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L’ABBÉ BERTHELOT

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Table des matières

La distance qui séparait le château du presbytère n’était pas longue; mais il était dix heures du soir, la nuit était sombre, la pluie tombait par torrents et les rafales de l’équinoxe d’automne, arrachant aux arbres leurs feuilles jaunes, sifflaient avec fureur à travers les branches noires et ruisselantes.

L’abbé Berthelot, tenant à deux mains un large parapluie de cotonnade bleue, marchait côte à côte avec la vieille Brigitte, sa servante, qui portait un falot.

Le chemin qu’ils suivaient longeait le mur du parc, au-dessus duquel se montrait la ramure presque complétement dépouillée d’une allée de tilleuls et d’un massif de marronniers d’Inde: une oseraie le bordait de l’autre côté, indice d’un terrain humide et glaiseux. Aussi, bien que le digne abbé cherchât à se maintenir sur les bandes d’herbe qui rayaient la voie, alternativement avec les ornières, faisait-il presque à chaque pas des glissades au bout desquelles une flaque d’eau se trouvait toujours à point pour recevoir son pied.

Il était si préoccupé qu’il ne s’en apercevait pas.

A quoi songeait-il donc si profondément, ce bon abbé ?

Il avait passé la soirée au château de la Chesnaye, ce qui lui arrivait le jeudi de chaque semaine; il n’y avait là rien d’extraordinaire.

L’abbé Berthelot grommelait, chemin faisant, comme s’il eût dit ses patenôtres, sans prendre garde qu’un mot çà et là, dépassant le diapason général de son soliloque, tombait distinctement dans l’oreille de Brigitte. Enfin la contention de sa pensée devint à un certain moment telle que cette phrase tout entière s’échappa de ses lèvres:

— Elle a rougi, dit l’abbé, lorsque je suis entré !

— Ah! monsieur le curé, s’écria Brigitte, est-il Dieu possible! faites donc attention et regardez à vos pieds, vous venez de m’envoyer de l’eau plein mon sabot.

— Je vous demande pardon, Brigitte, je ne l’ai pas fait exprès, répondit naïvement l’abbé Berthelot, dont le trouble singulier n’échappait point à la paysanne.

— Ah çà ! qu’est-ce que vous avez donc ce soir, monsieur le curé, vous avez l’air tout je ne sais comment; est-ce que vous avez perdu?

— On n’a pas joué.

— Tiens, pourquoi donc?

— La vieille madame de Mornais avait la migraine et n’a pas quitté sa chambre, et le mauvais temps, sans doute, a empêché M. du Portal de venir.

— Ah! — Eh bien, et M. Paul, lui, le mauvais temps lui a-t-il fait peur aussi?

— M. Duplessis y était, répondit gravement l’abbé.

Le ton froid et réservé dont fut faite cette réponse imposa quelques instants silence à la vieille Brigitte; mais bientôt elle revint à la charge.

— Vous m’avez accusée quelquefois, monsieur le curé, d’être une mauvaise langue...

— C’est vrai, Brigitte, dit avec bonhomie l’abbé, vous n’êtes pas une méchante femme; mais vous parlez trop volontiers du prochain pour ne pas le faire quelquefois à son préjudice.

— C’est bien, monsieur le curé, je ne dirai rien: je voulais vous donner un bon avis pour quelqu’un qui vous intéresse; mais je me liens pour avertie, et le diable, sauf votre respect, ne me ferait pas desserrer les dents.

— J’espère, ma bonne, que je ne ressemble pas à l’ennemi du genre humain, et s’il s’agit en effet de quelqu’un qui m’intéresse... particulièrement sans doute; —car vous savez bien que rien de ce qui touche mes paroissiens ne me saurait être indifférent... — je vous absous à l’avance du plaisir que vous allez prendre à commettre une indiscrétion.

— Eh bien! monsieur l’abbé, reprit Brigitte médiocrement flattée de la formule par laquelle il venait d’être donné licence à sa langue, il s’agit de la jeune comtesse.

— Et que peut-on dire de madame de la Chesnaye? dit en s’arrêtant tout court l’abbé Berthelot.

— Dame, monsieur le curé, on dit que le comte, toujours par voie et par chemins pour ses mines et ses usines, laisse plus souvent et plus longtemps qu’il ne faudrait la comtesse seule au château, et que le jeune M. Duplessis va volontiers lui tenir compagnie.

— Voyez un peu ces paysans! Eh bien! après?

— Après? Je n’en sais pas davantage, je ne vais pas au château, moi; mais voilà ce qu’on dit, je vous en avertis... Le fait est qu’elle ne doit pas s’étouffer d’agrément, la chère petite dame, qui n’a pour toute distraction qu’une vieille tante, le bonhomme du Portal et vous, monsieur l’abbé...

— Et ses enfants, Brigitte, vous les oubliez, dit sévèrement le prêtre...

— Ils jouent trop dans le parc avec leur bonne, pendant que madame la comtesse fait de la musique avec M. Paul, murmura Brigitte, témoignant ainsi de la sagacité que le paysan trouve toujours au service de la malveillance et de l’envie qu’il éprouve à l’encontre du bourgeois et surtout du seigneur.

— Brigitte, dit l’abbé Berthelot d’un ton qui n’admettait pas de réplique, votre péché est plus gros que je ne pensais; car il y avait un mauvais sentiment dans vos dernières paroles. Sachez qu’il n’y a rien à dire sur le compte de madame de la Chesnaye, et que je me porte garant de son innocence. Je vous défends donc, —vous entendez? — je vous défends de répéter à qui que ce soit ce que vous venez de me dire. Pensez-y: cela est plus grave que vous ne croyez, et si j’apprends que vous m’ayez désobéi... vous ne communierez point à Pâques!

Ils étaient arrivés à la porte du presbytère.

Brigitte alluma la chandelle de l’abbé et se retira sans mot dire.

L’intérieur de l’abbé Berthelot était traité avec cette héroïque indifférence des choses de la terre qui caractérise le vrai prêtre. On y sentait le froid et la nudité du cloître: partout le carreau, sauf un étroit tapis de lisières étendu devant le petit lit de bois peint où couchait l’abbé ; des murs badigeonnés et nus, point de glaces; un simple miroir dans un vieux cadre de chêne uni, piqué des vers, avec un brin de buis fiché dans un de ses angles, pendait au-dessus d’une cheminée sans usage, sur l’âtre immaculé de laquelle tombait la pluie, et où avaient chu, ce soir-là, les débris d’un vieux nid d’hirondelle. Le mobilier, réduit au strict nécessaire, était tel encore que l’avait laissé le prédécesseur de l’abbé Berthelot. Le seul luxe du bon abbé était, non pas sa bibliothèque, — en tant que meuble, elle n’existait pas, — mais ses livres rangés sur des tablettes de bois blanc, nombreux, et choisis de telle sorte qu’ils dénonçaient, en leur propriétaire, un lettré.

Ce n’était pas, en effet, un homme ordinaire que l’abbé Berthelot. D’abord, il était très-intelligent et très-simple, ce qui est rare; puis il était profondément philosophe, sans en avoir la moindre conscience, et, en même temps, d’une piété imperturbable et profonde, œuvre de volonté devenue œuvre de foi! S’il avait pu concevoir, dans son âme angélique et sereine, quelque pensée d’orgueil, il eût pu dire: la grâce ne m’a pas été donnée, je l’ai conquise! Il s’était décrété vieil homme; — car il avait à peine cinquante ans, — en avance de vingt années sur sa vie et se dissimulant ses forces à lui-même, à l’aide d’une mise en scène minutieuse et constante d’un âge qui n’était pas le sien. Avec une pieuse et triste constance, il avait su s’habituer à marcher, comme Sixte-Quint, avec des béquilles qu’il jetait pour les reprendre ensuite, s’il se croyait l’élu d’une bonne action à accomplir, d’un dévouement à consommer. Il retrouvait des jambes pour courir vers le bien efficace et vers le sacrifice qu’il faisait à Dieu dans le prochain.

L’amour de la voie qu’il s’était tracée était si grand, l’habitude qu’il avait de la suivre était telle, que toutes ces choses s’accomplissaient avec une merveilleuse harmonie. Ainsi que dans ces œuvres parfaites, fruits d’une volonté puissante, d’un labeur prolongé, d’un effort incessant, ni la volonté, ni le labeur, ni l’effort n’apparaissaient dans la vie, non pas seulement apparente, mais profonde, mais intime, de l’abbé Berthelot, et elle s’accomplissait, pure et paisible, dans l’unité de la vertu.

L’abbé était un homme de haute taille, maigre, d’une tenue distinguée, même élégante, en ne donnant au mot qu’une signification restreinte. Ses cheveux gris abondants encadraient un front élevé, mais dépourvu de protubérances latérales. Les yeux, quoique noirs, étaient doux jusqu’à la tendresse, très-souvent fixes et perdus dans le vide, comme ceux des rêveurs. Un nez aquilin, séparé du front par une scissure profonde, et des sourcils arqués et drus, donnaient au visage un air d’austérité ordinaire et d’énergie accidentelle, que l’expression des yeux n’atténuait pas à première vue. Les paysans avaient toujours respecté l’abbé Berthelot, et étaient arrivés à l’aimer, tant il avait de fois démenti pour eux le premier aspect de sa physionomie.

Demeuré seul, l’abbé resta sous l’obsession de sa préoccupation charitable, et le souvenir de sa soirée au château persista.

Habitué à se plier aux menues pratiques de sa profession, qui paraissent ordinairement futiles ou affectées aux yeux des gens du monde, il suivait rigoureusement les traditions et les procédés de son ordre, ayant bien et dûment constaté leur raison d’être et leur utilité pratique. Pour vaincre son idée fixe, il dit ses prières à haute voix et à plusieurs reprises. Les prières faites, l’idée resta. Alors, il lut quelques pages de son bréviaire; puis quelques chapitres de l’Imitation en latin, pour mieux embesogner son esprit. Parvenu au chapitre de pura mente et simplici intentione, il se rappela la traduction de Corneille, et donna de l’occupation à sa mémoire en la récitant.

— J’ai toujours été frappé, murmura l’abbé, de ce passage, où perce l’un des rares côtés humains de ce livre, un peu trop exclusivement monacal, peut-être, pour être le bréviaire absolu d’un prêtre, dont la profession regarde autant l’homme que Dieu. Et, tout en se mettant au lit, il récita lentement, pour en mieux suivre le sens, les vers suivants:

Purge l’intérieur, rends-le bon et sans tache,

Tu verras tout sans trouble et sans empêchement,

Et tu sauras comprendre, et tôt, et fortement,

Ce que des passions le voile épais te cache:

Au cœur bien net et pur l’âme prête des yeux

Qui pénètrent l’enfer et percent jusqu’aux cieux;

Il voit tout comme il est, et jamais ne s’abuse...

— Pourtant, dit l’abbé en s’interrompant, je suis bien sûr que la comtesse a rougi!

L’idée obstinée reparaissait victorieuse; elle voulait décidément sa place dans les méditations de cet homme de bien.

L’abbé Berthelot n’en éprouva pas d’impatience:

— Soit! dit-il avec résignation, et s’allongeant sur sa couche, il joignit les mains sur sa poitrine, dans la pose exacte des statues couchées sur les tombeaux, prêt à donner audience à sa pensée tenace et à en délibérer.

Je crois, pensa-t-il, résister aux sollicitations d’une curiosité vaine ou d’un orgueil avide de porter des jugements. Je me trompe: ce n’est pas un mérite que je me donne, c’est une lâcheté que je commets. J’obéis plutôt au désir égoïste et secret de conserver ma tranquillité qu’à aucun sentiment charitable. Je ne suis pas un moine, mais un prêtre, et ce n’est pas pour nous qu’il a été dit: «Vous n’avez pas à répondre pour les autres, mais vous rendrez compte pour vous.» Non, non; car nous avons charge d’âmes. Je recule devant un devoir, il y a ici une mission à remplir pour moi! — Il ne s’agit donc plus d’opposer les défiances de ma modestie aux suggestions d’un esprit qui, après tout, et grâce à Dieu, est doué de quelque clairvoyance; il s’agit de voir nettement les choses et d’intervenir... — Intervenir! reprit l’abbé, voilà, voilà ce qui m’épouvante... C’est là que gît la raison obscure de ma défaillance et de ma fuite... Intervenir! répéta-t-il encore: comment? Que ferai-je? — Interrogeons d’abord le danger: avec l’aide de Dieu, je trouverai les moyens de le combattre. Il suffit souvent des plus petites choses pour faire faire aux événements des angles inattendus. Les paysans parlent déjà : qu’y a-t-il? Peut-être rien que des apparences, et de bien faibles et de bien banales apparences. Pourquoi, alors, la comtesse a-t-elle rougi? — J’étais en retard. Le temps était horrible. On pensait que je ne viendrais point. Quelle figure a donc faite M. Paul Duplessis à mon arrivée? En voyant la rougeur de la comtesse, je me suis troublé comme un sot, et je suis resté plus interdit qu’elle: j’ai baissé les yeux comme si j’avais été moi-même pris en faute, j’ai trébuché sur un coussin, et j’ai caressé le chien de madame de Mornais avec une tendresse imbécile. — M. Duplessis était debout et me tournait le dos, regardant, aux vitres de la fenêtre, l’impénétrable nuit, comme s’il y eût vu clair... J’eus le loisir de lâcher trois ou quatre sottises sur le temps, sur le chien et sur la migraine de madame de Mornais, avant que le jeune homme vînt nous joindre. Il était fort maussade et paraissait... ce que l’on paraît quand un importun dérange un entretien agréable... Je me rappelle qu’avant ma sortie du séminaire, un jour que je me trouvais dans le salon de ma tante, seul avec... — il faut bien, dit avec repentir et humilité l’abbé Berthelot, s’interrompant dans son souvenir, il faut bien que mon rapide passage à travers la vie du monde et le triste apprentissage que j’ai fait des passions humaines avant ma profession, me serve à quelque chose... — la soirée, reprit-il, poursuivant son examen rétrospectif, la soirée s’écoula décousue et boiteuse: on aurait bien pu faire un écarté ou un piquet à trois. M. Duplessis refusa une partie de dames que je lui offris, et préféra crayonner des hachures sur un album et écrire soixante ou quatre-vingts fois son nom, en ayant l’air de chercher des parafes pour sa signature. Grand désœuvrement: joie interrompue, espérance trompée, préoccupation tenace. La comtesse ne l’a pas regardé une seule fois. Lui, il s’était posé de façon à tenir dans le même rayon la pendule et la comtesse, et à profiter ainsi de l’amphibologie de son regard. Il y avait de l’amertume dans ses paroles, presque le désir de m’être désagréable. Il effleurait volontiers de sa critique les opinions qui devaient avoir ma sympathie, et la comtesse les défendait avec un petit air tendre et charitable qui nous caressait tous les deux à la fois. — Enfin, malgré mon aveuglement et ma sottise, je sentis se dégager de cette longue et gauche soirée un tel malaise, qu’instinctivement je quittai le château une grande demi-heure plus tôt que d’habitude. Lorsque je partis, M. Duplessis me fit un adieu si cordial, que je fus frappé de sa discordance avec le ton de nos rapports durant la soirée. Son front parut tout d’un coup dégagé des sombres nuages qui l’avaient obscurci depuis mon entrée, et cette embellie subite ne servit qu’à rendre plus évidente l’expression de désappointement profond dont il ne put se défendre quand madame de la Chesnaye lui dit d’un petit air dégagé : — «Voulez-vous une lanterne, monsieur Duplessis?» En y regardant de près, ceci me rassure; car la comtesse aurait pu ne pas le congédier: il était de bonne heure pour des gens du monde. — A-t-elle craint que ma défiance fût éveillée? — Allons, ne la calomnions pas et ne nous hâtons point de conclure. — Demain, j’irai au château, — je prierai la comtesse d’organiser une quête, — ce sera mon prétexte: — les pauvres y gagneront toujours cela!

L’effervescence du bon abbé, soulagée par cette issue donnée à ses sentiments inquiets, s’était calmée peu à peu, durant le long conseil qu’il avait tenu avec lui-même. Les dernières phrases que nous avons rapportées ne furent point murmurées sans pauses, et ces pauses étaient de plus en plus prolongées. Il lui fallut beaucoup de temps pour trouver l’expédient naïf de la quête, et l’effort qu’il fut obligé de faire pour émettre sa pensée, quelle que fût la simplicité de la formule, acheva d’épuiser ce qui restait de force à son esprit, livré maintenait sans entraves aux assauts du sommeil.

Le bruit de la pluie sur les vitres et les grondements sourds du vent achevèrent, par leur monotonie et par le sentiment inévitable de bien-être qu’ils répandent chez les gens qui sont au chaud et à l’abri, ce que la juste satisfaction que venait de se donner l’abbé Berthelot avait commencé.

Le digne homme s’endormit.

Cette jeune comtesse de la Chesnaye, dont l’abbé Berthelot se préoccupait si fort, avait su, en effet, lui inspirer un intérêt plus qu’ordinaire, intérêt qu’expliquera d’ailleurs la suite de cette histoire. L’abbé avait autrefois connu, avant d’entrer dans les ordres, la mère de la comtesse, qui appartenait à une famille fort ancienne et fort riche du Languedoc. Il venait d’être, sur sa demande, envoyé en mission à la Guyanne, lorsque mademoiselle Valentine de Lauraguais — c’était ainsi que se nommait la mère de la comtesse — épousa, avec un million de dot, le marquis de Villaret-Taxis, un excellent gentilhomme qui possédait 500,000 livres de rentes. La jeune comtesse de la Chesnaye fut l’unique fruit de ce mariage. Aucun souvenir ne lui restait de son père: elle avait trois ans lorsqu’il fut tué en duel en défendant l’honneur de sa femme, pour laquelle il professait une véritable adoration. Le marquis était brave, spirituel et bon, mais il était laid, et joignait à cela une brusquerie d’allure peu propre à éveiller la sympathie et à inspirer des préventions favorables. Il avait peu d’amis; mais ceux qu’il avait lui étaient invinciblement attachés. Enfin il déplaisait généralement au premier abord; mais quand on l’avait pratiqué, on subissait le double charme d’un esprit plein d’élévation et de vivacité, d’un cœur plein de sentiments généreux et de délicatesses. Mademoiselle de Lauraguais avait obéi à regret à une volonté plus forte que la sienne en épousant le marquis; mais peu à peu elle avait éprouvé ses mérites, l’affection était venue avec la reconnaissance, et lorsqu’elle le perdit, au vide qu’elle sentit autour d’elle, à l’âcre et douloureuse persistance de ses souvenirs, elle reconnut que, pour ne s’en être jamais doutée, elle n’en aimait pas moins très-réellement son mari. Jeune, — la marquise avait alors vingt-quatre ans, — et riche d’affection non dépensée, elle se livra, avec l’ardeur d’une âme qui croit avoir découvert sa véritable voie, à cet amour rétrospectif. La mémoire du marquis de Taxis se dégagea de son enveloppe matérielle; la forme arbitraire et peu attrayante qui recouvrait comme d’un masque, pendant sa vie, les perfections de son être intime, s’évanouit, et sa femme ne le vit plus, en souvenir, que comme ces esprits dont parle Swedenborg, «dans les apparences de sa réalité.» La marquise ne quitta plus le deuil et se consacra à l’éducation de sa fille. Des procès ruineux, intentés par la famille de son mari, dévorèrent les trois quarts de sa fortune: elle n’en eut ni affliction ni colère, et ne diminua pas d’un écu la bourse toujours ouverte de ses charités. Comme elle prenait les fonctions de Providence pour les individus, elle prit les fonctions de gouvernement pour le pays qu’elle habitait, en réalisant de ses deniers les vœux, quelquefois indiscrets, du conseil municipal, et en prenant souvent l’initiative de travaux qu’on lui disait être d’utilité publique. Quand sa fille eut dix-heuf ans, elle la maria au comte de la Chesnaye, dont la fortune était médiocre, mais que la jeune fille aimait, et dans lequel, d’ailleurs, la marquise crut trouver la monnaie du marquis défunt, avec d’assez remarquables agréments physiques en plus. Un an plus tard, quelques mois après la naissance du premier enfant de madame de la Chesnaye, la marquise de Villaret-Taxis, comme si elle n’eût eu plus rien à faire en ce monde, mourut de la rupture d’un anévrisme au cœur, affection dont elle souffrait depuis la perte de son mari, et contre laquelle elle n’avait jamais rien voulu faire. La jeune comtesse fut prise d’un tel désespoir, qu’il fallut quitter la résidence où s’était écoulée sa jeunesse, et c’est alors que le comte vint s’établir avec elle au château de la Chesnaye.

L’abbé Berthelot était depuis dix ans curé dans la commune quand le comte et la comtesse y firent leur installation. Le comte, qui le connaissait, quoiqu’il fût venu jusqu’alors assez rarement dans le pays, alla lui rendre visite, et l’invita à venir voir le plus souvent possible la comtesse, élevée par sa mère dans des sentiments de piété auxquels, disait-il, il s’associait de cœur.

— Cela signifie, dit en souriant l’abbé, que M. le comte ne viendra sans doute pas très-régulièrement à la messe.

— Je suis souvent forcé de voyager pour mes affaires, répondit M. de la Chesnaye: je m’occupe du temporel, le spirituel regarde la comtesse; mais j’espère bien en ceci jouir des bénéfices de la communauté. — A propos, ajouta le comte avec une gravité triste, nous touchons à une date bien douloureuse pour ma femme et pour moi, l’anniversaire de la mort de ma belle-mère. Il y aura dans trois jours un an que cette noble et pieuse femme nous a quittés.

— Elle était âgée? demanda l’abbé Berthelot avec un ton de componction polie, dans lequel perçait l’indifférence naturelle à un homme un peu blasé sur les choses de la mort.

— Non, monsieur le curé ; la marquise avait quarante-deux ans.

— Les noms, je vous prie? dit l’abbé en prenant un petit registre sur lequel il se disposa à écrire.

— Marquise de Villaret-Taxis, née Valentine-Henriette de Lauraguais... Eh! mon Dieu! qu’avez-vous, monsieur le curé ?

L’abbé Berthelot avait tressailli à ce nom; une pâleur mortelle avait envahi son visage; sa plume, étrangement serrée entre ses doigts crispés, attestait une tension violente, transmise des nerfs de la sensation aux nerfs du mouvement, et révélant un effort énergique de compression et de résistance: dévoré d’une curiosité invincible, et soutenant contre lui-même une lutte où sa volonté avait le dessous, il restait immobile, la bouche ouverte et convulsive, attachant sur M. de la Chesnaye des regards qui semblaient vouloir, selon l’énergique expression italienne: Succhiargli dagli occhi il segreto.

— Mais je l’ai connue, monsieur, je l’ai connue! — s’écria l’abbé Berthelot, — les phénomènes rudimentaires que nous avons sommairement indiqués n’ayant pas mis, avec tout leur cortége de causes et de conséquences, plus d’une seconde à s’accomplir.

— Une sainte femme, dit le comte.

— Oh! bien belle! dit l’abbé.

Cette phrase, peu orthodoxe, murmurée par sa bouche comme si elle n’eût été qu’endormie sur ses lèvres, sa conscience l’entendit, et, en un instant, sollicitée par ce cri d’alarme, sa volonté se dressa comme l’archange, ailée pour franchir les distances, cuirassée d’or pour résister aux coups, armée du glaive flamboyant pour frapper.

Le pauvre curé baissa la tête et se signa en fermant les yeux; quand il les rouvrit, les éclairs de ses regards étaient éteints, ses traits détendus, son front d’une sérénité parfaite.

— Les choses se feront, monsieur le comte, reprit-il avec un grand calme, aussi bien qu’elles peuvent se faire dans une église de village; mais Dieu sera avec nous...

— Et avec votre esprit, je le vois, monsieur le curé, ajouta d’un ton pénétré M. de la Chesnaye: puisque vous avez connu la marquise, venez voir souvent sa fille, à qui vous en pourrez parler comme il convient, je crois.

— «Laissez, les morts ensevelir leurs morts,» a dit Jésus-Christ: il ne convient pas, monsieur le comte, d’entretenir outre mesure une douleur qui, en diminuant le ressort de l’âme, peut nous induire à négliger nos devoirs permanents, ou à ne les accomplir qu’avec découragement et tiédeur. Le pieux souvenir que madame la comtesse a conservé de sa mère, est légitime et louable; mais il ne faut pas l’exagérer comme les femmes sont quelquefois trop portées à le faire. J’ai en ceci l’exemple de ma propre mère: les natures délicates, dépravées peut-être, ont fait la découverte redoutable et impie de la volupté de la douleur; malgré sa sombre hypocrisie, on ne la doit pas moins fuir que les autres, cette volupté terrible... la plus destructive peut-être, ajouta-t-il d’une voix profonde, la plus contraire aux devoirs de l’homme envers soi-même. Moins nous parlerons du triste sujet auquel nous allons dans trois jours payer notre tribut, mieux vaudra, croyez-en ma propre expérience, monsieur le comte. J’irai voir madame la comtesse souvent et de grand cœur, mais je me ferai mondain pour elle: il ne faut pas être curé plus qu’il ne convient, dans l’intérêt même de la cause du bon Dieu, et pourvu que l’on conserve sa soutane, on n’est pas tenu d’être toujours en surplis.

L’abbé Berthelot tint parole, et devint bientôt un hôte habituel du château: il plut beaucoup à la comtesse, et s’attacha lui-même fort affectueusement à elle.

M. de la Chesnaye, doué d’une activité dévorante et d’un incroyable besoin de mouvement, s’était lancé dans une série d’entreprises industrielles dont le soin l’absorbait tout entier. Aussi, bien qu’il adorât sa femme, passait-il rarement plus d’un mois de suite au château que la comtesse habitait toute l’année, et où elle avait pour compagnie ordinaire madame de Mornais, tante maternelle du comte. Madame de Mornais était une grosse personne, aux bras courts, extrêmement myope au moral comme au physique, exclusivement née pour faire de la tapisserie et jouer aux cartes, dépourvue de toute pénétration, incapable d’un raisonnement quelconque, cuirassée d’une indifférence profonde et d’un tranquille dédain pour tout ce qui n’appartenait pas directement à la série très-restreinte d’idées toutes faites, qui se carraient à l’aise dans son cerveau et dont elle se servait, comme les gens qui jouent du cor emploient les tubes divers à l’aide desquels ils modifient le ton de leur instrument. Visage bouffi, peau veloutée, teint rose, trente-deux dents courtes et blanches, sourcils nuls remplacés par un arc très-artistement fait avec la tête d’une épingle enfumée, cheveux fins et blonds, mains petites et blanches, pieds mignons, mais engorgés à la cheville. Madame de Mornais ne voyait dans l’abbé Berthelot qu’un ecclésiastique ordinaire, et le traitait sans plus de considération que n’en avaient pour leurs chapelains les seigneurs féodaux. Son interlocuteur habituel, son partenaire de prédilection était M. du Portal, gentilhomme de cinquante-cinq ans, qui avait essayé de faire un peu de chouannerie en 1830, se croyait Breton bien qu’il fût né en Picardie, et s’imaginait très-sincèrement être le collègue des Charrette et des Lescure. Ancien garde du corps de Charles X, il avait avec lui une ressemblance singulière, qu’il augmentait encore en arrangeant ses cheveux comme le faisait le roi, et comme nos vieilles pièces de cinq francs le consacrent.

Possesseur d’une fortune considérable, il était resté garçon par affection pour son unique neveu, «le jeune monsieur du Plessis,» qui venait inaugurer cette année une redevance, récemment convenue, de deux mois de cour et de petits soins à payer annuellement à son oncle.

Celui-ci, qui l’avait fait élever selon ses idées et, à ce qu’il croyait, en parfait gentilhomme, avait trouvé en lui une rare docilité. Il avait tenu opiniâtrément à ce que son fils d’adoption fût avant tout bon écuyer et fort à l’escrime. Puis il lui avait fait faire ses études à Paris, en qualité d’externe libre dans un collége, sous la direction d’un abbé de sa connaissance, homme fort savant et fort spirituel, mais des plus mondains. Le côté des arts d’agrément n’avait pas été négligé. Paul du Plessis avait eu pour maître de danse un premier sujet de l’Opéra, Kalkbrenner pour professeur de piano, Bordogni pour maître de chant, et pour maître de dessin je ne sais plus quel paysagiste à la mode au faubourg Saint-Germain. Le jeune homme avait agréablement réussi dans ces diverses choses, sans montrer de prédilection particulière pour aucune. Il les possédait isolément sans qu’aucun lien les unît entre elles, et passait indifféremment de l’une à l’autre, sans les embrasser jamais toutes ensemble dans un sentiment commun. Il n’avait nul soupçon de la philosophie de ses connaissances, et sa science manquait absolument de synthèse. Ce n’était, du reste, ni son oncle, ni son précepteur qui eussent pu se charger de cette partie élevée de l’éducation, — généralement et particulièrement négligée et méconnue, — et tout le côté moral du pauvre garçon était resté absolument en jachère, sans qu’aucune herbe folle y eût été brûlée, sans qu’aucune bribe d’engrais y fût tombée, sans qu’aucun coup de houe en eût entamé le sol compacte et pierreux.

Par-dessus le marché, le bonhomme du Portal n’était pas religieux: il en était toujours aux abbés galants de la régence, et traitait comme tel l’abbé Berthelot lui-même, auquel il frappait amicalement sur l’épaule, qu’il regardait en clignant malicieusement de l’œil quand s’égarait dans la conversation quelque allusion scabreuse, et qu’il appelait «gaillard» et «bonne pièce.»

Paul du Plessis avait été mené de bonne heure dans le monde et dirigé dans ses premières aventures par son oncle lui-même, qui rangeait les exploits galants parmi les illustrations d’un gentilhomme.

Livré à lui-même à sa majorité, il vivait seul et libre à Paris depuis quatre ans, ne faisant absolument rien autre chose que monter à cheval, faire des armes, tirer aux pigeons, suivre l’Opéra, bien vivre et, selon l’expression de son oncle, «servir les dames.» C’était un joli garçon, brun, aux yeux bleus, habillé ordinairement comme un domestique anglais, et qu’on eût pris facilement, en grande tenue, pour un Américain de distinction. Sans passions et très-ordonné dans sa conduite, il ne dépassa jamais pour ses dépenses la pension de mille écus par mois que lui faisait son oncle, si ce n’est une fois; mais ce fut de propos délibéré : un de ses amis lui ayant démontré la nécessité de simuler une dette quelconque pour que rien ne manquât à sa renommée de gentilhomme, et pour donner à M. du Portal le droit de parler des folies de son neveu.

Présenté par son oncle au château, cordialement accueilli par le comte alors présent, gracieusement reçu par la comtesse qu’il trouva jouant avec les deux plus jolis enfants qu’on puisse imaginer, M. Paul ne douta pas un seul instant que madame de la Chesnaye ne dût être la docile héroïne du petit roman qu’il se proposait bien de mettre en action pendant son séjour à la campagne.

La chose, dans l’application, lui présenta des difficultés inattendues: madame de la Chesnaye n’avait pas en elle trace de coquetterie. Guidée, au contraire, par une piété solide et des principes sérieux, elle avait enfermé sa vie dans l’amour de son mari et de ses enfants. Mais M. de la Chesnaye était si souvent absent!

Paul du Plessis était depuis trois mois à la Chesnaye et ne parlait point de partir. Il avait compris que la tactique parisienne ne réussirait point auprès d’une femme comme la comtesse, et après avoir, sans succès, essayé d’appliquer divers procédés qu’il tenait de son oncle, il avait fini par adopter, de dépit, le plus sûr peut-être, mais le plus dangereux, celui qui consiste à devenir d’abord amoureux soi-même de la personne dont on veut se faire aimer.

Malheureusement, il faut bien l’avouer, le moyen n’avait pas été absolument sans effets: non que ces effets fussent encore très-positifs et directement au bénéfice de M. Paul du Plessis, mais enfin il y avait eu un résultat produit.

Rompue au train ordinaire de sa vie, la comtesse s’ennuyait beaucoup moins que ne le supposaient la vieille Brigitte et les bons habitants du petit village de la Chesnaye; mais il est bien vrai que, depuis la présence de M. du Plessis au château, la comtesse percevait d’une façon plus nette le sentiment de sa solitude. Depuis trois mois M. de la Chesnaye avait passé deux fois huit jours auprès d’elle, et, depuis son dernier départ, toutes ses lettres annonçaient d’indispensables prolongations d’absence. La comtesse en éprouvait une irritation singulière, et une impatience vague et toute nouvelle avait remplacé sa quiétude ordinaire. En somme, — et ceci fait grandement l’éloge de la vertu native de madame de la Chesnaye, — les assiduités de Paul du Plessis n’avaient fait jusqu’alors qu’éveiller chez elle le légitime désir de la présence de son mari, qu’elle ne voyait plus que pourvu de tous les charmes d’un amant. Elle écoutait volontiers le courtisan de son cœur et subissait même son influence; mais il réalisait le sic vos non vobis de Virgile, tressant le nid pour un autre: madame de la Chesnaye rêvait l’amour dans le devoir! Si le comte peu avisé fût revenu, il eût trouvé l’amante dans la femme, et rien n’eût manqué à la mystification du pauvre séducteur; mais le comte ne revint pas.

Huit longs jours s’étaient écoulés depuis la dernière lettre de M. de la Chesnaye; la comtesse se sentait prise d’une invincible mélancolie, elle n’attendait plus... que les visites de M. du Plessis, qui savait si bien occuper une place trop longtemps vide. Le feu secret qui couvait dans le cœur de la comtesse commençait à rayonner quelques reflets vers le foyer qui l’avait allumé.

Ce n’était pas madame de Mornais qui eût pu jeter de l’eau sur ce rudiment d’incendie: elle trouvait Paul du Plessis incomparable, et n’avait pas plus de goût que de talent à lire dans les âmes. Quant à M. le baron du Portal, il savait trop à point accaparer sa fidèle admiratrice, disparaître dans certains cas, lever les lièvres de la conversation ou rompre les chiens quand ils faisaient fausse piste, pour ne pas mériter le soupçon d’une coupable connivence.

Le lendemain de cette soirée dont nous avons vu revenir l’abbé Berthelot, le digne curé de la Chesnaye s’éveilla comme un général un jour de bataille.

A peine avait-il ouvert les yeux, — il était encore de fort bonne heure, — que Brigitte entra, après avoir discrètement frappé.

— Monsieur le curé, dit-elle d’un air confus, j’ai dit sept fois l’acte de contrition et sept fois mon Confiteor...

— Pourquoi sept fois? dit l’abbé, devenu distrait dès qu’il avait compris qu’il ne s’agissait que d’un cas de conscience de Brigitte; pourquoi pas six ou pas huit? Vous eussiez demandé mentalement pardon à Dieu avec un sincère regret de la faute commise et la ferme volonté de n’y plus retomber, que cela eût encore mieux valu. N’importe, se hâta-t-il d’ajouter, vous avez agi à bonne intention; c’est bien, allez et ne péchez plus, si c’est possible. Voilà tout ce que vous aviez à me dire?

— Il y a le père Sauvageot qui vous fait demander, monsieur le curé ; son garçon est là qui vient vous quérir; il paraît que le pauvre cher homme est bien bas.

— Dites que j’y vais, Brigitte.

— Faudra que vous passiez par le chemin d’au long du parc; à travers champs, vous n’en sortiriez pas sans y laisser vos souliers, sauf votre respect. Il a tombé de la pluie toute la nuit comme si on la donnait pour rien.

— Eh bien! dit l’abbé, se répondant à lui-même, en revenant j’irai au château.

La pluie et le vent avaient cessé avec la nuit: le soleil montait dans un ciel pur, éclairant de ses rayons éclatants, à travers une atmosphère d’une transparence merveilleuse, les ravages causés par la tourmente.

Les allées du parc de la Chesnaye étaient jonchées de feuilles et de menues branches; quelques arbres même avaient été couchés ou étêtés par l’autan. Les massifs de dahlias, battus par la bourrasque et chargés par la pluie, gisaient renversés sur le sol, couvrant de leur frondaison lourde et sombre les touffes écrasées des chrysanthèmes d’automne et des asters. Les herbes et les feuilles commençaient à se redresser sous l’influence du soleil: les parterres, les taillis et les bois étaient pleins de leurs bruissements, mêlés au fourmillement confus causé par l’agitation affairée de tout un petit monde animal, plus ou moins éprouvé par les désastres de la nuit.

Pendant que l’abbé Berthelot se rendait auprès du moribond qui réclamait son ministère, la jeune comtesse de la Chesnaye se levait mélancolique et songeuse.

Coiffée d’un large chapeau de paille et chaussée de petites mules de bois, trop élégantes et trop fines pour mériter le nom de sabots qu’elle leur donnait, elle se disposait à descendre au jardin, quand ses enfants, au bruit qu’elle fit, sortirent de leur chambre et coururent après elle. Leur vue provoqua chez la comtesse un mouvement d’expansion passionnée: elle les prit dans ses bras et les couvrit de baisers. Cependant elle trouva qu’il faisait «trop mouillé » pour qu’ils pussent sans inconvénient l’accompagner dans sa promenade, et pria leur bonne de les retenir sur la terrasse sèche et sablée qui régnait au-devant du château.

Armée d’une paire de ciseaux, la comtesse entreprit de couper les fleurs flétries; mais elle renonça bien vite à cette occupation, aimant mieux promener sa rêverie par les allées du parc, où elle s’engagea, écoutant chanter les oiseaux et roulant entre ses doigts la tige d’une rose du Bengale à peine éclose, dont elle respirait, par instants, le parfum suave et léger.

L’allée qu’elle suivait l’ayant conduite à une terrasse qui avait vue sur la campagne, elle s’assit sur le rebord de l’espèce de parapet que présentait le mur du parc, assez bas en cet endroit, et au pied duquel passait un chemin sablonneux. Au moment même où la comtesse paraissait sur la terrasse, M. Paul du Plessis, à cheval, débouchait dans le chemin.

Le cavalier, en selle, se trouvait juste au niveau de la dame, et la conversation n’était pas difficile. La foi en son étoile, que cette rencontre inattendue donna subitement à M. du Plessis, le rendit plus hardi; le petit obstacle du mur qui les séparait rendit peut-être la comtesse moins réservée; la situation d’ailleurs était poétique et gracieuse, et la nature, par certaines influences et certains aspects, est quelquefois plus complice qu’on ne pense de certains méfaits dont elle s’accommode volontiers. La conversation fut longue, la cloche du château avertit seule la comtesse du temps qui s’était écoulé : elle se leva rougissante et honteuse.

— Comtesse, dit M. du Plessis, donnez-moi cette rose en souvenir des instants adorables que je viens de passer près de vous.

La comtesse lui tendit la rose sans prononcer une parole.

— Ne venez pas ce soir, dit-elle ensuite, en regardant à terre d’un air distrait; quelque chose me dit que l’abbé viendra.

— Non, pas ce soir, dit Paul du Plessis, ivre d’espérance, mais tout à l’heure...

— Adieu, dit la comtesse...

— Adieu, dit le jeune homme.

Et il partit. A quelque deux cents pas, pourtant, il s’arrêta: la comtesse n’avait pas quitté sa place. Elle lui fit signe de s’éloigner; il répondit par un signe de de tête négatif. A ce moment parut dans le chemin l’abbé Berthelot, que ni l’un ni l’autre ne virent. La comtesse posa le bout des doigts de sa main droite sur sa bouche, et un baiser passa presque au-dessus de la tête de l’abbé. Alors les deux amants, en baissant leurs yeux, l’aperçurent, et ils s’envolèrent en tourtereaux effarouchés.

L’abbé Berthelot s’arrêta sur place, comme si la foudre fût tombée à ses pieds. Puis son esprit et ses jambes se délièrent. Que faire? fut sa première pensée, et il l’exprima tout haut. Le cas était, en effet, assez embarrassant.

— La comtesse lui a envoyé un baiser, dit-il avec stupéfaction, comme s’il se l’annonçait à lui-même; c’est là un fait positif, irréfragable! Évidemment ils se séparaient lorsque je suis apparu. Y avait-il eu rendez-vous ou rencontre fortuite? La comtesse serait-elle la maîtresse de...? C’est impossible! Oh! jour d’une splendeur fatale! chants d’oiseaux, senteur des bois, séduction redoutable de la perfide nature, deviez-vous aussi conspirer contre elle? O souvenir implacable! ajouta-t-il avec une tristesse profonde, ne me feras-tu donc jamais grâce? Mais que faire, Seigneur Dieu, que faire? Votre divin Fils a dit: «Ne pensez ni comment vous parlerez ni à ce que vous devrez dire; ce que vous devrez dire vous sera donné à l’heure même.» Je me fierai donc à sa parole, car je ne crois pas à ma sagesse.

Là-dessus, l’abbé Berthelot se dirigea d’un pas résolu vers le château, où il fut bientôt arrivé. Il se fit annoncer: la comtesse l’attendait. Les pommettes empourprées, l’œil brillant, elle attisait le feu d’une colère factice sur laquelle elle comptait pour déconcerter l’abbé. Profondément pénétrée de la gravité de son imprudence, elle se roidissait contre toute censure, et se haussait d’autant plus dans sa dignité qu’elle se sentait plus diminuée dans son estime. En un instant, tous les mauvais sentiments qui séjournent au fond des cœurs se mirent au service de son orgueil et de son dépit.

L’abbé Berthelot était fort pâle, mais calme: son regard était triste et doux. Sa seule vue, malgré qu’elle en eût, produisit une certaine impression sur la comtesse, à laquelle ce devoir vivant imposait. Mais M. du Plessis allait venir, il s’agissait de se délivrer de l’abbé en le décourageant dès le début, et tel est l’entraînement fatal auquel il faut, bon gré, mal gré, qu’on cède dès qu’on a mis le pied hors de la voie droite, que la comtesse fut inévitablement poussée à des mesures de rébellion, d’injustice et de dureté, qu’elle n’eut pas, heureusement pour son honneur, le temps de réaliser. Une protection providentielle était entrée chez elle avec l’abbé Berthelot.

— Comment se portent vos chers enfants, madame la comtesse? dit-il avec une émotion tendre qui faisait trembler sa voix.

— Fort bien, monsieur l’abbé, répondit la jeune femme d’un ton bref qui cherchait la hauteur. Ils me demandent chaque jour leur père, qui les confond avec moi dans un étrange oubli.

— N’avez-vous pas reçu de nouvelles de M. de la Chesnaye?

La femme de chambre entra.

— Une lettre pour madame la comtesse, dit-elle en présentant un pli.

— Ah! en voici sans doute, dit avec joie l’abbé Berthelot, croyant à un secours inattendu.

— Vous permettez? demanda la comtesse, en rompant précipitamment le cachet de ses doigts tremblants.

La lettre était de M. du Plessis: une inspiration bien malencontreuse pour lui qu’il eut là !

Voici ce que contenait cette lettre, aussi rapidement écrite que maladroitement conçue:

«Ce maudit abbé a tout vu; il va courir chez vous: ces diables de prêtres ont la rage de se mêler de ce qui ne les regarde pas. Je ne vous verrai que ce soir, ne voulant pas risquer de me rencontrer avec mon ennemi. Recevez-le, mais de façon à ce qu’il n’ose pas aborder un sujet dont il n’a pas le droit de s’occuper. Mon oncle me dit qu’il a entendu parler vaguement à un de ses amis, le colonel de la Comterie, de certaine aventure du saint homme, que je saurai et avec laquelle nous le tiendrons. Courage, chère comtesse, l’amour a ses épreuves, mais il a de si adorables récompenses pour les cœurs qui sont à lui!

» Votre chère rose est sur mes lèvres, elle fleurit sous mes baisers.

» A ce soir!»

Il n’était pas possible d’enfermer en quelques lignes plus de choses choquantes pour les sentiments réels et les délicatesses de madame de la Chesnaye. D’abord le ton général de l’épître lui révélait la grandeur de sa faute: sa religion se trouvait singulièrement froissée de la manière dont M. du Plessis traitait le sacerdoce en général, et en particulier l’abbé Berthelot qu’elle aimait et qui, selon la lettre, de juge devenait accusé. Et puis, voici que ce tendre mystère, sur lequel osait à peine s’arrêter sa pensée, était déjà profané ! M. du Plessis avait un confident, son oncle, dont les théories légères avaient souvent offensé la comtesse. Il n’avait dû son succès qu’à l’indécision vague dans laquelle flottaient les sentiments de la jeune femme, et perdait les bénéfices de l’influence en voulant trop tôt étreindre le fait, dont il dénonçait l’énormité par cela seul qu’il en donnait imprudemment la formule.

Mon Dieu! en y regardant de bien près, peut-être n’y avait-il pas un retour tout désintéressé dans le revirement subit qui s’opéra chez la comtesse; la vertu, dans ce cœur en émoi, ne brillait peut-être pas encore de sa propre lumière; mais cette phrase terrible: — Il l’a dit à son oncle! — la première qu’elle pensa, s’inscrivit en feu sur les murailles, comme le Mané, Thécel, Pharès des Écritures, et domina la situation.

Frappée à la fois sur tant de points divers et sensibles, madame de la Chesnaye n’éprouva qu’un sentiment distinct: ce fut une révolte générale et aveugle contre tous les aiguillons qui la blessaient. De même que le cheval qui prend le mors aux dents perd l’instinct de la présence tutélaire de son cavalier et ne sent plus la pression du frein, elle se laissa emporter par sa douleur, sans nul souci du seul être qui pût lui porter secours.

— Eh bien? fit le digne curé d’un ton naïvement interrogatif.

— Monsieur l’abbé, répondit la comtesse, — elle ne l’appelait jamais ainsi, — je ne sais si vous vous rendez bien compte des droits réels d’un desservant sur ses paroissiens?

— Je sais, madame, dit l’abbé Berthelot avec un crève-cœur immense, je sais que je ne suis qu’un pauvre prêtre qui n’a pour lui que sa bonne volonté, mais qui, certes, ne mérite pas la mortification que lui infligent vos paroles.

— Soyez donc franc, monsieur; pourquoi êtes-vous venu ici?

— Pour souffrir, à ce qu’il paraît, madame la comtesse, et parce que j’ai cru qu’il était de mon devoir de le faire.

La douceur et la réserve de l’abbé irritant la comtesse:

— Fort bien, dit-elle, vous faites comme les gens forts, vous vous montrez longanime parce que vous vous croyez puissamment armé contre moi; mais pour s’ériger en censeur des autres, ne faudrait-il pas être irréprochable soi-même?

La comtesse s’arrêta sur le seuil de l’infamie et de la lâcheté qu’elle allait commettre; mais une vague de sang, violemment poussée de son cœur à sa tête, troubla de nouveau ses esprits, et, tandis que l’abbé Berthelot la regardait avec stupéfaction, elle ajouta sur un ton plein d’un dédain féroce:

— Connaissez-vous le colonel de la Comterie?

Les sentiments douloureux et invincibles qui, depuis la surprise du baiser, assaillaient le pauvre abbé, avaient trop rudement secoué son âme pour qu’il pût résister à ce dernier coup. Se sentant gagner par les pleurs, il se couvrit le visage de ses mains et chercha, mais en vain, à étouffer les sanglots qui débordaient de sa poitrine gonflée.

La comtesse, brusquement rappelée au sens vrai des choses et prise d’un désespoir profond, se jeta aux genoux du prêtre, prosternée comme la femme adultère aux pieds du Christ, et fondit en larmes.

— Cher monsieur Berthelot, disait-elle avec angoisse, pardonnez-moi, je suis si malheureuse!

— Il faut, en effet, que vous ayez bien souffert, dit le pauvre abbé en s’essuyant le visage, pour avoir conçu la pensée de me parler comme vous venez de le faire, madame la comtesse.

— Oh! mon digne abbé ! mon seul ami! mon père! j’ai honte et horreur de moi-même; ne me fermez pas vos bras, mon unique refuge! O chère mère, que j’ai dû t’offenser en traitant d’une façon si indigne un homme que tu aurais aimé sans doute si... Mais elle vous a connu, même, et...

— Oui, comtesse, interrompit l’abbé Berthelot avec une résignation triste. — Allons, décidément, ajouta-t-il, Dieu veut que je parle. — J’ignore ce que vous savez, madame, ou ce que vous croyez savoir; mais aucune créature au monde n’avait moins que vous le droit de me jeter à la face les paroles cruelles que vous m’avez fait entendre.

La solennité singulière avec laquelle ceci fut dit impressionna vivement madame de la Chesnaye, dont la pensée parcourut, involontairement et avec une rapidité électrique, tout un cycle de suppositions étranges.

— Mais je ne sais rien, rien que ceci, dit-elle en tendant à l’abbé Berthelot, avec une indicible expression de mépris pour l’objet, la lettre de M. du Plessis. Vous voyez que je sais boire ma honte. Mais parlez, vous avez paru rattacher ma personne à ce fait mystérieux auquel cette lettre fait allusion.

— Ce fait, madame la comtesse, est depuis trente ans enfoui dans mon cœur. Jamais depuis ce temps je ne me suis permis d’y reporter ma pensée, et, malgré les obsessions auxquelles je fus souvent en proie, j’ai toujours cru devoir me priver du soulagement de la confession, dans la crainte d’y retrouver un plaisir qui me semblait criminel. Cette confession que je me suis jusqu’ici refusée, c’est à vous, madame la comtesse, que je voudrais la faire. Votre âme est préparée à l’entendre, vous l’apprécierez mieux que personne, et mieux que personne vous en comprendrez l’enseignement. Ce n’est pas toujours, ajouta l’abbé Berthelot avec un sourire plein d’une bonté mélancolique, ce n’est pas toujours aux cœurs trop au-dessus des faiblesses et des passions des hommes qu’il est le plus salutaire de confier ses douleurs: les consciences trop nettes ont quelquefois, comme elles en ont le poli, la dureté du métal. Il y a souvent, au contraire, double profit et consolation double à mettre à nu son âme devant un frère de fautes et d’angoisses, et l’on peut, tout aussi bien qu’au juste, se confesser au pécheur.

— Cher et saint homme! s’écria la comtesse en lui saisissant la main qu’elle baisa avec respect.

— Ma confession, c’est mon histoire.

— Parlez, dit la comtesse avec ferveur, mon âme vous écoute.

Couvrant ses yeux de sa main, l’abbé Berthelot se recueillit un moment et commença ainsi:

Emmanuel Berthelot de Grandval, mon père, capitaine de vaisseau dans la marine française, mourut en 1802, de la fièvre jaune, à Saint-Domingue. Ma mère avait été déjà plus d’une fois éprouvée par le malheur: elle avait eu plusieurs enfants qu’elle avait perdus successivement à un âge auquel ils ont coûté assez de soins et donné assez de gages de leur intelligence et de leurs sentiments pour motiver un amour dont la nature n’est pas avare. Elle les avait perdus vers leur cinquième année. La funèbre lettre d’avis du ministère de la marine l’avait surprise au moment où elle écrivait à mon père pour lui annoncer ma naissance prochaine. La mort semblait s’acharner à frapper notre famille!

Anéantie par ce nouveau coup, la pauvre femme s’abandonna tout entière à sa douleur, sans y réfléchir, sans la mesurer, sans la regarder même: elle fit comme les malheureux qui se noient, et qui, renonçant à tout espoir, se sentant perdus sans ressource, ferment les yeux et se laissent aller au courant qui les roule et les entraîne.

Cependant l’inexorable nature vint bientôt réclamer les droits de l’individualité. Ma mère ouvrit les yeux sur elle-même, et, en sentant remuer dans son sein l’enfant qu’elle portait, une pensée consolante, quoique timide encore, un lointain espoir lui apparut. Mais au même instant, un subit effroi la saisit. L’horrible pensée que Dieu pouvait lui reprendre, comme il avait fait des autres, la fragile créature qu’elle allait mettre au monde, remplit d’une telle épouvante l’esprit de cette mère douloureuse, qu’elle jura, pour que son enfant lui fût laissé, de le consacrer au ciel.

Ce vœu, fort naturel sans doute, était au fond fort peu légitime: il engageait une personne que l’on ne consultait point et sur laquelle tout le poids en devait retomber, tandis qu’il n’était pas le moins du monde onéreux pour celle qui le prononçait. Un pareil engagement pouvait être gros de malheurs et de souffrances pour l’être en faveur duquel il était pris; mais les femmes, en général, et les mères en particulier, sont aveugles dans leur amour.

Ma pauvre et chère mère n’avait pas vu au delà de quelques années; elle n’avait rien aperçu par-dessus l’enfance; elle n’avait tenu aucun compte des passions qui existent toutes en germe dans le cœur de l’homme, des inspirations, des révélations, des lumières, des élans vainqueurs qui s’épanouissent avec la jeunesse. Il lui avait semblé que vivre était le suprême bien, sous quelque condition que ce fût, et l’idée ne lui était pas un seul instant venue que son fils, — et elle croyait à un fils! — que son fils fait homme pourrait demander à rompre le marché, dût-il payer le dédit, de la mort.

Ce fut un fils, en effet, qui vint au monde. Nourri, élevé par sa mère, l’enfant se développa sous ses yeux, fort, actif et vivace. A dix ans, il fallut m’envoyer au séminaire. Je quittai la maison maternelle, pleurant ma mère et la liberté.

La vie de la pauvre veuve redevint sombre: elle voyait rarement son fils. Le premier jour de la séparation, elle était venue pleurer devant le portrait de son mari. Heureuse mère, elle n’avait plus depuis longtemps, pour ce souvenir, qu’une calme mélancolie; retombée à sa solitude, elle lui rendit ses pleurs. Cette triste contemplation devint un culte habituel, et elle ne manqua plus, chaque jour, à son offrande de larmes. Son fils, le souverain de son cœur, une fois en exil, elle ne trouva rien de mieux, pour combler le vide qu’il laissait, que la restauration de ses douleurs.

Je souffris aussi, sans doute; mais, quoique d’une nature active et ardente, élevé par une femme, j’étais doux, timide et soumis: je me courbai sous le joug.

Mes premières pensées cependant, je dois le dire, avaient été séditieuses et rebelles; mais j’avais rencontré un leurre offert à ma fougue première, l’étude, sur laquelle je me précipitai avec désespoir.

Quels que soient les motifs qui le déterminent, jamais le labeur n’est infécond. J’y trouvai des satisfactions imprévues et immenses qui m’empêchèrent de m’apercevoir que j’étais passé, pour ainsi dire, de l’état sauvage à l’état domestique. Le torrent aventureux et désordonné qui, tantôt oppresseur et tantôt opprimé, impuissant et destructeur, triomphant et vaincu, devait, selon ses impulsions aveugles, creuser lui-même son lit à travers des régions inconnues, coula rapide encore, mais égal et discipliné, entre les bords réguliers et rigides d’un canal creusé d’avance.

L’attention se porta sur moi; on me prit pour un sujet remarquable; peut-être exagéra-t-on les résultats d’une ardeur à laquelle je n’avais nul mérite; mais le bruit de mes succès monta jusqu’aux princes de l’Église, et l’on me considéra bientôt comme l’une des gloires futures du sacerdoce. Ce qu’il y a de certain, c’est que, sous l’empire de mon exaltation propre et des éloges que je reçus des hommes les plus éminents, ma vocation se déclara, et que l’amour de ma profession s’empara souverainement de moi.

Cependant, à l’époque où l’adolescent devient homme, de bizarres visions avaient traversé l’horizon si pur de ma foi: une vague inquiétude, une agitation étrange s’étaient manifestées en moi; des sensations brûlantes avaient couru dans mes veines; de splendides lueurs avaient ébloui mes regards; mais une piété profonde me soutint contre ces sourdes menaces de rébellion humaine, et le fleuve mugissant des passions, près de faire irruption et de se répandre, fut contraint de refluer vers sa source, condamné à n’épancher jamais le tribut de ses eaux.

Un jour, un domestique vint me chercher: ma mère était malade et demandait qu’on voulût bien me laisser quelques jours auprès d’elle. Je la trouvai alitée; ses traits étaient calmes et sereins, et portaient plutôt les traces du chagrin que celles de la maladie. Le teint était de cire, les lèvres amincies et bleuâtres, le nez effilé : l’orbite de l’œil paraissait agrandi, et la pupille démesurément dilatée. Un éclair de joie et de triomphe illumina son visage à la vue de ma florissante jeunesse; elle me serra dans ses bras, croisant sur moi ses mains amaigries et presque diaphanes, et pleura silencieusement sur mon front, en tournant ses grands yeux vers le portrait du capitaine Berthelot de Grandval, qui semblait s’animer dans son cadre.

Je venais assister à la mort de ma mère: deux jours plus tard, elle n’existait plus.

Mon désespoir fut immense; vous savez, madame la comtesse, tout ce que peut être une douleur semblable à celle qui me frappait.

Les jours, les mois, quatre années s’écoulèrent au milieu d’un travail sévère et d’une réclusion continue. J’atteignais vingt-deux ans, le moment était venu où j’allais enfin recevoir les premiers ordres.

Madame de Villemur, ma plus proche parente, ma tante par alliance du côté de ma mère, crut devoir provoquer alors un conseil de famille à l’effet de s’assurer si j’embrassais de plein gré et en parfaite connaissance de cause l’état ecclésiastique. Je comparus devant ce conseil, et il fut décidé, malgré toutes mes protestations, que je quitterais le séminaire pour trois mois, pendant lesquels je devais, en manière d’épreuve, rentrer dans le monde et y vivre en contact avec toutes ses séductions. J’acceptai cette décision sans bravade, mais avec une grande foi en moi-même et une parfaite sécurité. L’intention de madame de Villemur et du conseil n’était pas de me détourner de la voie où j’étais entré ; c’était, je dois le reconnaître, une pensée parfaitement sage et clairvoyante qui les guidait: ils ne voulaient pas que je m’engageasse sans connaître toutes les conditions et la valeur des conditions du pacte. La maison de madame de Villemur devait me servir d’asile.

Madame de Villemur était veuve depuis longtemps et n’avait pas d’enfants. Vieille, elle aimait la jeunesse et recevait beaucoup de monde, à Paris où elle passait l’hiver, et à sa campagne de Meudon où elle demeurait tout l’été. Sa fortune, sans être considérable, suffisait à rendre sa maison attrayante; et, ancienne femme de plaisir, elle s’entendait à merveille à faire de sa résidence un lieu très-agréable. Elle avait un grand goût pour moi, et avait toujours manifesté une affection et une estime des plus vives pour ma mère.

Il me fallut donc faire mes adieux à ce séminaire où s’étaient écoulées de si pures et de si tranquilles années! Je franchis la cour sablée, déserte et sonore, la porte s’ouvrit, je posai le pied sur le seuil: un pas de plus me mit à même le monde! Quittant l’eau dormante du port, le jeune vaisseau prenait la mer. Les grands murs lisses à base verdâtre des bâtiments se dressaient dans leur ombre claustrale, comme les parois d’un immense sépulcre, béant, nu, sombre, froid et morne: au dehors vibrait une atmosphère molle et lumineuse, verdoyaient des arbres, gazouillaient des oiseaux, resplendissait enfin la vie dans tous les êtres et dans toutes les choses. Tout ébloui de cette transition qui ne m’avait jamais frappé, je gagnai, en sortant du séminaire d’Issy, la route qui conduit à Meudon.

Il était huit heures du matin, d’un. matin du commencement de mai. Le temps était calme, le ciel sans un nuage. Le soleil versait sa lumière encore pâle sur la terre moite et chaude du printemps, terre pleine de germes et d’ardeurs, terre amoureuse, comme disent si poétiquement les jardiniers de nos pays. Les hauts trembles de la route avaient couvert le sol de leur chatons flétris, et, parmi leurs branches ombragées de feuilles tendres, voltigeaient des couples pétulants de pinsons, jetant au vent leurs fanfares retentissantes. Un air tiède et pénétrant descendait des hauteurs boisées de Meudon et de Verrières, chargé d’aromes, imprégné de senteurs, encore tout parfumé de son passage à travers les vergers en fleur, les genêts et les bruyères des landes, les aubépines des halliers!

Je me sentais dans un état bizarre: j’ai dit que le soleil était pâle ce jour-là, c’est qu’en effet tous les objets me semblaient baignés de lueurs phosphorescentes, et que la nature entière ne m’apparaissait que dans l’étrange clarté des rêves. J’arrivai fort troublé chez madame de Villemur, qui m’accueillit avec une extrême bienveillance, et qui fit de son mieux pour me mettre à mon aise. Mais je restai distrait, presque hébété, et sans trop de conscience du milieu dans lequel je me trouvais jeté.

— Nous n’avons personne aujourd’hui, me dit madame de Villemur d’un ton tout maternel; nous serons seuls, je n’ai pas voulu vous effaroucher; mais demain j’attends une visite, et dimanche nous aurons du monde. Ah! je vous en préviens, ajouta-t-elle en riant de mon air ébahi, il va falloir jeter un peu votre petit collet aux orties!

Moi, je baissai la tête et retombai dans mes réflexions, à la poursuite d’une chimère, la définition de mon état, qui m’inquiétait beaucoup.

— Seriez-vous indisposé, mon cher enfant? me demanda ma tante.

Cela m’ouvrit une idée, et je pensai que j’allais être malade, ce qui me calma un peu; car j’étais poursuivi par de naïves terreurs d’obsessions et d’influx démoniaques.

La maladie qui couvait en moi n’était pas du corps, mais de l’âme.

Le lendemain, qui fut le jour le plus mémorable de ma vie... — c’était, dit l’abbé Berthelot, l’œil perdu dans le vide et comme se parlant à lui-même, c’était le 10 mai 1825... — Après un silence d’une demi-minute environ, le pauvre abbé poussa un soupir et reprit sur le ton du récit:

— La visite attendue par madame de Villemur s’accomplit: c’était une jeune fille avec son père. Cette jeune fille me parut d’une merveilleuse beauté. Ma tante me présenta en demandant pardon pour ma gaucherie, et mademoiselle de..., elle s’appelait Valentine aussi, dit en s’interrompant l’abbé profondément ému... comme vous, se hâta-t-il d’ajouter. Oh! je sens encore sur moi le regard qui tomba de ses yeux!

— Eh bien! l’abbé, me dit en riant madame de Villemur quand nos visiteurs furent partis, comment trouvez-vous Valentine?

Et comme j’en faisais un ardent éloge:

— Eh! là, là ! calmez-vous, me dit ma tante; lors même que vous seriez disposé à remplacer l’ordination par le sacrement du mariage, elle ne serait pas pour vos beaux yeux.

J’appris alors que Valentine était fort riche, et qu’elle devait épouser, quelques mois plus lard, un gentilhomme très-honorable, et possesseur, comme elle, d’une immense fortune. Quoique je n’eusse absolument aucune idée sur ce fait et que je n’éprouvasse pas l’ombre d’un désir que je pusse formuler, cela me causa un chagrin très-vif, et j’eus toutes les peines du monde à retenir mes larmes. Mais presque aussitôt mon ciel assombri s’éclaira: je sus que Valentine allait habiter Meudon, qu’elle passerait chez nous la journée du dimanche, et que sans doute elle y reviendrait souvent. Je me gardai bien de réfléchir alors sur les sentiments profonds qui commençaient à sourdre au for de moi-même, moi qui m’obstinais, la veille, à vouloir percer le mystère des sensations toutes superficielles dont je m’alarmais! Assuré de ma journée du dimanche, je restai dans un calme hypocrite, qui rendait, selon moi, superflu tout examen de conscience. Je voulus croire qu’une défiance exagérée de soi n’était qu’un appel à la tentation; qu’un retour sur des instants qui n’avaient pas été sans intérêt pour moi, — je daignais en convenir, — ne serait peut-être qu’un prétexte pour m’occuper d’une personne à laquelle il était fort inutile de songer; qu’enfin il ne convenait pas de charger mon esprit de préoccupations futiles et mondaines.

Ces belles considérations traversèrent rapidement ma pensée, et les saluant de mon dédain, je me hâtai de chercher un meilleur emploi de mes méditations. — C’est ainsi, madame la comtesse, que naissent les passions: obscures, fugaces, insaisissables à leur début, elles trouvent toujours pour les servir, chez les individus les plus simples et les plus sincères, comme chez les plus forts et les plus clairvoyants, un fond incroyable d’adresse et de ruse. Si ce n’est pas par la rapidité avec laquelle elles se meuvent, se transforment et se mêlent parmi nos plus calmes sentiments qu’elles échappent, c’est par leur immobilité profonde, qui fait qu’on passe auprès d’elles sans les apercevoir. Comme les animaux des régions polaires revêtent la livrée des neiges et les animaux du désert celle des sables, les passions, pour mieux tromper les regards, prennent aussi des aspects appropriés aux milieux où elles éclosent.

Enfin se leva le soleil de ce dimanche discrètement attendu! La journée fut belle comme celle d’aujourd’hui, à cette différence près que c’était mai au lieu d’octobre. Il avait plu aussi la nuit, mais une de ces pluies de printemps, tièdes et fécondes, qui doublent en quelques heures les puissances de la végétation.

Il vint quelques personnes, on me présenta, je parlai: je n’ai jamais su ce que j’avais pu dire. Puis elle parut avec son père. Elle me sembla comme dans un nimbe d’or. On se répandit dans le jardin, où l’on se promena longtemps, bien que les allées ombragées fussent très-humides encore. On riait quand les charmilles agitées par un souffle de la brise, ou quelque arbre heurté au passage, faisaient pleuvoir sur les promeneurs les gouttelettes retenues dans le creux des feuilles. J’entends encore son rire, à elle, si frais et si harmonieux. Pour échapper à ces ondées inattendues, elle avait des mouvements d’une grâce étrange. Où elle allait, j’allais, entraîné passivement à sa suite, comme un satellite dans l’aire de l’astre qui l’attire. Je ne puis exprimer ce qui se passait en moi: bercé par un concert délicieux de parfums et de murmures, il me semblait être soulevé au-dessus du sol et marcher de la marche uniforme des ombres; mon âme ne percevait plus par mes organes, mais par une sorte de transmission directe, je vivais dans une hallucination! Cet état surhumain cessa tout à coup, et je rentrai subitement dans la possession de moi-même: elle venait, dans un de ses brusques mouvements, de se retenir machinalement à mon bras.

Au dîner, un vieux monsieur raconta qu’un certain abbé, alors célèbre, lui avait parlé de moi, et il partit de là pour faire de ma personne un éloge excessif, dont je ressentis un plaisir tout nouveau pour moi.

La soirée fut fraîche: on resta au salon, où l’on fit de la musique. Madame de Villemur ayant proposé une contredanse, un jeune et bel officier de dragons de la garde royale vint inviter Valentine: cet officier, madame la comtesse, c’était le capitaine de la Comterie. Je lui jetai un regard de Caïn et je sortis. J’allai pleurer dans le jardin. Mais bientôt je me sentis attiré vers les fenêtres du salon demeurées ouvertes, et je me mis à espionner, à travers les persiennes, Valentine et son danseur. Comme ils étaient, pendant le repos des figures, adossés à la fenêtre où je m’étais posté, je pouvais les entendre. Dévoré d’une curiosité invincible, j’écoutai sans scrupule et sans remords. Le jeune officier disait des galanteries à la jeune fille; il lui faisait la cour, et je pris là une bien étrange leçon pour un homme de mon habit. Alors, seulement, je m’aperçus que M. de la Comterie était beau, et je m’imaginai qu’il devait plaire à Valentine. Son uniforme me parut plus joli que ma soutane, et ses bottes fines et luisantes plus gracieuses que mes larges souliers de séminariste. Enfin je me sentis si humilié et si triste de ma comparaison, que je ne voulus point reparaître au salon et que je courus m’enfermer dans ma chambre.

Depuis ma sortie du séminaire, que de fautes déjà, que de sentiments coupables, que de manquements, non pas seulement au devoir du prêtre, mais au devoir de l’homme aussi! Je pouvais encore m’arrêter, si j’avais voulu percer les nuées sombres et orageuses dont s’enveloppait mon âme; mais je n’employai les facultés d’investigation et d’analyse, dont le bon Dieu m’a pourvu, qu’à déguiser mes sentiments vrais, qu’à égarer ma logique. Des faits positifs, accomplis, ne furent plus pour moi que les assauts de la tentation, et mon devoir ne m’ordonnait-il pas de l’affronter et de la combattre! Un vieux sage a dit: «Ce n’est pas le dernier pas qui fait la lassitude, il la déclare, sans y avoir pour cela plus de part que le premier.» Il en est de même pour les passions.

La partie la plus douloureuse-de son récit allait évidemment commencer pour l’abbé Berthelot.

— Si j’ai insisté, madame la comtesse, dit-il après une pause, sur les origines d’un sentiment qui modifia profondément mon avenir normal, c’est que là, selon moi, est le véritable et le plus important enseignement. On sait très-bien comment les passions se manifestent, on sait peu comment elles naissent: si l’on pouvait les surprendre au début de leur croissance insidieuse, on aurait toujours assez de force pour s’y soustraire, — car le plus sûr est encore de fuir devant elles, — et l’on ne serait pas obligé d’en venir à ces terribles efforts de volonté, qui les domptent, au prix de sacrifices et de douleurs immenses, ou à ces coupables lâchetés, qui les épousent, avec la déchéance et un inévitable châtiment pour dot.

Cependant, reprit l’abbé, le lendemain de ce jour si rempli de mes fautes, j’eus, à mon réveil, un instant lucide, et j’en profitai pour arrêter la meilleure résolution du monde, celle de rentrer immédiatement au séminaire. Je ne me permis point de descendre au jardin pour ne pas éveiller mes souvenirs, et je passai toute la matinée à faire mes petits préparatifs de départ en fredonnant les cantiques de Saint-Sulpice, seules chansons que je connusse. Je ne me montrai qu’à l’heure du déjeuner, et je préparais déjà la phrase par laquelle j’allais annoncer ma détermination à ma tante, quand elle m’apostropha la première.

— Ah! vous voilà, monsieur le sauvage, me dit madame de Villemur, se méprenant singulièrement sur le motif qui m’avait fait déserter son salon. Vraiment cela n’a pas de nom: le beau mérite de fuir le monde quand on ne le connaît pas! Voyons, mon cher enfant, ajouta-t-elle en me prenant les mains, c’est de la niaiserie, il ne faut pas être comme cela. Si votre pauvre mère était là, elle vous dirait la même chose. Et puis c’est faire trop bon marché de ma vanité de tante, vous êtes bon à montrer. — Ici, elle se livra, pour m’encourager sans doute, à un éloge assez inopportun de mon esprit et de ma personne, et, après avoir passé tout le déjeuner à me sermonner dans ce sens:

— Allons, dit-elle en se levant, résignez-vous à m’offrir votre bras: cette pauvre Valentine est seule pour toute la journée, il faut profiter de cela pour aller lui faire une visite de bon voisinage. J’espère que vous vous mettrez en frais, et que vous serez aimable pour vous faire pardonner votre escapade d’hier au soir. Comme elle était la seule personne de la société à laquelle vous n’eussiez pas daigné dire une parole, — je crois même que vous laissâtes sans réponse une ou deux phrases qu’elle eut la charité de vous adresser, — la pauvre enfant s’est imaginé qu’elle avait eu le malheur de vous froisser ou de vous déplaire, et elle a été assez bonne pour s’en préoccuper.

— Elle! m’écriai-je avec un étonnement radieux que ma tante ne comprit pas.

— Oui, elle: allons, venez, et sachez, monsieur l’abbé en herbe, qu’on peut très-bien porter la soutane et être poli avec les femmes.

Il n’y eut en moi ni hésitation ni combat; j’abdiquai à l’instant toute autorité sur moi-même, et je présentai mon bras à ma tante.

Que vous dirai-je? cette seconde entrevue acheva de me vaincre. Notre visite fut assez longue pour que j’eusse le temps de rasseoir un peu mes esprits, et lorsque je quittai cette charmante et généreuse fille, je me déclarai à moi-même que je pouvais sans crime me laisser aller au bonheur de l’aimer, pourvu qu’elle n’en sût jamais rien.

Vous le voyez, je glissais rapidement sur la pente fatale! A compter de ce jour, je cessai d’interroger ma conscience, que je sentais fermement résolue à rester muette; je n’eus plus à soutenir de discussion avec moi-même; je me livrai tout entier au sentiment qui m’envahissait. Malgré l’honnête restriction que j’y avais mise, je n’en épiais pas moins, avec une sagacité singulière et une intensité de désir toujours croissante, les témoignages, les révélations, les indices des sentiments secrets de Valentine. J’observais assez exactement la loi que je m’étais imposée de ne faire aucune allusion à l’état de mon cœur; mais, hormis cela, rien ne manquait à ma condition d’amant. Quelquefois je croyais surprendre chez Valentine les marques d’une réciprocité dont la pensée seule m’enivrait; mais la liberté d’esprit, qu’elle conservait toujours, lui permettait de détruire, dans une mesure qui me condamnait au doute, l’effet produit par certaines phrases, certains airs, certaines façons d’être avec moi. Nous nous voyions souvent, et, bien que nos conversations n’eussent aucun caractère particulier, nous ne nous lassions pas de causer, et il était évident que nous éprouvions un vif plaisir à nous trouver ensemble. Elle venait chez madame de Villemur deux ou trois fois par semaine, et j’allais quelquefois chez elle. Un jour, j’y vis la personne qu’elle devait épouser: quoique cette personne ne fût pas d’un extérieur agréable, sa vue me laissa une grande tristesse.

Cependant le temps passait, je voyais avec épouvante approcher le moment de ma rentrée au séminaire. Une anxiété terrible me dévorait, je ne supportais plus qu’avec une impatience de plus en plus vive les instants qui me séparaient de Valentine. J’errais dans les bois, cherchant les endroits d’où je pouvais apercevoir les toits de la maison qu’elle habitait, ou seulement les sommets des arbres de ce grand parc où elle se promenait peut-être, et alors je restais là des heures entières perdu dans des rêveries sans fin. Souvent, je rôdais autour de la maison même, attendant la sortie d’un domestique pour me donner la joie de prononcer le nom de Valentine en m’informant de sa santé. Le soir, quand tout dormait chez madame de Villemur, je m’échappais à petit bruit et j’allais regarder les fenêtres où je voyais quelquefois passer l’ombre de la jeune fille. A diverses reprises, j’escaladai les murs du parc, trouvant un bonheur insensé à parcourir les allées que j’avais parcourues avec elle, à m’asseoir sur le banc où elle s’était assise: je parlais aux charmilles qui, le jour, l’avaient regardée de leurs yeux verts; j’embrassais les arbres qui l’avaient couverte de leur ombre. Une fois, j’entendis la voix de Valentine, elle chantait des paroles italiennes sur un air triste et tendre. Je fondis en larmes, et je crus que je n’aurais jamais la force de sortir du parc et de regagner ma chambre. Oh! quelle nuit! presque une nuit des tropiques! nuit chaude et parfumée! Point de lune, rien que des clartés d’étoiles, emplissant de leurs scintillements le champ noir et profond du ciel. Pas un souffle dans l’air. Partout sur les pelouses et sur les bordures des vers luisants teignant les herbes de leurs pâles et chétives lueurs. Un rossignol, comme invité par la voix de Valentine, voltigeant d’arbre en arbre, et tantôt ici, tantôt là, faisant entendre à temps inégaux les phrases sans suite de son chant guttural et sonore! Oh! quelle nuit!

Le lendemain Valentine vint chez ma tante; dans un moment où je me trouvai seul avec elle:

— Quelle est donc cette romance italienne si mélancolique et si douce que vous chantiez hier au soir? lui dis-je, sans réfléchir aux conséquences de ma question.

— Comment savez-vous que j’ai chanté une romance italienne? demanda-t-elle avec plus de curiosité que d’étonnement.

— En revenant d’une promenade où je m’étais un peu attardé, j’ai passé devant votre maison et je vous ai entendue.

— Un peu attardé ! reprit-elle; il était une heure du matin!

Je n’avais aucune conscience de la chronologie de mes actions.

— Ne pouvant pas dormir, ajouta-t-elle, je m’étais levée, j’avais ouvert ma fenêtre, et, en entendant chanter le rossignol, l’envie m’était venue de chanter aussi: j’ai chanté comme l’oiseau de nuit, un chant triste, la romance du Saule; mais, remarqua-t-elle très-judicieusement, comment avez-vous pu m’entendre en passant devant la maison? ma chambre donne sur le parc, et...

— C’était précisément le long du mur du parc que je passais, dis-je précipitamment et en rougissant beaucoup.

— Mais ce mur est à une grande distance, dit Valentine en me regardant fixement.

— Oh! dis-je avec un embarras visible, la nuit, le silence... et puis le vent portait le son vers moi...

— Il n’y en avait pas un souffle. Écoutez, me dit-elle d’une voix qui me parut émue, en posant sa main sur mon bras, le valet de chambre de mon père prétend avoir vu, il y a quelques nuits, un homme pénétrer dans le parc...

Je devins pâle; elle continua:

— Il affirme de plus avoir vérifié le fait et assure avoir constaté sur le mur des traces positives d’escalade. Hier au soir, comme il faisait encore grand jour, je me suis assise sur ce banc où vous m’avez trouvée, votre tante et vous, à votre première visite, et j’ai cherché des coquillages dans le sable; or, ce matin, devant ce banc même, précisément à l’endroit que j’ai tant fouillé de mes regards, j’ai trouvé ceci.

Elle me tendit une petite croix de bois qui m’avait été rapportée de Jérusalem. Cette croix, je la portais habituellement suspendue à mon cou, et je l’avais montrée un jour comme une relique à Valentine. Je demeurai interdit.

Alors elle me contempla quelques secondes avec un regard profond et attendri, puis tout son visage prit une expression douloureuse, et elle me dit:

— Vous êtes fou!

— Valentine! m’écriai-je...

Madame de Villemur entra, on reçut des visites; il me fut impossible de me retrouver un moment seul avec Valentine, et elle partit sans que je pusse parvenir à lui adresser un mot.

J’eus bien la pensée de lui écrire, mais je ne l’osai point faire. Au lieu de remercier Dieu de l’interruption qui m’avait retenu en deçà de la dernière barrière qui me restât à franchir, je conservai contre le ciel une rancune dont je comptais bien me servir pour me mettre encore plus à l’aise; mais je ne pouvais me décider à écrire, parce que je sentais, sans m’en rendre compte, qu’il me fallait, auprès de Valentine, au moins l’excuse de l’entraînement.

Je n’avais plus que quelques jours à rester chez madame de Villemur, je n’avais plus surtout qu’un seul dimanche, et ce dimanche, j’y touchais: la scène dont je viens de parler ayant eu lieu un samedi. Mais le lendemain ma tante se trouva fort malade et ne reçut point. Alors, vers midi, muni du plus gauche prétexte, je me présentai chez Valentine: j’y trouvai M. de la Comterie. J’en ressentis une contrariété si visible, que la pauvre Valentine fut obligée de venir à mon secours, en appuyant sur l’inquiétude que devait me causer l’indisposition de ma tante. Du reste, M. de la Comterie n’avait pas non plus, de son côté, l’air très-satisfait de me voir. Nous nous gênions évidemment tous les deux. Je m’installai effrontément; il resta, et nous demeurâmes en arrêt l’un sur l’autre. Mais on apprend mieux la patience au séminaire qu’à la caserne. M. de la Comterie se lassa le premier; il se leva, regarda les tableaux, feuilleta quelques livres; enfin, après quelques manœuvres qu’il crut fort habiles, il s’imagina pouvoir déposer, sans que je m’en aperçusse, dans la corbeille à ouvrage de Valentine, un billet que je surpris. Valentine, qu’il avait osé prévenir du regard, eut peine à réprimer l’indignation que lui causait une pareille insulte: elle restait indécise, ne sachant quel parti prendre, lorsque, me levant résolûment, je marchai droit à la corbeille, j’y pris le billet qui venait d’y être déposé, et, le présentant à Valentine, je dis d’une voix ferme et brève:

— De la part de M. le capitaine de la Comterie!

Il y eut dans l’œil de la jeune fille un éclair d’orgueil et de triomphe: elle prit le billet et le déchira.

— Merci, monsieur de Grandval, dit-elle en me tendant la main avec une vraie dignité. Venez, nous n’avons plus rien à faire ici.

— Pardon, dit M. de la Comterie, je voudrais échanger quelques mots avec monsieur.

Les traits de Valentine prirent l’expression d’une vive inquiétude; elle dut sortir cependant, et je restai seul avec le jeune officier. Je ne lui laissai pas le temps de parler. Je pris le premier la parole.

— Je sais, monsieur, ce que vous allez me dire: non, monsieur, non, je ne me crois pas sous l’habit que je porte à couvert de la responsabilité de mes actes. Dieu merci! je suis libre encore, et j’aime mieux dépouiller le froc à jamais que de laisser votre insulte impunie!

M. de la Comterie ne pouvait rien objecter à cela, et nous primes aussitôt nos mesures pour qu’une rencontre pût avoir lieu le lendemain. Le père de Valentine survint, nous le saluâmes, et je ne pus que jeter tout bas et rapidement à la pauvre fille interdite et tremblante ces mots:

— Ce soir, dans le parc, à la nuit tombante!

Je sortis, sans oser la regarder, de peur de trouver un refus dans ses yeux. Cette journée, pour moi, fut terri-blet! Il n’y avait plus à s’en dédire, toutes les entraves étaient rompues, j’entrais en plein dans la lutte, le premier coup de canon était tiré, le combat commençait. Après une telle conduite, après un tel éclat, je ne pouvais plus songer à rentrer au séminaire; mais, dès lors, j’étais libre, libre sur tous les points! Je n’étais plus un prêtre, j’étais un homme comme tous les hommes, et l’amour me devenait permis. Ma conscience me criait bien que je n’en étais pas moins soumis aux lois de la probité, et qu’en m’abandonnant, moi pauvre et sans position aucune, à ma passion violente pour une femme riche et promise à un autre, je ne faisais point un acte d’honnête homme; mais je n’étais plus en état de l’entendre et je nie laissai emporter par toutes mes énergies vers les rêves enthousiastes d’héroïsmes impossibles. Préceptes, lois, difficultés, obstacles, tout disparaissait pour moi des hauteurs où je m’étais placé pour contempler les choses: la passion n’aperçoit les distances qu’à vol d’oiseau.

Je ne sais comment s’écoulèrent les heures: nous étions au 15 août, c’était le jour de l’Assomption, je n’avais pas assisté aux offices. Je ne lus point, je ne priai point, et mes pensées étaient si désordonnées et si confuses, que je n’en pus tirer aucun sens qui m’aidât à former une résolution précise, un projet exécutable, un plan de conduite quelconque. Il me semblait par moments que le temps s’arrêtait dans sa marche, et pourtant quand le soir vint, je fus épouvanté de la brièveté du jour. Pour en finir une bonne fois avec le trouble secret de mon âme et couper court à toute revendication ncommode de mon jugement, je m’avisai d’un moyen merveilleux: ce fut de décider que je serais tué le lendemain par M. de la Comterie. Cela me mettait à l’aise et me débarrassait de l’avenir.

En arrivant au mur du parc, j’en trouvai la petite porte ouverte. J’entrai. Valentine était assise sur le banc dont j’ai déjà parlé. Ce banc se trouvait près d’une encoignure du parc, au centre d’un bouquet de sycomores; d’épais massifs l’entouraient, au-dessus desquels se dressait le chevet de l’église de Meudon.

Valentine me fit asseoir près d’elle et posa sa main sur la mienne.

— Je suis venue, dit-elle d’un ton doux et triste, parce que vous m’avez fait peur, et parce qu’il faut que tout cela finisse.

Elle s’arrêta, je restai muet; mais deux larmes brûlantes tombèrent de mes yeux sur sa main. Son émotion devint profonde.

— Qu’avez-vous? demanda-t-elle toute troublée et comme si elle ne le savait pas.

— Je vous aime! m’écriai-je avec un atroce déchirement d’âme.

— Vous m’aimez, pauvre malheureux! dit-elle en mettant la main sur son cœur et d’une voix si tendre, qu’elle me sembla trahir une joie secrète, vous m’aimez! Et qu’espérez-vous?

— Rien!

— Voyons, mon ami, rentrez en vous-même. Je ne vous accuserai pas comme je l’ai fait pour M. de la Comterie, de vouloir m’insulter par l’aveu que j’entends, je sais quelle distance immense vous sépare de cet homme... Mais oubliez-vous tout, jusqu’à l’habit que vous portez?

— Il n’est plus le mien, Valentine...

— Il n’est plus le vôtre! répéta-t-elle avec stupeur. Je bouleversais par ces quelques mots tous les arguments qu’elle avait préparés.

— Pourquoi, pourquoi? dit-elle, en proie à je ne sais quels assauts secrets, et comme si elle se fût débattue sous l’étreinte d’une pensée qu’elle s’efforçait d’éloigner d’elle.

— Parce que je t’aime, m’écriai-je hors de moi, et parce que je me bats demain avec M. de la Comterie!

— Vous! murmura-t-elle avec angoisse, mais il vous tuera!

— C’est ma plus chère espérance!

La pauvre fille était à bout de ses forces, ses larmes débordèrent. Je lui pris les mains et lui parlai avec un entraînement invincible. Ce contact acheva d’égarer ma raison.

— Écoute, lui dis-je, en entrecoupant mes phrases d’expressions de la plus folle tendresse, ne pleure pas; tu es la souveraine absolue de moi-même; parle, ordonne, je ferai tout ce que tu voudras, mais dis-moi que tu m’aimes!

— Si je l’aime! demanda-t-elle d’une voix mourante...

Elle chancela; mes bras s’ouvraient pour la recevoir, quand des chants religieux éclatèrent au-dessus de nos têtes! On chantait le salut dans l’église de Meudon: je voyais les vitraux éclairés par les lueurs des lampes et des cierges.

— Écoutez! dit Valentine.

Il me sembla que je devenais fou. J’écoutai! Alors, dans un état d’exaltation extraordinaire, je m’écriai, répétant en français ce qui se chantait en latin dans l’église:

«Celui qui sera vainqueur, je lui donnerai à manger du fruit de l’arbre de vie qui est dans le paradis de mon Dieu!»

Et puis, sans dire un mot, et détournant mes regards, je m’enfuis et courus me jeter au pied de l’autel de l’humble temple où retentissaient les louanges de Dieu. J’y passai la nuit entière, prosterné dans l’humiliation et la prière.

Jamais je n’ai senti aussi vivement qu’à cette heure solennelle et terrible le sublime secours de la religion catholique, la religion des âmes tendres et blessées, la religion de l’amour. La raison m’avait abandonné au moment du péril, ou plutôt, complice de ma passion souveraine, elle s’était inclinée devant son pouvoir tyrannique et s’était lâchement abaissée jusqu’à la servir; la foi me sauva. Je fus subitement illuminé par la grâce que Dieu laissa tomber pour les ferveurs qui le glorifiaient dans son temple, et son reflet divin dissipa mes ténèbres. Non, les formes extérieures du culte ne sont point vaines; il faut que les fleurs et l’encens répandent leurs parfums sous les voûtes, que les cierges brûlent à l’autel, que les chants retentissent, pour que les sens émus et charmés viennent en aide à l’âme et ne la troublent point, restant étrangers à ses joies; et, de même qu’il faut une atmosphère au rayon pour transporter à travers l’espace sa chaleur et sa clarté, qui sait s’il ne faut point à la flamme spirituelle, dont le foyer est en Dieu, cette sorte d’atmosphère immatérielle qui émane des cœurs religieux et fervents?

Au matin, je me rendis à l’endroit où je devais rencontrer M. de la Comterie. Je l’y trouvai, et marchant droit à lui:

— Monsieur, lui dis-je, je viens vous demander pardon de l’offense que je vous ai faite...

Il sourit, mon orgueil se révolta: j’étais dévoré du désir insensé de me battre, et, au fond, de l’appétit forcené de la mort.

— Non! m’écriai-je, non, j’accomplirai jusqu’au bout le sacrifice: oui, je vous demande pardon, monsieur de la Comterie, et que le respect de l’habit que je porte avec indignité n’arrête pas la sévérité de votre jugement ni l’âcreté de vos moqueries: je me suis ordonné de tout entendre.

M. de la Comterie ne comprit pas la grandeur de mon immolation et voulut savourer la joie inhumaine de frapper l’homme abattu, d’insulter au cadavre. Il railla. J’écoutai. J’étais comme Jésus honni par un soldat. Il ne comprenait pas combien il était lâche et quel était mon courage. J’endurai tout, saignant sous sa raillerie, meurtri sous son injure, mais songeant aux martyrs et souriant dans ma souffrance; et je disais: «Mon Dieu! pardonnez à cet homme; car il ne sait ce qu’il fait!»

Le soir, je couchais au séminaire; quelques jours après je recevais les premiers ordres; un mois plus tard, je partais en mission pour la Guiane.

— Allez, mon fils, me dit notre supérieur, le digne abbé Monteil, puisque mes exhortations et mes instances ne peuvent vous retenir parmi nous. Je sens qu’il y a un grand conflit dans votre âme, et votre résolution doit vous être inspirée. Allez, mais revenez-nous; car vous vous devez à l’Église, qui attend beaucoup de vous.

— Je me dois à Dieu, mon père, répondis-je avec humilité, et s’il m’accorde de revoir un jour la France, l’Église n’aura jamais en moi qu’un humble et pauvre prêtre qui s’est juré de ne point élever ses vues plus haut qu’une modeste cure de village.

L’abbé Monteil me bénit et m’embrassa sans ajouter une parole: il avait compris qu’une grande faute et une grande expiation étaient devant lui.

Je partis!... Mais avant de m’embarquer au Havre, j’écrivis à Valentine une lettre dont voici à peu près le sens...

— Attendez, dit madame de la Chesnaye, qui se leva en essuyant les larmes dont son visage était inondé ; attendez, cher monsieur Berthelot.

La comtesse se dirigea vers un petit coffret d’écaille fermé à clef, l’ouvrit, y prit un papier jauni qu’elle déplia et lut à haute voix:

«Vous êtes et resterez pour jamais la seule affection humaine de ma vie; car ce n’est qu’à votre inspiration bénie que j’ai dû la force d’accomplir mon devoir. Depuis longtemps, je n’entendais plus la parole divine: loin de vous, j’y restais sourd; près de vous, elle a trouvé le chemin de mon cœur. Ma faute était de moi, c’est de vous qu’a été mon salut. Vous m’avez rendu la grâce. Valentine, soyez bénie entre toutes les femmes. Cherchez votre bonheur dans l’union qui va s’accomplir pour vous, vous l’y trouverez, et la protection de Dieu s’étendra sur vos enfants. Je vous parlerais plus longtemps si je ne craignais les surprises et les piéges d’un sentiment dont je suis trop près encore. Adieu donc, adieu, Valentine: n’oubliez pas que tant que je vivrai il y aura en exil sur la terre un cœur qui priera pour vous.»

— Maman, maman, s’écrièrent soudain les enfants en faisant irruption dans le salon, voilà papa, voilà papa!

— Comtesse, s’écria l’abbé, qui se releva radieux, cette nouvelle n’est-elle pas, comme l’arc-en-ciel, le gage de la réconciliation? Dieu m’a pardonné, ce retour est ma récompense!

M. de la Chesnaye entra, et la comtesse se jeta avec amour dans les bras de son mari.

— Eh bien, eh bien! dit le comte, se méprenant sur la cause des larmes de la jeune femme, pourquoi cette émotion?

— Votre absence a été si longue! murmura l’abbé.

— Longue, oui, mais décisive. J’ai assez de la vie agitée de l’industriel, j’y renonce, et je n’ai pas voulu revenir sans avoir liquidé ma position, sans m’être débarrassé de toutes mes entreprises. Oui, mes enfants, oui, ma chère Valentine, je ne vous quitte plus. C’en est fait, cher abbé, je me transforme en gentilhomme campagnard; j’irai à la messe, et je veux être marguillier de votre église.

— Vous lui devez bien cela, monsieur le comte, dit l’abbé en souriant avec tristesse.

— Oh! dit la comtesse à son mari, ne vous pressez point tant de vous débarrasser de vos bottes de voyage, je vous mets à mon tour en réquisition pour mon service: vous pouvez bien me passer ce caprice? Nous partons demain.

— Pour où ? demanda le comte.

— Pour l’Italie!

— Adieu, monsieur le comte, adieu, madame, dit l’abbé se préparant discrètement à se retirer; puis, attirant la comtesse dans l’embrasure d’une fenêtre, pendant que M. de la Chesnaye donnait quelques ordres: — Vous n’avez plus besoin, je suppose, ajouta-t-il doucement, de me demander pourquoi je suis venu?

— Non; mais moi, aurai-je aussi mon pardon?

— Oui, à une condition: je vous inflige une pénitence; — et, montrant à la comtesse les deux enfants assis sur les genoux de leur père et l’accablant de leurs caresses, — cette pénitence, dit l’abbé Berthelot, la voilà, c’est leur bonheur!

La comédie de l'amour

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