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1. Marquant

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Et cela me faisait peur !

J’avais peut-être quatre ou cinq ans. Comme souvent, j’étais chez ma grand-mère et je jouais dans la cour. En face de celle-ci, il y avait une cabane en bois ; ce genre de cabane était dans presque tous les villages, et abritait la LPG, l’organisation syndicale des paysans.

Ce qui se passait là-dedans ne m’intéressait pas ; mais je savais qu’un homme pour lequel j’avais beaucoup de respect — enfin, soyons honnêtes : de qui j’avais peur — était assis derrière cette fenêtre. Il était tellement grand, il parlait fort et ne souriait jamais, personne ne l’aimait. Et pourtant, cette fenêtre m’attirait comme un aimant.

Pas seulement la sienne, bien entendu, les autres fenêtres de la LPG étaient tout aussi attirantes ! Elles étaient si captivantes, on pouvait voir se refléter le ciel bleu et les nuages blancs dans leurs vitres. Je ne pouvais pas m’en défaire. Y aller, non, mais là, avec la raquette de badminton et ces petites pierres, je pourrais peut-être…

Aussitôt dit, aussitôt fait : j’essayais encore et encore de viser une des vitres – ne dit-on pas que c’est en forgeant que l’on devient forgeron – quand soudain, un éclat ! Je présageais le pire, m’accroupissais au sol, dessina une fleur dans la poussière avec le manche de ma raquette et pris l’air le plus détaché possible.

La porte s’ouvrit soudainement et l’homme sortit en courant – justement celui dont j’avais si peur. C’est au plus tard à ce moment-là que mon appréciation se vérifia : il fulminait et hurlait dans la cour. C’était vraiment très bizarre ! Je réprimais un sourire en le voyant sautiller comme ça. Comme le Nain-Tracassin, pensais-je.

Il vint vers moi en courant : « C’est toi qui as fait ça ? C’est toi qui as cassé la vitre ? » Je répondis du tac au tac « Non ! » Il me regarda avec un air perplexe et ne sut pas tout de suite quoi dire. Je me levais et le regarda. Ce n’était pas facile, de faire face à son regard, d’autant que je me rendais bien compte de mon mensonge. Mais il n’y avait pas de retour possible.

Il commença à parler, comme s’il voulait se convaincre lui-même (et me convaincre aussi, bien sûr !) que ce devait bien être moi, puisqu’il n’y avait personne d’autre ici. Je répétais encore et encore que ce n’était pas moi. J’étais déchirée par les sentiments qui se bousculaient en moi : un sentiment de pouvoir, de supériorité, de victoire, mais aussi un sentiment de culpabilité, puisque je savais bien que j’avais menti.

Finalement, il abandonna. Il ne croyait probablement pas un mot de ce que je disais, mais il ne pouvait pas non plus prouver quoi que ce soit. Dans tous les cas, l’homme me laissa tranquille, l’homme de qui j’avais eu si peur auparavant, et je rentrais à la maison auprès de ma grand-mère pour tout lui raconter.

Je n’ai jamais oublié cette histoire, même des années plus tard ; alors que j’étais déjà adulte, il était toujours convaincu que c’était moi qui avais brisé la vitre. C’était il y a cinquante ans, mais j’ai toujours l’impression que c’était hier.

Eh bien fais-le !

Ma mère avait beaucoup de particularités qui étaient souvent blessantes pour moi. Un jour, j’avais peut-être dix ou onze ans, j’en ai eu marre, « la coupe était pleine ».

J’avais enduré son chantage toutes ces années, et toujours avec la même rengaine – à chaque fois que je devais faire quelque chose selon son bon vouloir et que je me rebiffais, elle prononçait cette rengaine : « Je vais me tuer, je vais me pendre, personne ne m’écoute, personne ne m’aime ».

Un jour, je n’en pus plus. Je me sentais tellement mise sous pression, ce n’était pas tenable à la longue. Ce jour donc, elle se plaignit à nouveau. Sans dire un mot, je me levai, pris un banc en bois et une corde à linge, posa le tout devant elle et lui dit : « tiens, voilà, maintenant fais-le, comme ça nous aurons enfin la paix. »

Cette scène m’a poursuivie pendant des années, et encore aujourd’hui j’y repense parfois. Dans ces moments-là, je revois ce banc en bois, que mon oncle avait lui-même construit ; il était peint dans un bleu moyen clair avec des bordures bleu foncé. Il avait dessiné un personnage de bande dessinée au milieu, une sorte de scène comique entre un homme et une femme ; je pense que je n’ai jamais vraiment compris cette scène, ce qui explique surement pourquoi je ne m’en souviens pas en détail.

Je mis longtemps avant de comprendre pourquoi ma mère et moi avions une relation perturbée ; c’est seulement des années après mon accident que Dieu m’a aidée à y voir plus clair sur notre relation et à l’arranger — en tous cas en ce qui me concerne.

Je me suis sans cesse posé la question de savoir pourquoi je me donnais encore et toujours la peine de répondre à tous ses souhaits, d’être toujours là pour elle (oui, avec le temps j’appris à contenir mon entêtement), et puis Dieu me donna la réponse dans un rêve, à l’époque où je vivais à Schmalkalden. En me réveillant, je me souvins de tous les détails de ce que j’avais vu dans mon rêve, et cela me donna beaucoup à réfléchir. J’appelais donc Friede-Renate, qu’entre-temps je connaissais bien, pour lui demander si je pouvais passer chez elle pour que nous puissions écouter ensemble ce que Dieu avait à me dire.

Friede-Renate était notre ancienne pasteure, et j’ai momentanément vécu dans la même maison qu’elle. C’est une personne affectueuse et extrêmement empathique, qui sait être présente pour les gens — et qui sait encore mieux les écouter ! Jusqu’à aujourd’hui, elle a été pour beaucoup de personnes dans le besoin un point de repère. C’est aussi elle qui m’a inspirée à développer et à proposer un séminaire sur « la guérison interne ». Je lui racontais donc mon rêve, puis nous portâmes cela devant Dieu — et ensuite nous restâmes silencieuses. Ce fut la première fois pour moi que je bénéficiais de la « prière contemplative ». Cela peut paraître simple comme ça, mais ça ne l’est pas du tout : après deux minutes, on a l’impression qu’une demi-heure s’est écoulée !

Mais ce fut différent ce jour-là : je m’adossais et fermais les yeux, et vit soudainement un film défiler devant moi : une pièce, un peu sombre, avec quelques personnes. Je reconnus mon grand-père et ma grand-mère, mais ils avaient l’air très jeunes.

Et puis ma mère : jeune, jolie, très distinguée avec ses cheveux noirs mi- longs. Elle souriait sans arrêt à un homme que je ne connaissais pas, mais il ne m’était pas vraiment étranger. Au bout d’un moment, ma mère et l’homme se retrouvent seuls dans la pièce, ce qui a pour conséquence de les rapprocher davantage. C’est seulement après que ma mère et l’homme inconnu eurent couché ensemble qu’ils se séparèrent.

Je lus ensuite dans ce « film » qu’il y avait écrit sur un panneau « 2 août 1958, 19 ans ». Cela me prit un moment avant de comprendre qu’il s’agissait du 19e anniversaire de ma mère, et qu’elle m’avait accueillie ce jour-là – de l’homme inconnu.

Je vis ensuite que ce fut bien plus tard cet été là qu’elle avait comprit qu’elle était enceinte. Cela ne la réjouit pas vraiment – et je pèse mes mots. (Mais quel que soit l’endroit où ses pensées dérivèrent : Dieu m’aima et me voulut déjà à ce moment-là, quand j’étais encore toute petite dans le ventre de ma mère.)

Le rêve continua : dans la maison dans laquelle vivaient mon grand-père, ma grand-mère et ma mère, il y avait encore un vieux couple marié. L’homme s’appelait Paul, il était très grand et très maigre. Sa femme, qui était petite, ronde et très aimable, s’appelait Pauline. Amusant, mais vrai !

Pauline réconforta ma mère, et la convainc de ne pas désespérer et d’aller au terme de cette grossesse — c’est ce que je vis dans le « film », et cela me fit pleurer.

(Je n’ai jamais rencontré Paul ni Pauline, ils décédèrent l’un peu après l’autre alors que je portais encore des couches ; mais je suis très reconnaissante à eux deux, qu’ils aient été là au bon moment. Ma mère me confirma plus tard que Paul et Pauline avaient effectivement existé ; aujourd’hui je m’appelle moi-même Paul, bien que ce ne soit que mon nom de famille. C’est plutôt approprié, d’une certaine manière, on peut considérer Paul et Pauline comme mes grands-parents aidants !)

Je racontais bien entendu à Friede-Renate ce que j’avais vu, et nous priâmes de nouveau ensemble. Nous portâmes ensemble tout ce chaos devant la croix de notre Seigneur et je pus réellement ressentir qu’un poids me fut pris des épaules.

Tout à coup je compris ce qui se passait. Je compris pourquoi la mère s’était engagée avec cet homme, je compris pourquoi elle avait été aussi atterrée en découvrant sa grossesse, et je compris aussi pourquoi elle voulait se débarrasser de moi. Jésus prit tout à lui, ma douleur, ma peine, il était avec moi chaque seconde. Mais qu’est-ce que je devais faire maintenant ? Je ne pouvais même pas m’imaginer de discuter de cette histoire avec ma mère. Mais ce n’est pas ce que je devais et pouvais faire, car notre Seigneur le fait beaucoup mieux que moi, et de toute manière les choses ne vont pas si vite.

S’il me fallut peu de temps cet après-midi là pour tout découvrir, il me fallut environ une demi-année pour tout accepter. Ma mère dut sentir que quelque chose n’allait pas, mais elle n’osa pas me demander. Je suis reconnaissante pour cette prise de distance ; j’en avais besoin pour faire face, pour remettre cette chose en moi sur la bonne voie.

Peu à peu, le souhait de lui en parler devint plus grand. Dieu fit son travail et me fit comprendre que je devais appeler ma mère pour l’inviter à venir passer quelques jours chez moi. Cela n’était encore jamais arrivé et je doutais fort que ma mère accepte cette proposition ; mais cela devait être ainsi : quand Dieu prend les choses en main, le résultat est souvent différent de ce que l’on aurait pu penser.

J’appelais donc ma mère qui ne mit pas longtemps avant de me dire « Oui » ! J’étais très étonnée, mais je compris tout de suite que Jésus était aux commandes. Lorsqu’elle vint quelques temps plus tard, elle me dit qu’elle voulait rester deux semaines ! Bien, comme ça nous aurions tout le temps pour nous « apprivoiser».

Au début de la deuxième semaine, je pris donc le temps d’aborder la question de notre relation, et de ce que j’avais vu dans le « film », afin d’éclaircir et d’enterrer cette douloureuse histoire. Ce que nous abordions fut difficile ; ma mère passa par tous les états de la résistance : colère, remords, et à la fin le désarroi et les larmes du laisser-aller.

Ce jour-là, je sentis la proximité et l’amour de Dieu comme jamais je ne l’avais ressenti ; ce jour-là, le problème avait pu être réglé pour moi, et ma mère commença à remettre de l’ordre dans sa vie. Malheureusement, elle est restée à mi-chemin, mais c’est une chose avec laquelle je ne peux pas l’aider, elle doit le voir elle-même. Elle sait ce qu’il y a à faire, elle connaît le chemin et elle sait également qu’elle peut demander à être accompagnée sur celui-ci ; mais elle doit faire les pas par elle-même, et pour cela, personne ne peut l’aider.

Je ne peux que conseiller à quiconque : ne repousse pas les choses que tu dois mettre au clair. Ce que tu résous ici-bas le sera aussi dans les Cieux, et alors la joie se répandra dans ta vie.

Précieux souvenirs

Mon grand-père était l’homme le plus adorable que j’ai connu — c’est toujours ce que je ressens aujourd’hui. Peu importe ce que je devais ou voulais savoir : mon grand-père le savait. Il m’apprit tout ce que la biologie peut nous apprendre sur la nature.

Je connaissais ainsi toutes les sortes de champignons qui poussaient chez nous dans la forêt, et savais aussi où on pouvait les cueillir. Mon grand-père m’apprit comment le sol était constitué, et sur lequel telle ou telle sorte de champignon serait susceptible de pousser. Les heures que j’ai passées avec lui étaient les plus belles de mon existence !

Mon grand-père était pour moi la personne la plus intelligente au monde, parce qu’il savait tout simplement tout. Il s’y connaissait avec les animaux, les plantes, avec l’univers — et avec les humains ; j’étais fascinée avec quelle attention mon grand-père observait les gens et les analysait très justement. Souvent, je retrouve en moi sa manière logique de réfléchir. Mes professeurs en étaient si souvent frappés qu’ils en firent état jusque dans mon carnet de notes.

Lors d’une magnifique journée d’été, pendant la période de fenaison, mon grand-père m’emmena sur la charrette pour la récolte du foin. Du haut de mes quatre ou cinq ans, j’essayais tant bien que mal de ramasser le foin aussi efficacement que lui — ce que je ne réussis pas, bien entendu.

Après avoir étalé le foin en rangées, celles-ci étaient amoncelées en tas ; à l’aide d’une grande fourche, mon grand-père jetait ensuite le foin dans une remorque. Ma tâche était de sauter sur le foin en haut de la remorque pour le piétiner.

Au bout d’un moment, la remorque fut pleine, et j’étais assise tout en haut du tas de foin dont l’odeur embaumait. Mon grand-père me tendit la fourche – un serpent s’était enroulé autour des pics. Quelle peur ! Mon grand-père escalada la remorque, s’assit à côté de moi et m’expliqua qu’il s’agissait d’une couleuvre et qu’elle était totalement inoffensive – mais que sa parente, la vipère, était, elle, très dangereuse. Il me la décrit si précisément que, lorsque j’en vus une des années plus tard, je sus tout de suite à quoi j’avais affaire.

Je ne me souviens pas que mon grand-père ait un jour été fatigué de m’expliquer quelque chose. Je me souviens aussi très bien de ses yeux vifs, presque noirs, lorsqu’il me parlait de quelque chose qui le fascinait. J’ai hérité de cette couleur d’yeux, et c’est bien le seul trait physique que j’ai hérité de lui ; mais c’est son caractère qui m’a beaucoup marquée.

Je me souviens encore très bien du moment où il m’expliqua ce qu’étaient des taches solaires. C’était trop compliqué pour moi et je n’arrivais vraiment pas à comprendre ; mais mon grand-père n’abandonna pas et m’emmena voir un vieil homme, qui avait l’air très intéressant. Il était petit, n’avait quasiment plus de cheveux sur la tête, mais avait par contre un long nez fin et tordu, de petits yeux vifs et une bosse dans le dos. J’avais déjà entendu parler de lui, mais ce fut la première fois que je le vis en vrai.

Ce vieil homme possédait un télescope avec lequel on pouvait regarder le soleil. La mâchoire faillit me tomber lorsque je vis qu’il y avait véritablement des taches sur le soleil et que des lambeaux qui ressemblaient à des ailes de feu se déposaient sur le bord de l’astre. Ce vieil homme était artiste ; il m’arriva plus tard de passer chez lui de temps à autre regarder les tableaux qu’il peignait.

À l’époque, je n’allais pas encore à l’école – et pourtant j’en appris plus sur le soleil et sur d’autres choses par ce vieux monsieur et par mon grand-père qu’en classe. Aujourd’hui je sais que cela faisait plaisir à mon grand-père de m’apprendre tout un tas de choses ; et je ne suis pas étonnée d’avoir eu une relation tellement proche avec lui qu’il m’arrivait parfois de penser : j’arrive à entendre ce qu’il pense.

Grâce à mon grand-père, qui avait dans son étable, en plus des chevaux, des vaches, des cochons et toutes sortes d’autres animaux, je fis encore connaissance de quelqu’un : pour ses quadrupèdes et autres volailles, il avait besoin d’un vétérinaire. Dans notre cas, il s’agissait de la docteure Eleonore Rau, une jeune femme aux cheveux foncés, sûre d’elle et très gentille. La docteure Eleonore Rau m’a influencé de nombreuses façons, bien avant que je commence l’école.

Nous n’avions pas de jardin d’enfants au village, c’est pourquoi j’étais beaucoup avec elle, et « madame la docteure » m’emmenait en visite chez ses patients. Entre nous, cela devait être « l’amour au premier regard », et je crois que c’était réciproque. Elle venait me chercher plusieurs fois par semaine, et j’avais le droit de l’accompagner dans sa voiture de service, une Wartburg 311, et faire sa tournée des fermes. Les grandes fermes neuves étaient celles des coopératives de production agricole, ou LPG, les petites fermes vétustes appartenant à des paysans privés, comme mon grand-père.

À l’époque, je ne comprenais pas que ces LPG reposaient principalement sur de la contrainte et, de manière factuelle, sur l’expropriation des paysans, et que la création de ces LPG faisait couler beaucoup de larmes, puisque dans un État socialiste fait de travailleurs et de paysans, il ne devait pas y avoir de « grands propriétaires terriens » et d’économie privée. Moi, la seule chose qui m’intéressait, c’était de soigner des animaux, qu’ils soient propriété collective ou propriété du paysan. 5

Pour moi, c’était merveilleux quand madame la docteure et moi pouvions aider et sauver un animal. Déjà en tant qu’enfant, j’étais au fait de toutes les choses liées au métier – et je pus bientôt aller chercher de la voiture les instruments dont la docteure avait besoin, le stéthoscope et les piqures, et bien entendu aussi les onguents et gouttes dont le cochon, la vache ou le mouton avaient besoin. Aujourd’hui, je suis persuadée qu’elle laissait délibérément quelque instrument dans la voiture, pour que j’apprenne tout de suite les termes, et dans quel cas il y avait besoin de quoi.

Le premier instrument dont j’appris le nom fut le stéthoscope ; celui-là était très simple. Madame Rau m’expliqua précisément ce qu’elle allait faire et ce pour quoi elle avait besoin d’un stéthoscope. Il était rangé toujours au même endroit, et quand je revenais de la voiture avec l’instrument dans la main, elle me félicitait. Après, il y avait le matériel de bandage, qui était un peu plus compliqué parce qu’il y avait plusieurs tailles et matériaux ; certains bandages étaient élastiques, il fallait être précautionneux avec ceux-là. Ensuite, il y avait les piqûres servant à faire des prises de sang, et des plus petites qui servaient contre la douleur et la fièvre ; il fallait une canule plus grosse pour les bœufs que pour les agneaux. À cinq ans, ce n’était plus un problème pour moi, je pouvais déjà bien faire la différence et je ne peux pas me souvenir d’avoir une fois apporté la mauvaise chose à Madame Rau. Un petit panier était à ma disposition dans la voiture dans le cas où je devrais prendre beaucoup d’instruments et que mes petites mains n’étaient pas assez grandes pour tout porter.

Une fois, nous fûmes appelées pour la naissance d’un petit veau. La situation était malheureusement déjà épineuse lorsque nous arrivâmes, il fallait que ça aille vite et Madame Rau prit directement tout le matériel dont elle aurait besoin avec elle. Je pus donc regarder tranquillement ce qui se passait — tranquillement, je devrais dire le regard braqué ! —, comment elle retourna le petit veau dans le ventre de la vache et l’aida à venir au monde. J’étais encore si petite et si jeune, et pourtant je compris directement à ce moment que quelque chose de merveilleux était en train de se produire ; j’en pleurais presque. Et puis la maman vache ! Elle était beaucoup trop faible, pour se lever ; et pourtant elle tint à lécher amoureusement le veau pour le sécher, et de temps à autre elle le poussait et le retournait avec un tendre et doux « Meuh ». C’était tout simplement parfait ! J’étais au comble du bonheur, que tout se soit bien passé et que nous ayons pu sauver la maman vache.

25 ans plus tard, grâce à ce que j’avais pu apprendre ce jour-là, je pus aider mon beau-père à sauver une brebis et ses deux petits agneaux. Le premier était tellement coincé dans la position de siège que, s’il n’avait pas été retourné, les deux seraient morts, de même que la brebis. Encore heureux que nous avions le téléphone ! J’appelais Madame Rau et lui demanda s’il était possible de procéder de la même manière avec les brebis qu’avec les vaches. « Bonne question » ? Non, ma « madame docteure » m’instruit précisément de la marche à suivre et de ce que je ne devais absolument pas faire — et surtout, elle me donna confiance en moi par des instructions claires. Je fis ce qu’elle me dit, et les trois survécurent ! Les deux agneaux étaient déjà bien grands – et bien entendu, ils devinrent mes agneaux favoris.

Quand nous nous mettions ensuite en route pour le prochain patient, les félicitations de ma « madame docteure » pour mon travail me faisaient surement grandir d’au moins trois centimètres ! Ses louanges ont renforcé ma confiance en moi et m’ont donné le courage d’essayer plus de choses, peu importe si de temps à autre il m’arrivait de faire une erreur, je les assumais.

Les paysans desquels nous nous occupions s’habituèrent vite à ce que le Dr Rau vienne souvent accompagnée par moi. Bien que tous ces paysans pouvaient s’en douter, ils me demandaient régulièrement ce que je voudrais être plus tard. Pour moi c’était clair : quand je serai grande, je serai vétérinaire ! Et personne ne s’en étonna.

Lorsque l’école débuta finalement, je ne pus bien sûr plus accompagner le Dr Rau dans les étables aussi souvent qu’auparavant ; en revanche, je lui rendais volontiers visite chez elle. Son appartement était très joliment décoré ; Dr Rau avait, comme il me semblait à l’époque, un nombre incalculable de livres, beaucoup plus que ce qu’il serait possible de lire en une vie. Ou peut-être que si, en commençant assez tôt et en lisant de manière assidue ? En tous les cas, je commençais sans attendre à me cultiver l’esprit à l’aide des ouvrages de sa bibliothèque. J’ai rendu visite à mon amie pendant de longues années et je ne me suis jamais rendu compte à quel point je repris beaucoup de choses que j’observais chez cette merveilleuse femme. Encore aujourd’hui je ressens un grand amour pour Dr Rau, je me sens encore très liée à elle. Le demi-siècle qui s’est écoulé et les chemins fondamentalement différents que nous avons empruntés n’ont rien changé à cela.

Les «heures des pommes» au coin du feu restent pro­bablement mes plus beaux souvenirs avec mon grand-père. Il y avait dans la cuisine de ma grand-mère un poêle de masse, avec une trappe pare-feu et un puits de maintien de chaleur que l’on pouvait refermer avec une petite grille métallique. Quand je repense à ce poêle, je repense au froid que je pouvais ressentir en regardant par la fenêtre, aux craquements du bois qui brûlait dans le poêle, et aussi aux spirales de peau de pommes pelées et à l’odeur de pommes rôties.

Ma grand-mère fourrait les pommes rôties et les glissait ensuite dans le chauffe-plat du poêle ; mon grand-père était assis devant et épluchait avec une patience infinie une pomme après l’autre. Je me souviens encore très bien des pommiers qui se tenaient devant la maison. Ils fleurissaient au printemps, les fruits grandissaient en été, ils murissaient en automne, et quand le temps était venu de les récolter, mon grand-père les récoltait dans une corbeille.

Fascinée, je le regardais éplucher les pommes — la plupart du temps assise devant lui sur un repose-pieds —, voyant comme les spirales des épluchures devenaient de plus en plus longues.

C’était pour moi la plus belle chose, car je pouvais ensuite manger les épluchures, l’une après l’autre. La cerise sur le gâteau étant ensuite de manger les pommes rôties, agrémentées de sauce à la vanille. Je peux encore sentir et goûter l’odeur et le goût de ces journées.

Aujourd’hui, je sais à quel point c’était précieux que mon grand-père et ma grand-mère aient toujours pris le temps qu’il fallait avec moi. Maintenant, je suis moi aussi grand-mère et je chéris encore plus ces moments, car ma petite-fille vit à plus de 300 kilomètres — et j’ai souvent le sentiment que mon cœur éclate tant ma petite chérie me manque !

J’avais six ans et étais alors en première année d’école primaire ; à l’époque, nous avions école aussi le samedi. Un de ces samedis en hiver, le 12 décembre 1965, alors que j’étais en classe, je me levais d’un bond en pleurant, et dit à mon institutrice qu’il fallait que je rentre immédiatement, car mon grand-père était décédé. Ma pauvre institutrice, que pouvait-elle faire ? Elle pria un de mes camarades qui vivait dans mon voisinage de me ramener à la maison. Il m’accompagna jusqu’à la porte d’entrée et je montais les escaliers menant à l’appartement. Nous vivions dans les combles d’une vieille maison assez grande au centre de Löbau, une petite ville de Saxe. Lorsque j’entrai dans notre appartement, je vis ma mère pleurant assise à la table, qui me dit dans un sanglot que grand-père était décédé. Je répondis seulement : « Je sais », et alla dans ma chambre. Jusqu’à aujourd’hui, cinquante ans après, j’ai l’impression de pouvoir ressentir la douleur de cette perte.

Mon grand-père était-il chrétien et connaissait-il Jésus comme moi? Je le connais, ça je ne le sais pas. Mais je sais qu’il a plus souffert après la guerre sous le régime communiste que pendant la guerre. Il ne fut jamais enrôlé, et n’a jamais tiré sur quelqu’un. Son métier était d’être « Suisse » – il faisait tout: ouvrier agricole, vacher, éleveur de bétail, fermier – et il formait aussi de jeunes hommes à ce métier ; la condition en était cependant qu’il devait devenir membre de la NSDAP. Comme ce fut le cas plus tard en RDA j’imagine, sauf qu’il fallait alors être membre du Parti socialiste unifié (SED).

Après la guerre, quelqu’un l’a dénoncé, dénigré aux Russes pour cette appartenance à la NSDAP, et mon grand-père fut envoyé au travail à la mine à Aue, d’où il ne revint que des années plus tard, gravement malade. Je ne le sus que des années après sa mort, par ma grand-mère ; de son vivant, mon grand-père n’a jamais rien laissé paraître.

Histoires d’école

La scolarité fut pour moi une période pleine de défis. Je souris en repensant à ces années, mais il y eut aussi de mauvais souvenirs. J’avais, je crois, un sens aigu de la justice, ce qui me causa souvent des soucis. Je suis contente qu’il ne me reste que peu de souvenirs de cette époque.

Il y avait dans ma classe un garçon avec des lunettes aux verres très épais, et un jour, l’institutrice ne trouva rien de mieux que de se moquer de lui. J’avais alors huit ans et déjà à cette époque, je ne pouvais pas comprendre pourquoi des adultes se moquaient d’enfants, mais que ce soit en plus une institutrice qui le fasse, c’en était trop ! J’explosai et lui passa un savon.

La situation escalada lorsque la dame me hurla de me taire, alors que j’étais seulement en train d’expliquer qu’on n’avait pas le droit de se moquer des gens comme ça, et surtout pas des enfants ! Bien entendu, je continuais à faire entendre ma voix, jusqu’à ce qu’elle me pince sous le menton par la peau du cou. Cela me fit complètement disjoncter – et plus rien de me retint : de douleur, je réagis de manière complètement incontrôlée et flanqua une telle gifle à mon institutrice que j’entends encore aujourd’hui le son de la claque.

Dans le même temps, je lui donnai un coup avec mon pied droit dans le tibia, de sorte qu’elle tomba littéralement à genoux devant moi. Elle fut en l’arrêt de travail pendant trois semaines après cela à cause d’un hématome au tibia ; quant à mon méfait, il resta impuni.

J’eus encore une expérience particulière avec cette institutrice. J’étais alors en deuxième année d’école primaire et déjà une fille très maligne.

Tous les matins, nous devions entrer dans l’école par une grande porte battante en verre, et tous les matins, elle se tenait là pour nous saluer, les uns amicalement, les autres pas du tout, puisque même les instituteurs ont, me semble-t-il, leurs élèves préférés.

Chaque matin en passant par cette porte, je devais m’arrêter devant elle, lui dire « Bonjour, Madame l’Institutrice » en la regardant dans les yeux, ce que fis, en sachant très bien ce qui viendrait ensuite. Car à chaque fois que je regardais Madame l’Institutrice, elle se plaignait du fait que je n’avais de nouveau pas nettoyé mes yeux, et qu’elle pouvait à peine les regarder à cause de la porte en verre qui se reflétait dedans. Je ne comprenais pas pourquoi elle disait ça, mais ma colère monta de jour en jour. Bien sûr que mes yeux étaient aussi noirs qu’hier et avant-hier et la semaine dernière, mais tous les jours je filais directement dans les toilettes de l’école pour me laver les yeux.

Ce matin-là donc, je ne le fis pas. Je passai la porte vitrée et restai immobile, pris une bille de taille moyenne et la lança dans la vitre, qui explosa en mille morceaux avec grand fracas. Je dis ensuite à mon institutrice « Voilà, comme ça vous ne serez plus éblouie. », me retourna, et partit.

Cette fois-là, je pus ressentir les conséquences de mon acte, mais celles-ci furent plutôt agréables : mon institutrice me laissa immédiatement tranquille, et quand elle me voyait dans les parages, elle pesait chacun de ses mots.

Un an plus tard, je devais avoir neuf ans, je fis une expérience qui me fait encore réfléchir aujourd’hui. Mon beau-père m’avait raconté beaucoup de choses sur la guerre. Il avait été à Stalingrad et me racontait bien entendu aussi ce qu’il y avait vécu.

Ses histoires, cependant, étaient souvent différentes de celles que nous entendions à l’école. À l’école, les Allemands étaient toujours les criminels et les soldats russes étaient toujours les bons. J’ai donc rapidement compris que rien n’est soit blanc, soit noir dans une guerre et que les frontières sont souvent plus que simplement dépassées. Qu’il y avait des gens vraiment méchants des deux côtés.

Mon beau-père a survécu à ce moment-là, parce qu’il était passé pour mort. Voilà comment cela s’est passé : durant des jours et des jours, ils n’avaient rien à manger et n’avaient pas non plus la possibilité de boire quelque chose. Durant un combat urbain, ils trouvèrent dans une cave une caisse en bois remplie de bouteilles de vin, qu’ils burent, tant ils étaient affamés et assoiffés. Lorsqu’ils se réveillèrent, ils étaient en route dans un convoi de prisonniers.

C’est comme ça qu’il a survécu à la guerre. Il m’a toujours répété que la guerre est la pire chose qui puisse arriver à quelqu’un, et que ce sont en particulier les enfants qui en souffrent.

Un jour, je rentrais de l’école avec un camarade de classe qui n’arrêtait pas de dessiner des croix gammées sur les murs des maisons. J’expliquais à Peter que ce n’était pas une bonne idée et lui racontait ce que j’avais entendu et appris de mon beau-père.

Un jour, il arriva ce qui devait arriver : le garçon fut mis en observation et signalé à la police. Le soir même, elle se tenait devant la porte de chez lui ! À cette époque, la mère de Peter l’élevait seule, la police emmena directement le garçon et le plaça dans un centre de redressement.

À l’époque, je ne comprenais pas encore ce qu’il s’y passait, mais aujourd’hui, c’est clair pour moi : les communistes ne faisaient pas les choses différemment des SS à l’époque hitlérienne. Des années plus tard, Peter s’est suicidé. Je ne veux pas savoir tout ce qui s’est passé dans ce centre de redressement à ce moment-là, mais c’est probablement cette époque de sa vie qui a été la cause de son suicide.

L’allemand était l’une de mes matières préférées – la langue allemande ne me causait aucune difficulté et j’adorais écrire des rédactions. En CM1, nous devions écrire une rédaction sous forme d’une description avec pour sujet « Mon stylo plume ».

J’avais vraiment hâte d’écrire, mais je n’avais pas la moindre idée de ce qui m’attendait. Je m’attelais donc à la tâche et décrivis mon stylo-plume avec beaucoup d’éloges, en concluant ma rédaction sur le fait qu’aucun autre stylo plume n’écrivait mieux que le mien : glissant si légèrement sur le papier qu’il fallait à peine exercer une pression pour écrire, il faisait exactement le travail que je lui demandais au travers de ma main, légèrement et avec douceur.

J’étais moi-même surprise avec quelle facilité les mots atterrissaient sur le papier. Toute fière, je rendis ma rédaction et me réjouissait déjà de la bonne note que j’aurais pour mon travail, comme c’était le cas à chaque fois.

Puis vint le jour où on nous rendit nos rédactions. Et que vis-je ? J’avais eu comme note «Orthographe : 20/20 ; Expression : 10/20» ! En plus de cela, ma professeure m’expliqua une chose, que je n’arrivais pas à comprendre. En bref : ce qui n’allait pas, c’est que ce stylo-plume était de la marque «Pelikan». Pourquoi est-on puni, en écrivant avec un stylo-plume d’une marque ouest-allemande ?

Il y a une autre professeure, Madame Herrschel, que je garde bien en mémoire. Je ne lui ai pas rendu la vie facile ; je faisais rarement, ce qu’on me demandait de faire, et je réagissais rarement de la manière que l’on attendait. Typiquement adolescent, dirait-on aujourd’hui ! Ce qui plaisait à Madame Herrschel, c’était que je maîtrisais plus ou moins le russe ; je n’ai pas eu trop de mal à apprendre cette langue. Madame Herrschel fut ma professeure pendant quelques années ; hormis quelques querelles, je ne m’en sortais pas trop mal avec elle.

C’est surement mon sens de la justice qui a été la cause de mes difficultés à l’époque ; j’étais, en plus, assez entêtée — quand j’avais une opinion, c’était presque impossible de m’en faire démordre. Quelle chance que Jésus m’ait montré par son amour que l’on peut admettre lorsqu’on a tort.


La dernière cigarette

C’était un matin de janvier, froid, le 12 janvier 1969. Comme chaque matin, j’entendais depuis ma chambre mon beau-père se lever, aller à la fenêtre et l’ouvrir pour fumer sa première cigarette. Il fumait des « Salem gelb » qui coûtaient deux marks dix, et je peux même me souvenir de l’odeur.

Ce matin-là aussi j’entendis le grincement étrange du loquet de la fenêtre – et ensuite, de manière inhabituelle, un bruit sourd qui me glaça le sang. Je pressentis que quelque chose de grave avait dû se passer, et couru donc au salon. Mon beau-père était allongé là, entre le fauteuil et la porte de la chambre à coucher.

Derrière la porte de la chambre entrouverte se tenait ma mère – bloquée par les soixante-quinze kilos de mon beau-père. Elle essayait de le dégager un peu avec la porte pour pouvoir sortir, mais n’y arrivait pas. Il était allongé là, coincé d’une telle manière qu’il ne pouvait pas être déplacé d’un centimètre.

Mon beau-père était allongé là, le visage tordu de douleur et la main pressée contre sa poitrine. Dans un effort surhumain, je le tirais centimètre par centimètre pour le libérer de sa posture, et cela me sembla durer des heures jusqu’à ce que ma mère puisse se dégager de la porte. Puis, elle s’agenouilla par terre aux côtés de son mari.

Elle m’envoya un étage plus bas, pour chercher de l’aide auprès du policier de proximité. Il appela le médecin, qui ne put que constater le décès.

C’est ainsi que pour la deuxième fois, je perdis un être cher, sauf que cette fois-ci, j’y avais assisté.

Le Sabot et le Ciel

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