Читать книгу Les favoris à la cour de Savoie au XVe siècle - Charles Buet - Страница 3
I
ОглавлениеLOUIS de Savoie avait trente-deux ans lorsque son père lui confia la lieutenance générale de ses Etats en se retirant à Ripaille, et trente-huit lorsque Amédée VIII, devenu l’antipape Félix, abdiqua sa souveraineté temporelle en sa faveur. «Il fut prince gracieux, dit le chroniqueur Paradin, fort simple et débonnaire, et héritier de son père, tant en ses biens, comme saintes conditions, douceur, lénité et mansuétude, et surtout avait la crainte de Dieu devant les gens. Au moyen de quoy fut cause principale que pape Félix, son père, se laissa persuader la cession qu’il fit de la papauté, encore qu’il y fust assez enclin.»
Il eut cependant le malheur de se soumettre entièrement à l’influence de sa femme, qui exerça sur lui un empire absolu, et qui fut la cause des évènements désastreux de son long règne.
Le duc Amédée avait envoyé naguère au roi de Chypre des troupes savoyardes commandées par François de la Palud, comte de Varembon et Jean de Compey dont l’expédition échoua. Mais ce prince, pris d’une vive amitié pour Amédée, voulut resserrer les liens déjà formés avec le gardien des Alpes; et un projet de mariage fut arrêté entre Louis de Savoie et Anne de Lusignan, fille de Janus, roi de Chypre, de Jérusalem et d’Arménie, et de Charlotte de Bourbon. Le duc de Savoie voyait dans cette alliance un acheminement à la réalisation du plan, poursuivi par tous ses ancêtres, de s’établir de quelque manière en Orient. Il envoya donc à l’île de Chypre, en novembre1431, son écuyer Simon Dupuy, et le mariage fut conclu à Nicosie, le1er janvier suivant. Anne apportait en dot à son époux cent mille ducats d’or de Venise, et son beau-père lui assignait un douaire de dix mille écus. Furent présents au contrat: Jean de Lusignan, prince d’Antioche, fils aîné du roi; Pierre de Lusignan, comte de Tripoli; les évêques de Naples, de Famagouste et de Tortone; Jacques de Cassan, maréchal de Chypre; Baudouin de Norès, maréchal de Jérusalem, et Henri de Giblet, maître d’hôtel.
Au mois de mai, les seigneurs de Montmayeur, d’Aix et du Saix «allèrent quérir l’épouse en Chypre et l’amenèrent en Savoie.» Les solennités du mariage furent pleines de magnificence. La reine de Sicile, le cardinal de Chypre, le duc de Bar, le comte de Nevers, et le prince d’Orange y assistaient. Le duc de Bourgogne y vint avec deux cents autres gentilshommes.
«Née sur les marches d’un trône, habituée au faste de l’Orient, Anne de Lusignan, proclamée par ses contemporains la plus charmante princesse du siècle, en fut aussi la plus capricieuse et la plus prodigue. Le charme de sa parole, sa grâce naturelle, lui gagnèrent d’abord tous les cœurs; mais l’influence même de ses séductions en devint l’excès. Impatiente de contradictions, elle se piqua d’écraser ses ennemis plutôt que de les séduire; maniant avec une incroyable dextérité les affaires les plus délicates, elle s’abaissa à de vulgaires intrigues et dépensa son génie à des riens. Un sourire, un mot suffisaient à lui ramener les esprits les plus prévenus, et cependant elle ignora toujours l’art d’adoucir les froissements, de guérir ces défiances cachées qui souvent tiennent en suspens les solutions les plus graves. Trop indulgente à qui flattait ses goûts, prenant l’entêtement pour de la force, se croyant généreuse parce qu’elle était prodigue, et héroïque parce qu’elle était imprudente, elle abusa de l’affection de son époux, tint en mépris son caractère indécis et timide, fit litière à ses favoris des dignités et des revenus de l’Etat, et compromit à la fois le prince et la nation en les rendant responsables des tempêtes que soulevaient ses propres fautes. Anne de Chypre ne possédait ni l’austère énergie qui conduit au gouvernement de soi-même, ni cette discipline de sentiments qui prend sa source dans la conscience du devoir. Toute à ses frivolités, à ses intrigues, à ses rancunes, elle s’épuisa dans une lutte sans grandeur et ne réussit à rien pour n’avoir écouté que son orgueil. De toutes les femmes dont l’activité s’exerça en Savoie, ce fut la seule dont l’influence resta détestable, la seule dont on maudit le nom.»
«Anne de Chypre, dit Olivier de la Marche, avait subjugué l’esprit du duc par ses fiertés audacieuses et sa merveilleuse beauté. Altière, imprudente, incapable d’obéir, écrit Œnéas Sylvius Piccolomini, elle prit vite le dessus sur un époux incapable de commander; elle épuisa les caprices que peut se permettre une reine». Son règne fut celui des favoris, partant celui de l’intrigue et de la corruption, et un des plus malheureux de la monarchie. On vit alors les jeunes seigneurs de la Savoie, de la Bresse, du pays de Vaud, abandonner à l’envi leurs antiques manoirs et leur indépendance pour venir, sous les yeux de leur brillante souveraine, dissiper leur fortune en portant sur leurs épaules les prés et les moulins de leurs pères.
«Les Savoyards sont hospitaliers, dit un chroniqueur contemporain, mais à la condition que leurs hôtes ne les primeront en rien et déguiseront leur supériorité sous un faux air de condescendance.» Les Cypriotes qui avaient accompagné la fille de leur roi n’eurent ni cette délicatesse ni cette prudence. Ils se crurent tout permis en raison de leur origine, et pro sua libidine et vanitate sabaudiensibus insultavère. La princesse se crut, à son tour, insultée par le dédain avec lequel les chevaliers de Savoie repoussèrent les prétentions des étrangers, elle s’attira par la vivacité de ses plaintes la haine de certains, la désaffection du plus grand nombre. Jamais, peut-être, les erreurs d’une femme ne produisirent plus d’irritation et ne furent suivies de plus désastreuses conséquences.
On ne connaît pas les noms de tous les Cypriotes qui formaient un si brillant cortège à leur belle souveraine. Un Perrin d’Antioche était écuyer du duc Louis et vicaire de la ville de Turin. Une Louise Babin, fille du chancelier de Chypre et dont la parente, Isabelle Babin, épousa Charles de Lusignan, frère de la duchesse de Savoie, fut la troisième femme de François de la Palud Varembon, surnommé François au nez d’argent. En1452, par charte, le duc Louis assignait à un Cypriote, Pierre du Bois, dit de Nemours, son grand-maître des chasses, eaux et forêts, deux cents florins parvi ponderis à prendre sur la ferme des glands de toutes les forêts qui existaient en Bresse.
Mais on appelait aussi Cypriotes les jeunes seigneurs qui prenaient le parti de la duchesse, et parmi lesquels le plus arrogant était Jean de Compey.
La première guerre que le duc Louis eut à soutenir, «eut lieu contre les écorcheurs, compagnie de routiers qui chevauchaient de pays en pays, de marche en marche, querans aventures et vivant de proies et de rapines.» Le duc envoya contre eux Jean de Seyssel, maréchal de Savoie, qui se joignit à un corps de troupes bourguignonnes, commandées par Théobald de Neuchâtel, et qui parvint à les refouler en France.
Mais cet incident ne produisit pas en France une émotion bien grande, car on y était alors préoccupé d’une affaire extrêmement grave. Le duc Louis venait, dans un grand conseil tenu à Genève, de déclarer par édit le domaine de Savoie inaliénable comme bien de la couronne de France; et en même temps, ayant reçu quelques plaintes contre ses officiers de justice, il avait député la Palud-Varembon, Guillaume de Luyrieux et François de Thorens, président des audiences de Genevois, «pour, en qualité de réformateurs généraux de l’Etat, faire réparer toutes les violences qui auraient été faites à ses sujets, corriger les abus et faire punir les malversations de ses officiers.»
Or Varembon recueillit de nombreuses plaintes contre Guillaume Bolomier. C’était son ennemi particulier depuis1431, lorsque Varembon, ayant saccagé la ville de Trévoux, possession du duc de Bourbon, avait été condamné par Amédée VIII, sur les conseils de Bolomier, à payer une indemnité considérable.
Les Bolomier descendaient, à ce qu’ils assuraient, de la famille de Fabius, gens Fabia, de l’ancienne Rome. Leur premier ancêtre, Antoine Fabius, fut amené en1300, de Rome, par Humbert de Thoire-Villars, qui était allé assister au jubilé de la Ville-Sainte. Simple gentilhomme, Guillaume Bolomier commença sa carrière diplomatique en1428, devint maître des requêtes en1439, fut le secrétaire, le familier et l’ami de Félix V, et le premier du Conseil, presque un ministre d’Etat sous Louis. Marié en premières noces à Anne de Dortans, puis en secondes à Ancelyse des Clefs, il était apparenté aux meilleures familles de Bresse et de Savoie. Il possédait les seigneuries de Villars, de la Bastie, d’Ardilliers, de Rosey, de Sura et de Nercia. Un de ses frères, Antoine, était trésorier général de Savoie; un autre, évêque de Belley. Il était donc fort puissant, dans une haute position. On assurait qu’en acceptant le pontificat, Félix V avait cédé à ses instances, et que c’était à l’encontre des opinions de Bolomier qu’il l’avait ensuite abdiqué.
Varembon dénonça donc le vice-chancelier, disant qu’il était de bas état, de mauvaise et petite volonté, et qu’il «se voulait faire grand sur tous les nobles sujets sans avoir nul respect de raison.»
Guillaume Bolomier fut donc arrêté et emprisonné au château de Chillon; on ne sait même pas de quels crimes on l’accusait, sa sentence ne portant que ces mots: Pro nonnullis atrocibus criminibus et delictis.
Il comparut devant les réformateurs généraux, et à la vue de Varembon qui les présidait:
«Je vois bien qu’il me faudra parler, s’écria-t-il. Je dis que le sieur Varembon, que je vois là, a médit de moi dans l’assemblée des trois Etat, qu’il est faux et traître contre l’empereur son souverain, contre le pape, contre monseigneur de Savoie, contre monsieur le Dauphin et contre moi. Et ce, je veux le maintenir et le prover par devant monsieur le duc.»
Malgré l’émotion que lui causait cet outrage, Varembon se contint et dit avec sang-froid:
«Messeigneurs, il me faut répondre quelques mots à monseigneur Bolomier, sur ce qu’il a dit à l’encontre de mon honneur. Je suis pourvu de bien petit conseil pour traiter si haute matière; mais vérité ne quiert avoir conseil, et vous requiers de mettre mes paroles par écrit.»
Bolomier répliqua:
«Je le vérifierai devant monseigneur le duc, l’Empereur et autres princes, si je ne meurs avant dix ans.»
Ce long délai semblait prouver que l’accusation du vice-chancelier ne reposait que sur de bien faibles bases.
François de la Palud, furieux, se plaignit amèrement au duc Louis, et exigea qu’une enquête fut faite. Si son ennemi avait dit la vérité, il se soumettait d’avance au plus rigoureux châtiment; si, au contraire, Bolomier n’était qu’un calomniateur, il fallait qu’il fût puni d’une façon éclatante. Il demanda en conséquence que la chose fût jugée par le souverain en personne dans l’audience solennelle des Grands-Jours. Pendant ce temps, le procureur fiscal de Savoie instruisait contre Bolomier un procès fondé sur des faits qui sont restés ignorés, et qui se termina par une condamnation à60,000 écus d’or d’amende, somme énorme et qui laissa supposer que l’on voulait châtier des extorsions inouïes. Cette première sentence fut prononcée en décembre1445. Le11février de l’année suivante, par lettres datées de Genève, le duc commit Amé de Viry, Bertrand de Duingt, seigneur de la Val d’Isère, Jean Descostes, Jacquemet Pollier, chevalier, docteur ès-lois, et Jean, seigneur de Chavannes pour former une assise générale et juger sommairement le vice-chancelier. «La question, dit Burnier, fut ainsi posée: ou Varembon était un traître, et on lui infligeait un châtiment exemplaire; ou Bolomier l’avait calomnié, et il subissait la peine du talion.»
Chose étrange! une fois en présence de ses nouveaux juges, l’ami de Félix V, encore qu’il fût soutenu par son ancien maître, se dédit et avoua qu’il avait calomnié son adversaire. L’arrêt déclara donc que Bolomier, n’ayant pu prouver ses dires, était condamné pour ce fait d’abord, et il ajouta ensuite: Et aliis justis de causis nos ad hoc moventibus et juste movere de debentibus, etc. Cet arrêt importait la peine capitale. Le 9septembre, en effet, le vice-châtelain de Chillon, Hugonin Leydier, pénétra dans le cachot de Bolomier, l’emmena et le fit monter dans une barque qui stationnait sur le lac. Quand cette barque, sous l’impulsion de deux vigoureux rameurs, fut arrivée près de l’embouchure du torrent de Tinier, qui se jette dans le Léman, entre Chillon et Villeneuve, le bourreau de Lausanne s’empara du prisonnier, le garrotta, lui attacha une grosse pierre au cou et le précipita dans les flots.
Cette affaire est toujours restée un mystère que nul n’a pu approfondir. Bolomier fut-il un coupable ou une victime? Il fallait que la haine de François au nez d’argent fut bien enracinée et tenace pour le poursuivre ainsi! Notre opinion, d’après ce que l’histoire dit de cet homme, est qu’il fut une victime, sinon innocente, du moins exempte des crimes politiques dont on l’accusa. Varembon était un des favoris d’Anne de Chypre, tandis que Bolomier, vieillard austère, représentait à la cour de Louis les idées graves et sombres d’Amédée VIII; peut-être était-ce un témoin gênant qu’il importait de faire disparaître. Les accusations contre Varembon, il ne les rétracta probablement que pour ne pas deshonorer le fils de son royal et vieil ami, car tout porte à supposer qu’elles avaient trait à la conduite de la duchesse.
Dans tous les cas, Varembon ne fut point fidèle à l’antique devise de sa famille: Mourir plutôt que se souiller!