Читать книгу Le roman d'une femme laide - Camille Marcel Henry - Страница 3

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Table des matières

Elle était laide.

Hélas, oui! elle avait ce malheur, qui prive le plus souvent la femme qui en est affligée d’entendre résonner à ses oreilles et à son cœur l’incomparable mélodie de l’amour.

Elle était laide et elle avait un nom de famille vulgaire, un nom de baptême que vous ne trouverez pas beau: elle s’appelait Mattea!

Elle avait perdu sa mère tout enfant, et son père l’avait mise en pension, non pas dans un de ces couvents où s’élèvent les rejetons de l’aristocratie et de la finance, mais dans une retraite obscure où grandissaient pêle-mêle, au fond d’une petite ville de province, et la fille du notaire, du petit employé, et celle du boutiquier ou du domestique mis à la retraite.

Mattea apprit-là à tricoter, à compter, à lire et à écrire passablement le français et l’italien: si elle avait dans ces deux langues un bon accent, une prononciation satisfaisante, ce n’était certes pas la faute de ses professeurs, car les bonnes religieuses zézayaient à l’envi le français et grasseyaient la dolce favella.

Un joli accent, une voix agréable, voilà tout ce que dame nature avait octroyé à Mattea. Du reste, à seize ans elle avait une peau noire et tannée comme un cuir, de grands yeux ronds à fleur de tête, qui disaient qu’elle était bonne, bien bonne môme, mais voilà tout; des mains que les engelures avaient déformées, un pied qu’une chaussure grossière ne pouvait rendre plus large et plus plat qu’il ne l’était; une taille épaisse, des cheveux châtains, courts, rebelles, qui ne voulaient ni se détendre ni se boucler régulièrement et s’ébouriffaient au-dessus de son front bas, marqué d’une cicatrice.

Le père de Mattea venait la voir chaque mois, car il ne demeurait pas dans la ville où était situé le couvent; il arrivait par la diligence du matin et repartait par celle du soir. Dans cet intervalle de quatre heures il dînait d’abord, puis il allait voir sa fille, et obtenait la permission de la promener sous les allées qui entourent la petite ville de ***.Après les avoir parcourues quatre ou cinq fois en tous sens, le brave homme s’asseyait sur un banc de pierre, faisait asseoir Mattea auprès de lui, appuyait ses deux mains sur la pomme d’ivoire de sa grosse canne, son menton sur ses deux mains, et dans cette position, sans même regarder sa fille en face, il lui adressait quelques questions banales sur ses études. Lorsqu’il s’était assuré qu’il n’y avait aucune confusion dans l’esprit de Mattea, que 3 fois 6 et 6 fois 3 amenaient chez elle exactement le même résultat, et qu’elle savait positivement que c’était Esaü et non Jacob qui avait cédé son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, le brave homme clignait les paupières, d’abord par un mouvement de satisfaction et ensuite entraîné par une invincible habitude de sieste après dîner. Malgré l’incommodité de la posture, le petit somme durait environ quarante minutes, après lesquelles notre rentier se réveillait pour regarder sa montre en toute hâte; il y avait encore une heure avant le départ du vélocifère, mais ce n’était pas trop, au dire du père de Mattea, pour ramener sa fille au couvent, boire au café la demi-tasse et se trouver quelques minutes à l’avance au bureau de la voiture.

Le jour de la visite paternelle était fixé et connu à l’avance. Le matin on pommadait l’ingrate chevelure de la jeune fille, on la fixait avec un ruban autour de son front; on repassait la robe, cirait les souliers, mettait des gants de coton fraîchement lavés, et ainsi attifée Mattea paraissait devant son père, qui, n’y regardant pas de très-près, ne la trouvait pas plus mal qu’une autre. Il aurait fallu l’œil inquiet et connaisseur d’une mère pour constater les progrès effrayants d’une laideur qui menaçait de croître encore avec les années.

Aussi le bonhomme ne fut-il nullement étonné lorsqu’un jour, s’étant présenté comme d’habitude au parloir pour demander sa fille, il vit venir à la place de Mattea la mère supérieure, qui lui dit d’un ton mielleux qu’elle avait une proposition excellente à lui faire au sujet de leur chère enfant.

Il s’agissait de la marier au frère d’une vieille dévote qui fréquentait assidûment la chapelle du couvent.

Le monsieur avait trente-six ans, 300,000 francs en belles et bonnes terres; il était fils d’un avocat honorable mort depuis peu d’années; enfin, et surtout, au dire de la mère supérieure, c’était un très-digne homme, qui ne pouvait manquer de rendre sa femme parfaitement heureuse.

Le père de Mattea, auquel dix ans de veuvage avaient fait contracter des habitudes de régularité et de tranquillité égoïste, n’était nullement désireux de retirer sa fille chez lui; il n’y avait même jamais songé, et comptait la laisser dans son couvent jusqu’à ce qu’il se présentât pour elle un parti sortable. Il fut donc fort aise de se voir délivré tout d’un coup de tout souci à cet égard, et répondit que pourvu que sa fille fût satisfaite, il était prêt à donner son consentement et à compter à Mattea les 200,000 francs qui lui revenaient de la fortune de sa mère: 200,000 francs qui, bien placés et considérablement augmentés par l’accumulation des intérêts, constituaient environ 15,000 francs de rente.

La nonne à cette énumération sourit d’un air béat, se disant: Je ne me suis pas trompée.

Mattea fut appelée. La mère supérieure, dans un petit discours fort bien arrangé, et où les mots de volonté du Seigneur, de soumission aux décisions paternelles jouaient un rôle important, annonça à la jeune fille ce qu’on avait décidé pour son bonheur à venir.

Il n’en fallait pas autant pour obtenir le consentement de la pauvre fille: il ne lui vint pas dans l’idée que la première, la seule personne vraiment intéressée dans celle grande affaire de mariage, c’était elle; qu’elle avait donc le droit de réfléchir d’abord et de discuter ensuite son consentement; elle le donna passivement, comprenant à peine ce qu’elle faisait.

Durant les quinze jours qui s’écoulèrent entre cette communication et la présentation mutuelle (les choses s’étaient passées au rebours de ce qui se fait généralement), Mattea ne se demanda pas une seule fois comment pouvait être son fiancé. La mère supérieure lui avait défendu de parler pendant quelques jours encore de son mariage à ses compagnes; elle se tut donc même avec sa meilleure amie.

On lui fit faire la connaissance de sa future belle-sœur, cette personne si charitable, si distinguée, disait la mère supérieure, à laquelle Mattea devrait le bonheur de sa vie. La jeune fille se laissa embrasser, écouta les compliments de la bonne dame, mais ne sut trouver un seul mot de remerciement à lui adresser. Quelle reconnaissance pouvait éprouver la pauvre fille, qui n’avait pas la moindre idée de ce grand bonheur qu’on lui avait préparé. Mais comment la vieille dévote avait-elle pensé à Mattea, qu’elle. ne connaissait pas?

Un jour, dans un moment de tendre expansion, le frère avait raconté à la sœur ses plus profonds chagrins. Des désastres dans la culture, la maladie des grains, etc., etc., avaient singulièrement diminué son revenu. Pour rétablir l’ordre dans l’héritage paternel, il fallait en sacrifier un tiers ou faire un emprunt considérable.

«Que ne vous mariez-vous, mon frère?» avait répondu l’ingénieuse dévote.

«— Y pensez-vous, ma sœur? moi, prendre l’embarras d’une femme et d’un ménage; d’ailleurs, qui voudra de moi? Je ne me fais pas d’illusions, je ne suis plus jeune, je n’ai jamais été beau, j’ai beaucoup vécu à la campagne, avec mes fermiers, et vous comprenez.....

«— Parfaitement, mon frère; mais on peut trouver quelque petite fille bien simple, élevée loin du monde.

«— Riche?

«— Cela va sans dire... fort heureuse de changer le nom de demoiselle pour celui de dame: au couvent de***, par exemple, dont je connais la supérieure, il pourrait y avoir votre affaire; j’y penserai, je verrai cela.

«— Mais 150,000 francs de dot au moins, ma sœur!

«— Au moins, comme vous dites.

«— Et pas trop jolie.....

«— Soyez tranquille, mon frère, je reconnais comme vous le néant des avantages extérieurs: ils ne servent le plus souvent, hélas! qu’à mettre notre salut en danger. » Et en parlant ainsi la vieille dévote baissait les yeux d’un air de componction qui semblait renfermer la moins modeste des illusions, car assurément la beauté de la bonne dame n’avait jamais pu mettre un instant sa vertu en péril: elle était bossue de naissance et portait sur un œil une grande tache rougeâtre qui s’étendait jusque sur son nez crochu.

A la suite de celte conversation et d’une autre entre la vieille dame et la supérieure du couvent, Mattea avait été désignée au frère de la dévote à travers les grilles de la petite chapelle des étrangers.

«Elle est bien laide, avait-il dit: c’est ce qu’il me faut; elle n’aura aucune prétention et s’accommodera à vivre bourgeoisement et simplement avec moi.»

La première entrevue eut lieu au parloir. Mattea, qui jusque-là n’avait jamais été timide, se sentit fort embarrassée; elle rougit, baissa les yeux, ne sut dire quatre mots de suite; et lorsqu’elle rentra parmi ses compagnes, qu’elle allait quitter, elle ne put rien confier à sa meilleure amie, qui l’interrogeait sur le physique de son futur époux, sinon qu’il avait des bottes vernies et un gilet de piqué qui s’avançait beaucoup.

«Il a donc du ventre?» observa l’amie.

«— Je crois que oui, répondit Mattea; après cela, tous les hommes de trente-six ans en ont peut-être, j’en ai toujours connu à mon père.»

En revanche, Mattea avait à faire voir à ses compagnes une montre d’émail vert avec des guillochis en or.

L’amie intime, qui était aussi une jeune fille de seize à dix-sept ans, mais fort jolie et à la mine éveillée, fut éblouie et poussa un cri d’admiration; le lendemain elle dit à Mattea avoir rèvé toute la nuit or et émail et l’avoir vue dans un nuage, habillée de brocard et couronnée de pierreries comme une madone. Mattea sourit du rêve de son amie. Elle..., elle n’avait rien rêvé du tout.

Trois jours après il fallut dire adieu à ses compagnes et à ses religieuses: le cœur de Mattea se serra, elle fondit en larmes; elle éprouva un grand chagrin, et fut sur le point de demander à son père qu’il la laissât au couvent à tout jamais; mais la présence de sa future belle-sœur, qui ne la quittait plus, la retint; et puis la mère supérieure ne lui avait-elle pas dit que son mariage était la volonté du Seigneur, le désir de son père? Elle se résigna.

Mattea fut mariée dix jours après sa sortie du couvent, et partit avec son mari pour le lac Majeur.

Pendant ces dix jours, et suivant l’usage du pays, chaque parent des deux familles avait apporté ou envoyé à la fiancée son cadeau. C’étaient des bijoux du goût le plus douteux, des robes de soie aux couleurs voyantes, de faux cachemires, de fausses dentelles, etc., etc. La pauvre fille était confuse, éblouie de ces richesses; elle pensa que son fiancé était pour le moins millionnaire, et, comme son amie du couvent, elle rêva, peut-être durant quelques nuits, de brocard et de pierreries. Les jours suivants Mattea ayant mieux observé son fiancé, s’aperçut qu’il ne portait pas tous les jours des bottes vernies, que ses gilets n’étaient pas toujours d’une fraîcheur irréprochable et qu’il n’avait guère l’air plus jeune que son père à elle, qui avait quinze ans de plus que son futur époux!...

La petite ville où se trouvait le couvent dans lequel Mattea avait été élevée, comme celle qu’habitait son père, était située dans une plaine régulière et monotone. La nouvelle mariée fut donc tout émerveillée des beaux paysages qui s’offraient à sa vue. Les montagnes, le lac, les îles lui parurent un assemblage digne du Paradis terrestre; mais chaque fois qu’elle se disposait à exprimer son enthousiasme, son mari lui coupait la parole par une exclamation sur la poussière qui l’aveuglait, la chaleur qui l’étouffait, la monotonie du lac, l’humidité du soir; et Mattea, n’osant plus parler, refoulait son admiration au fond de son cœur.

Au bout de huit jours le mari proposa à Mattea de retourner dans la petite ville qu’ils venaient de quitter. Les époux devaient habiter huit mois la campagne et quatre mois la ville; mais leur habitation n’était prête ni d’un côté ni de l’autre. Mattea aurait bien désiré de rester quelques jours encore aux bords du lac; mais, habituée à l’obéissance passive du couvent, plus sévère encore que la discipline militaire, en ce qu’elle agit même sur l’esprit et la pensée, elle ne se permit pas une observation, et, chassant son désir, suivit son mari chez sa sœur.

Là, sous prétexte de lui faire perdre ses habitudes de pensionnaire, de lui apprendre à s’habiller d’une manière digne de sa nouvelle position, la vieille dame fagota ridiculement Mattea, et réussit à la présenter aux parents et aux amis des deux familles sous l’aspect le moins favorable.

Heureusement que la modestie naturelle de la jeune femme la préserva dans la suite du plus grand écueil où puisse tomber une femme laide, c’est-à-dire d’une élégance fausse ou exagérée. Rendue à elle, à son chez-soi, libre de se vêtir à sa guise, Mattea ne tarda pas à rejeter les colifichets de mauvais goût dont on l’avait entourée, et ne porta plus que des objets de la plus grande simplicité.

«C’est bien! c’est bien! dit le mari, tout joyeux de la voir ainsi; avec celle mise, ma femme pourra aller surveiller les faucheurs et les batteurs de blé, et ne craindra pas d’accrocher sa robe aux buissons ou de la laisser traîner dans la poussière: c’est bien là la femme qu’il me faut.»

Mattea, d’une forte constitution, prit goût aux plaisirs, aux travaux même de la campagne; elle passait une partie de ses journées en plein air: qu’aurait-elle fait, du reste, toute seule à la maison, ou vis-à-vis de son mari? Certes il était mieux de ne pas trop le regarder et de courir aux champs.

Elle folâtrait dans le foin, causait avec ses ouvriers, s’informait de leurs enfants, allait les voir ou les envoyait chercher, et se faisait ainsi chérir dans le village et aux environs. Après les foins vinrent les grains, les vendanges et les fruits pour l’hiver; puis il fallut rentrer à la ville. Mattea le fit avec regret.

«Bien! bien! se dit encore le mari en se frottant les mains d’aise. Elle n’aime pas la ville, tant mieux! Quand la location de l’appartement sera à terme, nous la supprimerons; cela fera une économie de 1,200 francs. C’est vraiment un trésor que ma petite femme: un autre la trouverait laide, moi je la trouve bien; aussi doit-elle être heureuse, car je lui laisse faire toutes ses volontés.»

Dans le courant de l’hiver Mattea accoucha d’une fille: le mari attendait un garçon, il fut un peu contrarié ; la jeune femme, au contraire, fut ravie: elle avait témoigné tout l’été une grande prédilection aux petites filles des paysannes; elle les habillait, les déshabillait, les parait, et ne les rendait qu’à regret à leurs mères.

Matlea n’avait pas eu d’enfance, jamais elle n’avait connu les joies que donne la maternité factice des jeux de la poupée, et à dix-sept ans les désirs non satisfaits de la petite fille venaient encore se mêler chez elle à ceux d’un âge plus avancé.

A dater du jour où Mattea fut mère, cette étincelle que chaque femme, belle ou laide, riche ou pauvre, spirituelle ou non, apporte en naissant et conserve au fond de son cœur jusqu’au jour où un amour quelconque vienne l’en faire sortir avec plus ou moins de force, cette étincelle jaillit du cœur de la jeune mère, et enflamma tous ses autres sentiments; Mattea oublia le passé, cessa de songer à l’avenir, et concentra ses affections, ses goûts, ses espoirs et ses désirs sur une petite tête chérie.

Elle avait peu à oublier, me direz-vous.

Oui; mais ce peu, elle l’oublia: son mari lui devint complètement indifférent. C’était du reste ce qui pouvait arriver de mieux à ce mari grossier, égoïste et exigeant au possible, qui déjà depuis longtemps avait quitté le ton mielleux, les manières doucereuses qu’il avait empruntées pour ses fiançailles et les premiers jours de son mariage.

«Ma femme est si bonne, s’était-il dit aussitôt qu’il avait connu Mattea, que ce n’est pas la peine que je me gêne pour elle.» Et un jour il avait repris ses anciennes habitudes, c’est-à-dire qu’il était redevenu malpropre, débraillé dans sa mise, crotté jusqu’aux genoux, qu’il passait par l’étable pour arriver au salon, et que dans cette belle tenue il se roulait sur les meubles.

Aussi Mattea, dont la toilette était fort simple, mais irréprochablement digne et propre, éprouvait-elle à son aspect une involontaire sensation de dégoût.

Mais lorsqu’elle retourna à la campagne avec son poupon de trois mois, elle ne s’inquiéta plus du tout de la mise et du maintien de son époux: il allait, venait, s’asseyait où il voulait, se tenait comme bon lui plaisait; Mattea, son enfant sur ses genoux ou attaché à son sein, regardait avec ardeur ses beaux petits yeux bleus, baisait ses doigts mignons, et passait les mains dans les boucles naissantes de ses cheveux blonds et soyeux.

Par un caprice du sort la petite Marie était belle comme un ange, belle comme le divin enfant de Celle dont Mattea avait appelé la protection sur le berceau de sa fille en lui faisant porter son doux nom.

Vous dire que Marie était jolie, c’est vous dire aussi qu’elle ne ressemblait en rien à son père ni à sa mère. Elle avait un teint blanc et rose, des yeux délicieusement taillés, une bouche mignonne qui souriait toujours, des pieds, des mains admirablement faits, une chevelure abondante et d’une finesse sans pareille. Ses mouvements étaient pleins de grâce; à cinq mois elle savait caresser sa mère de ses petites mains et à un an elle commençait à balbutier: «Petite maman..., petite mère!» Enfin, c’était un de ces enfants extraordinaires qui font exclusivement rêver aux douceurs, à la poésie de la maternité ; aussi Mattea ne la quittait-elle pas d’un instant. A la ville, lorsque son mari, assis dans un café, buvait de la bière, fumait sa pipe, lisait les journaux en compagnie de gens ses inférieurs par le rang, ses égaux par la grossièreté des propos et les manières; à la campagne, quand il surveillait et grondait ses paysans, Mattea restait chez elle devant son cher enfant, qu’elle ne pouvait se lasser de regarder.

L’instinct maternel lui avait inspiré pour sa fille le meilleur goût. Mattea n’avait ni fréquenté le monde élégant ni vu de layettes princières, et pourtant la layette de la petite Marie n’avait rien à envier aux plus riches et aux plus recherchées; tout le temps et l’argent de la jeune mère y passaient; elle brodait le bas des langes et des petites robes de l’enfant et les lui changeait aussitôt qu’elles lui paraissaient un peu froissées. Marie était la poésie vivante de sa mère, qui la voulait voir toujours dans son plus bel éclat.

L’enfant atteignit deux ans, puis trois, puis quatre; elle parlait d’une manière charmante, récitait avec expression et onction plusieurs petites prières et quelques cantiques que sa mère lui avait enseignés en l’honneur de sa sainte patronne, qu’elle se plaisait à appeler sa belle marraine.

Mattea avait conservé sa piété du couvent, qui, poétiquement enveloppée dans son amour maternel, était devenue plus douce et plus agréable. Elle éprouvait chaque jour un plaisir sensible à invoquer pour sa fille la puissante protection de Celle qui pouvait combler l’enfant de faveurs et de vertus. Et puis, quelle joie de redire à chaque instant ce doux nom de Marie! Lorsque, agenouillée auprès de sa fille, Mattea entendait l’enfant le répéter, il lui semblait que tous les anges en chœur le chantaient autour d’elle.

Il est inutile de dire que Mattea était satisfaite de son sort et qu’elle n’enviait aucunement celui des heureuses du siècle parées des dons de la beauté. Elle n’avait aucune conscience de sa laideur, ou du moins elle ne s’en préoccupait jamais.

Un jour la petite Marie dormait sous la soie et les dentelles de l’élégant berceau que sa mère lui avait elle-même préparé. Mattea contemplait l’enfant avec amour, et se mit à rechercher dans ses traits une ressemblance; ne lui en trouvant aucune avec son père, elle s’approcha d’un miroir dans lequel elle se regarda comme jamais elle ne s’était regardée, c’est-à-dire avec attention et étude.

«Mon Dieu, que je suis laide! s’écria-t-elle tout effrayée. Ah! mon Dieu, si Marie allait me ressembler!» Et à cette pensée la pauvre femme éclata en sanglots.

La petite Marie se réveilla, et voyant sa mère en larmes, lui demanda la cause de son chagrin.

«Ma pauvre chérie, je suis si laide; je pensais que tu pourrais me ressembler un jour.

«— Toi laide, reprit l’enfant avec stupeur, oh non, maman! je te trouve aussi belle que la madone de la grande église, celle qui a un diadème d’argent sur la tête et des perles d’or au cou.

«— Chère, chère enfant, dit Mattea en l’embrassant avec passion, qu’importe alors que tu me ressembles, puisque ceux qui t’aimeront te trouveront belle.»

Depuis ce jour, Mattea ne pensa plus à sa propre laideur, mais elle constatait avec joie le développement de la beauté de sa fille.

Hélas! Marie

...était de ce monde où les plus belles choses

Ont le pire destin,

Et rose, elle vécut ce que vivent les roses,

L’espace d’un matin.

Une nuit que l’enfant dormait auprès du lit de sa mère, si près même qu’une des mains de Marie était dans la main de Mattea, la pauvre femme se réveilla tout d’un coup en sursaut, sentant la peau de l’enfant devenir brûlante. Au même instant, Marie s’agitait sur sa couche en murmurant:

«J’ai chaud, bien chaud.»

Mattea se jeta à bas de son lit, saisit la lampe de nuit, l’approcha de la figure de l’enfant, dont les joues étaient en feu, et d’une main tremblante écarta les draps de la poitrine de la petite, qu’elle trouva couverte de taches rouges. Alors, inquiète, bouleversée, la pauvre mère se pendit aux sonnettes, éveilla tout le monde pour avoir au plus vite un médecin.

Tandis que Mattea passait à la hâte une robe, l’enfant s’assoupit; la respiration, d’abord précipitée, se fit plus calme, la chaleur à la peau diminua. La pauvre mère s’assit auprès du berceau de sa-fille, reprit dans sa main la main de l’enfant, et, les yeux fixés sur ses traits, dans une immobilité pleine d’angoisse elle attendit l’arrivée du médecin.

Au bout d’une heure, Marie rouvrit les yeux, étendit ses petits bras, et tout d’un coup les laissa retomber, et poussa un faible et dernier soupir en tournant amoureusement son doux regard vers sa mère.

Mattea ne jeta pas un cri, ne versa pas une larme; la commotion fut si violente, si inattendue, qu’elle lui enleva tout sentiment, toute conscience d’elle-même et de son malheur. Le lendemain seulement elle revint à elle, appela en souriant sa fille, et, apercevant à côté du berceau la bière dans laquelle on avait déjà déposé le cadavre, elle poussa des cris déchirants, demandant au ciel avec instance de mourir, pour être emportée avec son enfant.

Hélas! ne meurt pas qui veut. Mattea sentit bien que son cœur se déchirait pour suivre sa fille au cercueil; mais son corps dut rester dans sa triste demeure. La pauvre mère passa plusieurs jours dans une complète inertie; sa pensée désolée s’envolait vers sa fille; sa bouche répétait machinalement les hymnes avec lesquels elle l’éveillait ou l’endormait, et ses doigts tiraient l’aiguille pour achever le travail qui devait parer l’enfant.

Un matin, Mattea, qui n’avait pu fermer les yeux de la nuit, était levée avec l’aurore; la pauvre femme descendit dans le jardin, franchit le seuil de sa demeure, qu’elle n’avait pas quittée depuis la mort de sa fille; elle se dirigea vers l’église. On venait à peine d’en ouvrir la porte. Mattea alla tout droit s’agenouiller contre la balustrade de l’autel, à la même place où elle était venue la dernière fois, heureuse et gaie, tenant son bel enfant par la main.

«O sainte Marraine! s’écria-t-elle en sanglotant, pourquoi me l’avez-vous enlevée?» Et, joignant les mains, le visage inondé de larmes, elle regardait d’un air de tendre reproche une image de la sainte Vierge, honorée sous l’invocation de Notre-Dame de la Consolation.

O miracle! en ce moment il lui sembla que la madone inclinait sa tête vers le divin enfant qu’elle avait aux bras, comme pour le montrer à la pauvre affligée. Mattea regarda l’enfant; il offrait une ressemblance frappante avec celui qu’elle avait perdu.

C’étaient ses doux yeux bleus qui la regardaient, cette bouche mignonne toujours souriante, ses pieds, ses mains potelés.

Notre-Dame de la Consolation, vous envoyâtes réellement alors un rayon de consolation au cœur de la pauvre affligée.

«Elle est dans vos bras, sainte Marraine, qu’elle y reste donc! dit Mattea en baissant la tête avec résignation. Elle sera heureuse, moi seule je souffrirai.» Et sortant de l’église, elle courut dans son jardin cueillir les plus belles fleurs de son parterre pour les venir suspendre en guirlandes et les déposer en bouquets aux pieds de la sainte Vierge et de l’enfant.

A partir de ce jour, Mattea fut sinon plus heureuse, du moins plus calme et plus résignée.

Chaque matin elle allait ainsi prier et pleurer doucement devant Notre-Dame de la Consolation, et chaque matin il lui semblait que l’image du divin enfant avait une ressemblance plus saisissante avec Marie.

D’abord elle s’étonna de ne pas l’avoir remarqué plus tôt, mais sa foi poétique et sincère lui fournit tout de suite une réponse. «La sainte Vierge ne laissait pas mes yeux se dessiller alors, pour me réserver plus lard cette consolation,» se dit-elle.

Mattea apporta des fleurs à l’église tant qu’il y en eut dans son jardin; quand elles furent toutes gelées, elle quitta la campagne; mais son cœur se serra douloureusement.

Et le mari de Mattea?

Eh bien, le mari avait été fort affecté de la mort de son enfant, pendant plusieurs jours il était resté auprès de sa femme; mais voyant qu’elle ne parlait pas et s’absorbait dans sa douleur, il se dit:

«Ma femme a toujours préféré se livrer à ses dévolions et à ses travaux à l’aiguille sans témoin: je la gêne.» Il vaut mieux que je la laisse seule. Un matin donc, après lui avoir demandé des nouvelles de sa santé et de la manière dont elle avait passé la nuit, voyant les yeux de la pauvre femme se remplir de larmes et se diriger sur le berceau de leur fille, il se hâta de la quitter, et s’en alla aux champs.

A quelques jours de là, Mattea lui parla de la ressemblance de l’enfant de Notre-Dame de la Consolation avec la petite Marie, et l’engagea à le venir voir avec elle; il leva les épaules, traita sa femme de folle, lui dit qu’elle avait toujours eu des lubies mystiques et que sa dévotion la rendait ridicule.

Mattea ep écoutant ce langage laissa couler librement ses larmes. Ce fut autant sur ce briseur d’images que sur son pauvre enfant qu’elle pleura ce jour-là.

«C’est son père, se disait-elle, son père! et au lieu de ménager ma dernière consolation, la poésie du souvenir et des illusions, il cherche à me l’enlever!... »

Le mari de Mattea, en la voyant pleurer, s’approcha d’elle, et, lui passant un bras autour de la taille:

«Allons, ma chère amie, il faut en finir avec cette douleur exagérée; notre enfant est morte, mais nous pouvons en avoir d’autres.»

Un frisson parcourut tout le corps de Mattea; une invincible sensation d’horreur, de dégoût, s’empara d’elle. Cette femme si modeste, si soumise jusque-là, se révolta soudain, et, se dégageant du bras de son mari, elle courut dans sa chambre se réfugier près du berceau de Marie; cachant sa tête dans les oreillers de l’enfant, elle murmura:

«Jamais!.... jamais!....»

«Ma femme est décidément folle,» se dit l’époux grossier. Et jetant son chapeau sur sa tête, bourrant sa pipe et sifflant un air banal, il s’en alla voir fouler la vendange....

Les années passèrent, jetant sur la physionomie de Mattea un voile de mélancolie qui ne lui nuisait point, au contraire. Mince, pâle, la figure amaigrie, elle était encore laide à vingt-six ans, mais pourtant moins qu’à seize.

Cette mère qui avait tant redouté la laideur pour sa fille continuait à ne s’en préoccuper nullement pour elle-même; elle était très-persuadée de son désavantage physique, mais le considérait comme une chose inévitable, qui n’avait point eu et ne devait point avoir d’influence sur sa destinée.

Cette façon de penser tenait peut-être à sa disposition d’esprit, à son caractère exempt de coquetterie, mais elle tenait surtout à la vie qu’elle avait toujours menée loin du monde, ce centre où la beauté d’une femme est la première sinon la seule condition de son bonheur; constamment entourée des mêmes personnes, qui à force de la voir oubliaient sa laideur sans jamais se lasser d’admirer et de louer ses. inestimables qualités morales, Mattea ignorait la valeur véritable de la beauté et le prix que le monde y attache.

Pendant les dix années qui s’étaient écoulées depuis son mariage, elle avait perdu peu à peu ses habitudes par trop monastiques et ménagères; elle s’habillait comme tout le monde, mieux que tout le monde, parce que sa mise, quoique soignée, était d’une modestie et d’une simplicité extrêmes. Elle travaillait toujours beaucoup, mais n’ayant plus le stimulant d’un trousseau d’enfant à entretenir elle lisait beaucoup aussi; et comme elle n’était pas dépourvue d’intelligence, ses idées grandissaient, son langage s’épurait. Elle connaissait mieux, hélas! toute l’humiliante et grossière nullité de son mari; mais, armée de philosophie et de résignation, elle avait d’autant plus de mérite à le supporter avec patience et bonté, que cet homme égoïste ne lui en tenait aucun compte et ne rentrait chez lui que pour murmurer ou critiquer quelque chose. Il n’y avait pas jusqu’aux modestes soins que Mattea prenait d’elle-même qui n’encourussent sa désapprobation: tout était inutile et colifichet aux yeux de cet homme; tout, jusqu’au simple cercle d’or qui ne quittait ni jour ni nuit le bras de Mattea et dans lequel étaient renfermés les cheveux de Marie; tout, jusqu’au médaillon suspendu à son cou et contenant le portrait de l’enfant, souvenirs que le brutal iconoclaste aurait voulu reléguer dans un tiroir.

Si sa femme lisait, il la taquinait; s’il la voyait rêver, il grondait plus fort encore. Q’aurait-il dit, bon Dieu! si Mattea lui avait confié le secret de quelques-unes de ses rêveries? s’il avait su, par exemple, que lorsqu’elle restait ainsi chaque soir longuement accoudée à sa fenêtre, elle adressait les plus ferventes aspirations de sa pensée et de son cœur à une étoile! Cette étoile, plus brillante que les autres, elle l’avait surnommée Maria-Stella, parce que Marie tout enfant la remarquait souvent et lui envoyait chaque fois des baisers sur le bout de ses doigts mignons. Pour Mattea, c’était maintenant Marie qui du haut du ciel la regardait à cette place.

«Cela, Maria-Stella! mais c’est Lucifer, aurait dit le mari avec son gros rire. Oui, Lucifer, Vénus, Vesper ou l’étoile du berger placée entre Mercure et Mars.»

Oh! que Mattea aimait bien mieux ignorer toute sa vie ces astronomiques explications que de perdre une seule des douces illusions qui trompaient sa douleur.

Le roman d'une femme laide

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