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DEUXIÈME PARTIE ÉMIGRATION

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CHAPITRE I

Séjour à Rome. – Querelles dans l'intérieur de Mesdames. – Société de ma mère. – L'abbé Maury. – Le cardinal d'York. – La croix de Saint-Pierre. – Madame Lebrun. – Séjour d'Albano. – Arrivée à Naples. – La reine de Naples et les princesses ses filles. – Parti pris de quitter l'Italie. – Lady Hamilton. – Ses attitudes. – Bermont. – Passage du Saint-Gothard. – Mademoiselle à Constance. – Arrivée en Angleterre

Je passerai rapidement sur le séjour que nous fîmes en Italie. Je n'en conserve qu'un léger souvenir; je me rappelle seulement avoir entendu faire des récits sur les bisbilles de la petite Cour de Mesdames qui, même alors, me semblaient d'un extrême ridicule. Les querelles des deux dames d'honneur étaient poussées au point de diviser le petit nombre de Français alors à Rome. On était du parti Narbonne ou du parti Chastellux, et on se détestait cordialement.

L'attitude de mes parents se trouvait forcée par l'honneur que ma mère avait d'appartenir à madame Adélaïde; les Chastellux le reconnurent et ils restèrent en bons termes. Les enfants Chastellux vivaient en intimité avec moi, ainsi que Louise de Narbonne, petite-fille de la duchesse. Toutefois, pour ne pas faire de jaloux, nous étions tous également exclus de la présence des princesses.

Je n'ai pas vu madame Adélaïde trois fois pendant le séjour à Rome; à la vérité, j'avais un peu passé l'âge où l'on s'amuse d'un enfant comme d'un petit chien. Malgré les querelles domestiques dont elles étaient témoins et victimes, jamais leurs entours ne sont parvenus à désunir les deux vieilles princesses. Elles sont mortes à peu de jours l'une de l'autre, ayant toujours vécu dans la plus tendre union. Madame Victoire avait une grande admiration pour sa sœur qui le lui rendait en affection.

La faible santé de ma mère la retenait habituellement chez elle. Chaque soir, il s'y réunissait quelques personnes, au nombre desquelles les plus assidues étaient les prélats Caraffa, Albani, Consalvi, et enfin l'abbé Maury, alors le coryphée du parti royaliste. Toutes ces personnes étaient spirituelles et distinguées. Je m'accoutumais à prendre goût à leur conversation. J'étais très gâtée par elles, et principalement par l'abbé Maury et le prélat Consalvi.

L'abbé Maury, en butte à toutes les haines, à toutes les intrigues romaines pour l'éloigner de la pourpre à laquelle la faveur du pape Pie VI l'appelait et y donnant sans cesse prise par ses inconvenances, fit un rude noviciat. Il venait raconter ses douleurs à ma mère; elle le consolait et l'encourageait, tout en le grondant. Le pape le nomma archevêque de Nicée, et l'envoya nonce au couronnement de l'empereur Léopold, ce qui lui assurait le chapeau.

Au retour, il me donna la confirmation et, à cette occasion, une très belle topaze dont l'Empereur lui avait fait cadeau avec plusieurs autres pierres précieuses. Depuis que j'ai été témoin de l'excès fabuleux de son avarice, je ne conçois pas comment il a pu se dessaisir de ce bijou. Peut-être cette passion n'était pas arrivée au développement que nous lui avons connue.

Monsignor Consalvi a eu une réputation européenne; j'en reparlerai plus tard.

Le cardinal d'York, dernier rejeton des malheureux Stuart, habitait Rome. Ma mère était petite-fille du gouverneur de son père; à ce titre, il l'accueillit avec une bonté extrême.

Il l'engagea à venir chez lui à Frascati, l'été, et, l'hiver, il exigeait qu'elle et mon père allassent fréquemment dîner chez lui. On le trouvait dans un grand palais peu meublé, sans feu nulle part, un capuchon sur la tête, deux grosses houppelandes sur le corps, les pieds sur une chaufferette et les mains dans un manchon. Ses convives auraient volontiers adopté le même costume, car on gelait chez lui. Par excès de bonté pour ma mère, il faisait allumer quelques lattes de bois dans un quatrième salon, et il prétendait qu'à cette distance sa respiration en était gênée. Notez qu'il avait du charbon allumé sous les pieds. Mais il faut bien conserver quelque chose de la royauté, ne fût-ce qu'une manie! Ses gens l'appelaient: Votre Majesté. Les commensaux, plus relevés, évitaient toute appellation, ce que l'emploi de la troisième personne dans l'italien rend plus facile. Il ne parlait que cette langue et un peu d'anglais si mauvais qu'on avait peine à le comprendre, ce qui lui déplaisait extrêmement.

Toute sa tendresse se portait sur Consalvi qu'il traitait comme un fils; il ne pouvait se passer un moment d'Ercole, ainsi qu'il l'appelait à chaque instant, et le pauvre Ercole en était souvent bien ennuyé.

Le cardinal était alors furieux contre sa belle-sœur, la comtesse d'Albany, qui avait accepté une pension de la Cour de Londres; il en parlait avec une fort belle dignité royale très blessée. Depuis, lui-même a eu recours à la munificence anglaise. Tant il est vrai qu'en temps de révolution il est bien difficile de préciser d'avance ce à quoi on peut être amené. Certainement, à cette époque, le cardinal croyait de bonne foi qu'il aimerait mieux mourir que de se voir sur la liste des pensionnaires de l'Angleterre, et pourtant il a sollicité d'y être placé.

Je me rappelle une aventure qui fit du bruit à Rome. Monsieur Wilbraham Bootle, jeune anglais, distingué par sa position sociale, sa figure, son esprit, et possesseur d'une immense fortune, y devint amoureux d'une miss Taylor qui était jolie, mais n'avait aucun autre avantage à apporter à son époux. Cependant monsieur Wilbraham Bootle brigua ce titre et obtint facilement son consentement. Le jour du mariage était fixé. À un grand dîner chez lord Camelford, on parla d'une ascension faite le matin à la croix posée sur le dôme de Saint-Pierre. La communication de la boule à la croix était extérieure. Monsieur Wilbraham Bootle dit que, sujet à des vertiges, il ne pourrait pas faire l'entreprise d'y arriver, et que rien au monde ne le déciderait à la tenter.

«Rien au monde, dit miss Taylor.

« – Non, en vérité.

« – Quoi, pas même si je vous le demandais?

« – Vous ne me demanderiez pas une chose pour laquelle j'avoue franchement ma répugnance.

« – Pardonnez-moi, je vous le demande; je vous en prie; s'il le faut, je l'exige.»

Monsieur Wilbraham Bootle chercha à tourner la chose en plaisanterie, mais miss Taylor insista, malgré les efforts de lord Camelford. Toute la compagnie prit rendez-vous pour se trouver le surlendemain à Saint-Pierre et assister à l'épreuve imposée au jeune homme. Il l'accomplit avec beaucoup de calme et de sang-froid. Lorsqu'il redescendit, la triomphante beauté s'avança vers lui, la main étendue; il la prit, la baisa, et lui dit:

«Miss Taylor, j'ai obéi au caprice d'une charmante personne. Maintenant, permettez-moi, en revanche, de vous offrir un conseil: quand vous tiendrez à conserver le pouvoir, n'en abusez jamais. Je vous souhaite mille prospérités; recevez mes adieux.»

Sa voiture de poste l'attendait sur la place de Saint-Pierre; il monta dedans et quitta Rome. Miss Taylor eut tout le loisir de regretter sa sotte exigence. Dix ans après, je l'ai revue encore fille; j'ignore ce qu'elle est devenue depuis.

Je voyais souvent madame Lebrun ou plutôt sa fille. Elle était une de mes camarades de jeu. Madame Lebrun, très bonne personne, était encore jolie, toujours assez sotte, avait un talent distingué, et possédait à l'excès toutes les petites minauderies auxquelles son double titre d'artiste et de jolie femme lui donnait droit. Si le mot de petite maîtresse n'était pas devenu d'aussi mauvais goût que les façons qu'on lui prête, on pourrait le lui appliquer.

Le cardinal Corradini, oncle de Consalvi, possédait à Albano une petite maison qu'il prêta à ma mère et où nous passâmes deux étés. Je conserve un assez faible souvenir de ce ravissant pays, mais un très vif du plaisir que j'avais à y monter sur l'âne du jardinier.

Vers le commencement de 1792, arriva à Rome sir John Legard avec sa femme, miss Aston, cousine germaine de ma mère. Cette relation de famille amena promptement une grande intimité. Les ressources que mes parents avaient apportées de France s'épuisaient. Un seul quartier de la pension donnée par le Roi avait été payé. Le chevalier Legard leur demanda de l'accompagner à Naples, et de retourner ensuite avec lui dans son manoir de Yorkshire où il leur offrait la plus généreuse et la plus amicale hospitalité. Mes parents acceptèrent de passer avec lui quelque temps à Naples, sans s'engager au delà. Le chevalier Legard n'insista pas.

Nous restâmes dix mois à Naples. Ma mère fut très accueillie et fort goûtée par la Reine qui lui faisait conter la Cour de France et tout ce commencement de la Révolution, si intéressant pour elle et comme reine et comme sœur.

J'étais admise auprès des princesses ses filles, et c'est là où a commencé ma liaison, si j'ose me servir de cette expression, avec la princesse Amélie, depuis reine des Français. Nous parlions français et anglais, nous lisions ensemble, j'allais passer des journées avec elle à Portici et à Caserte. Elle me distinguait de toutes ses autres petites compagnes. J'étais moins en rapport avec ses sœurs, quoique nous fussions presque aussi souvent ensemble.

Cependant, après madame Amélie, j'aimais assez madame Antoinette, depuis princesse des Asturies. Quant à madame Christine, qui est devenue reine de Sardaigne, nous l'excluions de tous nos plaisirs auxquels, quoique plus âgée, elle aurait volontiers pris part. Les deux princesses aînées, l'Impératrice et la grande-duchesse de Toscane, étaient mariées à cette époque.

Il y avait beaucoup d'étrangers à Naples, et je crois qu'on s'y amusait; pour moi, comme de raison, je ne prenais que peu de part à ces gaietés. On me menait quelquefois à l'Opéra. J'étais déjà bonne musicienne, et je commençais à avoir une assez belle voix dont Cimarosa s'était enthousiasmé. Il ne donnait pas de leçons, mais il venait fréquemment me faire chanter et m'avait donné un maître qu'il dirigeait.

Le moment de quitter Naples approchait. Le chevalier Legard demanda derechef à mes parents de le suivre en Angleterre. Les communications avec Saint-Domingue, dont on espérait encore quelques secours, y étaient plus faciles. Mon père avait conservé en Hollande tout son mobilier d'ambassade dont on pouvait tirer quelque parti. Enfin, et au pis aller, sir John Legard offrait chez lui, avec toute la délicatesse possible, une retraite honorable. Pendant les dix mois que nous avions passés à Naples, il avait comblé mes parents de toutes les marques d'amitié. En restant en Italie, nous devions tomber incessamment à la charge de Mesdames. Elles-mêmes commençaient à se trouver dans la gêne, et leurs entours ne verraient pas volontiers une nouvelle famille s'installer dans leur commensalité.

Toutes ces réflexions décidèrent mes parents à accepter les offres pressantes du chevalier Legard, après en avoir obtenu l'agrément de madame Adélaïde. Elle consentit à leur départ, en ajoutant que, s'ils ne trouvaient pas à s'établir en Angleterre, tant qu'elle aurait un morceau de pain, elle le partagerait avec eux. La reine de Naples essaya de conserver ma mère à Naples; elle lui offrit même une petite pension, mais alors on espérait encore dans ses propres ressources. La Reine, d'ailleurs, passait pour capricieuse, et la faveur de lady Hamilton commençait. Cette lady Hamilton a eu une si fâcheuse célébrité que je crois devoir en parler.

Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

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