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II

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Table des matières

J'avais résolu de filer tout d'une traite à Paris. Je me méfiais d'un lent éloignement de Venise, où ces dames devaient demeurer une semaine encore. Je ne pus pas dépasser Vérone, et je luttai contre moi une journée entière pour ne pas retourner à Venise.

Je me rappelle l'affreux déchirement de ce départ où j'ai aperçu, dans le brouillard du matin qui s'enlevait, Venise s'éveiller au soleil, d'une couleur de chair, pareille à l'étirement d'un beau bras. Je crus encore une fois que c'était cette ville qui m'émouvait! Mais, à la regarder de loin, merveilleuse, véritable Vénus soulevée de la mer, je me rendis bien compte que ce n'était pas Venise que je voyais et que ce n'était pas même de la beauté qui me touchait.

Il y a, à Vérone, des jardins à l'italienne où l'on monte par un échelonnement de terrasses. J'y passai l'après-midi dans une terrible perplexité. D'en haut, je découvrais une allée de noirs cyprès aigus, pareils à de grands glaives endeuillés, et, sur les murailles, des vignes vierges qui saignaient comme des viandes déchirées. Tout cet or rutilant d'automne et le brasier superbe de la vieille ville rousse étendue à mes pieds sous le soleil ardent, me parlaient trop violemment de la guerre qui était allumée en moi. Je fus effrayé de ce que j'étais devenu en si peu de jours. Il fallait partir, oublier. Je descendis dîner au buffet lamentable de la gare de Vérone. J'étais le seul voyageur. On alluma pour moi deux becs de gaz qui se mirent à clignoter dans la salle immense. Des garçons rôdaient inoccupés. Des chauves-souris passaient et repassaient autour de la lumière. L'horloge sonna huit heures et je pensai qu'à ce moment on chantait là-bas, sur le Grand-Canal, et que la gondole qui portait la petite fiancée de M. Arrigand, l'industriel de Chicago, glissait comme sur une huile douce.

Je pris le train de Paris.

De Milan, où je fis encore une halte de lâcheté, j'avais envoyé une dépêche à ma bonne cousine de la Julière pour l'avertir que je descendais chez elle. Elle était accoutumée à diverses excentricités de ma part et ne se montra point trop étonnée de cette fantaisie.

A dire vrai, je ne pouvais plus rester seul. J'étais certain que la vue de mon intérieur de garçon me serait intolérable. Je pressentais que tous mes objets familiers, tous ces petits moi-même épars sur les tables, les murs et les étagères, s'imprégneraient aussitôt de l'image nouvelle que je portais et me la renverraient avec une trop cruelle intensité. J'ai peur de la souffrance qui vient, de celle de tout à l'heure et de demain. Je m'enfonce et me retourne au contraire avec une rage presque amoureuse dans la douleur actuelle, dans celle qui m'étreint tout de suite.

Je voulais, d'autre part, éviter mes amis. Les plus délicats deviennent grossiers vis-à-vis d'un cœur ébranlé. Il n'y a pire que l'ami pour inventer le mot qui vous blessera à fond sur le chapitre de l'amour. Ressentent-ils de notre passion naissante une secrète jalousie? Leur petit coup de stylet n'est-il que l'instinctive défense contre la rivalité que nous venons leur avouer si gauchement?

Ils voient au point ce que nous n'apercevons qu'au travers de notre exaltation. Une parole juste nous semble d'un ton si bas que nous la taxons de froideur et facilement d'impertinence.

Rien ne valait, pour un souffreteux de mon espèce, le voisinage d'une femme tendre et commençant à prendre de l'âge.

Ma bonne cousine de la Julière était un refuge mieux que maternel. Une quinzaine d'années seulement nous séparaient, et elle avait perdu de la jeunesse juste ce qu'il fallait pour qu'une femme gardât un parfum aimable et non troublant. Je n'avais pas avec elle cette familiarité qui l'eût autorisée à m'interroger au delà de ce que je manifestais avoir envie de lui dire, ni précisément le respect qui m'eut retenu de lui faire telles confidences dont le goût m'aurait pu pousser.

Mais sa maison m'était d'un secours presque aussi grand. Les objets y étaient d'un goût si médiocre que je ne pus jamais, dans leur entourage, tenir fermement mon sérieux. Ils ne me faisaient souvenir que des figures solennelles que j'aperçus une fois autour de la table du conseil municipal dans une petite ville de province où je suis né. J'étais parmi eux aussi à l'aise et aussi garanti de fortes impressions que je le dus être en face de ces bonnes gens assemblés sous le buste de plâtre. Cette qualité des objets est d'une importance extrême. S'ils vous agréent, vous vous prolongez en eux. Ils augmentent votre douleur ou votre joie; toute leur surface s'ajoute à celle de votre sensibilité. Si non, ils sont comme de ces gens quelconques, de qui l'on fait abstraction sans scrupule, qui ne sont jamais gênants. Jamais l'émotion qui me brûlait ne pourrait échauffer les pendules ou les lithographies de Mme de la Julière au point de leur communiquer ces petites âmes que l'on insuffle aux choses amies et qui vous parlent, qui vous racontent à vous-même, trop clairement parfois. Enfin j'étais là moins que nulle part encombré de ma personne.

Ma bonne cousine crut que ne descendant pas chez moi, je me dérobais aux assiduités d'une maîtresse, et me plaisanta au sujet de mes goûts versatiles.

Naturellement, avant que huit jours ne fussent écoulés, je lui avais dit tout ce qu'il en était.

Voilà qu'elle veut entrer tout de suite en relations avec cette jeune fille, et me la faire épouser.

—Mais, ma bonne cousine, puisqu'elle est fiancée!...

—Ta! ta! ta! Mais elle rompra pour vous!... On a vu accomplir des choses plus malaisées!

—Mais, puisqu'elle veut être très riche! très riche! entendez-vous?

—Allons donc! cela prouve, mon grand bête de cousin, que le cœur de cette petite n'a pas encore parlé, voilà tout. Elle est candide comme un agneau blanc, la chère enfant. Mais elle aimera; elle vous aimera; ça ne laisse aucun doute!... Allons! dites-moi, où perche cette famille?

—Mais, pas très loin, avenue Henri-Martin, un petit hôtel...

—Courez-y donc, au lieu de rester là à vous morfondre, sur les chenets!

Je n'y courus pas; j'attendis passer quelques semaines encore; enfin je me présentai avenue Henri-Martin.

Fus-je plus heureux? Fus-je plus misérable qu'auparavant? Étranges effets des fortes impressions successives et des contrastes violents: douleur de l'absence et présence soudaine; un être cru perdu, éloigné à jamais et qui est là tout à coup et vous sourit. La réaction bouleverse; on y perd la tête... La présence a des effets si considérables dans le monde sentimental! On ne saurait ni affirmer ni nier qu'une femme que l'on tient sous son regard, et sous l'influence de sa pensée par des paroles séduisantes, et qui vous reçoit un moment dans ses yeux et dans toute son attention éveillée, vous aime ou ne vous aime point, au moins en cet instant. Je suis sûr, quant à moi, que j'ai aimé ainsi, durant des minutes, et que je l'ai oublié après. Que faudrait-il pour que le sentiment persistât, reçût le don de vitalité? De sorte que je sentais qu'il m'arriverait souvent de sortir de chez cette enfant avec l'idée que toute son attitude avait marqué qu'elle m'aimait et que je serais, peu après, persuadé que d'autres personnes étaient autorisées à se faire la même réflexion et me remplaceraient en cette minute attentive dont j'étais déjà éperdument jaloux.

Comme je la regardais, un moment, en me taisant, elle me dit:

—Vous ne me reconnaissez pas?

—Si et non...

—Si, vous me reconnaissez, parce que j'ai toujours l'air aussi pointu et sec, puis instantanément chiffon, pommade ou lénitif, comme vous voudrez; parce que je semble étourdie comme la girouette du campanile de Saint-Marc et tout à coup sérieuse comme le bonnet de grand'maman, qu'il faudra aussi vous présenter. N'est-ce pas, mère, il faudra présenter grand'maman à Monsieur?

Vous me suivez bien, n'est-ce pas? Eh bien! vous avez de la chance...

Donc maintenant, vous avez dit que vous ne me reconnaissiez pas: j'imagine que cela vient de ce que vous m'avez vue vêtue comme un sac de nuit et que je vous fais presque l'effet de toucher à l'élégance. A l'étranger on a du goût aux belles choses, ici à soi. Ah! vous avez eu bien du mérite à ne pas vous tenir écarté de mon écossais.—Madame, dit-elle à une personne qui venait de s'asseoir, venez donc l'an prochain au quai des Esclavons voir ma robe écossaise. Cela vaut le pavois d'une frégate italienne au passage d'un prince allemand...

—Eh bien, voilà, chère mignonne, dit cette dame, un attrait qui suffirait à me conduire au quai des Esclavons. Et vous retournez là-bas l'an prochain?

—A Venise? toujours! J'ai aimé cette ville à la folie. Non pas tout de suite, non! Pas de coup de foudre, vous savez. Je m'y suis même promenée pas mal de temps comme une petite sotte, et j'ai honte d'avouer aujourd'hui que je me suis ennuyée au Lido... Et puis, un beau jour... oui, mettons un beau jour! cric! crac! les portes s'ouvrent; et j'aime, j'aime tout de ce pays!...

—Oh! oh! mais racontez-moi ce miracle! Je sais que rien n'est si commun que le miracle, de nos jours, mais celui-ci me plaît.

—Mais! en vérité, je ne saurais dire... je ne sais comment cela est venu; vous savez, il y a de ces ciels qui s'éclaircissent d'un coup, sans, qu'on remarque que la brise a changé.

—Madame, fit observer la maman, qui ne parle qu'avec parcimonie, il serait injuste de ne pas attribuer à Monsieur la part qui lui revient en cette belle éclaircie. Monsieur est artiste et érudit et il excelle à vous montrer la beauté de ce qu'il touche...

—A moins, ajouta la jeune fille vivement et avec une pointe malicieuse, que Monsieur ne soit lui-même si nuageux qu'il répande le mauvais temps tout alentour...

Ce petit détour me sauva d'entendre mes louanges et nous tira tous d'un embarras qui naissait, malgré tout, de la conversation. Elle se prolongea sur un ton badin, et, dans le brouhaha de l'entrée de plusieurs personnes, la jeune fille m'avisa avec une mine grave et fâchée:

—J'ai peur, dit-elle, que vous ne me croyiez pas sérieuse.

—Je vous prends tout à fait au sérieux!

—Vous qui raillez sans en avoir l'air, vous devriez pourtant comprendre que l'on puisse ne pas railler quand on en a les apparences...

Il n'y avait plus de refuge, plus de repos pour moi, nulle part; car je sentais que sans elle, il n'existait pas un endroit où je pusse m'asseoir en me disant: je suis bien là. Tout ce que je pouvais voir était vide et sans attrait. Paris était transformé en un désert, et la vue de tout ce néant me donnait le vertige.

Cependant je m'efforçais à espacer mes visites.

Comme toutes les fois que j'ai senti l'amour, un instinct de ruse se réveillait en moi. J'abhorre, à l'ordinaire, tout ce qui est de biais, tout ce qui est louvoiement, dissimulation ou mensonge. Dès que j'aime, je me sens prêt à toutes les canailleries. C'est ainsi que je fis naître adroitement lors d'une de nos entrevues dans le salon de l'avenue Henri-Martin, l'idée qu'il y aurait beaucoup d'agrément à retrouver dans différents livres certaines des impressions que nous avions eues dans notre voyage d'Italie. Ces livres évidemment faisaient partie de ma bibliothèque, et je devais les prêter. C'était un commerce plein de promesses, sous les couleurs les plus candides; et j'y goûtais déjà le plaisir de savoir que quelque chose de moi ou de chez moi serait entre ses mains; qu'elle respirerait en feuilletant ces pages et ces images, un peu de l'atmosphère dont j'étais nourri moi-même. Mais, de plus, je prévoyais que j'allais me mettre l'esprit à la torture pour lui confier de ces livres qui lui devraient raconter mon âme, où elle me verrait, me recevrait, petit à petit et malgré elle. C'était un calcul d'une subtilité puérile, mais je faisais ce calcul. Tout cela n'aurait l'air de rien; mais je voulais ainsi la circonvenir et l'envelopper; je voulais la saturer de ma pensée, de mes caprices et de mes goûts, de telle sorte que, même à distance et si longuement séparée de moi, elle en vînt à ne plus penser que par ma cervelle, à ne plus marcher que dans l'emmêlure des réseaux que je lui tendais par le moyen de mille fantaisies tressées pour elle.

Je rentrai donc chez moi à cause de ces bouquins. Ma bonne cousine m'avait dit: «Allez et revenez vite, ne restez pas dans la solitude.» Maintenant je ne pouvais plus en sortir, et j'y étais énormément malheureux. Ce que j'avais prévu était arrivé. Il me semblait au milieu de tous mes bibelots ordinaires, que j'avais raconté mon cœur à des centaines de gens qui restaient là à me regarder, avec ma confidence dans leurs yeux. Ils me gênaient; mais je les aimais, à présent de savoir cela. Ils en étaient tout transformés; je leur trouvais des figures extraordinaires; que devait donc être la mienne?

Mais est-ce qu'il y avait des livres qui continssent ce que je voulais lui dire? Tous les livres qui étaient là à me regarder s'étonnaient de me voir ainsi; ils ne savaient pas ce que c'était; aucun d'eux ne portait ce dont mon cœur et mon cerveau étaient remplis à cette heure-là!

Voici le parti que je pris. Je lui porterais un ouvrage quelconque et dedans je glisserais un petit mot, insignifiant en apparence, mais très clair en réalité, et qu'elle comprendrait à merveille si elle le voulait bien.

J'écrivis sur un feuillet arraché à un carnet les lignes suivantes:

«Le livre que j'aurais voulu lui donner à lire, ç'aurait été celui qui eût contenu la simple causerie entre un homme assez impressionnable pour que toutes choses l'eussent frappé jusqu'à l'enthousiasme ou la blessure; assez clairvoyant pour juger, comme une peinture ou un bibelot, le rayon qui l'extasia ou le stylet qui le fit saigner; assez éloquent et évocateur pour faire revivre et palpiter cette ardeur sans emphase ni boursouflure,—et une femme qui eût été l'extrême sensibilité, l'extrême intelligence et l'extrême curiosité, c'est-à-dire apte à merveille à être ravie ou torturée, à torturer ou à ravir. Les mots de leur dialogue eussent ainsi coulé tantôt à la façon de perlettes de pluie limpide et légère dont le bruit ressemble à de petits rires enfantins, tantôt à la façon de ces larmes lourdes des métaux en fusion qui, au toucher du sol ont comme un court cri d'angoisse et répandent un peu de fumée âcre.

«Je n'ai pas trouvé le livre. Mon désir est de tenter de le faire, malgré que je manque de presque tout ce qu'il y faudrait: les vertus que j'ai dites d'abord; et puis le collaborateur.»

On sonna à ma porte et on me mit dans la main une lettre. Je ne pensais qu'à elle! Serait-ce quelque chose d'elle! Je chassai cette idée comme stupide et fis une grimace dérisoire. C'était une enveloppe étroite et longue, une écriture de femme que je sentis, que je vis je ne sais comment, dans mon antichambre obscure. A grands pas j'allai à la lumière. C'était d'elle! Je criai tout haut, et je tombai la tête dans mes mains, sur cette écriture, en la baisant.

«Monsieur mon ami, vous allez tomber des nues—car je pense que vous y êtes, comme souvent,—en touchant cette preuve de ma témérité. N'exagérons rien; je mentirais, et vous le verriez bien vite, si je n'avouais tout de suite que la main me tremble un peu à écrire ces premières lignes qui sont pourtant le résultat, je vous assure, d'une bien longue délibération.

«Quand j'eus décidé de les écrire il était convenu avec moi-même qu'elles seraient une série de petites notes prises à la lecture du livre que vous avez eu la complaisance de me prêter. Naturellement ces réflexions n'auraient pas eu d'autre résultat, sinon d'autre intention que de vous donner l'occasion de vous moquer de moi. Sans compter que ça m'est désagréable, il faut que je vous dise que je n'ai pas lu ce livre depuis huit jours qu'il est là, sur un beau pupitre en marqueterie, quelque chose comme une place d'honneur quoi! Monsieur, le temps m'a manqué. Le croiriez-vous? Oui car je l'ai passé à lire votre petite note.

«Je suis si peu accoutumée à être traitée, même par vous, de la façon grave et mieux que flatteuse que vous semblez prendre, en ce bout de mot charmant, qu'il n'y a pas grand mérite de votre part à m'avoir touchée. Vous voyez que je ne vous gâte pas, bien qu'au fond vous en valiez la peine pour le plaisir que vous m'avez fait. Car maintenant, il me semble être pour longtemps à l'abri de ces allusions railleuses qui vous font l'effet tout à coup d'une porte qui grince au milieu d'un agréable concert ou d'un petit trébuchement bien vulgaire au cours des plus douces rêveries. Quand ma réponse n'aurait pour but que de vous supplier de demeurer dans ces bonnes dispositions, je me féliciterais de l'avoir faite. Eh! mon Dieu! je me demande quel autre but elle peut bien avoir, sinon vous dire quel plaisir j'ai trouvé dans ce que chacun de vos mots vous ouvre d'attirant, de... ah! je ne sais comment dire, les mots qu'on nous apprend et que l'on prononce autour de nous ont si peu de rapports avec ce que vous indiquez si bien, avec ce qu'il faut être non pas «éloquent», mais «évocateur» n'est-ce pas? pour faire entendre? Je vous ai bien reconnu, tel que je vous ai vu à Venise, dans les instants où vous condescendiez à ne pas plaisanter. Mon Dieu! pourquoi faut-il que les uns se donnent tant de mal pour se faire prendre au sérieux et les autres pour donner d'eux l'illusion de bouffons taquins et méchants?

«Où vais-je, et que vous dis-je, et qu'ai-je à vous dire? Ah! voyons! que je suis bien incapable de vous suivre en une si noble collaboration; que tout ce que j'y sens de séduisant et de beau épouvante un peu ma timidité et mon ignorance. Seigneur! je parle de timidité et je vous écris! car il n'y a pas d'illusion à se faire: ceci n'est pas des notes; je vous écris. Ah! j'ai bien peur que vous ne trouviez cela énorme; mais vous, Monsieur, qui n'êtes pas dans les affaires et n'avez même pas l'air de vous douter de ce que c'est, vous devez comprendre que l'on puisse accomplir certaines actions extraordinaires poussé par quelque chose de si totalement désintéressé, par un charme si innommable, si au-dessus de tout ce qui a coutume de vous entraîner, que vraiment il ne doit y avoir nulle vilenie à se laisser aller. Monsieur mon ami, vous m'inspirez tant de confiance avec votre dévouement à des idées si en dehors du courant de la vie, que si je garde un peu d'émotion jusqu'à ces derniers mots, je n'ai, ni n'ai eu aucun scrupule».

Retenu à dîner avenue Henri-Martin, elle me prit à part, dans le salon:

—Je suis sûre, dit-elle, que vous ne vous étonnez pas de ne point m'entendre m'excuser d'avoir osé vous écrire...

—Mais! je ne le souffrirais pas!

—A la bonne heure!... Maintenant, dites-moi, avez-vous assez d'amour-propre pour vouloir bien admettre que ce qui est vis-à-vis de vous une action dont on est plutôt fière, ne se commettrait pour rien au monde en faveur de qui que ce soit autre que vous?

—Me voici dans un bel embarras! Cruel petit sphinx, quel que soit le sens de ma réponse je mérite d'être condamné! Oui: je me gonfle d'un orgueil qui me rend ridicule; non: je vous blesse.

—Vous hésitez?

—Non! non! je choisis le ridicule.

—Voulez-vous bien ne pas rougir d'avoir de vous l'opinion que je me suis faite moi-même et qui, au fond, est bien la vôtre, allez! si vous étiez franc...

—Allons donc! Tenez, sans y prendre garde voilà que vous vous arrangez avec une coquetterie autrement singulière que celle que je vous accorde et vous veux: vous vous mettez à part de tous les hommes en vous prétendant dénué de vanité!

—Mais, je vous assure...

—Alors, vous n'êtes pas l'homme que j'ai cru trouver, et vous ne valez pas la peine que je déroge pour vous aux règles de...

—Grâce! grâce! Mademoiselle, vous êtes un adversaire terrible et je me rends. Oui, je suis orgueilleux... de vous avoir inspiré l'idée que j'avais le droit de l'être; je suis à part et au-dessus de tout Le monde, puisque c'est ainsi et puisque c'est là que vous m'avez vu; et il faut bien que cela soit, sans quoi vous seriez inexcusable d'avoir trahi les canons de la bienséance!...

—Je vous en prie, ne quittez pas votre sérieux, il n'est pas question de jouer, ce qui, d'ailleurs, ne vous va que médiocrement, vous aurez beau faire...

—Ah! interrompis-je, une fois pour toutes, que je m'explique à ce propos. J'ai vu, depuis que je regarde, tant de gens se grimer de sérieux et d'importance, qui ne sont en dessous que des polichinelles, que la figure du pitre m'est apparue par contre, l'image définitive du philosophe de nos jours. C'est par goût pour ces beaux clowns qui pleurent sous leur farine exhilarante que vous me verrez sourire aux instants les plus graves.

—Eh bien! je vous dirai une autre fois si je vous approuve, quoique, à la vérité, j'aie vu, pour ma part, plus de gens sérieux que de polichinelles, mais sérieux profondément pour des choses bouffonnes... Pour le moment, je ne veux pas lâcher mes moutons, puisque nous avons quelques secondes de loisir. Et ces moutons s'apprêtaient à vous dire qu'une petite fille qui a toujours vécu jusqu'ici dans ce milieu de gravité imperturbable autour de ces fameux lingots d'or—que je révère beaucoup, notez bien, mais sans aveuglement,—eh bien! éprouverait une joie, grande, noble, belle n'est-ce pas? dans le commerce d'une amitié intelligente avec un homme qui porterait une gravité au moins aussi considérable sur des objets d'une autre envergure que nos lingots... Allons! laissez-moi achever: ça n'est déjà pas si facile à dire. C'est une grande témérité de ma part, je sais bien, que de me croire bonne à ce commerce... Mais la faute est à vous qui me l'avez d'abord entr'ouvert. Je désire, Monsieur mon ami, que vous voyiez cette ambition-là et rien que cette ambition-là, dans l'acte d'indépendance que je me permets en votre honneur...

Quelques jeunes gens se précipitèrent; ils tenaient à la main les couplets d'une chanson décente d'Yvette Guilbert et venaient prier Mademoiselle d'accompagner l'un d'eux au piano. Elle sauta et leur fut toute dévouée. Je la regardai un moment au piano, avec les frisons blonds de ses tempes pailletés d'or par les lumières. Des refrains d'une ineptie équivoque naissaient de la promenade de ses doigts. Néanmoins je continuais de regarder ces doigts aimés; mais leurs mouvements, peu à peu, se transformaient pour moi en ceux d'une «gigolette» de café-concert que j'avais connue et qui était assez spirituelle jusqu'en sa façon de paraître bête. Peu à peu, mes yeux souriaient à l'évocation de cette divette court vêtue, et je sentais en même temps le pli amer de ma bouche. Elle leva les yeux, un instant, vers moi, tout en plaquant de tristes accords. Ah! je me relevai d'un coup: jamais je ne verrai dans nul tableau humain la mêlée violente et distincte de tant de sentiments divers que dans le miroir de ces yeux gris qui se foncèrent et s'humidisèrent tout à coup et dont je ne pouvais plus m'écarter malgré la remarque qu'autour de nous, sans doute, on ne manquait pas de faire. Me prit-elle en pitié ou bien le rôle qu'on lui faisait tenir? Il y avait, dans son regard, de la surprise, de la confusion, un peu de dégoût, et il y surnageait une complaisance habituelle pour la médiocrité, à l'aide de quoi elle se composa un sourire aimable qu'elle promena ensuite sur la guirlande de jolis cœurs qui l'encadrait. Je ne fus pas maître de moi; je sortis. Comme je soulevais une portière, le bruit des applaudissements me gifla tout l'épiderme. Je jugeais ma répulsion puérile; mais mon état exaltait la violence de toutes les impressions. J'atteignis l'antichambre et un domestique tenait mon manteau. Elle apparut dans l'entre-bâillement d'une tapisserie qu'elle avait peine à soulever.

—Vous partez? dit-elle, mais j'avais un mot à vous dire, venez donc...

Elle m'entraîna dans une pièce voisine, et aussitôt:

—Ah! je vous avais bien dit que vous ne vous feriez pas ici!

—Mais si! mais je vous supplie de ne pas croire;... seulement j'ai la tête lourde, ce soir, j'ai besoin d'air;... vous savez, comme à Venise, les jours de pluie...

—Oh! vous avez eu une façon de regarder mes doigts!... que vous ont-ils fait, dites! C'est cette chanson, n'est-ce pas?

Elle me montrait les petits doigts longs, minces et blancs. Je lui pris la main et la serrai doucement en lui disant adieu.

—Et votre livre, fit-elle, quand vous le rendrai-je?

—Quand vous l'aurez lu!

—Non, je voulais dire; quand viendrez-vous le chercher?

—Quand je croirai que vous l'avez lu!

—Méchant! Dites donc, vous savez que je puis très bien «ne pas achever de lire» plusieurs livres à la fois!...

—Je vous en apporterai plusieurs à «ne pas lire du tout»!

«Mademoiselle amie, je vous préviens que dès ce premier feuillet qui doit vous dire mon contentement, je mets à celui-ci une sourdine. Pourquoi? mais parce qu'il en a besoin! Je pense que c'est beaucoup vous dire...

«Je vous ai vue aujourd'hui. Vous ai-je dit le quart de ce que j'avais envie de vous dire? Jamais, jamais on ne peut parler! Jamais, en aucune circonstance, on ne peut donner l'être à ce qui flotte autour des lèvres, qui cherche à prendre vie et forme en des mots tout prêts, déjà presque articulés, et qui se résorbe, fatalement avorté. C'est bien pis que n'oser pas dire, c'est ne pas pouvoir exprimer. Et ce qu'il y aurait de trésors à retrouver, d'exquises minutes de vie intense, d'instants de fièvre intraduits, où l'âme, semble-t-il, allait s'égoutter en perles, qu'on n'a pu ni recueillir ni donner! Ce qu'il y aurait à glaner, dans ces résidus de la conversation: quantités de sincérités, de franchises, d'élans mort-nés, victimes de la conversation elle-même, mécanisme trop compliqué, inégal toujours à la pensée, qui constamment trahit, qui est bruyant, indiscret, dont l'écho même, ou vous effraie, vous intimide ou vous grise. Combien meilleur, le «signe» en sa simplicité, pour l'expression des émotions fortes. N'allez pas croire que je vous fasse l'apologie de la pantomime...

«Ah, vous n'imaginez pas comme il est bon de vous parler le soir! Toutes les secousses qu'on a éprouvées, tout le mal qu'on s'est fait en se cognant les coudes; toutes les rudesses qui vous ont éraflé, écorché; tous les contacts pénibles, toute la grossièreté traversée, tout cela tombe, semble-t-il, comme des vêtements tachés de boue, et l'on sent en s'approchant de vous, qu'un souffle frais vous passe, que quelque chose de reposant vous environne; il semble que l'on pénètre dans une chapelle, avec cette croyance d'enfant, que la madone vous sourit: Vous ai-je dit que je vous avais nommée «Sainte-Marie-des-Fleurs» avant de vous connaître? Vous plaît-il d'être sous cette invocation, la figure très confiante à qui l'on vient après chaque journée apporter ses confessions et presque ses prières?

«Il y a tant de choses rudes tout le temps heurtées sur la route, depuis la brutalité franche jusqu'à ce qui n'est que l'absence de délicatesse. On souffre d'un bout à l'autre de cette progression parcourue en tous sens, et presque tous les gens que l'on voit, vous font l'effet de ces pierres râpeuses sur quoi je ne puis absolument pas passer la main. Le défaut de trouver un être qui n'ait pas cette écorce de grès, vous fait peiner à sa recherche, et à force de tâter des mains pour éprouver, quel délice d'en rencontrer enfin qui soient douces! Cela vous garde de s'essayer à devenir soi-même coriace pour éviter le froissement des vilains épidermes. Comprenez-vous que j'aime à vous parler le soir?»

«Monsieur mon ami, j'ai attendu votre petit envoi. Je vous le dis pour que vous sachiez bien que je me mets assez vite à attendre, et que je n'aime point ça. La personne que vous aviez chargée de la commission avait reçu des instructions si minutieuses qu'elle n'a consenti à se dessaisir du paquet qu'en «mains propres». Soyez sans inquiétude, mes «mains propres» l'ont reçu. Vais-je vous dire aussi qu'elles l'ont béni? Oh oui! tant pis! Je ne sais point vous déguiser ma pensée. Vous dites des choses, et d'une façon que je suis heureuse et confuse de me savoir la privilégiée qui les reçoit, et mieux! qui les provoque, en partie. Il m'arrive de me laisser tomber les bras et de me demander si je ne rêve point. Sur quoi, monsieur, vous appuyez-vous donc pour croire que je vaille qu'on me parle ainsi? Mais personne ne m'a parlé, jamais, ni de cette façon, bien entendu, ni d'une autre. J'en demeure un peu étourdie, et pour ne vous pas revêtir de trop grand mérite, j'en attribue la raison à la nouveauté, pour moi, de toute parole un peu vibrante et parlant des choses de l'âme. Il n'y a point de mal à se laisser flatter du plaisir si particulier qui vient de mots pleins de sens à la fois et de caresses? Que dites-vous, que «jamais, jamais, on ne peut parler... etc.?» Si, si, on peut parler! Oh! monsieur mon ami, j'ai la plus grande foi en vous, et je m'abandonne, les yeux fermés, à la fréquentation si chaude de votre pensée. On doit jouir de l'âme comme si on la devait perdre d'un instant à l'autre, n'est-ce pas? Vous dirai-je les soins avec lesquels je recueille les parcelles de ce que vous écrivez? Je prends ces bribes, une à une, et je les laisse, si l'on peut dire, au bord de mon âme, un petit temps, puis je les sens tomber goutte à goutte jusqu'au fond, où je sais que je ne peux plus les perdre. Cela vient-il de moi? mais il me semble qu'on ne finit pas de vous lire, car de nouvelles choses surgissent qu'on n'avait point d'abord soupçonnées sous l'impression première.

«Vous «tourmentez», monsieur mon ami, voilà qui est aussi agréable que terrible. On voudrait tant causer avec vous, tranquillement. C'est cela, cela que je voudrais. Pourquoi cette fièvre et cette inquiétude qui vous brûlent et semblent consumer tout alentour? Comme vous devez vous faire souffrir, à moins que vous n'y éprouviez le même goût que l'on doit avoir à vous sentir brûlant.

«Vous m'avez bien amusée avec vos «mains qui sont comme des pierres râpeuses». Oh! le vilain égoïste! l'affreux douillet! la petite femme! Mais moi, je ne suis pas comme cela. Ce qui me choque, après les rustres qui vous donnent des poignées de mains qui font rougir les joues, ce sont ceux qui vous tendent une main si molle ou si sèche qu'elle n'a aucune expression. Voyez, je ne suis incommodée que par les extrêmes: l'outrance ou le trop peu; et je n'avais pas pensé à votre râpe qui doit être intermédiaire.

«Nous irons vendredi, après midi, à cette exposition du Palais de l'Industrie, qui va fermer bientôt, je crois. Cela vaut-il la peine? Adieu, monsieur mon ami.»

Tout courait, tout se précipitait. Pourquoi les choses elles-mêmes se mêlent-elles d'être si pressées?

C'étaient les mots surtout qui nous emportaient; ces mots que je ne maudirai jamais assez! Chacune de mes paroles était, pour la pauvre enfant, comme une petite flèche qui s'élançait de mes lèvres ou de mes doigts.

Assurément, j'avais voulu agir sur ce cerveau de jeune fille, mais l'ayant touché, dans une mesure déterminée, j'étais effrayé de voir la puissance soudaine de tout le restant de mes petites forces. Elle y gonflait le sens de chaque expression et s'émouvait pour le seul fait que venaient de moi des choses qui eussent laissé tout le monde indifférent.

Mais, quoi que je fisse pour enrayer désormais notre marche dangereuse, nous étions déjà loin; et la sorte de terreur que j'éprouvais était assez semblable au vertige qui vous fait vous précipiter...

«Bonjour!... monsieur mon ami, c'est moi, ne vous dérangez pas! Est-ce que vous allez trouver que je vous taquine insupportablement si je vous dis que j'ai écrit, le soir de notre rencontre au Palais de l'Industrie, un petit feuillet que vous n'aurez pas... parce que, l'ayant porté sur moi plusieurs jours, il est dans un état! Vous ne le regretterez pas: il était assez maussade, oui, maussade, je ne sais trop pourquoi, et malgré que je vous aie su un gré immense d'être venu à cette exposition. Mais tenez, voyez tout de suite comme le monde est mal fait, et comme nous sommes malheureuses. Je dois aller à tel endroit, il n'y a pas de mal à ce que j'aie du plaisir à vous y voir. Je vous dis: je vais à tel endroit; il n'y a rien non plus d'extraordinaire que vous y veniez. Eh bien! je suis au désespoir parce que cette petite entente prend en français le nom de «rendez-vous», ce qui est affreux, n'est-ce pas, monsieur mon ami? Cependant, si, dans le salon, je vous fais signe de venir causer avec moi, dans un petit coin, cela ne prend pas ce nom effrayant. Ah! j'ai été bien ennuyée. J'aurais mieux fait, dites! de ne pas vous prévenir. Mais, je ne croyais pas que vous viendriez, ni même que vous feriez attention seulement... On hasarde ainsi l'expression timide de petits ou grands désirs, sans compter absolument qu'ils se puissent réaliser. Et je vous assure qu'on est tout surpris quand ils se réalisent, et qu'on sent que l'on n'y était pas du tout préparé.

«Aussi, vous avez dû me trouver bien étrange, cette après-midi? Ah! pourrai-je jamais être devant le monde, le moi-même que vous formez par la douce culture de vos paroles? Nous apparaîtrons-nous jamais l'un et l'autre ce que nous sommes dans ces feuillets échangés? J'ai peur, j'ai peur. Dites-moi, mon ami, pourquoi j'ai peur. Echangeons des feuillets le plus possible! c'est le meilleur, n'est-ce pas?

Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman

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