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II
ОглавлениеS'il était vrai, comme le veut M. Camille Bellaigue, que l'expression fut la principale qualité de la musique, celle de Gounod serait la première du monde. La recherche de l'expression a toujours été son objectif: c'est pourquoi il y a si peu de notes dans sa musique, privée de toute arabesque parasite, de tout ornement destiné à l'amusement de l'oreille; chaque note y chante. Pour la même raison, la musique instrumentale, la musique pure, n'était guère son fait; après la tentative de deux symphonies dont la seconde avait remporté un assez brillant succès, il abandonna cette voie qu'il sentait ne pas être la sienne. A la fin de sa carrière, des tentatives de quatuor ne le satisferont pas davantage.
Un jour, j'étais allé lui rendre visite, au retour d'un de mes hivernages, et l'ayant trouvé, comme à l'ordinaire, écrivant dans son magnifique atelier auquel un orgue inauguré par moi-même, sur sa demande, quelques années auparavant, donnait un si grand caractère, je lui demandai ce qu'il avait produit pendant mon absence.
—J'ai écrit des quatuors, me dit-il; ils sont là.
Et il me montrait un casier placé à portée de sa main.
—Je voudrais bien savoir, lui répliquai-je, comment ils sont faits?
—Je vais te le dire. Ils sont mauvais, et je ne te les montrerai pas.
On ne saurait imaginer de quel air de bonhomie narquoise il prononçait ces paroles. Personne n'a vu ces quatuors: ils ont disparu, comme ceux qu'on avait exécutés l'année précédente et auxquels j'ai fait allusion plus haut.
Ce perpétuel souci de l'expression qui le hantait, il l'avait trouvé dans Mozart, on peut dire même qu'il l'y avait découvert. La musique de Mozart est si intéressante par elle-même qu'on s'était habitué à l'admirer pour sa forme et pour son charme, sans songer à autre chose; Gounod sut y voir l'union intime du mot et de la note, la concordance absolue des moindres détails du style avec les nuances les plus délicates du sentiment. C'était une révélation de lui entendre chanter Don Giovanni, le Nozze, la Flûte enchantée. Or, en ce temps-là on professait ouvertement que la musique de Mozart n'était pas «scénique», bien que toujours le morceau y soit modelé sur la situation. En revanche, on déclarait «scéniques» les œuvres conçues dans le système rossinien, où les morceaux se développent en toute liberté, faisant bon marché de la situation dramatique, même du sens des mots, même de la prosodie; Rossini n'était pas allé si loin. A s'élever contre de pareils abus, on risquait fort de passer pour un être dangereux et subversif; l'auteur de ces lignes en sait quelque chose, ayant été éconduit par Roqueplan, alors directeur de l'Opéra-Comique, pour avoir fait devant lui l'éloge des Noces de Figaro. Par la même raison, avant qu'il eût rien écrit pour le théâtre, Gounod avait déjà des adversaires: on prenait parti pour ou contre Sapho avant même qu'elle fût achevée. Aussi quelle soirée! Le public s'enflammait à l'audition de cette musique dont le charme le captivait malgré lui; dans les entr'notes, il se reprenait. Le finale du premier acte électrisa la salle, fut bissé avec transport; l'enthousiasme calmé, les amateurs disaient d'un air entendu: «Ce n'est pas un finale, il n'y a pas de strette!» Ils oubliaient que le superbe finale du troisième acte de Guillaume Tell n'en a pas non plus; je me trompe, il en avait primitivement une: elle fut supprimée aux répétitions, comme aurait disparu celle du premier acte de Sapho si l'auteur eût inutilement ajouté quelque chose à la période qui en forme la foudroyante conclusion.
La presse fut houleuse. Il n'entre pas dans ses habitudes d'admettre d'emblée ce qui sort des routes battues; néanmoins des critiques de premier ordre, tels que Berlioz, Adolphe Adam, avaient traité l'œuvre selon ses mérites. Peut-être le demi-succès du premier jour serait-il devenu un succès complet, si l'ouvrage avait pu continuer sa carrière; mais Mme Viardot, parvenue au terme de son engagement, ne put jouer plus de quatre fois le rôle de Sapho; une autre, de belle voix et non sans talent, reprit le rôle avec la triste figure que fait le talent à côté du génie; encore deux représentations, et cet ouvrage, qui marque une date dans l'histoire de l'opéra français, fut abandonné.
Longtemps après, on le reprit en deux actes—il en avait primitivement trois:—c'était une mutilation. Plus tard encore, sur la demande de Vaucorbeil, les auteurs l'étirèrent en quatre actes, l'agrémentant d'un ballet, et ce fut pis encore. Comment un homme de théâtre comme Augier avait-il pu consentir à démolir ainsi son œuvre? De peu d'intrigue, ainsi qu'il convenait à un tel sujet, la pièce comportait trois actes, rien de plus, rien de moins, et les ronds de jambe n'y avaient que faire. Au succès obtenu, lors de cette dernière reprise, par les morceaux de l'ancienne Sapho on pouvait juger de la faveur qui l'eût accueillie, si elle était réapparue dans l'éclat de sa fraîcheur première.
Ma grande intimité avec Gounod date des chœurs d'Ulysse. Ainsi qu'Augier, Ponsard était un familier du salon de Mme Viardot où les littérateurs les moins férus de musique étaient attirés par son mari, littérateur distingué lui-même, mis en vue par une traduction de Don Quichotte fort estimée et par des travaux sur la peinture, diversement appréciés, mais très remarqués. Ponsard, ayant songé à tirer de l'Odyssée les éléments d'une tragédie mêlée de chœurs à la manière antique, choisit Gounod pour collaborateur. Le païen nourri de poésie classique, toujours prêt à se réveiller en lui, trouvait ici un nouvel aliment. Quoi de plus séduisant dans toute l'antiquité que cette Odyssée et quel homme paraissait alors mieux placé que Ponsard pour lui donner une forme nouvelle? On trouvera, si l'on veut, dans les Mémoires d'Alexandre Dumas père, une étude très détaillée sur cet Ulysse, où les qualités et les défauts se heurtent de si étrange façon. Le grand écrivain constate que les meilleurs vers y sont justement ceux destinés à la musique; les chœurs des Nymphes, particulièrement, sont à noter, et la savoureuse mélopée qui s'unit à ces vers délicats en rehausse le charme. Cela ne ressemble à rien de ce qui avait été fait auparavant; le jeune maître avait découvert là un petit monde tout nouveau, quelque chose comme une Tempé émaillée de fleurs, où bourdonne l'abeille, où courent les ruisseaux, vierge encore des pas de l'homme.
Gounod jouait du piano fort agréablement, mais la virtuosité lui manquait et il avait quelque peine à exécuter ses partitions. Sur sa demande, j'allais, presque chaque jour, passer avec lui quelques instants, et, sur les pages toutes fraîches, nous interprétions à nous deux, tant bien, que mal—plutôt bien que mal—des fragments de l'œuvre éclose. Plein de son sujet, Gounod m'expliquait ses intentions, me communiquait ses idées, ses désirs. Sa grande préoccupation était de trouver sur la palette orchestrale une belle couleur; et loin de prendre chez les maîtres des procédés tout faits, il cherchait directement, dans l'étude des timbres, dans des combinaisons neuves, les tons nécessaires à ses pinceaux. «La sonorité, me disait-il, est encore inexplorée.» Il disait vrai: depuis ce temps, quelle floraison magique est sortie de l'orchestre moderne! Il rêvait, pour ses chœurs de nymphes, des effets aquatiques, et il avait recours à l'harmonica fait de lamelles de verre, au triangle avec sourdine, celle-ci obtenue en garnissant de peau le battant de l'instrument. Les gens du métier savent qu'au fond, c'est surtout à la musique elle-même, à l'habile emploi de l'harmonie qu'est dû le caractère de la sonorité; aussi est-ce particulièrement une double pédale de tierce et de quinte, changée plus tard en triple pédale par l'adjonction de la tonique, véritable trouvaille de génie, qui prête au premier chœur d'Ulysse tant de charme et de fraîcheur. Il est malheureusement impossible, avec des mots, d'en donner une idée; je demande pardon au lecteur de ces termes techniques, compréhensibles seulement pour les musiciens.
On comptait beaucoup, au Théâtre-Français, sur la pièce nouvelle. Un orchestre complet, choisi, des chœurs excellents, de magnifiques décors, rien ne fut épargné. Le beau rideau, reproduisant le Parnasse de Raphaël, qu'on voit encore à la Comédie, avait été peint à cette occasion. Désirant passionnément pour la musique de mon grand ami le succès qu'elle méritait, je voulais que la tragédie fût un chef-d'œuvre et je n'admettais pas qu'elle pût ne pas réussir. Hélas! la première représentation, à laquelle j'avais convié un étudiant en médecine, fervent amateur de musique, cette première fut lamentable. Un public en majeure partie purement littéraire et peu soucieux d'art musical accueillit froidement les chœurs; la pièce parut ennuyeuse, et certains vers, d'un réalisme brutal, choquèrent l'auditoire: on chuchotait, on riait. Au dernier acte, un hémistiche—Servons nous de la table—provoqua des hurlements; j'eus la douleur de voir mon ami l'étudiant, que j'étais parvenu à contenir jusque-là, rire à gorge déployée. Cette tragédie bizarre, curieuse après tout, aurait mérité peut-être des spectateurs plus patients. L'exécution était des plus brillantes: si Delaunay, l'artiste impeccable, habitué à l'emploi des amoureux, semblait mal à l'aise dans le rôle insipide de Télémaque, en revanche, Geoffroy avait trouvé dans celui d'Ulysse ample matière à déployer ses précieuses qualités. Mme Nathalie était fort belle en Minerve, descendant de son nuage au prologue, et Mme Judith avait toute la grâce pudique, toute la noblesse désirable dans le rôle de Pénélope.
Après les deux insuccès de Sapho et d'Ulysse, l'avenir de Gounod pouvait sembler douteux pour le vulgaire, non pour l'élite qui classe les artistes à leur rang: il était marqué du signe des élus.
Je me souviens qu'un jour, frappé de la nouveauté des idées et des procédés qui distinguent ces deux ouvrages, je lui dis étourdiment (il me passait tout) qu'il ne saurait jamais mieux faire. «Peut-être», me répondit-il, sur un ton étrange, et ses yeux semblaient viser un inconnu lointain et profond. Il y avait déjà Faust dans ces yeux-là....
Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant ici pour payer mon tribut de reconnaissance au maître, qui, déjà en pleine possession de son talent, ne dédaignait pas de me faire, tout écolier que j'étais encore, le confident de ses plus intimes pensées artistiques et de verser sa science dans mon ignorance. Il dissertait avec moi comme avec un égal; c'est ainsi que je devins, sinon son élève, du moins son disciple, et que j'achevai de me former à son ombre, ou plutôt à sa clarté.