Читать книгу Les Joujoux parlants - Camille Lemonnier - Страница 6
ОглавлениеLA CONVERSION DE POLICHINELLE.
Le Polichinelle était vieux. Il s’ennuyait à mourir dans le coin de la cheminée. Il aurait voulu être loin, bien loin.
«Là-bas, dans la maison où j’ai passé le meilleur de ma vie, pensait-il, nous étions nombreux: on riait; je faisais des folies. Je n’étais pas éreinté, alors, comme je le suis à présent; ma bosse de satin rouge et bleu tournait la tête aux poupées les plus difficiles; j’avais de belles joues rosées, et j’étincelais sous mes dentelles et mon paillon. Ce temps est bien loin; ma bosse est à moitié vide de son, et depuis que ce maudit petit garnement m’a laissé tomber en jouant, je n’ai plus qu’un morceau de ce nez dont j’étais si fier. Qui aurait pu prévoir une fin si misérable!»
Ainsi se lamentait ce vieux Polichinelle, et tout en se lamentant, il regardait courir à travers la fenêtre qu’il avait devant lui les grands nuages gris au fond du ciel.
On était en décembre. Un jour sombre descendait des rideaux, noyait la chambre dans un crépuscule perpétuel, et cette obscurité augmentait encore quand la pluie se mettait à tomber. Par moments, des trombes passaient dans l’air avec un bruit terrifiant, et les fenêtres étaient secouées de grands coups brusques, pendant que les cheminées ronflaient, que les girouettes grinçaient et qu’une averse de tuiles et d’ardoises s’aplatissait sur le pavé.
Puis un matin la neige tomba, et les bruits de la rue s’étouffèrent dans une sorte de ronflement sourd, qui semblait venir de très loin.
Le Polichinelle fut d’abord agacé de n’entendre plus distinctement le bruit des voitures auquel il était habitué ; mais une douceur d’assoupissement succéda à sa mauvaise humeur, et il finit par aimer ce demi-silence de la neige, au point qu’il eût fait neiger toujours s’il en eût été le maître.
Il regardait s’écrouler dans le jour blafard du dehors les flocons tantôt émiettés en poussière de givre, tantôt arrondis comme les balles élastiques qu’il avait connues chez les marchands, et, si loin qu’il pouvait les suivre des yeux, il les regardait monter, descendre, se pourchasser, bondir, se fondre dans les espaces de l’air.
«Que ne puis-je m’envoler sur un de ces flocons, pensait-il, et, ballotté entre ciel et terre, m’enivrer du spectacle du monde!»
Il se souvenait alors des récits qu’il avait entendu faire sur ce monde étrange.
Il se souvenait aussi d’avoir vu de singulières choses à travers la glace du magasin qu’il avait longtemps habité, et ces souvenirs, se réunissant en ce moment au fond de son esprit, lui donnaient le désir de s’échapper de cette chambre où le caprice d’un enfant le retenait prisonnier. Vieux comme il l’était, ne lui serait-il pas donné de contempler de près l’univers avant de mourir? Bref, il cherchait un moyen de s’évader.
Comme il en était là de ses réflexions, une bouffée de vent entra par l’entre-bâillement de la porte, et roula jusqu’ à lui un gros ballon rouge en baudruche.
La corde du ballon traînait; elle s’accrocha à la veste de Polichinelle, et tout à coup le ballon s’arrêta, se posa près de l’endroit où il était. Un petit battement de cœur fit sauter la bosse de Polichinelle sur sa poitrine.
«Ce serait là mon affaire, se dit-il, si la fenêtre se décidait à s’ouvrir.»
Le Dieu des jouets l’entendit à coup sûr, car la fenêtre s’ouvrit, Polichinelle se sentit enlevé bien haut dans l’air, à la suite du ballon, et tous deux montaient avec la rapidité du vent.
Ils avaient dépassé le toit des maisons les plus élevées: les tours des monuments semblaient petites à Polichinelle, et le ciel était de plus en plus noir autour d’eux.
Jamais Polichinelle n’aurait pensé qu’on pût se mouvoir aussi vite. Ils traversaient des cercles d’air gris où traînaient des brouillards humides, et des nuées de flocons les escortaient comme un escadron de cavaliers à la portière d’un carrosse de roi.
Quelquefois ils se rapprochaient brusquement des maisons ou planaient immobiles, mais presque aussitôt une bourrasque les rechassait au plus haut de l’espace, et ils se mettaient à tourbillonner à travers des secousses de roulis.
Petit à petit la rougeur du ballon s’assombrit, le soir tomba, et Polichinelle vit s’élargir autour d’eux la mer de ténèbres.
POLICHINELLE SE SENTIT ENLEVER BIEN HAUT DANS L’AIR. (Page 16.)
Les polichinelles, comme les hommes, ne sont jamais tout à fait contents. Celui-ci avait éprouvé d’abord un vif plaisir à se balancer en plein ciel; mais la promenade commençait à lui sembler longue, et il poussait un soupir en pensant à sa joie s’il lui était donné de se retrouver tout à coup dans l’angle de la cheminée qu’il venait de quitter.
En ce moment un coup de vent lui mit la tête en bas, et il vit alors une chose plus merveilleuse encore que le ciel qu’il avait eu tout le temps de contempler: il vit la terre.
Une houle de feu remplaçait maintenant la houle de l’ombre.
Le Polichinelle avait bien vu s’allumer le gaz des rues, au temps où il était chez le marchand, et cette illumination lui avait paru fort belle, mais jamais il n’aurait imaginé une féerie pareille à celle qu’il voyait se déployer devant lui.
«Comme on a tort de s’acoquiner dans sa coquille! Comme on a tort de ne pas voyager!»
Et il se disait que bien probablement, si le ballon n’était pas venu se poser près de lui, il serait mort sans avoir pu contempler ce merveilleux spectacle.
Après tout, la fin de sa vie s’éclairait d’une expérience que ne connaîtraient jamais les polichinelles ses confrères, et il était pris de mélancolie en pensant qu’il ne lui avait pas été donné de voir ces choses extraordinaires à l’époque où il exerçait ses prestiges sur les poupées de la vitrine. Dieu! quel aigle il eût fait avec le récit de ses voyages en plein firmament!
Il ne manquait plus à sa joie que d’être tout à coup ramené, même à l’état de polichinelle, sur cette terre qui lui semblait si merveilleuse, vue à travers son diadème d’éclairage.
Le vent sembla comprendre son désir: une bouffée souffla avec fureur sur le ballon. Ce fut une descente vertigineuse, le ballon et lui furent jetés sur l’arête d’un pignon avec une telle violence que la baudruche en reçut une avarie.
Le ballon se mit à ramper alors le long des gouttières, à travers la cohue des toits. Un emmêlement de tuyaux de cheminée rendait le voyage rude et difficile: quelquefois le billon était accroché, et il ne fallait rien moins qu’un bon coup de vent pour le renflouer.
Mais Polichinelle, tout en attrapant des bosses supplémentaires, ne perdait pas ses moments. A ras des toits, des lucarnes ouvraient leurs gros yeux ronds, semblables à des yeux de poisson. Presque toutes étaient éclairées, et en se penchant un peu, on aurait pu apercevoir ce qui se passait derrière.
Polichinelle était indiscret, et il ne se fût pas fait scrupule de satisfaire sa curiosité si une girouette, vexée de voir le ballon fondre sur elle sans crier gare, au risque de l’empêcher de marquer le cours du vent, n’avait jugé à propos de jouer un mauvais tour à cette machine impertinente. C’était une silhouette de coq, le bec en avant, et la queue déployée. D’un coup sec, elle fit une large entaille dans la baudruche. C’en était fait du ballon; il creva.
Sous la girouette s’ouvrait justement le trou d’une cheminée.
Ce fut un moment terrible pour Polichinelle; il descendit, battant le vide, et, qui pis est, les murs, de gestes désordonnés. Une nuit épaisse remplissait l’intérieur du conduit.
Il descendit tant qu’il y eut à descendre, c’est-à-dire l’espace de cinq à six étages, et tout à coup il se trouva la tête en bas, moulu, brisé, ayant perdu une bosse, sur un lit de cendre qui lui parut la meilleure des couches après une si effroyable aventure.
Autour de lui l’obscurité avait pris une pâleur tendre, et il découvrit qu’il était dans une pauvre chambre tristement éclairée par une veilleuse.
Un petit lit était posé dans le fond; un lit plus grand était tout à côté ; une femme y dormait, la main allongée vers l’oreiller de l’enfant.
Une clarté se répandit par la chambre et noya dans une douceur le vacillement de la veilleuse près de mourir. C’était le jour qui montait.
Polichinelle avait fait du bruit en tombant.
La voix de l’enfant s’écria:
«Mère, vois donc! le bonhomme Noël m’a apporté un polichinelle!»
Ah! fit la mère en pleurant, il y a donc un bon Dieu pour les pauvres gens!
Et ils regardaient étonnés, ravis, le vieux polichinelle éclopé qui leur tombait du ciel.
«J’en ai assez des voyages, je prends ma retraite, se dit Polichinelle. J’adopte ce petit-là et je le servirai fidèlement.
«Aussi bien je ne suis plus qu’un demi-polichinelle puisque je n’ai plus qu’une bosse. Le diable en vieillissant se fait ermite.»