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IV

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C'était donc pour l'automne qui devait suivre ma dixième année accomplie, que mon entrée au couvent, de toute éternité, était décidée. Cette date, d'ailleurs, paraissait être déterminée moins par l'opportunité de commencer des études sérieuses, que par la nécessité de préparer la première communion, ce qui n'aurait su se faire en de bonnes conditions dans une petite ville,—du moins, ainsi pensaient nos familles,—à cause des promiscuités qu'exigent les leçons du catéchisme, et à cause même de la vie de famille, toujours et malgré tout profane, si on la compare à celle des maisons d'éducation religieuse.

Notre situation de fortune était bien modeste. J'ai su plus tard que la dot de maman, qui était de cinquante mille francs, seule, demeurait intacte. Le revenu de ce minuscule capital, joint au prix de la location de notre maison aux Vaufrenard, constituait tout l'avoir de notre budget. Les grands-parents possédaient leur maison et trois petites fermes rapportant plus de tracas que d'argent. Eh bien! l'état d'esprit était tel, chez nous, que l'on se fût condamné au pain sec plutôt que de ne pas confier les enfants aux institutions les plus en renom dans la contrée. Là-dessus, papa était pleinement d'accord avec ses beaux-parents: il était logé comme un étudiant, à Tours, et il essayait, à quarante-huit ans, de s'improviser une clientèle d'avocat, afin que son fils fût élevé au collège des Jésuites et sa fille au couvent du Sacré-Cœur, de tous les pensionnats, les plus chers. Quant à cela, sous aucun prétexte on n'eût transigé. Le point d'honneur le plus ferme, chez nous, et le plus héroïquement soutenu, était d'avoir des enfants "bien élevés."

Je ne sais si personne pourrait, aujourd'hui, se figurer l'importance que notre monde, de sens moral assez fin, accordait à ces questions d'éducation. Parce que les parents d'Henriette Patissier,—gens, d'ailleurs, assez riches,—l'avaient confiée, à Tours, à un couvent de religieuses picpuciennes, des propos aigres-doux avaient été échangés entre la maman Patissier et ma grand'mère, et j'entends encore cette excellente Mme Patissier:

—Nous n'avons pas un nom, madame Coëffeteau, à faire figurer, dans les palmarès, à côté des "de ceci" et des "de cela!" comme il en foisonne au Sacré-Cœur...

—Il ne s'agit pas de cela,—disait Mme Coëffeteau,—mais nos enfants sont dignes, autant que ceux des familles titrées, de recevoir la meilleure éducation!

Parmi la plupart de nos connaissances, on ne concevait pas le parti adopté par les Patissier; on les piquait en leur disant:

—Est-ce que la fille de Coquemar, l'huissier, ne se trouve pas dans la même classe que Mlle Henriette?...

Nous autres, ne tarissions pas en descriptions du couvent renommé où j'allais recevoir la meilleure éducation. On m'y avait menée dès la fin du mois d'août, pour me présenter à la Supérieure. J'en étais restée tout étourdie. Ce couvent était situé à Marmoutier, au bord de la Loire, à environ deux kilomètres de Tours. On y pénétrait par une véritable cour de château princier, puis par une sorte de poterne dans un noir monument gothique; on gravissait un étroit escalier de pierre, dans une vieille tour, et une porte s'ouvrait tout à coup sur un salon immense, au parquet poli comme un miroir, ayant pour tous meubles des chaises de paille, et ouvrant par trois grandes baies sur des jardins coupés de charmilles qui fuyaient à perte de vue.

Maman, qui était simple, en fut intimidée. Elle n'avait point été élevée au Sacré-Cœur, parce que ce n'était pas la mode, encore, dans sa jeunesse. Elle dit à sa mère qui nous accompagnait:

—C'est trop beau.

Mais grand'mère, elle, était flattée, et se redressait, là dedans, de toute sa taille.

On nous fit attendre assez longtemps; maman bâilla. Sa mère lui dit:

—Ma fille!...

J'avais bien envie d'aller jusqu'aux fenêtres, regarder au dehors, mais une si vaste étendue de parquet ciré me faisait peur; en outre, je sentais que m'écarter de mes parents, eût été, ici, d'une liberté inconvenante. Je contemplais deux grands cadres dorés dont on m'avait dit, dès en entrant: "Voilà les tableaux d'honneur!" et deux autres dont l'un contenait un portrait de Pie IX, et l'autre une image coloriée du Sacré-Cœur de Jésus; et je me demandais: "Par où la Supérieure va-t-elle arriver?" car il y avait beaucoup de portes. Une d'elles fut ouverte tout à coup, sans qu'on eût entendu aucun bruit; c'était la plus éloignée de nous, et nous vîmes une religieuse, qui, de si loin, paraissait toute rabougrie, venir à nous. Ma réflexion de gamine fut: "Elle va s'étaler sur ce parquet!" Mais ce fut ma dernière idée de ce genre, car, pendant le temps que la Supérieure mit pour franchir la distance de la porte jusqu'à nous, quelque chose de tout à fait nouveau me pénétrait.

Je ne sais pas pourquoi ni comment. Cela tombait-il des murs de la large pièce quasi nue, cela émanait-il de cette petite femme dont le visage, complètement encadré d'une cornette tuyautée, semblait d'une autre planète par son étrangeté, sa dignité, son air d'idole? Elle avançait à pas menus, les deux mains croisées et cachées sous les manches très amples, et elle nous regardait, en marchant. Je me souviens que lorsqu'elle fut au milieu de la pièce, je vis, en même temps qu'elle, le grand crucifix qui occupait tout le trumeau, sur la cheminée, en guise de glace. Et j'eus encore une espèce de frisson comme le jour où j'avais entendu pour la première fois M. Vaufrenard chanter, au bout du Clos, à la tombée du soir. Ce n'était pas la même émotion, mais c'étaient aussi des choses nouvelles qui m'imprégnaient. Trois ou quatre fois dans ma vie, j'ai senti cela: je me suis trouvée pareille à une éponge qui s'apercevrait que l'eau l'envahit.

Cette chose nouvelle ne me faisait pas peur, ne m'était pas antipathique. Au contraire. Je vais faire une comparaison qui paraîtra bizarre: quand j'étais enfant, j'avais la manie de collectionner des cahiers de papier blanc, bien réglé, et que je jugeais que c'était un massacre de maculer avec des gribouillages. Eh bien, comprenne qui pourra!... ce visage régulier dans la cornette, cette pièce nue, ce parquet reluisant, cette effigie divine, me donnaient l'impression de quelque chose de parfaitement pur et d'impeccablement réglé. Quand on me demanda, après, comment j'avais trouvé Mme de Contebault, la Supérieure, je déclarai, ce qui était la vérité pour moi, qu'elle m'avait fait l'effet de belles piles de cahiers de papier blanc; à quoi il me fut répondu:

—Tu n'es qu'une petite imbécile!

Quant à ce que Mme de Contebault, la Supérieure, dit à grand'mère et à maman, j'étais trop émue pour en avoir gardé le moindre souvenir. Je sais seulement qu'elle me parut extrêmement distinguée, et m'en imposa par cela même beaucoup plus qu'elle n'eût pu faire par des paroles.

J'ai cru remarquer, longtemps après l'époque dont je parle, qu'il y a des tempéraments qui sont subjugués, à première vue, par le spectacle de l'ordre établi; et le curieux est que ce ne sont pas toujours les tempéraments les plus soumis. Je pourrais bien être de ceux-ci. L'image du couvent de Marmoutier et de Mme de Contebault me demeura, pendant le reste de ces vacances, comme la vision d'un monde infiniment supérieur à celui que je connaissais. Tout, à Chinon, me sembla devenu mesquin et misérable, même le Clos, qui n'était pas la dixième partie des jardins de Marmoutier, même la musique chez les Vaufrenard, car Mme de Contebault nous avait fait visiter la chapelle du couvent, où un orgue jouait un air admirable qui semblait tenir anéanties, immobiles comme un troupeau qui dort, une vingtaine de religieuses prosternées. Je m'enorgueillissais déjà de faire partie de cette maison.

Et voilà-t-il pas que je me trouvais prise, presque aussitôt après avoir repassé la porte de Marmoutier, d'un scrupule assez singulier pour mon âge: j'étais assise, dans le fiacre qui nous avait menées là-bas, sur le strapontin, vis-à-vis de maman et de grand'mère, et je faisais une figure si chagrine que l'on me dit: "Voyons! voyons! Madeleine, il ne faut pas te désespérer, tu ne seras pas malheureuse, ces dames ont l'air d'excellentes personnes!..." Je me contraignis quelques instants sans répondre parce que j'avais envie de pleurer, sans savoir précisément pourquoi. Le soir, je tombais dans les bras de maman en lui demandant pardon de m'être, jusqu'à présent, "aussi mal conduite!" Maman n'en revenait pas; elle éclata de rire. Mais, moi, j'étais très sérieuse: mon malaise, à la sortie de Marmoutier, et qui durait encore, l'idée m'était venue tout à coup de l'attribuer à ceci, que ma conduite jusqu'à cette heure et depuis ma première enfance, avait été tout bonnement indigne!

C'était ce Salon nu, au parquet si luisant, cette religieuse aux traits corrects et nobles, c'étaient ces longs corridors, ces jardins déserts, la blancheur et la rectitude de tout cela, qui, par contraste, me faisait paraître médiocre et tortueux tout ce qui n'était pas semblable à cela.

Et je disais à maman, presque en pleurant de honte pour "ma vie passée:"

—Mais maman, songe donc que c'est moi, avec Paul, qui ai fait les rats dans le grenier, il y a trois semaines, souviens-toi... Le pauvre grand-père qui s'est levé!... les pièges qu'il a tendus!... et il était si ennuyé de n'avoir seulement pas pris une souris!... Nous lancions des noix et des haricots secs, à la volée... ça court, ça trotte: pototo! patata!...

Maman riait de tout son cœur:

—Comment! c'était toi? c'était vous, petits gredins?...

J'étais bien sûre de n'être pas grondée par maman; elle ne pouvait pas: elle était trop bonne... et je lui faisais une espèce de confession générale, qui me soulageait. J'avais un besoin à présent, de me conformer à l'esprit d'idéal nouveau qui m'était apparu, même à n'avoir vu les choses que par le dehors, au Couvent du Sacré-Cœur.

Quand j'y fus entrée définitivement, je fus plus sérieusement conquise.

La jeune fille bien élevée

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