Читать книгу Le machiavélisme avant Machiavel - Charles Benoist - Страница 4

Оглавление

LE MACHIAVÉLISME

Table des matières

INTRODUCTION
LE MACHIAVÉLISME PERPÉTUEL

Table des matières

Il n’est probablement personne au monde de la part de qui ce ne serait point aujourd’ hui de l’outrecuidance d’entreprendre soit une nouvelle histoire de Machiavel et de son temps, soit une nouvelle explication de son œuvre et de son dessein, soit une nouvelle critique ou une nouvelle apologie de sa vie et de ses écrits. Après M. Villari et M. Tommasini, après Macaulay, après les Ranke, les Gervinus et tant d’autres, il ne reste plus là-dessus rien à dire, ou peu de chose, et de très petites choses; pas de quoi, en tout cas, ajouter utilement un volume à l’énorme bibliothèque que quatre siècles ont remplie de papier de format divers, imprimé à la gloire ou à la confusion, pour l’exaltation sans mesure ou pour la condamnation sans pitié du Secrétaire florentin.

Nous nous occuperons, quant à nous, ’ beaucoup moins de Machiavel que du machiavélisme, et de Machiavel seulement par rapport au machiavélisme. Mais prenons garde. Il y a machiavélisme et machiavélisme. Il y a un vrai et un faux machiavélisme: il y a un machiavélisme qui est de Machiavel, et un machiavélisme qui est quelquefois des disciples, plus souvent des ennemis de Machiavel. Cela fait donc deux machiavélismes, et même trois: celui de Machiavel, celui des machiavélistes, et celui des antimachiavélistes. Bien plus, en voici un quatrième: celui des gens qui n’ont jamais lu une ligne de Machiavel et qui se servent à tort et à travers des verbes, substantifs et adjectifs tirés de son nom.

Machiavel ne saurait pourtant être tenu pour responsable de ce que, dans la suite, les uns et les autres, le premier ou le dernier venu, se sont plu à lui faire dire: il n’a dit que ce qu’il a dit; ce n’est pas chez eux qu’il faut aller chercher le machiavélisme, c’est chez lui; et si, dans l’usage, dans le langage courant, il y a plusieurs machiavélismes,–ce qui embrouille tout,–en bonne justice il ne peut et il ne doit y en avoir qu’un, qui est le machiavélisme de Machiavel, pris directement à sa source, en Machiavel même.

Mais celui-là, le machiavélisme authentique et original, légitime, né sûrement de ce père, à tel jour et en tel lieu, est-il bien certain qu’il existe? En d’autres termes, Machiavel a-t-il institué une doctrine et fondé une école? Ou plutôt ne pourrait-on pas dire du machiavélisme ce qu’il est permis de dire du positivisme, par exemple: qu’à y regarder de près, et quelque prétention qu’il en ait, c’est moins une doctrine qu’une méthode? Ainsi–et avec combien plus de raison!–du machiavélisme, qui est une espèce de positivisme, un réalisme appliqué étroitement et exclusivement à la politique. Machiavel «maximise» volontiers, il «systématise» peu. Jamais auteur ne fut, en dépit des ardeurs de son imagination, plus «objectif», plus observateur, plus «enregistreur» que l’auteur du Prince et des Discours sur Tite-Live. Il n’a pas plus créé les facteurs de sa politique que le mathématicien ne crée les données du problème qu’il résout, ou le chimiste, les éléments du corps qu’il analyse. Comme le chimiste, lui aussi, il analyse; comme lui, il note, il formule. Et parce que, là non plus, rien ne se perd, rien ne se crée, parce que, là aussi, il y a des éléments, des facteurs qui demeurent constants dans le changement des circonstances, il y a en conséquence une sorte de «machiavélisme perpétuel», qui, le machiavélisme étant moins une doctrine qu’une méthode, est moins un précepte donné, moins un principe posé par Machiavel qu’une loi dégagée par lui de l’observation de son temps et de l’étude des temps antérieurs ou anciens: loi de tous les temps, valant pour tous les temps, malgré la différence des temps, si les hommes sont les hommes, si les choses sont les choses, si la politique est l’art de plier soit les choses aux hommes, soit les hommes aux choses, et de conformer les moyens au but.

Les princes et les diplomates ont bien pu, avec Frédéric le Grand ou avec Metternich, se mettre généralement d’accord pour blàmer l’immoralité de Machiavel; mais nous, presque contemporains encore de ce Napoléon que l’on a appelé un Castruccio gigantesque, dont on a voulu faire un commentateur et qui fut tout au moins un lecteur assidu du Prince; nous devant qui se sont constituées les deux nations les plus jeunes de la jeune Europe, et sous les yeux de qui se sont faites ou achevées l’unité italienne avec Cavour, l’unité allemande avec Bismarck, nous savons que vainement on le couvre d’anathèmes: le machiavélisme, par ce qu’il a saisi, par ce qu’il enferme d’éternellement et universellement humain, d’éternellement et universellement réel, donc d’éternellement et universellement poli-tique, n’a pas cessé de vivre et d’agir. Non seulement nous avons entendu deux fois, par-dessus les Alpes et par-delà le Rhin, jeter le cri qui ressuscite les peuples, mais deux fois, à ce cri, nous avons vu se lever, comme s’il s’éveillait du sommeil de la terre, l’Homme qui devait venir; et, les deux fois, cet homme a été le Prince, tel que Machiavel l’avait annoncé: grand dissimulateur et grand simulateur, grand connaisseur de l’occasion, collaborateur avisé de la Providence ou corrupteur audacieux de la Fortune, grand amateur de la ruse, grand adorateur de la force, lion et renard, tantôt plus lion que renard, tantôt plus renard que lion. Et non seulement nous avons entendu ainsi le machiavélisme crier, nous l’avons vu vivre et agir dans cet événement extraordinaire qu’est l’enfantement d’une nation; mais, dans le train ordinaire des jours, dans les menus incidents qui ne sont des événements que par leur succession, que de fois encore les politiciens qui se croient le plus modernes ne font-ils que mettre en pratique, à peine retouché, à peine rajeuni, le formulaire de Machiavel, resté sur bien des points, après tant de révolutions, comme la règle du jeu de ce monde! Le Prince, c’est l’Homme qui doit venir, mais c’est aussi l’homme qui veut arriver; et pense-t-on qu’il y aurait à transposer beaucoup pour faire de ce bréviaire du tyran un manuel du démagogue? Du chef de bande d’alors au chef de parti d’aujourd’hui, la distance, en vérité, n’est pas si longue qu’elle paraît, toujours par l’unique et suffisante raison que les hommes sont les hommes, que les choses sont les choses, et que la politique est la politique. Or, puisque Machiavel s’est attaché, avec une volonté inébranlable, à voir les hommes comme ils sont, à voir les choses comme elles sont, et à en déduire la politique comme elle doit être, ou mieux comme elle ne peut pas ne pas être (1), il en résulte que le machiavélisme n’a pas plus vieilli, en son essence et en son fond, que ne vieillit une loi chimique ou une loi mathématique, car son essence et son fond ne sont autres que l’essence des choses et le fond de l’homme, données premières, facteurs permanents de la politique. Sauf les variations du milieu, sauf le changement des circonstances, sauf les accommodements et les mises au point que ce changement exige, les causes que Machiavel a notées comme produisant tels ou tels effets continuent et continueront de produire les mêmes effets; les mêmes moyens continuent et continueront de conduire au même but; ou, si les moyens ne sont pas tout à fait les mêmes, ils seront semblables et équivalents. Il y en a de bons, il y en a de mauvais, il y en a de moraux, il y en a d’immoraux; mais le machiavélisme l’ignore ou l’oublie; pour lui, ils ne sont ni bons, ni mauvais, ni moraux, ni immoraux; ils réussissent ou ils ne réussissent pas; s’ils ne réussissent pas, ils sont mauvais; et ils ne sont plus immoraux, ou peu importe qu’ils le soient, s’ils réussissent.

Peu importe au politique, et il ne s’agit ici que du politique et de la politique; Machiavel marque imperturbablement la séparation entre la politique et la morale. Il sous-entend partout: la morale fait un, et la politique fait deux. Nulle part il ne dit qu’il est bien qu’il en soit ainsi, mais il constate qu’il en est ainsi; puis, l’ayant constaté, il n’essaye pas de se duper et de nous duper, il s’en garde, au contraire, et il nous en garde. Il déclare d’une voix tranquille: «Cela veut du sang, cela veut du fer,» comme le chimiste, pour pousser la comparaison, déclare, sans s’en réjouir ni s’en affliger: «Ceci est du vitriol, ,» ou: «Ceci est du sucre..» En Machiavel, aucune hypocrisie; il n’a de scandaleux, et de presque effrayant parfois, que sa sincérité, laquelle n’est pour une bonne part que de l’indifférence scientifique. Cet œil admirablement net est comme un miroir qui réfléchit tout et ne déforme rien, qui ne défigure, ni ne transfigure; et cette main est admirablement fine, admirablement souple, admirablement ferme. Si l’axiome ne ment pas, et si l’intelligence parfaite, c’est «l’adéquation de l’objet et de l’esprit,»–adœquatio rei et intellecius,–voilà l’intelligence la plus parfaite qui ait été, l’esprit absolument égal à l’objet. De là,–toute considération étrangère éliminée, la politique étant prise pour ce qu’elle est dans la réalité, au lieu d’être conçue ou rêvée comme elle devrait être,–la haute et durable valeur du machiavélisme; de là, de ce qu’il est toujours actif, toujours vivant, de ce qu’il est vrai de l’éternelle vérité de la nature et de la science, le profond et puissant intérêt que nous avons à le connaître bien; mais, pour le bien connaître, il faut l’embrasser tout entier; et, pour l’embrasser tout entier, il faut d’abord en retrouver les éléments, déterminer d’après quoi, sur quoi Machiavel a travaillé, dégager les matériaux du machiavélisme; ensuite, montrer Machiavel au travail, étudier le machiavélisme en lui-même, à l’état pur, le fixer, le définir; examiner enfin comment et en quel sens il s’est développé ou il a dévié postérieurement, ce qu’il a produit, ce qui est né de lui, quelles ont été, quelles peuvent être encore les œuvres vécues de. cette œuvre écrite.–Et de là trois parties distinctes, trois temps en quelque sorte dans le machiavélisme perpétuel: le machiavélisme avant Machiavel;–le machiavélisme de Machiavel; –le machiavélisme après Machiavel. L’ordre logique, en l’espèce, est l’ordre chronologique, et le plan est tout fait: il n’y a qu’à commencer par le commencement. Quand Machiavel parut, qu’est-ce que le passé avait accumulé, qu’est-ce que le présent contenait de machiavélisme en suspension?

Le machiavélisme avant Machiavel

Подняться наверх