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COMMENT MON ONCLE FIT LA RENCONTRE D'UN VIEUX SERGENT ET D'UN CANICHE, CE QUI L'EMPÊCHA D'ALLER CHEZ M. MINXIT.

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Le lendemain, à huit heures du matin, mon oncle était frais et accommodé; il n'attendait plus pour partir qu'une paire de souliers que devait lui apporter Cicéron, ce fameux préconiseur dont nous avons déjà parlé, et qui cumulait la profession de cordonnier avec celle de tambour.

Cicéron ne tarda pas à arriver. À cette époque de bonne franquette, c'était la coutume, quand un ouvrier apportait de l'ouvrage dans une maison, qu'on ne le laissât pas sortir sans lui avoir fait boire quelques verres de vin. C'était d'un mauvais genre, j'en conviens; mais ces procédés bienveillants rapprochaient les conditions; le pauvre savait gré au riche des concessions qu'il lui faisait, et ne le jalousait point. Aussi a-t-on vu, pendant la révolution, d'admirables dévouements de serviteurs envers leurs maîtres, de fermiers envers leurs seigneurs, d'ouvriers envers leurs patrons, qui, à notre époque de morgue insolente et de ridicule orgueil, ne se reproduiraient certainement plus.

Benjamin pria sa sœur d'aller tirer une bouteille de vin blanc pour trinquer avec Cicéron. Sa sœur en tira une, puis deux, puis trois et jusqu'à sept.

—Ma chère sœur, je vous en prie, encore une bouteille.

—Mais tu ne sais donc pas, malheureux, que tu en es à la huitième.

—Vous savez bien, chère sœur, que nous ne comptons pas ensemble.

—Mais tu ne sais pas, toi, que tu as un voyage à faire.

—Encore cette dernière bouteille, et je pars.

—Oui, tu es dans un bel état de partir; et si on venait te chercher pour visiter un malade.

—Que vous savez peu, ma bonne sœur, apprécier les effets du vin!… On voit bien que vous ne buvez que les eaux limpides du Beuvron. Faut-il partir? mon centre de gravité est toujours à la même place. Faut-il saigner?… Mais à propos, ma sœur, il faut que je vous saigne: Machecourt me l'a recommandé en partant. Vous vous plaigniez ce matin d'un grand mal de tête, une saignée vous fera du bien. Et Benjamin de tirer sa trousse, et ma grand'mère de s'armer des pincettes.

—Diable! vous faites un malade bien récalcitrant. Eh bien! transigeons; je ne vous saignerai point, et vous irez nous tirer une huitième bouteille de vin.

—Je n'en tirerai pas un verre.

—Ce sera donc moi qui la tirerais, dit Benjamin; et, prenant la bouteille, il se dirigea vers la cave.

Ma grand'mère, ne voyant rien de mieux à faire pour l'arrêter, se pendit à sa queue; mais Benjamin, sans s'occuper de cet incident, s'en alla à la cave d'un pas aussi ferme que s'il n'eût eu qu'un paquet d'oignons au bout de la queue, et revint avec sa bouteille pleine.

—Eh bien! ma chère sœur, c'était bien la peine d'aller deux à la cave pour une méchante bouteille de vin blanc; mais je dois vous prévenir que si vous persistiez dans ces mauvaises habitudes, vous me forceriez à faire couper ma queue.

Cependant Benjamin, qui, tout à l'heure, regardait comme une corvée assommante le voyage de Corvol, s'obstinait maintenant à partir. Ma grand'mère, pour lui en ôter la possibilité, avait enfermé ses souliers dans l'armoire.

—Je vous dis que je partirai!

—Je te dis que tu ne partiras pas!

—Voulez-vous que je vous porte chez M. Minxit au bout de ma queue?

Tel était le dialogue qui avait lieu entre le frère et la sœur, quand mon grand-père arriva. Il mit fin à la discussion en déclarant que le lendemain il avait besoin d'aller à la Chapelle, et qu'il emmènerait Benjamin avec lui.

Mon grand-père était sur pied avant le jour. Quand il eut griffonné son exploit et écrit au bas: «dont le coût est de six francs quatre sous six deniers,» il essuya sa plume sur la manche de sa houppelande, serra précieusement ses lunettes dans leur fourreau, et alla éveiller Benjamin. Celui-ci dormait comme le prince de Condé,—si le prince ne faisait semblant de dormir,—la veille d'une bataille.

—Allons, eh! Benjamin, debout; il fait grand jour.

—Tu te trompes, répondit Benjamin avec un grognement et se retournant du côté du mur, il fait nuit noire.

—Lève la tête, tu verras la clarté du soleil sur le plancher.

—Je te dis, moi, que c'est la clarté du réverbère.

—Ah çà! est-ce que tu ne voudrais pas partir?

—Non; j'ai rêvé toute la nuit de pain dur et de piquette, et si nous nous mettions en route, il pourrait nous arriver malheur.

—Eh bien! je te déclare, moi, que, si dans dix minutes tu n'es pas levé, je t'envoie ta chère sœur; si au contraire tu es levé, je perce ce quartaut de vin vieux que tu sais bien.

—Tu es sûr que c'est du Pouilly, n'est-ce pas? dit Benjamin, se mettant sur son séant; tu m'en donnes ta parole d'honneur.

—Oui, foi d'huissier.

—Alors va percer ton quartaut; mais je te préviens que s'il nous arrive malencontre en route, c'est toi qui en répondras à ma chère sœur.

Une heure après, mon oncle et mon grand-père étaient sur le chemin de Mulot. À quelque distance de la ville, ils rencontrèrent deux petits paysans dont l'un portait un lapin sous son bras et l'autre avait deux poules dans son panier. Le premier disait à son compagnon:

—Si tu veux dire à M. Cliquet que mon lapin est un lapin de garenne et que tu me l'as vu prendre au lacet, tu seras mon camarade.

—Je le veux bien, répondit celui-ci, mais à condition que tu diras à Mme Deby que mes poules pondent deux fois par jour et qu'elles font des œufs gros comme des œufs de cane.

—Vous êtes deux petits larrons, dit mon grand-père; je vous ferai tirer l'un de ces jours les oreilles par M. le commissaire de police.

—Et moi, mes amis, dit Benjamin, je vous prie d'accepter chacun cette pièce de douze deniers.

—Voilà de la générosité bien placée, dit mon grand-père haussant les épaules: tu donneras sans doute du plat de ton épée au premier pauvre honnête que tu rencontreras, puisque tu prostitues ta monnaie à ces deux vauriens.

—Vauriens pour toi, Machecourt, qui ne vois que la pellicule de chaque chose; mais pour moi ce sont deux philosophes. Ils viennent d'inventer une machine qui, bien organisée, ferait la fortune de dix honnêtes gens.

—Et quelle est donc la machine, dit mon grand-père d'un air d'incrédulité, que viennent d'inventer ces deux philosophes que je rosserais d'importance, moi, si nous avions le temps de nous arrêter?

—Cette machine est simple, dit mon oncle: la voici telle qu'elle se comporte:

Nous sommes dix amis qui, au lieu de nous réunir pour déjeuner, nous réunissons pour faire fortune.

Cela vaut au moins la peine de se réunir, interrompit mon grand-père.

—Nous sommes, tous les dix, intelligents, adroits, rusés même au besoin. Nous avons le verbe haut, la discussion prestigieuse; nous manions la parole avec la même adresse qu'un escamoteur manie ses muscades. Pour la moralité de la chose, nous sommes tous capables dans notre profession, et les personnes de bonne volonté peuvent dire, sans trop se compromettre, que nous valons mieux que nos confrères.

Nous formons, en tout bien et tout honneur, une société pour nous préconiser les uns les autres, pour insuffler, pour faire mousser et bulliférer notre petit mérite.

—J'entends, dit mon grand-père, l'un vend de la mort-aux-rats et n'a qu'une grosse caisse, l'autre du thé suisse et n'a qu'une paire de cimbales. Vous réunissez vos moyens de faire du bruit, et…

—C'est cela même, interrompit Benjamin. Tu conçois que si la machine fonctionne convenablement, chacun des sociétaires a autour de lui neuf instruments qui font un vacarme épouvantable.

Nous sommes neuf qui disons: L'avocat Page boit trop, mais je crois que ce diable d'homme fait infuser les feuilles de la coutume du Nivernais dans son vin, qu'il a mis la logique en bouteille. Toutes les causes qu'il lui convient de gagner il les gagne; et l'autre jour, il a fait obtenir de forts dommages-intérêts à un gentilhomme qui avait assommé un paysan.

L'huissier Parlanta est un peu retors; mais c'est l'Annibal des huissiers; sa contrainte par corps est inévitable; pour lui échapper, il faudrait que son débiteur n'eût pas de corps. Il vous mettrait la main sur l'épaule d'un duc et pair.

Pour Benjamin Rathery, c'est un homme sans souci qui se moque de tout et rit au nez de la fièvre, un homme, si vous le voulez, d'assiette et de bouteille; mais c'est précisément à cause de cela que je le préférerais à ses confrères. Il n'a pas l'air de ces médecins sinistres dont le registre est un cimetière; il est trop gai et digère trop bien pour avoir beaucoup d'actes de décès à se reprocher.

Ainsi chacun des sociétaires se trouve multiplié par 9…

—Oui, dit mon grand-père, mais cela te donnera-t-il neuf habits rouges? neuf fois Benjamin Rathery, qu'est-ce que cela fait?

—Ça fait neuf cents fois Machecourt! répliqua vivement Benjamin. Mais laisse-moi finir ma démonstration, tu plaisanteras après.

Voilà neuf réclames vivantes qui s'insinuent partout, qui vous répètent le lendemain, sous une autre forme, ce qu'elles vous ont dit la veille; neuf affiches qui parlent, qui arrêtent les passants par le bras; neuf enseignes qui se promènent par la ville, qui discutent, qui font des dilemmes, des enthymènes, et se moquent de vous si vous n'êtes point de leur avis.

Il résulte de là que la réputation de Page, de Rapin, de Rathery, qui se traînait péniblement dans l'enceinte de leur petite ville, comme un avocat dans un cercle vicieux, prend tout à coup un essor étourdissant. Hier elle n'avait pas de pieds, aujourd'hui elle a des ailes. Elle se dilate comme un gaz quand on a ouvert le bocal où il était enferme. Elle s'épand par toute la province. Les clients arrivent à ces gens-là de tous les points du bailliage; ils arrivent du sud et de l'aquilon, de l'aurore et du couchant, comme dans l'Apocalypse les élus arrivent à la ville de Jérusalem. Au bout de cinq à six ans, Benjamin Rathery est à la tête d'une belle fortune qu'il dépense, avec grand fracas de verres et de bouteilles, en déjeuners et en dîners; toi, Machecourt, tu n'es plus porteur de contraintes: je t'achète une charge de bailli. Ta femme est couverte de soie et de dentelles comme une sainte Renne; ton aîné, qui est déjà enfant de chœur, entre au séminaire; ton cadet, qui est malingreux et jaune comme un serin des Canaries, étudie la médecine: je lui cède ma réputation et mes vieux clients, et je l'entretiens d'habits rouges. De ton puîné nous faisons un robin. Ta fille aînée épouse un homme de plume. Nous marions la plus jeune à un gros bourgeois, et le lendemain de la noce nous mettons la machine au grenier.

—Oui, mais ta machine a un petit défaut, elle n'est pas à l'usage des honnêtes gens.

—Pourquoi cela?

—Parce que.

—Mais enfin?

—Parce que l'effet en est immoral.

—Pourrais-tu me prouver cela par or et par donc?

—Va te promener avec tes or et tes donc. Toi qui es un savant, tu raisonnes avec ton esprit; moi qui suis un pauvre porteur de contraintes, je sens avec ma conscience. Je soutiens que tout homme qui acquiert sa fortune par d'autres moyens que par son travail et ses talents, n'en est pas légitime possesseur.

—C'est très-bien ce que tu dis là, Machecourt! s'écria mon oncle; tu as parfaitement raison! La conscience, c'est la meilleure de toutes les logiques, et le charlatanisme, sous quelque forme qu'il se déguise, est toujours une escroquerie. Eh bien! brisons notre machine, et n'en parlons plus.

Tout en devisant ainsi ils approchaient du village de Moulot; ils aperçurent, sur le seuil d'une porte de vigne, une espèce de soldat encadré profondément entre des ronces, dont les touffes brunes et rouges, meurtries par la gelée, tombaient pêle-mêle comme une chevelure en désordre. Cet homme avait sur sa tête un morceau de chapeau à cornes, sans cocarde; sa figure en ruine avait une teinte pierreuse, cette teinte dorée qu'ont les vieux monuments au soleil. Deux grandes moustaches blanches encadraient sa bouche, comme deux parenthèses. Il était couvert d'un vieil uniforme; sur une des manches s'étendait transversalement un vieux galon effacé. L'autre manche, dépouillée de son insigne, n'offrait plus qu'un rectangle qui se distinguait du reste de l'étoffe par une laine plus neuve et d'une nuance plus foncée. Ses jambes nues, enflées par le froid, étaient rouges comme des betteraves. Il laissait tomber d'une gourde quelques gouttes d'eau-de-vie sur de vieux morceaux de pain noir; un caniche, de la grande espèce, était assis devant lui sur son derrière, et suivait tous ses mouvements, pareil à un muet qui écoute avec ses yeux les ordres que lui donne son maître.

Mon oncle eût plutôt passé outre devant un bouchon que devant cet homme.

S'arrêtant sur le bord du chemin:

—Camarade, dit-il, voilà un mauvais déjeuner!

—J'en ai fait de plus mauvais encore, mais Fontenoy et moi nous avons bon appétit.

—Qui Fontenoy?

—Mon chien, ce caniche que vous voyez.

—Diable! voilà un beau nom pour un chien. Au fait, la gloire est bien pour les rois, pourquoi ne serait-elle pas pour les caniches?

—C'est son nom de guerre, poursuivit le sergent; son nom de famille est

Azor.

—Eh! pourquoi l'appelez-vous Fontenoy!

—Parce qu'à la bataille de Fontenoy il a fait un capitaine anglais prisonnier.

—Eh! comment donc cela? fit mon oncle tout émerveillé.

—D'une manière fort simple, en l'arrêtant par une des basques de son habit jusqu'à ce que je pusse lui mettre la main sur l'épaule; tel qu'il est, Fontenoy a été mis à l'ordre de l'armée, et a eu l'honneur d'être présenté à Louis XV, qui a daigné me dire: «Sergent Duranton, vous avez là un beau chien!»

—Voilà un roi bien affable pour les quadrupèdes: je m'étonne qu'il n'ait pas donné des lettres de noblesse à votre caniche. Comment se fait-il que vous ayez quitté le service d'un si bon roi?

—Parce qu'on m'a fait un passe-droit, dit le sergent, l'œil rutilant et la narine gonflée de colère; il y a dix ans que j'ai ces guenilles d'or sur le bras; j'ai fait toutes les campagnes de Maurice de Saxe, et j'ai sur le corps plus de cicatrices qu'il n'en faudrait pour faire deux états de service; ils m'avaient promis l'épaulette; mais nommer officier le fils d'un tisserand, ç'eût été un scandale à faire horripiler toutes les ailes de pigeon du royaume de France et de Navarre. Ils m'ont fait passer sur le corps une espèce de petit chevalier tout frais éclos de sa coquille de page. Ça saura se faire tuer tout de même, car ils sont braves, on ne peut pas leur refuser cela; mais ça ne sait pas dire: Tête… droite!

À cette parole de la théorie fortement accentuée par le sergent, le caniche tourna militairement la tête à droite.

—Tout beau! Fontenoy, fit son maître; tu oublies que nous sommes retirés du service; et il reprit: Je n'ai pu passer cela au roi très-chrétien; dès ce moment, je me suis brouillé avec lui, et je lui ai demandé mon congé, qu'il m'a gracieusement accordé.

—Vous avez bien fait, brave homme, s'écria Benjamin en frappant sur l'épaule du vieux soldat, geste imprudent qui faillit le faire dévorer par le caniche. Si mon approbation peut vous être agréable; je vous la donne sans restriction; les nobles n'ont jamais nui à mon avancement; mais cela n'empêche pas que je les haïsse de tout mon cœur.

—En ce cas, c'est une haine toute platonique, interrompit mon grand-père.

—Dis plutôt une haine toute philosophique, Machecourt. La noblesse est la plus absurde de toutes les choses; c'est une révolte flagrante du despotisme contre le Créateur. Dieu a-t-il fait plus hautes les unes que les autres les herbes de la prairie, et a-t-il gravé des écussons sur l'aile des oiseaux ou sur le pelage des bêtes fauves? Que signifient ces hommes supérieurs que fait un roi par lettres-patentes, comme il fait un gabeleur et un regrattier? «À dater d'aujourd'hui, vous reconnaîtrez le sieur tel pour un homme supérieur. Signé Louis XV, et plus bas Choiseul.» Oh! que voilà une supériorité bien établie!

Un vilain est fait comte par Henri IV, parce qu'il a servi une bonne oie à cette majesté; un chapon avec l'oie et il était fait marquis; il n'eût fallu ni plus d'encre ni plus de parchemin pour cela. Maintenant les descendants de ces hommes ont le privilége de nous bâtonner, nous dont les ancêtres n'ont jamais eu l'occasion d'offrir à un roi une aile de volaille!

Et voyez un peu à quoi tiennent les grandeurs de ce monde: si l'oie eût été un peu plus ou un peu moins cuite, qu'on y eût mis une pincée de sel de plus ou une pincée de poivre de moins, qu'il fût tombé un peu de suie dans la lèchefrite ou un peu de cendre sur les tartines, qu'on l'eût servie un peu plus tôt ou un peu plus tard, il y avait une famille noble de moins en France! Et le peuple courbe le front devant une pareille grandeur! Oh! je voudrais, comme Caligula le voulait du peuple romain, que la France n'eût qu'une seule paire de joues pour la souffleter.

Mais, dis-moi donc, peuple imbécile, quelle valeur trouves-tu donc aux deux lettres que ces gens mettent devant leur nom? ajoutent-elles un pouce à leur taille? ont-ils plus de fer que toi dans le sang? plus de moëlle cérébrale dans la boîte osseuse de leur tête? pourraient-ils manier une épée plus lourde que la tienne? ce de merveilleux guérit-il les écrouelles? préserve-t-il son titulaire de la colique quand il a trop dîné, ou de l'ivresse quand il a trop bu? Ne vois-tu pas que ces comtes, ces barons, ces marquis, sont des majuscules qui, malgré la place qu'elles occupent dans la ligne, n'ont toujours que la valeur des simples lettres? Si un duc et pair et un bûcheron étaient ensemble dans une savane de l'Amérique, ou au milieu du grand désert de Sahara, je voudrais bien savoir lequel des deux serait le plus noble?

Leur trisaïeul maniait la rondache, et ton père faisait des bonnets de coton, qu'est-ce que cela prouve pour eux et contre toi? Viennent-ils au monde avec la rondache de leur trisaïeul au côté? ont-ils ses cicatrices gravées sur leur peau? Qu'est-ce que cette grandeur qui se transmet de père en fils, comme une bougie neuve qu'on allume à une bougie qui s'éteint? Les champignons qui naissent sur les débris d'un chêne mort sont-ils des chênes?

Quand j'apprends que le roi a créé une famille noble, il me semble voir un cultivateur planter dans son champ un grand niais de pavot qui infectera vingt sillons de sa graine, et ne rapportera tous les ans que quatre grandes feuilles rouges. Cependant, tant qu'il y aura des rois, il y aura des nobles. Les rois font des comtes, des marquis, des ducs, pour que l'admiration monte jusqu'à eux par degrés. Les nobles, ce sont, relativement à eux, les bagatelles de la porte, la parade qui donne aux badauds un avant-goût des magnificences du spectacle. Un roi sans noblesse, ce serait un salon sans antichambre; mais cette friandise de leur amour-propre leur coûtera cher. Il est impossible que vingt millions d'hommes consentent toujours à n'être rien dans l'État, pour que quelques milliers de courtisans soient quelque chose: quiconque a semé des priviléges doit recueillir des révolutions. Le temps n'est pas loin peut-être où tous ces brillants écussons seront traînés dans le ruisseau, et où ceux qui s'en décorent maintenant auront besoin de la protection de leurs valets.

—Eh! me dites-vous, votre oncle Benjamin a dit tout cela?

—Pourquoi pas?

—Tout d'une haleine?

—Sans doute. Qu'est-ce qu'il y a d'étonnant en cela? Mon grand-père avait un broc qui tenait une pinte et demie, et mon oncle le vidait tout d'un trait: il appelait cela faire des tirades.

—Et ses paroles, comment ont-elles été conservées?

—Mon grand-père les a écrites.

—Il avait donc là, en plein champ, tout ce qu'il fallait pour écrire?

—Quelle bêtise! un huissier.

—Et le sergent a-t-il encore quelque chose à dire?

—Certainement. Il faut bien qu'il parle pour que mon oncle lui réponde.

Or donc, le sergent dit:

—Il y a trois mois que je suis en route; je vais de ferme en ferme, et j'y reste tant qu'on veut me supporter. Je fais faire l'exercice aux enfants; je raconte nos campagnes aux hommes et Fontenoy amuse les femmes avec ses gambades. Je ne suis pas pressé d'arriver, car je ne sais pas trop où je vais. Ils me renvoient dans mes foyers, et je n'ai pas de foyer. Il y a longtemps que le four de mon père est défoncé, et j'ai les bras plus creux et plus rouillés que deux vieux canons de fusil. Je crois tout de même que je retournerai dans mon village. Ce n'est pas que j'espère y être mieux qu'en tout autre pays. La terre y est aussi dure qu'ailleurs, on n'y boit pas l'eau-de-vie dans les ornières. Mais qu'importe? j'y vais toujours. C'est comme un caprice de malade. Je serai la garnison du pays. S'ils ne veulent pas nourrir le vieux soldat, il faudra bien au moins qu'ils l'enterrent, et, ajouta-t-il, ils auront bien la charité d'apporter, sur ma fosse, un peu de soupe à Fontenoy jusqu'à ce qu'il soit mort de chagrin, car Fontenoy ne me laissera pas en aller tout seul. Quand nous sommes seuls et qu'il me regarde, il me promet cela, ce bon Fontenoy.

—Eh! voilà le sort qu'ils vous ont fait, répondit Benjamin. En vérité, les rois sont les plus égoïstes de tous les êtres. Si les serpents, dont nos poètes parlent si mal, avaient une littérature, ils feraient des rois le symbole de l'ingratitude. J'ai lu quelque part que Dieu ayant fait le cœur des rois, un chien l'emporta, et que ne voulant pas recommencer sa besogne, il mit une pierre à la place. Cela me paraît assez vraisemblable Pour les Capets, c'est peut-être un oignon de lis qu'ils ont à la place du cœur; je défie qu'on me prouve le contraire.

Parce qu'on a fait à ces gens-là une croix sur le front avec de l'huile, leur personne est auguste, ils sont majesté, ils sont NOUS, au lieu de JE, ils ne peuvent mal faire; si leur valet de chambre les égratignait en leur passant leur chemise, il serait sacrilége. Leurs petits sont des altesses; eux, ces marmots, qu'une femme porte au poing, dont le berceau tiendrait sous une cage à poulet, ils sont des hauteurs très-hautes, des montagnes sérénissimes. On ferait volontiers dorer par le bout les mamelles de leur nourrice. Si tel est l'effet d'un peu d'huile, quel respect aurions-nous donc pour les anchois, qui marinent dans l'huile jusqu'à ce qu'on les mange!

Chez la caste des sires, l'orgueil va jusqu'à la démence. On les compare à Jupiter tenant la foudre, et ils ne se trouvent pas trop honorés de la comparaison. La foudre de moins, et ils se fâcheraient. Cependant Jupiter a la goutte, et il faut deux valets pour le mener à sa table ou à son lit. Le rimeur Boileau a, de son autorité privée, a ordonné aux vents de se taire, attendu qu'il allait parler de Louis XIV:

Et vous, Vents, faites silence,

Je vais parler de Louis!

Et Louis n'a rien vu en cela que de très-naturel; seulement il n'a pas songé d'ordonner aux commandants de ses vaisseaux de parler de Louis pour apaiser les tempêtes.

Ils croient tous, les pauvres fous, que l'espace de terre où ils règnent est à eux; que Dieu le donna à Eudes, fonds et tréfonds, pour en jouir, sans trouble ni obstacle, lui et ses descendants. Qu'un courtisan leur dise que Dieu a fait la Seine tout exprès pour alimenter le grand bassin des Tuileries, ils le tiendront pour homme d'esprit. Ils regardent ces millions d'hommes qui sont autour d'eux comme une propriété dont on ne saurait, sous peine de pendaison, leur contester le titre; les uns sont venus au monde pour leur fournir de l'argent, les autres pour mourir dans leurs querelles; quelques-uns, qui ont le sang plus limpide et plus rose, pour leur procréer des maîtresses. Tout cela résulte évidemment de la croix qu'un vieil archevêque, de sa main caduque, leur a faite sur le front.

Ils vous prennent un homme dans la force de la jeunesse, ils lui mettent un fusil entre les mains, un sac sur le dos, ils le marquent à la tête d'une cocarde, puis ils lui disent: Mon confrère de Prusse a des torts envers moi, tu vas courir sus à tous ses sujets. Je les ai fait prévenir, par mon huissier qu'on appelle un héraut, que le 1er avril prochain tu auras l'honneur de te présenter sur la frontière pour les égorger, et qu'ils eussent à se tenir prêts pour te recevoir. Entre monarques, ce sont des égards qu'on se doit. Tu croiras peut-être au premier aspect que nos ennemis sont des hommes; mais ce ne sont pas des hommes, je t'en préviens, ce sont des Prussiens; tu les distingueras de la race humaine à la couleur de leur uniforme. Tâche de bien faire ton devoir; car je serai là, assis sur mon trône, qui te regarderai. Si tu remportes la victoire, quand vous reviendrez en France, on vous amènera sous les fenêtres de mon palais, je descendrai en grand uniforme, et je vous dirai: «Soldats! je suis content de vous!» Si vous êtes cent mille hommes, tu auras pour ta part un cent millième de ces six paroles. Au cas où tu resterais sur le champ de bataille, ce qui pourrait fort bien arriver, j'enverrai ton extrait mortuaire à ta famille afin qu'elle puisse te pleurer, et que tes frères puissent hériter de toi. Si tu perds un bras ou une jambe, je te les paierai ce qu'ils valent; mais si tu as le bonheur ou le malheur, comme tu voudras, d'échapper au boulet, quand tu n'auras plus la force de porter ton sac, je te donnerai ton congé, et tu iras crever où tu voudras, cela ne me regardera plus.

—Voilà bien l'affaire, dit le sergent; quand ils ont extrait de notre sang ce phosphore dont ils font leur gloire, ils nous jettent de côté, comme le vigneron jette sur le fumier le marc du raisin après en avoir pressuré la liqueur; comme l'enfant jette au ruisseau le noyau du fruit qu'il vient de manger.

—C'est très-mal à eux, fit Machecourt dont l'esprit était à Corvol, et qui eût voulu y voir son beau-frère.

—Machecourt, dit Benjamin, le regardant de travers, choisis mieux tes expressions; il n'y a pas ici matière à plaisanterie. Oui, quand je vois ces fiers soldats qui ont fait de leur sang la gloire de leur pays, obligés, comme ce pauvre vieux Cicéron, de passer le reste de leur vie dans une échoppe de savetier, tandis qu'un tas de pantins dorés accaparent tout l'argent de l'impôt, et que des prostituées ont pour s'envelopper négligemment le matin des cachemires dont un seul vaut tous les vêtements d'une pauvre ménagère, je suis exaspéré contre les rois; si j'étais Dieu, je leur mettrais sur le corps un uniforme de plomb, et je les condamnerais à faire mille ans de service dans la lune, avec toutes leurs iniquités dans leur sac. Les empereurs seraient caporaux.

Après avoir repris haleine et s'être essuyé le front, car il suait, mon digne grand-oncle, d'émotion et de colère, il tira mon grand-père à part et lui dit:

—Si nous faisions déjeuner avec nous chez Manette ce brave homme et ce glorieux caniche?

—Heim! heim! objecta mon grand-père.

—Que diable! répliqua Benjamin, on ne rencontre pas tous les jours un caniche qui a fait un capitaine anglais prisonnier, et tous les jours on donne des fêtes politiques à des gens qui ne valent pas cet honorable quadrupède.

-Mais, as-tu de l'argent? dit mon grand-père; moi je n'ai qu'une pièce de trente sous que ta sœur m'a donnée ce matin, parce que, je crois, elle n'est pas bien marquée, et elle m'a bien recommandé de lui en rapporter au moins la moitié.

—Moi, je n'ai pas un sou; mais je suis médecin de Manette, de même qu'elle est de temps en temps ma cabaretière, et nous nous faisons mutuellement crédit.

—Seulement le médecin de Manette?

—Qu'est-ce que cela te fait?

—Rien; mais je te préviens que je ne veux pas rester plus d'une heure chez Manette.

Mon oncle déclina donc son invitation au sergent. Celui-ci accepta sans cérémonie et se plaça joyeusement entre mon oncle et mon grand-père, ce qui s'appelle, en style de soldat, emboîter le pas.

Un taureau qu'un paysan menait au pré venait à eux. Offusqué sans doute par l'habit rouge de Benjamin, il fondit brusquement sur lui. Mon oncle esquiva ses cornes, et comme il avait des articulations d'acier, il franchit d'un saut, sans faire plus d'effort que s'il eût exécuté un entrechat, un large fossé qui séparait la route des champs. Le taureau, qui tenait sans doute à faire des estafilades à l'habit rouge, voulut opérer comme mon oncle; maïs il tomba au milieu du fossé. C'est bien fait, dit Benjamin, voilà ce que c'est de chercher querelle à ceux qui ne songent pas à toi! Mais le quadrupède, obstiné comme un Russe qui monte à l'assaut, ne se rebuta pas pour ce mauvais succès; enfonçant ses sabots dans la terre à moitié dégelée, il cherchait à grimper le talus. Mon oncle, voyant cela, tira son épée, et tandis qu'il lardait de son mieux le mufle de l'animal, il appelait le paysan, et s'écriait: Bonhomme, arrêtez votre bête, sinon je vous préviens que je lui passe mon épée au travers du corps! Mais, tout en parlant ainsi, il laissa tomber son épée dans le fossé. Ôte ton habit et jette-le-lui bien vite! s'écria Machecourt. Sauvez-vous dans les vignes, disait le paysan. Gzzi! Gzzi! Fontenoy, fit le sergent. Le caniche se jeta sur le taureau, et comme il savait son monde, il le mordit au jarret. La colère de l'animal se tourna alors contre le chien; mais, tandis qu'il faisait rage de ses cornes, le paysan arriva, et parvint à passer un nœud coulant autour des jambes de derrière du taureau. Cette habile manœuvre eut un plein succès et mit fin aux hostilités.

Benjamin redescendit sur la route; il croyait que Machecourt allait se moquer de lui; mais celui-ci était pâle comme un linge et tremblait sur ses jambes.

—Allons, Machecourt, remets-toi, dit mon oncle, ou bien il faudra que je te saigne; et toi, mon brave Fontenoy, tu as fait aujourd'hui une plus jolie fable que celle de La Fontaine, intitulée la Colombe et la Fourmi. Vous voyez, messieurs, qu'un bienfait n'est jamais perdu. La plupart du temps, le bienfaiteur est dans la nécessité de faire crédit longtemps à l'obligé; mais lui, Fontenoy, m'a payé d'avance. Qui diable m'aurait dit que j'aurais jamais de l'obligation à un caniche?

Moulot est caché entre une touffe de saules et de peupliers sur la rive gauche du ruisseau du Beuvron, au pied d'une grosse colline, dans laquelle mord la route de La Chapelle. Quelques maisons du village étaient déjà remontées sur le bord du chemin, blanches et endimanchées comme des paysannes qui vont dans un lieu fréquenté par le beau monde; de ce nombre était le cabaret de Manette. À l'aspect du bouchon qui pendait, couvert de gloire, à la lucarne du grenier, Benjamin se mit à chanter de sa voix de stentor:

Amis, il faut faire une pause,

J'aperçois l'ombre d'un bouchon.

À cette voix qu'elle connaissait bien, Manette accourut toute rouge sur le seuil de sa porte.

Manette était une paysanne vraiment fort jolie, potelée, maflue, toute blanche, mais peut-être un peu trop rose; vous eussiez dit de ses joues une flaque de lait sur laquelle on eût fait tomber quelques gouttes de vin.

Mon oncle Benjamin

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