficultés avec un vicaire à ce sujet-là; c'est de là que tout cela vient.

D. Monsieur le curé de Montmartre passe pour un excellent homme?

R. Oui, il passe pour un très-brave homme, mais il est pétri de perfidie à mon endroit; c'est une surfine canaille.

D. Qu'est-ce qui vous a donné la preuve qu'il s'occupait de vous?

R. Une fois, sur les buttes, je le rencontre; je le traite de lâche, de prêtre indigne. Il me dit: «Nous allons vous faire chaisière.» C'était certainement à moi qu'il s'adressait.

D. Est-ce que M. le Curé vous a toujours donné sujet de vous plaindre de lui?

R. Non, il y a eu un temps où il avait encore des égards pour moi; mais un dimanche, je me suis aperçue que les élèves d'un pensionnat qui étaient à côté de moi à l'église se retournaient pour me regarder pendant le sermon, elles avaient l'air de me dire: «C'est pour vous qu'on parle, vous faites trop de toilette.» Après, elles m'ont laissée tranquille. Elles avaient l'air de dire: «Puisqu'il ne faut pas la regarder, laissons-la.»

D. Qu'est-ce qui a fait changer M. le curé?

R. Je crois que ce sont les marguilliers, le personnel rapace. Tous se sont mêlés de me faire de petites taquineries. Ainsi, le gardien du Calvaire avait dressé son chien à courir après moi quand je passais. La chaisière disait au donneur d'eau bénite, d'une voix forte: «Huez la donc.»

D. Comment vous, qui êtes un peu sourde, entendez-vous si bien ce que l'on dit de vous?

R. On peut facilement distinguer. Les personnes qui sont sourdes, quand elles regardent ceux qui parlent, comprennent facilement au mouvement des lèvres.

D. Alors vous pensez que c'était le personnel de l'église qui avait indisposé le curé contre vous?

R. Le gardien du Calvaire surtout. Les vicaires aussi. Il y en avait un, l'abbé J…, qui me huait, me conspuait dans l'église. Plus il y avait de monde, moins il se gênait; en passant à côté de moi, il faisait: «Pschitt!» en signe de mépris. Un autre vicaire encore davantage. Il venait se mettre à côté de moi, et il faisait le signe de cracher. Je me suis plainte du donneur d'eau bénite à l'ambassadeur belge. Il a été conduit trois fois au violon, et, comme il continuait, on a employé quelqu'un d'en haut pour le surveiller; il a disparu pendant une journée, et quand il est revenu, il était encore plus acharné.

D. Comment en êtes-vous venue à la résolution de tuer M. le curé?

R. Je ne voulais pas le tuer, je voulais seulement le blesser, je voulais tirer dans les fesses, parce que j'ai entendu dire que dans les chairs ce n'est pas mortel. Je savais qu'on m'arrêterait, que je passerais aux assises, parce qu'il y aurait eu des journaux, et que j'aurais pu faire connaître que si j'étais venue une seconde fois en prison, c'était leur faute, aux curés. Je voulais qu'on voie bien clairement que c'est l'argent qui les fait agir.

D. Vous rappelez-vous à quelle époque vous avez conçu le projet de tirer sur M. le curé?

R. Il y a déjà quelque temps, mais je lui avais pardonné parce qu'il avait très-bien soigné son vieux père. Je lui ai écrit à ce sujet là.

D. Combien de temps avant cette tentative avez-vous acheté votre

revolver?

R. En 1860, c'était pour me défendre des attaques d'un voisin qui

ne me laissait pas une minute de repos.

Il avait ameuté tout le quartier contre moi. Je n'osais plus sortir

de chez moi. On me traitait de voleuse, toujours à cause des

prêtres qui avaient divulgué ma cause.

J'ai quitté Paris, je me suis trouvée à Reischoffen, dans les

ambulances, puis j'ai été à Marseille; enfin, je suis revenue à

Paris le 23 juillet dernier. J'avais écrit à l'ambassade belge que

je donnais au curé de Montmartre jusqu'au 1er août pour me rendre

justice et me donner la place de chaisière pour m'indemniser.

Le lundi, 6 août, je voulais tirer sur lui aux vêpres, pas à la grand'messe, pour ne pas faire de scandale. Voilà que le dimanche, le curé a fait la quête; je savais bien que ce n'était pas à lui de la faire; il l'a faite par taquinerie; il est passé devant moi, sans me présenter la bourse, il a fait exprès d'aller causer avec des dames qui étaient à côté de moi. Alors moi, exaspérée, j'ai pris mon revolver sous mon caraco, j'ai déchargé mon coup sur lui. J'ai été très-agitée parce que ce n'était pas le moment que j'avais choisi; si j'avais eu le temps de me préparer, j'aurais été plus calme.

D. Que s'est-il passé ensuite?

R. Après, je n'ai pas dit une parole, je me recueillais, j'étais convaincue qu'ils allaient me tuer.

D. Qui «ils»?

R. Le suisse, le bedeau, qui s'étaient précipités sur moi.

D. Regrettez-vous ce que vous avez fait; êtes-vous inquiète de ce qui peut vous arriver?

R. Non, je ne suis pas inquiète.

D. Vous nous disiez que vous aviez fait quelques économies, vous reste-t-il encore un peu d'argent?

R. J'ai tout dépensé. Quand je suis allée à Marseille, j'avais acheté une petite voiture et de la mercerie pour vendre dans les rues; c'était la même chose qu'à Paris; j'ai vu des personnes dans la banlieue qui chuchotaient et disaient: «Il ne faut rien lui acheter.» J'ai vu que cela venait encore des prêtres. J'ai écrit au curé pour le supplier de ne pas me montrer au doigt, il n'en a pas tenu compte.

Je lui prédisais malheur, il a continué.

Quand je suis revenue, c'était encore pire qu'avant. Ainsi, quand j'allais faire mon heure d'adoration, il le savait, et venait tout exprès dans l'église pour me narguer. Je suis certaine qu'il avait divulgué ma cause partout. Ainsi, à Lyon, en venant par le chemin de fer, j'ai très-bien vu deux jeunes gens, sur le quai de la Gare, qui ont chuchoté en me regardant, je me suis dit tout de suite: «Me voilà encore reconnue.» Maintenant, je suis dépouillée, je n'ai plus rien, et je ne peux plus trouver de travail nulle part.

D'abord on me reçoit, puis deux ou trois jours après on me refuse.

C'est toujours la même chose.

D. Vous nous avez parlé de votre condamnation, avez-vous été prise

sur le fait?

R. Non, Monsieur, ce n'est que quelque temps après. J'avais pu m'en

aller en Belgique où j'ai un frère officier.

Il est un peu fier, il ne m'a pas bien reçue.

Je suis revenue à Paris, et l'idée m'est venue d'acheter des vêtements d'homme, puis de repartir pour la Belgique, habillée en homme. Je voulais aller dans le café où il va d'habitude, je l'aurais provoqué en lui jetant un verre de bière à la figure. Mais il y avait des agents à la gare, ils ont regardé dans mon paquet que j'avais laissé un moment, il y avait des vêtements de femme; quand je suis venue pour le prendre, ils m'ont arrêtée, c'est comme cela que j'ai été reconnue et passée en jugement.

D. Pourquoi ne pas garder vos vêtements de femme pour aller jeter

un verre de bière à la figure de votre frère?

R. C'est que je ne voulais pas que dans le café on me prît pour sa

maîtresse.

D. Avez-vous eu quelque liaison dans votre vie?

R. Jamais, Messieurs, je n'ai eu de rapports avec un homme; je n'ai

jamais aimé personne. On me faisait rougir rien qu'en me parlant

mariage. Ce n'était pas dans mes idées.

D. Vous nous dites que le curé avait indisposé tout le voisinage

contre vous par ses révélations; vous poursuivait-on jusque dans

votre chambre?

R. Pas directement, mais ils cherchaient à savoir ce que je faisais

chez moi.

Ils montaient sur la tour Solférino pour plonger dans ma chambre.

Ils se mêlaient de tout. Je ne pouvais pas sortir sans qu'ils soient à me guetter.

Un soir, je rentrais avec un journal à la main; l'abbé M… passe à côté de moi, et il dit: «Voilà-t-il pas qu'elle va lire le journal, maintenant,» et il fait un geste de mépris. J'ai eu envie de lui dire: «Est-ce que je ne l'ai pas payé?» Mais je me suis retenue pour ne pas faire de discussion dans la rue. Je sais bien ce qu'ils veulent à présent. Ils vont faire tout ce qu'ils pourront pour prouver que j'ai eu un accès de fièvre chaude. Le directeur et les soeurs d'ici sont d'accord avec eux. Quand ils ont su que vous étiez venus me voir, ils ont dit: Il faut lui fermer la bouche.

Le directeur a voulu m'interroger, j'ai refusé de répondre. Je les tiens. Ah! J'ai supplié le curé à mains jointes de ne pas me faire connaître, il n'en a pas tenu compte. Je ne prierai plus maintenant. Il faut que l'on sache tout.

D. Avez-vous entendu des personnes parler de vous quand vous étiez seule dans votre chambre?

R. Non, il n'y a que les voisins qui me taquinaient, qui me guettaient, et qui faisaient des saletés devant ma porte, mais ils ne me parlaient pas.

Ma chambre donnait sur le cimetière; j'ai vu le gardien du Calvaire qui dressait son vieux chien à aboyer après moi. Il en avait un plus jeune qui a disparu, après que je me suis plainte au commissaire de police et à l'ambassadeur belge. Cette fois là, il s'est aperçu que je le surveillais; alors il s'est faufilé le long de la muraille comme quelqu'un qui se cache, et je ne l'ai plus vu.

D. Alors, vous voyiez les personnes qui s'occupaient de vous?

R. Messieurs, c'était bien facile. Depuis qu'il y a eu du bruit sur mon compte, je suis certaine que je ne faisais pas un pas sans être suivie.

J'avais cessé de me confesser au curé de Montmartre, et j'allais à confesse, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Le curé voulait savoir où j'allais, il aurait voulu que je vienne à la paroisse, moi, je m'y refusais. Ils m'ont fait suivre pendant deux bonnes années au moins; j'ai tout fait pour les dépister, je les retrouvais toujours; ils étaient acharnés après moi.

D. Quelles espèces de gens étaient-ce?

R. J'ai bien fait attention. Il y avait surtout un homme gros, et le gardien du Calvaire. Un jour, je descendais de chez moi, je m'aperçois qu'ils me suivent: je me dis, je vais les tromper. Je descends jusqu'aux halles, je passe à travers les voitures, je me sauve jusque dans le faubourg Saint-Germain. J'entre dans une église, je ne sais plus laquelle. Il y avait un prêtre au confessionnal, avec une pénitente d'un côté, je me mets de l'autre côté, J'attends dix minutes, et le prêtre m'entend. Quand je sors de l'église, le gros homme était là, il avait l'air très-contrarié. Alors je voulus m'amuser à leurs dépens; je ne sortais plus qu'avec une grosse Bible sous mon bras.

Ils disaient: la voilà encore, elle va se confesser, suivons-la. Un jour, j'ai descendu les buttes en courant. En bas, je me retourne, je revois encore le même homme, il était très-essoufflé et paraissait très-contrarié. Je l'ai pris pour un inspecteur des moeurs. J'ai écrit cela à l'ambassadeur belge.

D. Comment viviez-vous?

R. Très-simplement. On disait que je faisais trop de toilette; j'achetais de bonnes choses pour que cela dure plus longtemps, voilà tout.

D. Comment vous nourrissiez-vous?

R. Je préparais mes aliments moi-même. Je suis très-sobre, je ne bois presque pas de vin. Je suis sûre que je n'en bois pas 20 litres par an. Je préfère le café, j'en prenais pas mal; quelquefois cela me portait un peu sur les nerfs.

D. Depuis que vous êtes ici, êtes vous plus tranquille, a-t-on cessé de vous tourmenter?

R. Oui, je suis tranquille; pourtant les soeurs sont contrariées que je n'aie pas voulu répondre au directeur. Mais je ne dois de réponse qu'au juge d'instruction. Je vois bien qu'on cherche à me gagner; le curé de Montmartre est déjà en communication avec les soeurs d'ici. Ils vont faire tout ce qu'ils pourront pour mettre cela sur le compte de la folie; c'est qu'il faudra prêter serment, et ils savent bien que je ne vais pas me présenter bouche close à la Cour d'assises. Oui, je dirai devant tout le monde que s'il y a tant de repris de justice qui ne reviennent pas au bien, c'est la faute des prêtres; Ils sucent jusqu'à la dernière goutte de notre sang. Je ne suis pas inquiète, allez, je les tiens.

Nous avons tenu à reproduire fidèlement les paroles de la fille

C…; mais ce que nous ne pouvons rendre, c'est l'accent de

conviction avec lequel ses réponses nous ont été faites.

Nous aurions pu insister sur quelques détails qui l'auraient montrée laborieuse, économe, d'une piété exagérée peut-être, mais correspondant à un sentiment élevé, celui de sa réhabilitation: nous avons pensé que nous devions nous en tenir exclusivement à l'appréciation des faits qui ont précédé la tentative de meurtre à laquelle elle s'est livrée, et qui, pour nous, n'est qu'une des manifestations de l'état morbide qu'il nous reste à définir.

La fille C… est atteinte de délire lypémaniaque avec prédominance d'idées de persécution. Si l'on cherchait à préciser le début des troubles, on pourrait le faire remonter à l'époque où elle allait quitter Paris, sous des vêtements d'homme, avec l'intention d'aller provoquer son frère à Bruxelles. Si nous la perdons de vue pendant les cinq années qu'elle a passées en prison, il nous est facile de rétablir à partir de ce moment l'enchaînement des faits, de constater les illusions du sens de la vue, et surtout de l'ouïe, de suivre les déterminations déraisonnables, mais logiques, qu'elles entraînent. La vie de la fille C… n'est plus, comme elle le dit elle-même, qu'un martyre; et ne se rendant pas compte de l'origine même de ce martyre, qui est son propre ouvrage, elle ne vit plus que pour trouver aux faits les plus simples, les plus habituels de son existence, une interprétation fausse. Chaque jour, ses griefs prétendus augmentent; chaque jour, un incident nouveau vient grossir le nombre des taquineries dont elle se croit la victime. Ses imaginaires persécuteurs sont des prêtres, qu'elle accuse d'avoir divulgué sa cause; et, sans prendre garde que c'est la préoccupation constante de la tenir cachée, qui s'est transformée en elle, elle ne voit plus dans les attitudes, dans les gestes, dans les paroles de ceux qu'elle soupçonne, que des allusions blessantes qui l'irritent. Tout son délire s'alimente de ces illusions incessantes; la surdité dont elle est atteinte en favorise encore le retour. Elle cherche à lire sur les lèvres, et ce qu'elle surprend, ce sont toujours de nouvelles insultes. Elle n'a pas conscience de la part active qu'elle prend à la création de ces interprétations fausses; et c'est avec ces éléments que se constitue un délire, en apparence si complexe, au fond si précis et si net, qui devait aboutir aux violences sur le curé de Montmartre, organisateur, selon elle, du complot tramé contre son repos, contre sa réputation.

Rien ne manque dans ses réponses, qui sont pour nous absolument significatives, ni ces expressions qu'adoptent les aliénés de ce genre, qui reviennent à chaque instant dans leurs discours, qui sont caractéristiques d'un trouble mental essentiellement chronique, Il n'y manque pas même la préméditation, dont, bien à tort, on ne suppose pas les aliénés capables; mais cette préméditation même a son caractère spécial.

La fille C… ne cache pas ses projets; il y a deux ans qu'elle avertit le curé lui-même, l'ambassadeur de Belgique, le commissaire de police, et il n'eût fallu qu'un peu plus de clairvoyance pour empêcher un attentat dont les suites pouvaient être plus graves.

Plus nous avons examiné cette fille, plus s'est faite claire, certaine, absolue, la conviction d'une aliénation mentale déjà ancienne; et, si nous n'avions eu déjà l'examen direct pour nous éclairer, nous aurions trouvé, dans le dossier, une lettre adressée au curé de Montmartre, à la date du 7 septembre 1868, et qui ne permet aucun doute; nous en extrayons les passages suivants:

«Monsieur, écrit-elle, je veux vous dire ce que j'ai sur le coeur. Le jour de l'Adoration vous faisiez l'innocent, vous veniez de bonne heure, comme pour me donner le change, comme pour dire, je ne vois pas le prédicateur, je ne puis donc pas lui raconter votre histoire, comme si je ne savais pas qu'avant d'arriver le prêtre me connaissait; je n'ai qu'à me présenter dans l'une des églises qui s'ouvrent à la neuvaine de Mai pour apprendre combien vous êtes habile à donner les signalements. Mais pour les deux premiers prêtres qui sont venus prêcher, c'est autre chose, vous les avez fait venir pour me montrer à eux, vous m'avez parfaitement bien fait espionner.

«… Vous avez détruit par vos paroles le peu de confiance que l'on pouvait avoir encore en moi. Monsieur le curé, je ne mettrai plus les pieds dans votre église; vous avez comblé la mesure. Je vous ai prié, je vous ai supplié de ne pas me forcer à courir à l'autre bout de Paris pour sanctifier mon Dimanche, je n'ai pu l'obtenir.

«Eh bien, s'il faut se tuer de fatigue, on se tuera, voilà tout. Du reste, je ne tiens pas à la vie, car vous en avez fait un long martyre; ma réputation, vous vous en êtes joué; mon existence, vous l'avez compromise; vous m'avez fait au coeur une plaie incurable, car, quand bien même je partirais, et ce ne sera pas long, je penserai toujours avec une grande douleur que ceux-là même qui devaient être bienveillants pour moi, qui auraient dû me protéger, qui auraient dû donner l'exemple et cacher ma faute, que ce sont ceux-là même qui ont été les plus pressés de la divulguer, qui ont été mes ennemis les plus acharnés… Je me dis, les prêtres voyagent, les soeurs de charité, les frères ignorantins aussi, et comme je ne suis pas pour rester à Paris, si, n'importe où j'irai, je venais à rencontrer un prêtre, soit un frère, soit une soeur, et que ces trois différentes personnes me connaissent, je serais sûre d'être trahie là où je serais rencontrée, comme je suis sûre d'être trahie dans tout Paris, car quand le curé et le clergé donnent l'exemple, les paroissiens ont carte blanche, etc.»

En effet, elle quitte Paris, mais ses préoccupations délirantes la suivent partout. Elle se croit reconnue, espionnée, et, reprenant au loin le système organisé par elle, elle ne doute pas que les machinations odieuses dont elle était victime à Paris sont continuées en province. Il semble que ce soit à Marseille, que le projet de blesser M. le curé de Montmartre ait été conçu, et cela «parce que dans la banlieue elle a vu des gens qui chuchotaient et qui disaient: la voilà, il ne faut rien lui acheter.» Elle n'a pas plus conscience de la valeur morale de cet acte, qu'elle n'a conscience de l'état de trouble intellectuel permanent dans lequel elle vit. Elle est calme, sans inquiétude; ce qu'elle a fait, elle est prête encore à le faire; ce n'était pour elle, et ce n'est aussi pour nous, que le complément de ses conceptions délirantes.

Ce dénouement nécessaire, malheureusement non prévu par tous ceux qui ont méconnu son état, se serait produit beaucoup plus tôt peut-être, si cette femme, au lieu de n'avoir que des illusions, eût été sollicitée par des hallucinations. Mais il ne semble pas que ce phénomène ait existé chez elle; elle parle bien des moyens à l'aide desquels on parvient à savoir la pensée, mais elle ne donne à ce sujet que des renseignements un peu vagues; elle affirme qu'elle n'a rien vu, rien entendu, rien senti d'extraordinaire dans sa chambre; seulement ses voisins, pour la taquiner, parce qu'elle est très-propre, s'amusaient à cracher devant sa porte. Pour elle, il y a toujours un fait extérieur, dénaturé, interprété dans le sens de son délire, qui sert de point de départ à ses déterminations.

Dans la prison, son attitude n'est pas moins caractéristique; méfiante et soupçonneuse, elle est déjà convaincue que les soeurs de Saint-Lazare l'espionnent pour le compte du curé de Montmartre. Elle est en garde contre le directeur, auquel elle refuse de répondre, parce que deux religieuses l'ont conduite auprès de lui. On veut lui fermer la bouche, mais «je les tiens», nous répète-t-elle, avec cette satisfaction à la fois vaniteuse et naïve des aliénés atteints de délires systématisés.

De tous ces faits, de l'étude attentive à laquelle nous nous sommes

livrés, nous nous croyons autorisés à conclure:

1° Que la nommée C… (Anne-Joséphine) est atteinte d'aliénation

mentale.

2° Que les troubles intellectuels qu'elle présente appartiennent au genre des délires de persécution avec illusions des sens.

3° Que le début de cette affection remonte à plusieurs années déjà. S'il ne nous a pas été possible de préciser la date de son apparition, il est resté, du moins, évident pour nous, que le délire existait en 1868, avec les caractères que nous lui retrouvons encore aujourd'hui.

4° Qu'à l'époque et au moment où la fille C… a commis l'acte dont elle est inculpée, elle était dominée par des conceptions délirantes qui lui étaient la conscience, et par conséquent, la responsabilité de ses actions.

5° Que la fille C…, obéissant aux suggestions de son délire, est absolument incapable de se diriger; que, de plus, ayant perdu toute conscience de la valeur morale de ses actes, en tant qu'ils ont rapport à ses conceptions délirantes, elle est depuis longtemps et restera désormais une aliénée dangereuse.

6° Qu'il y a lieu, au point de vue de sa propre sécurité et dans un intérêt d'ordre et de sécurité publies, de la placer et de la maintenir dans un établissement spécialement consacré aux aliénés.

À Paris, le 27 septembre 1871.

Signé: A. MOTET, É. BLANCHE.

Dans ce fait significatif, deux crises plus manifestes et des accès de moindre intensité attirent l'attention. La fille C… est prise d'une impulsion au vol qui contraste avec sa conduite habituelle. Les détails de cette poussée impulsive ne nous sont pas assez connus pour que nous y insistions. La vie ultérieure de la malade se passe dans une sorte de vagabondage moral familier aux aliénés de cette catégorie, interdit aux persécutés passifs qui sont exempts d'attaques congestives et qui ne commettent pas d'actes dangereux. À en croire son récit, le découragement moral, l'impossibilité de trouver du secours, l'abandon du clergé auquel elle s'était adressée, expliquent et justifient la diversité de ses états psychologiques: si on rédige les observations des maladies mentales sous la dictée des malades raisonneurs, la formule est toujours la même; il est naturel que de telles causes provoquent de tels effets, et la folie devient la résultante logique des événements.

En réalité, il n'en est pas ainsi, et ce qui le prouve, c'est que les impulsions violentes naissent sans provocation, lentes ou instantanées, passant ou non de la pensée à l'acte, suivant que l'excitation cérébrale varie de degré.

Chez la fille C… aucun incident exceptionnel ne s'est produit. À ses périodes multiples d'excitations physico-morales, tantôt elle part en voyage à la recherche d'un parent, tantôt elle fuit au hasard pour se soustraire aux persécutions; plus calme, elle revient et se rassérène. Comment a-t-elle pu suffire, avec ses ressources plus que restreintes, à cette vie errante, nul ne le sait.

Un jour, pendant la messe, ayant hésité si longtemps, elle tire deux coups de pistolet sur le curé de sa paroisse. L'accès s'épuise rapidement, comme il arrive presque toujours en pareil cas.

La fille C…, arrêtée sans résistance, plaide les circonstances plus qu'atténuantes qui ont motivé sa violence. Elle se fait, à l'usage des juges, le roman psychologique qu'elle s'est répété tant de fois. Un élément nouveau vient cependant s'y ajouter: ce n'est pas pour elle, c'est pour le droit qu'elle a combattu. À la fois héroïne et victime, elle témoigne par le mélange des aspirations vaniteuses avec la dépression mélancolique, qu'elle appartient au type des persécutés à crises impulsives.

Dans la prison, nouvelle attaque d'excitation cérébrale, sans résultat cette fois, mais qui se traduit par la terreur intermittente des religieuses qui la surveillent. On voit ainsi l'appétit du meurtre et du vol éclater comme par hasard, au cours d'un délire continu mais inoffensif dans ses phases de mélancolie.

Des homicides commis par les aliénés

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