Читать книгу L'abîme - Чарльз Диккенс, Elizabeth Cleghorn - Страница 4

PREMIER ACTE
La femme de charge parle

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Madame Goldstraw s'installa sans bruit dans la chambre qui lui avait été assignée; elle n'était point femme à déranger les domestiques, et, sans perdre de temps, elle se fit annoncer chez son nouveau maître pour lui demander ses instructions. Wilding la reçut dans la salle à manger, comme la veille. Ce fut là qu'après avoir échangé les civilités d'usage, ils s'assirent tous les deux pour tenir conseil sur les affaires de la maison.

– En ce qui concerne les repas, monsieur, – dit Madame Goldstraw, – aurai-je à m'en occuper pour un grand nombre de personnes ou pour vous seulement?

– Si je puis mettre à exécution un vieux projet que j'ai mûri, – répliqua Wilding, – vous aurez beaucoup de monde à table. Je suis garçon, Madame Goldstraw, et je désire vivre avec toutes les personnes que j'emploie comme si elles étaient de ma famille. Jusqu'à ce que ce projet s'accomplisse, vous n'aurez à songer qu'à moi et à mon nouvel associé; je ne puis vous renseigner sur ce point quant à ce qui le concerne; mais, pour moi, je puis bien me donner à vous comme un homme d'habitudes régulières et d'un appétit invariable…

– Et les déjeuners? – interrompit Madame Goldstraw, – y a-t-il quelque chose de particulier, monsieur, pour vos déjeuners?

Elle s'interrompit elle-même et laissa sa phrase inachevée. Ses yeux se détournaient de son maître et se dirigeaient vers la cheminée et vers ce portrait de femme… Si Wilding n'eût pas tenu désormais pour certain que Madame Goldstraw était une personne expérimentée et sérieuse, il eût pu croire que ses pensées s'égaraient un peu depuis le commencement de cet entretien.

– Je déjeune à huit heures, – dit-il; – j'ai une vertu et un vice: jamais je ne me fatigue de lard grillé et je suis extrêmement difficile quant à la fraîcheur des œufs.

Le regard de Madame Goldstraw se reporta enfin vers lui, mais à défaut de son regard, l'esprit de la femme de charge était encore partagé entre son maître et le portrait…

– Je prends du thé, – continua Wilding, – et peut-être suis-je un peu nerveux et enclin à l'impatience lorsque je le prends trop longtemps après qu'il a été fait… Si mon thé…

Ce fut à son tour de s'arrêter tout net et de ne point achever sa phrase. S'il n'avait pas été engagé dans la discussion d'un sujet aussi intéressant que celui-là, Madame Goldstraw, en vérité, aurait pu croire que ses pensées, à lui aussi, commençaient à s'égarer.

– Si votre thé attend, monsieur… – reprit-elle, renouant poliment le fil perdu de ce bizarre entretien.

– Si mon thé?.. – répéta machinalement Wilding; il s'éloignait de plus en plus de son déjeuner; ses yeux se fixaient avec une curiosité croissante sur le visage de sa femme de charge. – Si mon thé!.. Mon Dieu, Madame Goldstraw, quels sont donc ces allures et ce son de voix que j'ai connus et que vous me rappelez? Ce souvenir me frappe aujourd'hui plus fortement encore que la première fois que je vous ai vue. Quel peut-il être?

– Quel peut-il être?.. – répéta Madame Goldstraw.

Ces derniers mots, elle les avait dits de l'air d'une personne qui songeait à tout autre chose. Wilding, qui ne cessait point de l'examiner, remarqua que ses yeux erraient sans cesse du côté de la cheminée. Il les vit se fixer sur le portrait de sa mère. En même temps les sourcils de Madame Goldstraw se contractèrent légèrement comme si elle faisait à cet instant un effort de mémoire dont elle avait à peine conscience.

– Feu ma pauvre chère mère, – lui dit-il, – quand elle avait vingt-cinq ans.

Madame Goldstraw le remercia d'un geste, pour la peine qu'il venait de prendre en lui nommant l'original de cette peinture. Son visage aussitôt se rasséréna. Elle ajouta poliment que ce portrait était celui d'une bien jolie dame.

Wilding ne lui répondit pas. Il était déjà retombé dans cette perplexité qui le tourmentait depuis une heure et dont il ne pouvait plus se défendre. Encore une fois il tenta de rassembler sa mémoire. Où donc avait-il vu cet air de figure, où donc avait-il entendu ce son de voix que Madame Goldstraw lui rappelait si exactement?

– Pardonnez-moi, – dit-il, – si je vous fais une nouvelle question, qui n'a trait ni à mon déjeuner ni à moi-même. Puis-je vous demander si vous n'avez jamais occupé d'autre position que celle de femme de charge?

– Si vraiment, – répliqua-t-elle, – j'ai débuté dans la vie d'une tout autre manière. J'ai été gardienne à l'Hospice des Enfants Trouvés.

– J'y suis! – s'écria Wilding en repoussant violemment son fauteuil et en se levant. – Par le ciel! ce sont les façons de ces excellentes femmes que les vôtres me rappellent si bien!

Madame Goldstraw le regarda d'un air stupéfait et pâlit. Elle se contint pourtant, baissa les yeux, et se tut.

– Qu'y a-t-il?.. – demanda Wilding. – Quelle est votre pensée?..

– Monsieur, – balbutia la femme de charge, – dois-je conclure de ce que vous venez de dire, que vous ayez été aux Enfants Trouvés?

– Certainement! – s'écria-t-il. – Je ne rougis pas de l'avouer.

– Vous avez été aux Enfants?.. Sous le nom que vous portez aujourd'hui?

– Sous le nom de Walter Wilding.

– Et la dame?..

Madame Goldstraw s'arrêta court, regardant encore le portrait. Ce regard exprimait maintenant, à ne point s'y méprendre, un vif sentiment d'alarme.

– Vous voulez parler de ma mère, – dit Wilding.

– Votre mère, – répéta-t-elle d'un air contraint, – votre mère vous a retiré de l'Hospice… Quel âge aviez-vous alors, monsieur?

– Onze ans et demi, Madame Goldstraw… Oh! c'est une aventure romanesque.

Il raconta l'histoire de la dame voilée qui lui avait parlé à l'Hospice, pendant le dîner des Enfants, et tout ce qui avait suivi cette rencontre. Il fit ce récit de ce ton communicatif, avec cet air de simplicité qu'il employait en toutes choses.

– Ma pauvre chère mère, – continua-t-il, – n'aurait jamais pu me reconnaître, si elle n'avait su émouvoir par sa douleur une femme de la maison qui eut pitié d'elle. Cette femme lui promit de toucher du doigt le petit Walter Wilding, en faisant sa ronde dans la salle… Ce fut ainsi que je retrouvai ma pauvre chère mère, après avoir été séparé d'elle depuis que j'étais au monde. Et, je vous l'ai dit, j'avais alors plus de onze ans.

Madame Goldstraw écoutait avec attention. Sa main, qu'elle avait posée sur la table, retomba inerte et froide sur ses genoux. Elle regarda fixement son nouveau maître, et son visage se couvrit d'une pâleur mortelle.

– Qu'ayez-vous, – s'écria Wilding, – qu'est-ce que cette émotion veut dire?.. De grâce, savez-vous quelque autre chose du passé?.. Avez-vous été mêlée à quelque autre incident qu'on ne m'a point fait connaître? Je me souviens que ma mère m'a parlé d'une autre personne de la maison, envers qui elle avait contracté une dette éternelle de reconnaissance. Lorsqu'elle s'était séparée de moi à ma naissance, une gardienne avait eu l'humanité de lui apprendre le nom qu'on m'avait donné. Cette gardienne, c'était vous.

– Que Dieu me pardonne! – répéta Madame Goldstraw, – c'était moi.

– Que Dieu vous pardonne! – répéta Wilding épouvanté. – Et qu'avez-vous donc fait de mal en cette occasion?.. Expliquez-vous, Madame Goldstraw.

– Je crois, – dit la femme de charge, – que nous ferions mieux d'en revenir à mes devoirs dans votre maison. Excusez-moi si je vous rappelle au sujet de notre entretien, monsieur. Vous déjeunez donc à huit heures?.. N'avez-vous pas l'habitude de faire un lunch?..

– Un lunch! – fit Wilding.

Cette terrible rougeur qui avait si fort effrayé, la veille, Bintrey, l'homme de loi, reparut sur le visage du jeune négociant. Wilding porta la main à sa tête. Visiblement il cherchait à remettre un peu d'ordre dans ses pensées avant que de reprendre la parole.

– Vous me cachez quelque chose, – dit-il brusquement à Madame Goldstraw.

– Je vous en prie, monsieur, faites-moi la grâce de me dire si vous prenez un lunch? – repartit la femme de charge.

– Je ne vous ferai point cette grâce, je ne reviendrai pas à notre sujet, Madame Goldstraw, entendez-vous, je n'y reviendrai pas avant que vous m'ayez dit pourquoi vous regrettez si peu d'avoir fait du bien à ma mère en cette circonstance terrible, – s'écria Wilding hors de lui. – Ma mère m'a parlé de vous avec un sentiment de gratitude inépuisable jusqu'à la fin de sa vie, et sachez bien que c'est me rendre un mauvais service que de vous taire et de ne point me répondre. Vous m'agitez, vous m'inquiétez, vous allez être la cause que mes étourdissements vont revenir.

Il porta encore la main à son front et de rouge qu'il était son visage devint violet.

– Il est dur pour moi, monsieur, au moment où j'entre à votre service, il est bien dur de vous dire une chose qui pourra me coûter la perte de vos bonnes grâces et de votre bienveillance, – répliqua lentement Madame Goldstraw. – Je vous prie seulement de remarquer, quoi qu'il advienne, que je ne suis pas libre de ne pas vous obéir. C'est vous qui me forcez à parler quand j'aurais été heureuse de me taire, et je ne romps le silence que parce qu'il vous alarme. Sachez donc que lorsque j'appris à la pauvre dame dont le portrait est là le nom sous lequel son enfant avait été baptisé, je manquai à tous mes devoirs. Mon imprudence a eu des suites fatales. Mais je vous dirai pourtant la vérité. Quelques mois après que j'eus fait connaître à cette dame le nom de son enfant, une autre dame étrangère se présenta dans la maison, désirant d'adopter un de nos petits garçons. Elle en avait apporté l'autorisation préalable et régulière; elle examina un grand nombre d'enfants sans se décider en faveur d'aucun; puis, ayant vu par hasard un de nos plus jeunes babies… un petit garçon aussi… confié à mes soins… je vous en prie, tâchez de demeurer maître de vous, monsieur… Il n'est pas nécessaire de prendre plus de détours, en vérité. L'enfant que la dame étrangère emmena avec elle était celui de la dame dont voici le portrait.

Wilding se leva en sursaut.

– Impossible!.. – s'écria-t-il, – que me racontez-vous là?.. Quelle histoire absurde!.. Regardez ce portrait… ne vous l'ai-je pas déjà dit?.. C'est le portrait de ma mère!..

– Quand cette malheureuse dame, dont vous me montrez l'image, vint, au bout de quelques années, vous retirer de l'Hospice, – reprit Madame Goldstraw d'une voix ferme, – elle fut victime… et vous aussi, monsieur… d'une terrible méprise.

Wilding retomba lourdement sur son fauteuil.

– Il me semble que la chambre tourne autour de moi!.. – fit-il. – Ma tête!.. ma tête!..

La femme de charge, toute éperdue, courut à la fenêtre qu'elle ouvrit, puis à la porte pour appeler du secours; mais un torrent de pleurs, s'échappant à grand bruit des yeux de Wilding, vint heureusement le soulager. D'un signe, il pria Madame Goldstraw de ne point le quitter. Elle attendit la fin de cette explosion de larmes. Wilding revint à lui, leva la tête, et considéra sa femme de charge d'un air soupçonneux et irrité, avec toute la déraison d'un homme faible.

– Méprise!.. méprise!.. – s'écria-t-il, répétant le dernier mot qu'il avait dit. – Méprise!.. – continua-t-il d'un ton farouche. – Et si vous me trompiez vous-même!..

– Malheureusement, – dit-elle, – je ne puis avoir commis une erreur. Je vous dirai pourquoi dès que vous serez en état de m'entendre.

– Tout de suite!.. tout de suite!.. – reprit Wilding. – Ne perdons pas un moment.

L'air égaré avec lequel il lui enjoignait de parler fit comprendre à Madame Goldstraw qu'il serait d'une générosité cruelle et maladroite de lui laisser un seul moment d'espérance. Il suffisait maintenant d'un mot pour mettre à jamais un terme à cette illusion qu'il aurait voulu garder. Ce mot, qui allait l'accabler, elle devait le lui dire.

– Je viens de vous apprendre, – dit-elle, – que l'enfant de la dame dont vous avez le portrait avait été adopté et emmené par une autre dame étrangère. – Vous me voyez aussi sûre de ce fait que je le suis d'être ici, auprès de vous en ce moment. Me voici forcée de vous affliger encore, monsieur, et cela contre mon gré. Veuillez me suivre maintenant, vous reporter dans le passé, trois mois après l'événement dont nous parlons. J'étais alors à l'Hospice de Londres, toute prête à emmener, suivant les ordres que j'avais reçus, quelques enfants à notre succursale de la campagne. Il y eut ce jour-là, je m'en souviens, une discussion relative au nom que l'on allait donner à un petit nouveau venu. Nous donnions en général à nos petits anges, des noms que nous prenions tout simplement au hasard dans l'Almanach des Adresses. Ce jour-là, l'un des gentlemen directeurs, qui feuilletait le Registre, trouva que le baby qui venait d'être adopté, Walter Wilding, avait été effacé, «Un nom à prendre,» dit-il; «donnez-le à celui qui vient d'être reçu tout à l'heure. C'est le moyen de vous mettre d'accord.» On appela donc ce nouvel enfant Walter Wilding comme l'autre qui nous avait été retiré… Ce nouvel enfant, c'était vous.

La tête de Wilding retomba sur sa poitrine.

– C'était moi!.. – murmura-t-il.

– Peu de temps après votre entrée dans l'institution, monsieur, – reprit la femme de charge, – je la quittai pour me marier. Si vous voulez ici me prêter toute votre attention, vous allez voir comment une funeste méprise a eu lieu naturellement. Onze ans et demi se passèrent avant que celle que, tout à l'heure, vous croyiez avoir été votre mère, ne retournât à l'Hospice pour y chercher le fils dont elle s'était séparée. Elle savait qu'il s'appelait Walter Wilding, et rien de plus. La servante qu'elle émut par sa douleur ne put lui désigner que le seul Walter Wilding alors connu dans la maison. Moi, qui aurais pu rétablir la vérité des choses, j'étais bien loin alors. Aucun indice, aucun soupçon, aucun doute ne put donc alors empêcher cette cruelle erreur de s'accomplir. Oh! je souffre pour vous, monsieur, vous penserez toujours avec raison que le jour où je suis entrée chez vous fut un jour de malheur, j'y suis venue bien innocemment, je vous le jure. Et pourtant j'éprouve le sentiment d'une mauvaise action que je viens de commettre. Que n'ai-je pu dissimuler le trouble où la vue de ce portrait et les confidences que vous m'avez faites m'avaient jetée malgré moi! Si j'avais eu la sagesse de me taire, vous n'auriez jamais eu l'occasion d'apprendre toutes ces choses douloureuses et, même à l'heure de votre mort, tranquille et sans inquiétude…

Elle s'arrêta, car Wilding redressa brusquement la tête et la regarda. Son honnêteté native se soulevait dans son cœur et protestait contre ce dernier mot de Madame Goldstraw.

– Entendez-vous par là que vous auriez voulu me cacher tout ceci… – s'écria-t-il, – me le cacher à jamais si vous l'aviez pu?

– Je me flatte de pouvoir toujours dire la vérité quand on me la demandera, – répondit Madame Goldstraw. – Certes, il vaut mieux pour moi et pour ma conscience de n'être pas chargée d'un pareil secret. Mais cela vaut-il mieux pour vous? De quelle utilité peut-il vous être, maintenant, de le connaître, le secret qui vous déchire?

– De quelle utilité? – répéta Wilding. – Mais, grand Dieu, si cette histoire est vraie!..

– Si elle ne l'était point, vous l'eussé-je racontée, monsieur? – répliqua-t-elle.

– Je vous demande pardon, – continua Wilding. – Il faut être indulgente pour moi. Je ne puis encore trouver la force d'admettre comme réelle cette terrible découverte. Nous nous aimions si tendrement l'un et l'autre (il montrait le portrait en disant cela). Je sentais si profondément que j'étais son fils… Elle est morte dans mes bras, Madame Goldstraw, morte en me bénissant comme une mère seule peut bénir. Et c'est après tant d'années qu'on vient me dire: Elle n'était pas ta mère!

– Malheureusement, – fit Madame Goldstraw, – elle ne l'était pas, mais elle vous aimait…

– Je ne sais ce que je dis! – s'écria-t-il.

Déjà l'empire passager qu'il avait pu prendre sur lui-même quelques moments auparavant et qui lui avait donné un peu de force s'évanouissait.

– Ce n'était pas à ce terrible chagrin que je songeais tout à l'heure. Non, c'était tout autre chose qui me traversait l'esprit… Oui, oui, vous m'avez surpris et blessé, Madame Goldstraw. Votre langage me donne à supposer que vous regrettez de ne m'avoir point laissé une erreur qui m'était si chère. Ne vous laissez pas aller à de telles pensées, et surtout gardez-vous bien de me les dire. C'eût été un crime que de m'épargner la vérité. Je sais que votre intention était bonne, je le sais! je ne désire pas vous affliger, vous avez bon cœur. Mais songez à la situation où je me trouve. Dans la fausse conviction que j'étais son fils, elle m'a laissé tout ce qu'elle possédait. Je ne suis pas son fils. J'ai pris la place, j'ai accepté, sans le savoir, la place d'un autre. Cet autre, il faut que je le trouve. L'espoir de le retrouver est le seul qui me relève et me fortifie au milieu de ce terrible chagrin qui me frappe. Vous en devez savoir bien plus que vous ne m'en avez raconté, Madame Goldstraw? Quelle était cette étrangère qui a adopté l'enfant? Son nom, vous l'avez entendu?

– Je ne l'ai jamais entendu… je ne l'ai jamais revue elle-même… je n'ai jamais reçu de ses nouvelles…

– Elle n'a donc rien dit lorsqu'elle a emmené l'enfant?.. Rappelez vos souvenirs, elle doit avoir dit quelque chose.

– Une seule, monsieur, une seule qui me revienne. Cette année-là, l'hiver avait été très cruel et beaucoup de nos petits élèves avaient souffert. Lorsqu'elle prit le baby dans ses bras, l'étrangère me dit en riant: «Ne soyez pas en peine pour sa santé. Il grandira sous un climat meilleur que le vôtre. Je vais le conduire en Suisse.»

– En Suisse?.. dans quelle partie de la Suisse?

– Elle ne me l'a pas dit.

– Rien que ce faible indice… rien que ce fil léger pour trouver ma route… – murmura Wilding, – et un quart de siècle s'est écoulé depuis ce jour! Que dois-je faire?

– J'espère que vous ne vous offenserez pas de la franchise de mon langage, monsieur, – reprit Madame Goldstraw. – En vérité, je ne vois point pourquoi vous voilà si fort incertain de ce que vous avez à faire. Chercher cet enfant! Qui sait s'il est en vie? Et, monsieur, s'il vit, il ne connaît sûrement pas l'adversité. L'étrangère qui l'a adoptée était une femme de condition; elle a dû prouver au directeur de l'Hospice qu'elle était en état de se charger d'un enfant, sans quoi on ne lui aurait point permis de le prendre. Si j'étais à votre place, monsieur, pardonnez-moi de vous parler si librement… Je me consolerais en songeant que j'ai aimé la pauvre femme qui est là (elle montrait à son tour le portrait), aussi fortement qu'on aime sa mère et qu'elle a eu pour moi la même tendresse que si j'avais été son fils. Tout ce qu'elle vous a donné, n'est-ce pas en raison de son affection même? Son cœur ne s'est jamais démenti envers vous durant sa vie; le vôtre, j'en suis bien sûre, ne se démentira jamais envers elle. Quel meilleur droit pouvez-vous avoir à conserver ses présents?..

– Arrêtez! – s'écria Wilding.

Sa probité native lui faisait voir le charitable sophisme que lui opposait Madame Goldstraw pour le consoler.

– Vous ne comprenez pas, – reprit-il; – c'est parce que je l'ai aimée que mon devoir maintenant est de faire justice à son fils. Un devoir sacré, Madame Goldstraw. Oh! si ce fils est encore au monde, je le retrouverai. Je succomberais, d'ailleurs, dans cette terrible épreuve, si je n'avais la ressource et la consolation de m'occuper tout de suite activement de ce que ma conscience me commande de faire. Il faut que je cause sans retard avec mon homme de loi. Je veux l'avoir mis à l'œuvre avant de m'endormir ce soir.

Il s'approcha d'un tube attaché à la muraille, et par ce moyen appela quelqu'un dans le bureau de l'étage inférieur.

– Veuillez me laisser un moment, Madame Goldstraw, – dit-il, – je serai plus calme et plus en état de causer avec vous dans l'après-midi! nous nous plairons ensemble, j'en suis sûr, en dépit de ce qui arrive. Oh! ce n'est pas votre faute… Donnez-moi la main, Madame Goldstraw. Et maintenant faites de votre mieux dans la maison…

Comme Madame Goldstraw se dirigeait vers la porte Jarvis parut sur le seuil.

– Envoyez chercher Monsieur Bintrey, – lui dit Wilding, – j'ai besoin de le voir sur-le-champ.

Le commis n'était point venu là seulement pour recevoir un ordre. Quelqu'un le suivait qu'il avait mission d'introduire; il annonça:

– Monsieur Vendale.

Le nouvel associé de Wilding et Co. entra.

– Excusez-moi pour un moment, George Vendale, – dit Wilding, – j'ai encore un mot à dire à Jarvis. Envoyez, envoyez tout de suite chercher Monsieur Bintrey.

Jarvis, avant de quitter la chambre, déposa une lettre sur la table.

– De nos correspondants de Neufchâtel, monsieur, je pense, – dit-il. – Cette lettre porte un timbre Suisse.

L'abîme

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