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LES CANONS
DE M. MIOT.

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Table des matières

Je conviens que le Morvand est un assez beau pays; ce n’est pas un pays comme il faut, un pays de jasmins et de roses, de jardins et de kiosques; mais j’aime le Morvand avec ses grosses montagnes rondes, pleines d’un bourgeois embonpoint, et les vieux chênes qui leur servent de parasol; je l’aime avec ses longues forêts qui ne quittent point le voyageur de la journée; je l’aime enfin avec ses larges et plantureuses vallées au fond desquelles vous trouvez toujours quelque ruisseau sémillant et bavard qui semble vouloir causer avec vous, et dont vous inviteriez volontiers la naïade à souper pour la bonne compagnie qu’elle vous a tenue. Dans le Morvand, on se chauffe bien pendant l’hiver, on va à l’ombre pendant l’été, et M. Dupin, dont on ne peut en cette occasion suspecter la sincérité, attendu qu’il n’a rien à gagner à cela, a vanté l’excellence de ses eaux. Cependant, je ne voudrais pas demeurer dans l’arrondissement de Château-Chinon, quand on m’y enverrait avec trois mille francs de rentes et la croix d honneur pour moi, ma femme et mes deux enfants. Je sens bien qu’il faut que je vous dise pourquoi; car vous m’accuseriez de calomnie. Mais, au lieu de vous répondre, je vais vous raconter ce qui est arrivé dernièrement à M. Miot, comme nous un peu malade de démocratie; après cela, ira qui voudra jouir des excellentes eaux du Morvand, ce n’est pas moi qui chercherai à y mettre obstacle.

Du temps de la Convention, la ville de Moulins-Engilbert était infiniment conventionnelle. La Convention, donc, pour récompense de son patriotisme, lui avait fait présent de deux canons. Tant que la République exista, les deux braves furent traités par M. le maire et la municipalité avec tous les égards possibles; il n’y avait point de fêtes auxquelles ils ne fussent invités, et la Marseillaise eût mal résonné s’ils ne l’eussent accompagnée de leurs détonations. La ville de Moulins, déjà bonapartiste sous le Consulat de Bonaparte, se fit napoléoniste sous l’Empire. Dès-lors, les deux conventionnels furent oubliés; mais on ne les inquiéta point à cause de leurs opinions. Jamais la moindre avanie ne troubla leur glorieux repos, et ils eussent été assez satisfaits de leur condition, si l’air humide et oxidant de la montagne ne les eût grandement incommodés: ce qui les contrariait le plus, c’est qu’ils se croyaient condamnés à mourir de maladie. Du reste, depuis M. de La Palisse, combien de gens sont morts ainsi! L’invasion vint jusqu’à Moulins-Engilbert. Les Cosaques mutilèrent horriblement nos deux vétérans: ils les laissèrent pour morts sur la place, et tout le monde les tint pour morts. Mais, un beau jour de l’an de grâce1842, le conseil municipal, n’ayant rien autre chose à faire, songea que la ville de Moulins-Engilbert avait pour pensionnaires deux vieilles pièces conventionnelles. Or, garder dans ses murs les restes de deux canons révolutionnaires, deux canons qui avaient fait feu sur les ennemis de la patrie, sur les Anglais peut-être, c’était un scandale impardonnable... Que dirait M. Guizot, quand il apprendrait cette nouvelle?... On courrait risque de voir la route de Nevers à Autun prendre, pour éviter Moulins-Engilbert, une direction nouvelle. Après en avoir mûrement délibéré, on décida que les deux canons méritaient d’être déportés à la ferraille, et qu’ils seraient vendus à l’encan comme armes hors de service. Cette décision fut approuvée par le sous-préfet de l’arrondissement, et le préfet Badouix la confirma. Or, j’en appelle à vous, mes abonnés, mettez-vous, pour une minute seulement, à la place de ces deux canons, et pour peu que vous soyez sensibles à une humiliation, vous comprendrez tout ce qu’alors ils durent souffrir. Quoi! eux qui avaient pris part à toutes les grandes batailles de la République, sur l’affût desquels, peut-être, Hoche et Marceau avaient écrit leurs bulletins de victoire, être relégués parmi les vieux poêles démonétisés et les vieilles marmites percées!.. Assurément ils se seraient fait sauter, si des canons pouvaient se faire sauter eux-mêmes. Le jour fatal était arrivé. Les deux vétérans allaient être livrés aux mains d’un ignoble raccommodeur de casseroles. M. Miot prit la généreuse résolution de les sauver. Il les mit à prix, à prix, à prix, et ils lui furent adjugés pour32francs50centimes. Alors, il les plaça sur les murs de son jardin, et les décora d’épitaphes qui rappelaient et leur illustre origine, et le sort ignominieux qu’ils avaient failli subir. M. Miot était loin de soupçonner qu’en remplissant ce pieux devoir il se préparait un procès. Cependant, le conseil municipal de Moulins-Engilbert ne prit point garde à l’installation des deux canons. Que lui importait, en effet que M. Miot déposât sa ferraille dans son cellier ou l’étalât sur les murs de son jardin? D’abord, personne n’eut peur des canons; M. Miot, possesseur de deux pièces d’artillerie, n’en parut pas plus terrible qu’auparavant; les habitants de Moulins-Engilbert passaient à portée et à demi-portée des pièces, sans la moindre inquiétude: l’on dit même que de braves enfants osèrent plusieurs fois leur regarder dans la gueule. Il y a plus, aucuns riaient de cette fantasmagorique artillerie.

Mais des avis venus de Château-Chinon troublèrent la sécurité publique. On représentait au conseil municipal que M. Miot, avec son parc d’artillerie, menaçait incessamment la ville; qu’il la tenait comme assiégée; qu’il était maître de lui imposer ses volontés les plus révolutionnaires; que le jour de la Saint-Philippe, si les habitants criaient vive le roi avec trop d’enthousiasme; s’ils illuminaient leurs fenêtres, il pourrait tirer sur la ville et la réduire, avec tous ses monuments, en décombres; qu’ il pourrait encore, lorsque l’agent du fisc viendrait lui apporter son bordereau, le mettre en fuite à coups de canons, au lieu de lui donner à boire un coup, ainsi que tout bon Français doit le faire. Puis, quel homme était-ce que ce M. Miot? un patriote farouche, toujours prêt à venir au secours des infortunes de son parti. Dans le conseil municipal, il ne perdait jamais de vue les intérêts des plus pauvres; hors du conseil, il ne parlait que d’abus à réformer et de réformes à établir. Il avait, d’ailleurs, écrit à M. Gautherin, le sous-préfet, une lettre peu révérencieuse, dans laquelle il citait des vers de Voltaire: évidemment, ce n’était pas sans dessein qu’il avait acheté deux canons hors de service! Et, d’ailleurs, outre son artillerie, il avait pour arme offensive une barbe d’un demi-mètre de long, aiguisée en pointe comme un poignard: un tel homme ne pouvait manquer de tramer quelque chose contre la ville et le gouvernement. Le danger était d’autant plus grand que Moulins-Engilbert n’était point fortifié. Les habitants, sur ces avis presque officiels, se crurent obligés d’avoir peur: les deux petits canons de M. Miot leur semblèrent des pièces de quarante-huit; les gendarmes se détournèrent pour ne point passer sous les murs de son jardin; il fut même question, dans le conseil municipal, de faire construire, par le voyer, des ouvrages avancés dans la direction de l’habitation de M. Miot, et d’établir des retraites casematées pour les femmes et les vieillards. M. le procureur du roi se crut obligé d’intervenir, et, en effet, il ne pouvait tarder davantage: un ennemi puissant, décidé, capable de tout, était au cœur de l’arrondissement, et la capitale elle-même, malgré la hauteur escarpée de sa double cime et sa brigade de gendarmerie, n’était pas, dans son aire, à l’abri d’une attaque!.. M. Miot fut donc cité à la police correctionnelle, comme détenteur d’armes prohibées.

Ce formidable artilleur obéit à la cédule du parquet, ainsi que le ferait un homme faible; il se rendit au tribunal, seul, sans canons, ne portant avec lui d’autre arme offensive que sa grande barbe: il ne daigna pas même tirer son avocat du fourreau, tant il se croyait sûr de la victoire, et il prit lui-même la défense de ses canons; mais, malgré sa résistance désespérée, il fut obligé de céder. Le tribunal ordonna une expertise. C’était envoyer un médecin constater l’état sanitaire d’un homme mort depuis vingt ans. Toujours est-il que l’opération eut lieu avec solennité, et les deux canons eurent l honneur d’être visités par un ancien capitaine d’artillerie.

Il résulte du rapport du capitaine, que les deux canons sont encloués; qu’il leur manque à chacun un tourillon et le bouton de la culasse; que, de plus, ils sont obstrués par des corps étrangers jusqu’à la moitié de leur profondeur; qu’en y faisant certaines réparations, ils pourraient recevoir une charge; mais que, dans ce cas même, attendu qu’ils ne peuvent être ni transportés, ni pointés, ils seraient peu susceptibles de nuire.

Le tribunal de Château-Chinon a pris ce petit adverbe de quantité (PEU) au sérieux; il en a profité pour condamner M. Miot à la confiscation de ses canons et aux dépens. Mais il résulte évidemment de l’état des deux pièces qu’elles sont hors de service. Ici le mot peu employé par l’expert est une espèce de correctif: c’est comme une concession qu’il fait aux ennemis de M. Miot. Il dit, en parlant des deux canons mutilés, qu’ils sont peu susceptibles de nuire, comme un ami de M. Lapaulme dirait qu’il est peu spirituel, pour ne pas dire qu’il est sans esprit; comme un maire dirait de l’Echo de la Nièvre qu’il est peu consciencieux, pour exprimer qu’il parle toujours contre sa conscience; comme je dirais, moi, en parlant des vers do mon tailleur, qu’il a peu d’imagination, pour faire entendre qu’il en est totalement dépourvu. Le tribunal de Château-Chinon me paraît peu familier avec les tropes, et, en effet, ces enfantillages de style ne sont plus de son âge. Toutefois, il y a des inconvéniens à ne pas connaître la valeur d’une litote. Ainsi, si M. le président du tribunal de Château-Chinon entendait dire à Arago qu’il n’est pas aisé de prendre la lune avec les dents, il en conclurait que la chose est possible. Et quand bien même encore l’expert eût dit que les canons étaient très susceptibles de nuire, peu importe sa conclusion, du moment que les faits sur lesquels il l’appuie prouvent évidemment le contraire. Soit un facteur rural qui a été écrasé par une voiture: si le médecin envoyé pour constater son état, après avoir déclaré que cet homme a les deux jambes coupées, s’avisait de conclure qu’il peut cependant continuer son service, faudrait-t-il donc que le tribunal adoptât les conclusions du docteur?

Suivons maintenant le rapport de l’expert dans tous ses détails, et voyons ce qu’il en résulte.

D’abord, les deux canons sont encloués, l’intérieur en est obstrué de ferraille qu’on y a enfoncée à dessein et qu’une rouille de trente ans a soudée aux parois de la pièce; pour obtenir une explosion, il faudrait, d’après le rapport, forer une autre lumière, fermer l’ancienne par une masse de fonte fortement vissée, et chasser, par une charge de poudre, de l’intérieur des canons, les corps étrangers qui les obstruent. Assurément, M. Miot ne s’est jamais demandé si ses canons pouvaient être remis en état de service, et il a dû être bien étonné d apprendre, par le rapport de l’expert, que la chose était possible. Mais, supposons que M. Miot se fût mis en tète de faire de ses canons des armes prohibées; qu’il eût bien voulu sacrifier cinq à six mille francs pour avoir le plaisir d’entendre leur voix, comment aurait-il pu arriver à son but, je vous prie? Un canon n’est pas un objet que le serrurier du lieu puisse mettre sur son enclume. Il aurait donc fallu qu’il demandât au gouvernement des machines et des ouvriers de ses fonderies? Puis, les canons une fois réparés, la difficulté eût été de trouver un homme assez hardi pour mettre le feu à ces pièces ainsi rafistolées; et, je le demande à M. le président lui-même, voudrait-il, quand il y aurait un siége de conseiller à gagner, se charger de la besogne?

Mais, j’accorde que M. Miot puisse mettre ses canons en état de faire acte de pièces: à quoi lui serviront-ils? Si je poursuis l’examen du rapport, je vois qu’ils sont estropiés chacun d’un tourillon. Cette infirmité empêche qu’ils ne puissent être montés sur des affuts, et leur rend toute locomotion très laborieuse; ils ne peuvent plus guère s’écarter de la place où ils sont, et il leur faudrait six mois au moins pour aller se mettre en ligne devant les Tuileries. Tout le mal qu’ils sont peu susceptibles de commettre ne peut donc s’adresser qu à la ville de Moulins-Engilbert. Si donc M. Miot voulait faire le siége de la place, voyons quel parti il pourrait tirer de ses canons.

D’abord, pour les mettre en batterie–c est l’expert qui le dit,–il faudrait qu’il élevât une plate-forme assez étendue pour que le recul ne les jetât point à terre. Élever une montagne factice, ce n’est pas là un travail d’une minute; il faudrait pour cela bien des Auvergnats, et la journée d’un Auvergnat, garni de sa pioche et de sa brouette, ne coûte pas moins de quarante sous: vingt sous pour la brouette, vingt sous pour la pioche; on a l homme par-dessus le marché. Or, croyez-vous donc que M. Miot ait une caisse de siége? Ensuite, un canon n est pas un pistolet de poche, un objet qu’on emporte sous son bras comme un porte-manteau; et M. Miot, tout vigoureux qu’il est, n’est pas un hercule. Après avoir perdu beaucoup de temps pour élever la plate-forme, il faudra en perdre autant pour y faire arriver les deux canons; or, pendant que ces ouvrages s’exécuteront, M. le maire de Moulins ne pourra-t-il appeler à son secours la brave garde nationale de Nevers, qui a déjà rétabli le drapeau tricolore à Saint-Saulge? elle se ferait, j’en suis sûr, un plaisir d’aller remettre M. Miot sous la domination de Louis-Philippe. Mais, supposons que M. Miot achève, sans être dérangé, ses travaux de siége: il résulte, du rapport de l’expert, que les deux canons n’ont plus de bouton de culasse, et que le pointage en est impossible; or, quel mal ces deux canons aveugles peuvent-ils faire à la place? Lorsque M. Miot ajustera la ville, il frappera le village qui est à côté. Comment donc serait-il possible que de pareilles attaques triomphassent de la bravoure des assiégeants? Que M. Miot les somme tant qu’il voudra de capituler, il est évident pour moi qu’il répondront: «Nous aimons mieux mourir que de nous rendre!» ce qu’on traduira dans la postérité par ces éclatantes paroles: Moulins-Engilbert meurt, il ne se rend pas! Puis il paraît, d’après le rapport de l’expert, que nos deux canons, si fermes du temps de la Convention, reculent maintenant d’une manière scandaleuse. C’est, du reste, le sort de tous les braves qui ont le malheur de vivre trop longtemps, et Soult lui-même, notre dernier général, ainsi que Lafayette, n’ont pu échapper à cette maladie. Or, le transport des pièces étant fort difficile, il faudra beaucoup de temps pour les remettre en batterie, à moins que M. Miot ne les retourne et, pour les faire revenir à leur place, ne les tire en sens contraire. Toujours est-il que celte artillerie ne pourra guère tirer qu’un coup par jour; or, pour peu que M. le commissaire de police de Moulins-Engilbert sache la guerre, ne profitera-t-il point de ce répit pour fondre, à la tète de ses agents, sur la batterie, et sommer M. Miot, sur ses pièces, de se retirer? Puis, où M. Miot prendra-t-il des munitions? Avant toute opération, il faudrait qu’il s’emparât du parc d’artillerie de Vincennes, ou qu’il se servît, en guise de boulets, des tubercules de son jardin. Mais, enfin, mettons les choses au pis; admettons que M. Miot s’empare de la ville de Moulins-Engilbert: qu’en fera-t-il? Et, d’ailleurs, M. le maire n’aura-t-il pas toujours le temps de le faire assigner au tribunal de Château-Chinon, pour qu’il la rende? Donc, les canons de M. Miot ne peuvent faire aucun mal à la ville de Moulins-Engilbert; donc, ils ne peuvent faire de mal à qui que ce soit, sauf à celui qui voudrait les tirer; donc, ils n’ont, d’une arme prohibée, que le nom et la forme; donc, ils ne sont pas une arme prohibée: j’espère que cela est logique!

Mais, après avoir fait l’artilleur, faisons un peu l’avocat: il faut savoir un peu de tout quand on est pamphlétaire.

Par cela seul qu’à force de réparations, réparations impraticables, du reste, pour un particulier, un canon mutilé puisse être remis en état de recevoir une charge, est-ce une raison pour que ce soit une arme prohibée? Quel objet, en y faisant les réparations nécessaires; ne peut devenir une arme prohibée, et qui ne condamnerez-vous point? Avec un briquet à piston, je puis faire un pistolet de poche; avec une canne et une lame de fleuret, je puis faire une canne à épée. Si j’ai chez moi une forge et du fer, vous direz encore que je suis détenteur d’armes prohibées; car, ce fer, je puis ou le rouler en canon de fusil, ou l’allonger en baïonnette, ou l’affiler en poignard. Si on vous montrait une barre de fer, pour être conséquent avec vos principes, il faudrait que vous déclarassiez que c’est une arme prohibée; car, avec quelque modification, elle peut le devenir. La perruque de M. le président lui-même est une arme prohibée; car, à la rigueur, elle pourrait servir à bourrer un canon; et que dirait-il, si M. le procureur du roi concluait, de ce qu’il a, lui président, du charbon dans son foyer, du soufre dans son armoire et du salpêtre dans sa cave, qu’il cache chez lui une fabrique de poudre?

A la place de M. Miot, j’aurais dit au tribunal, sans faire de bruit, sans me fâcher: «Vous prétendez, messieurs, que mes canons sont une arme prohibée!.. mais, lisez donc avec attention le rapport de votre expert; il en résulte précisément le contraire. Votre expert vous dit que, tels qu’ils sont, mes canons sont incapables de faire feu; or, c’est tels qu’ils sont, tels que je les ai achetés qu’il faut les prendre, et non tels qu’ils peuvent devenir; car, ni vous, ni d’autres, ne savez ce qu’ils deviendront. Vous êtes les juges du présent, et non du futur contingent possible; vous ne pouvez me condamner pour un délit que je n’ai pas encore commis, quand bien même seriez-vous convaincus que je le commettrai demain, et le délit dont je suis accusé, vous savez bien qu’il m’est impossible de le commettre. En tout cas, puisque vous voulez que le coupable vous paie d’avance, au moins escomptez-lui donc sa peine. Mes canons peuvent devenir une arme prohibée, soit; mais ce n’est pas là la question. Sont-ils ou ne sont-ils pas, maintenant, une arme prohibée? Voilà tout ce que vous avez à décider. Vous perdez votre temps à examiner si je puis être en contravention demain, au lieu d’examiner si je le suis aujourd hui. Chez quel peuple la peine précède-t-elle donc le crime? Demandez à M. Dupin si une telle législation peut avoir cours en France, et vous verrez ce qu’il vous répondra. Savez-vous bien que vous seriez, sans le vouloir, des hommes dangereux, fort dangereux, si la jurisprudence qu’on veut m’appliquer était admise par vous en principe? que nul n’oserait dormir tranquille dans l’arrondissement de Château-Chinon? Il vous serait permis de faire arrêter tantôt celui-ci comme voleur de bestiaux, attendu qu’il peut voler des bestiaux, tantôt cet autre comme meurtrier, attendu qu’il peut assassiner quelqu’un; vous pourriez accuser de chants séditieux un muet qui ne le serait pas de naissance, attendu qu’on peut lui rendre la voix. A votre tribune, le code pénal serait plus terrible cent fois que le code militaire: un grenadier qui se promènerait tranquillement le long du Rhin, un conseil de guerre ne déclarerait point qu’il est déserteur, attendu qu’il n’avait qu’à passer le fleuve pour gagner le territoire étranger. En tout cas, s’il était prouvé que cet homme ne sait point nager, comme il vous est prouvé, à vous, qu’il m’est impossible de faire réparer mes canons, bien certainement on le renverrait. Je suis encore innocent, puisque mes canons ne sont pas encore une arme prohibée: renvoyez-moi donc, par respect pour la loi, pour ne pas inquiéter les patriotes du pays, pour qu’ils ne croient pas qu’on leur fait un crime de leur opinion, de l’accusation ridicule que mes ennemis m’ont suscitée, et puisque je suis si odieux à l’arrondissement, je promets, pour dédommager tous ceux qui me poursuivent de leur haine, de commettre bientôt un vrai délit.» Or, si M. Miot eût parlé ainsi, je ne vois pas ce qu’eût eu à lui répondre le ministère public.

La condamnation de M. Miot est d’autant plus étrange, qu’elle porte atteinte à la chose jugée. Le conseil municipal de Moulins-Engilbert a vendu les canons. Il a eu, certes, le plus grand tort de les vendre. A sa place n’y eût-il pas eu un sou dans la caisse et eût-il plu dans la salle des délibérations, je n’aurais point voulu faire argent de ces nobles reliques. Il est des souvenirs que tout Français doit respecter, et malheur à qui voudrait les égratigner d’une rature! Quand vous voyez la chauve-souris chercher à souffler de sa grande aile velue un flambeau, vous n’avez pas besoin d’avoir lu Buffon pour savoir que cet oiseau équivoque aime les ténèbres. La gloire nationale est trop précieuse pour qu’on la laisse perdre, et ce n’est pas aux conseils municipaux à la jeter par les fenêtres de leurs salles. La gloire nationale est comme l’argent, elle a cours à quelque coin qu’elle soit frappée, et il faut la prendre n’importe de qui elle vienne.

Je conçois que nos petits-maîtres du régime actuel n’aiment pas la Convention; mais ici il ne s’agit point d’aimer, il sagit d’admirer. L’époque de la Convention est certainement la plus glorieuse de notre histoire, et qu’on soit ce que l’on voudra, ont doit être fier d’appartenir à une nation qui a un tel chapitre dans ses annales. Là, du moins, les vertus sont pures de tout alliage. Ce n’est pas, comme sous l’Empire, le fanatisme d’un homme, l ambition, le besoin de renommée qui produisent les grandes actions: c’est le saint amour de la patrie; et dans le grand homme il y a toujours le citoyen qui prédomine! Là tout le sang versé est donné à la patrie. Ceux qui meurent, la gloire ne les a pas fait boire à sa gourde pleine de poudre délayée dans du sang! On meurt à la frontière, parce que c’est la France qui est derrière soi; on descend sous les flots parce qu’elle vous regarde et rougirait de vous si vous étiez des lâches; on monte d’un pied ferme à l’échafaud, non par ce que la foule a les yeux sur vous, mais parce qu’un citoyen doit mourir ainsi! Cette terre n’a pas besoin d’une culture factice, d’un engrais étranger pour produire: le soleil de la république est assez chaud pour y faire pousser une moisson de glaives! Le conseil municipal ne veut pas se souvenir de la Convention? tant pis pour lui! Il ressemble à un fanatique habitant du Languedoc ou de la Gascogne, qui ne trouverait point le soleil beau parce qu’il se lève sur les cimes de l’Espagne. Pour nous, semblables à ces gens qui, n’ayant pas de bois chez eux, vont se chauffer chez le voisin, pour échapper à la pensée de notre abaissement actuel, c’est dans ce monde de géants que nous nous réfugions. Quand nous sommes sur ces champs de bataille, impérissables monuments que nous on laissés nos pères et que tous ceux qu’on posera dessus n’effaceront point, nous oublions que la France n’a plus d’épée! L’orgueil nous monte au front comme si nous étions nous-mêmes les enfants de cette grande époque. En sortant de cette chaude atmosphère, il semble qu’on soit ivre de je ne sais quelle liqueur inconnue. On se précipiterait sur les baïonnettes ennemies, comme si on avait une poitrine de fer; et s’il fallait mourir pour ses opinions, on monterait à l’échafaud le front serein et les lèvres souriantes! Oh non! ils n’ont point lu l’histoire de leurs pères, ceux qui font commettre tant de lâchetés à la France!

Le conseil municipal de Moulins-Engilbert, qui répudie tout ce qui vient de la Convention, a dans la salle de ses délibérations, indépendamment d’un buste de Louis-Philippe, un gros morceau de plâtre représentant Louis XVIII. Or, n’est-ce pas une effigie bien glorieuse que celle de ce rusé monarque? Son règne n’a-t-il pas été pour tous les bons Français une époque de honte et de deuil? n’est-il point le commencement de notre abaissement, la première marche de cet escalier que nous descendons toujours, et dont on ne voit pas la fin? Louis XVIII n’avait-il pas les pieds pleins de notre sang? n’avait-il point passé sur les cadavres de nos pères, sur nos drapeaux renversés, sur nos aigles étouffées dans la boue, quand il entrait en France, au bras des souverains, et venait prendre le trône encore rayonnant de notre empereur? Ces Cosaques qui sont venus s’asseoir en maîtres à nos foyers ne lui servaient-ils point d’escorte? En vérité, le conseil municipal de Moulins a oublié quelque chose, c’est d’envoyer à Waterloo quelque artiste en plâtre prendre une copie du monument que les souverains y ont élevé, et de placer cette pièce à côté du buste de Louis XVIII! Que ces messieurs se souviennent de la Restauration tant qu’ils voudront, chacun peut faire de sa mémoire l’usage qu’il lui convient; mais de quel droit attaquent-ils dans leurs souvenirs ceux de leurs administrés qui ont des sympathies opposées? Fallait-il, pour trente-six francs, les priver de deux vieux canons dont ils respectaient la rouille, et qu’ils aimaient à rencontrer sur leur place? M. Miot n’a-t-il point fait acte de bon citoyen en recueillant chez lui cette ferraille contemporaine d’une si grande époque? La Convention est morte: vous le verriez bien, si vous aviez le bras assez solide pour lever le couvercle de son cercueil! La race des hommes qui l’ont composée est perdue comme celle de ces animaux gigantesques que produisait la terre quand elle était dans sa première fougue de création. Louis XVIII, au contraire, a un héritier qui aspire ouvertement au trône de ses ancêtres; ses partisans vont publiquement lui rendre hommage, et ils lui offrent à haute voix la France. Si c’est le danger des souvenirs qui doit les faire condamner, lequel des deux souvenirs est donc le plus dangereux et le plus révolutionnaire? Du reste, ce n’est point en proscrivant les gloires du passé qu’on relève l’époque actuelle de son abaissement: on le rend au contraire plus visible. Si l’hysope devenait le roi des végétaux, ce serait un maladroit hommage à lui rendre que de mutiler le chêne. La France, sans gloire, sans force, sans influence, est comme ces anciennes familles féodales qui vivent maintenant en bourgeois dans leurs maisons, mais auxquelles on garde un reste de considération, à cause du nom de leurs ancêtres: ne lui déchirez point ses vieux titres de noblesse!..

Quoi qu’il en soit, le conseil municipal a vendu ses canons; il les a vendus comme ferraille. Du moment que la vente des canons a été approuvée par le préfet, leur état d’impuissance est chose jugée; il n’y a plus moyen d’y revenir. La décision d’un préfet dans les limites de ses attributions, est souveraine comme un jugement. On ne peut supposer qu’il laisse mettre en adjudication des armes prohibées, et quand bien même les objets vendus avec son approbation seraient des armes prohibées, l’autorité judiciaire n’a plus sur eux aucun droit d’investigation: c’est comme si elle voulait remettre en cause un homme qui a été légalement absous. Et que serait-ce, mon Dieu! si les tribunaux avaient le droit, quand le gouvernement met en adjudication ses vieilles armes, de les faire expertiser entre les mains des acheteurs! Ainsi, les enchères ouvertes par lui seraient un piège tendu aux citoyens: il pourrait se faire rendre par ses juges, avec une forte amendé par-dessus le marché, les objets qu’il aurait vendus, et dont il aurait touché le prix. Du reste, dans quel but croit-on donc que les alliés aient fait subir aux canons de Moulins-Engilbert les mutilations que nous avons dites, si ce n’est pour les mettre hors de service? Est-il probable qu’ils n’aient fait la besogne qu’à moitié, et sont-ils gens à ne pas achever leur ennemi? En vérité, ne dirait-on point que le tribunal de Château-Chinon, qui juge ces mutilations imparfaites et les soumet à une expertise, n’est composé que de vieux capitaines d’artillerie, tous gens qui marchaient dans la poudre jusqu’à la cheville du pied, et qui ont du canon une expérience consommée? Voilà un homme qui a la tête coupée, et on fait examiner par un médecin si en effet il est bien mort!

Assurément, si M. Miot eût acheté, de la ville de Moulins-Engilbert, dans les mêmes circonstances, un vaste bâtiment prohibé, on eût regardé à deux fois avant de lui en disputer la possession; mais ceux qui lui ont suscité cette ridicule affaire, n’ont jugé de son importance que d’après le peu de valeur de l’objet en litige; ils ont dit: «Quand nous ferions confisquer, à M. Miot, cette vieille ferraille avec laquelle il nous brave, cela ne fera pas une grosse plaie à sa bourse: il sera vexé, et voilà tout ce que nous voulons.» Mais, vexer un homme, c’est lui faire plus qu’un tort pécuniaire. Il y a, à la vérité, des gens qui ne sont sensibles qu’aux chagrins d’argent: les douleurs morales, comme les traits qu’on lance au corps de la baleine, ne peuvent pénétrer à travers la graisse de leur ame; mais M. Miot n’est pas de cet acabit; M. Miot est un de ces hommes que l’oppression révolte, et qui la combattraient jusqu’à la mort, si on pouvait la combattre avec une épée. Et vous-même, si votre ennemi vous avait terrassé et, vous appuyant son genou sur la poitrine, vous arrachait un ruban ou une fleur, ne souffririez-vous pas autant que s’il vous arrachait votre bourse? D’ailleurs, la loi s’applique aux petites choses comme aux grandes, à une épingle comme à un lingot d’or: pour un juge, il n’y a point de chétive cause, et je suis bien sûr que le grand Salomon n’eût pas mis moins de réflexion dans son fameux jugement, quand bien même, au lieu d’un enfant, il se fût agi d’un petit chien. Si le délit reproché à M. Miot eût dû entraîner une peine grave, il aurait certainement été acquitté; mais, malheureusement, le droit est inséparable des personnes. Il n’y a peut-être point, en France, deux noms qui pèsent d’un poids égal dans les balances de la justice; toujours, dans les mêmes circonstances, tel individu aura plus raison ou plus tort que tel autre. Je comparerais volontiers le droit à un habit qui paraît bien fait sur la personne d’un fashionnable, et grotesque sur les épaules d’un paysan: c’est une illusion dont on ne saurait se défendre, une infirmité de notre pauvre nature. A Dieu ne plaise que je suspecte l’impartialité du tribunal de Château-Chinon! mais, je le demande à tout l’arrondissement, et je le demanderai même aux juges, si c’était un autre que M. Miot qui fût possesseur des canons en question; si, même, après les avoir achetés, M. Miot, au lieu de les exposer sur les murs de son jardin et de les décorer d’inscriptions, en eût fait des pousse-roues pour sa porte cochère, eût-on songé à les dénoncer comme armes prohibées? C’est donc parce que M. Miot a fait, de ses canons, une manifestation politique, qu’on lui a suscité celte querelle? Mais, depuis quand les patriotes n’ont-ils plus le droit d’exprimer leurs sympathies? Les écrire sur le dos d’un vieux canon, ou les faire imprimer sur du papier, n’est-ce pas la même chose? Les conservateurs préconisent, tant qu il leur plaît, les turpitudes de leurs hommes d’Etat; leurs journaux empoisonnent la France du fade encens qu’ils jettent autour de leurs ministres: qui songe à y trouver à redire? Cherchons-nous à leur arracher du front leur grande cocarde grise? Qu’ils nous laissent donc tranquillement porter le bout de cocarde que la loi nous laisse encore. S’ils sont libres d’insulter les gloires de la patrie, pourquoi ne le serions-nous pas de leur rendre hommage? Quand nous avons quelque chose à leur reprocher, nous les dénonçons à l’opinion publique; eux, c est aux tribunaux qu’ils nous dénoncent: est-ce donc la même chose? Ils ont tout; ils ont les emplois, ils ont tous les honneurs que le gouvernement peut faire: veulent-ils encore la clef des prisons? Ils nous ont pris le plus précieux de nos droits de citoyen, celui de nommer nos représentants: faut-il encore qu’ils nous prennent notre repos, la paix et la sécurité de nos familles? Ne peuvent-ils donc nous laisser vivre tranquilles au milieu de nos regrets et de nos espérances? Leurs croix brillent-elles d’un éclat plus beau, leurs pièces d’or rendent-elles un tintement plus agréable, quand ils nous voient le souci au front et l’indignation dans les yeux?..

M. Miot en appelle à Nevers. Il ne se dissimule point qu’il est difficile de faire abolir par un tribunal la sentence qu’un autre tribunal a rendue; et d’ailleurs, que dira-t-il, pour convaincre ses juges, qu’il n’ait déjà dit? S’il n’a pu se faire absoudre alors qu’il n’était qu’accusé, comment detruira-t-il la prévention qu’une condamnation a soulevée contre lui? Et cependant, s’il était condamné, qu’en adviendrait-il? Les patriotes perdraient courage; lorsqu’ils seraient accusés d’un délit politique, ils ne voudraient plus se donner la peine de se défendre. Nous voyons bien, diraient-ils, que nous ne sommes plus sous la protection de la loi. Ce bout de manteau qu’elle étendait encore sur nos têtes, on l’en arrache impunément Nous sommes sans défense contre les attaques de nos ennemis. La logique n’a plus d’arguments pour nous défendre. La vérité et la raison perdent toute leur force en passant par notre bouche. Nos raisonnements les plus solides, semblables à une flèche qui a perdu son dard en volant, ne pénètrent plus dans l’esprit de nos juges. Il semble qu’ils entendent tout le contraire de ce que nous leur disons, et qu’un mauvais esprit change en route nos paroles! La justice d’aujourd’hui n’a donc plus qu’une oreille? et comment se fait-il que nous nous trouvions toujours du côté de son glaive? Sur ce chemin qui a mené Dupoty au Mont-Saint-Michel, verra-t-on toujours quelqu’un qui passe? O liberté! si c’est toi qui règnes ici, jette ta coîffure phrygienne et prends le bonnet d’un monarque; car tu n’es que la tyrannie exercée par trois cent mille maîtres sur des millions d’esclaves! Déesse perfide! nous le voyons bien maintenant, tu n’es funeste qu’à ceux qui te rendent un culte sincère. Tu ressembles à ces féroces idoles de l’Inde qui veulent que leur autel trempe dans le sang de leurs adorateurs. Qu’as-tu fait de Jésus-Christ? Qu’as-tu fait des Gracques? Qu’as-tu fait de la Convention? Qu’as-tu fait de la Montagne?.... Qu’as-tu fait de tant d’autres qui sont morts en te servant?.... Ton temple n’a donc point de porte? ceux qui vont à toi n’arriveront donc jamais que sur le seuil, et les meilleurs tomberont donc toujours frappés sur les marches! S’il en est ainsi, remets donc au moins dans les veines des enfants tout le sang généreux que tu as pris aux pères. Mais cela le tribunal de Nevers ne le laissera point dire; il prouvera à tous que ce n’est point les opinions des accusés qu’il juge; il se fera un devoir de réparer l’erreur malheureuse de ses collègues: il absoudra M. Miot; car je n’ai jamais vu de cause plus juste que la sienne, et c’est pourquoi je l’ai défendue.

C. TILLIER.

Pamphlets de Claude Tillier

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