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LA COURSE D'ÂNES
ОглавлениеJe vivais misérablement à cause de la saison; j'avais choisi pour demeurer une forêt, où je trouvais à peine ce qu'il fallait pour m'empêcher de mourir de faim et de soif. Quand le froid faisait geler les ruisseaux, je mangeais de la neige; pour toute nourriture je broutais des chardons et je couchais sous les sapins. Je comparais ma triste existence avec celle que j'avais menée chez mon maître Georget et même chez le fermier auquel on m'avait vendu; j'y avais été heureux tant que je ne m'étais pas laissé aller à la paresse, à la méchanceté, à la vengeance; mais je n'avais aucun moyen de sortir de cet état misérable, car je voulais rester libre et maître de mes actions. J'allais quelquefois aux environs d'un village situé près de la forêt, pour savoir ce que se passait dans le monde. Un jour, c'était au printemps, le beau temps était revenu, je fus surpris de voir un mouvement extraordinaire; le village avait pris un air de fête; on marchait par bandes; chacun avait ses beaux habits des dimanches, et, ce qui m'étonna plus encore, tous les ânes du pays y étaient rassemblés. Chaque âne avait un maître que le tenait par la bride; ils étaient tous peignés, brossés; plusieurs avaient des fleurs sur la tête, autour du cou, et aucun n'avait ni bât ni selle.
«C'est singulier! pensai-je. Il n'y a pourtant pas de foire aujourd'hui. Que peuvent faire ici tous mes camarades, nettoyés, pomponnés? Et comme ils sont dodus! On les a bien nourris cet hiver.»
En achevant ces mots, je me regardai; je vis mon dos, mon ventre, ma croupe, maigres, mal peignés, les poils hérissés, mais je me sentais fort et vigoureux.
«J'aime mieux, pensai-je, être laid, mais leste et bien portant; mes camarades, que je vois si beaux, si gras, si bien soignés, ne supporteraient pas les fatigues et les privations que j'ai endurées tout l'hiver.»
Je m'approchai pour savoir ce que voulait dire cette réunion d'ânes, lorsqu'un des jeunes garçons qui les tenaient m'aperçut et se mit à rire.
—Tiens! s'écria-t-il; voyez donc, camarades, le bel âne qui nous arrive. Est-il bien peigné!
—Et bien soigné, et bien nourri! s'écria un autre. Vient-il pour la course?
—Ah! s'il y tient, faudra le laisser courir, dit un troisième; il n'y a pas de danger qu'il gagne le prix.
Un rire général accueillit ces paroles. J'étais contrarié, mécontent des plaisanteries bêtes de ces garçons, pourtant j'appris qu'il s'agissait d'une course. Mais quand, comment devait-elle se faire? C'est ce que je voulais savoir, et je continuai à écouter et à faire semblant de ne rien comprendre de ce qu'ils disaient.
—Va-t-on bientôt partir? demanda un des jeunes gens.
—Je n'en sais rien, on attend le maire.
—Où allez-vous faire courir vos ânes? dit une bonne femme qui arrivait.
Jeannot:—Dans la grande prairie du moulin, mère Tranchet.
Mère Tranchet:—Combien êtes-vous d'ânes ici présents?
Jeannot:—Nous sommes seize sans vous compter, mère Tranchet.
Un nouveau rire accueillit cette plaisanterie.
Mère Tranchet: riant.—Tiens, t'es un malin, toi. Et que doit gagner le premier arrivé?
Jeannot:—D'abord l'honneur, et puis une montre d'argent.
Mère Tranchet:—Je serais bien aise d'être une bourrique pour gagner la montre; je n'ai jamais eu de quoi en avoir une.
Jeannot:—Ah bien! si vous aviez amené un bourri, vous auriez couru la chance.
Et tous de rire de plus belle.
Mère Tranchet:—Où veux-tu que je prenne un bourri? Est-ce que j'ai jamais eu de quoi en nourrir et de quoi en payer un?
Cette bonne femme me plaisait; elle avait l'air bonne et gaie: j'eus l'idée de lui faire gagner la montre. J'étais bien habitué à courir; tous les jours dans la forêt je faisais de longues courses pour me réchauffer, et j'avais eu jadis la réputation de courir aussi vite et aussi longtemps qu'un cheval.
«Voyons, me dis-je, essayons; si je perds, je n'y perdrai rien; si je gagne, je ferai gagner une montre à la mère Tranchet, qui en a bonne envie.»
Je partis au petit trot, et j'allai me placer à côté du dernier âne; je pris un air et je me mis à braire avec vigueur.
—Holà, holà! l'ami, s'écria André, vas-tu finir ta musique? Décampe, bourri, tu n'as pas de maître, tu es trop mal peigné, tu ne peux pas courir.
Je me tus, mais je ne bougeai pas de ma place. Les uns riaient, les autres se fâchaient; on commençait à se quereller lorsque la mère Tranchet s'écria:
—S'il n'a pas de maître, il va avoir une maîtresse; je le reconnais maintenant. C'est Cadichon, l'âne de c'te pauvre mam'selle Pauline; ils l'ont chassé quand la petite ne s'est plus trouvée là pour le protéger, et je crois bien qu'il a vécu tout l'hiver dans la forêt, car personne ne l'a revu depuis. Je le prends donc aujourd'hui à mon service; il va courir pour moi.
—Tiens, c'est Cadichon! s'écria-t-on de tous côtés, j'en ai entendu parler de ce fameux Cadichon.
Jeannot:—Mais, si vous faites courir pour vous, mère Tranchet, il faut tout de même déposer dans le sac du maire une pièce blanche de cinquante centimes.
Mère Tranchet:—Qu'à cela ne tienne, mes enfants. Voici ma pièce, ajouta-t-elle en dénouant un coin de son mouchoir; mais ... faut pas m'en demander d'autres, car je n'en ai pas beaucoup.
Jeannot:—Ah bien! si vous gagnez, vous n'en manquerez pas, car tout le village a mis au sac: il y a plus de cent francs.
J'approchai de la mère Tranchet, et je fis une pirouette, un saut, une ruade d'un air si délibéré que les jeunes garçons commencèrent à craindre de me voir gagner le prix.
—Ecoute, Jeannot, dit André tout bas, tu as eu tort de laisser la mère Tranchet mettre au sac. La voilà maintenant qui a le droit de faire courir Cadichon, et il m'a l'air alerte et disposé à nous souffler la montre et l'argent.
Jeannot:—Ah bah! que t'es nigaud! Tu ne vois donc pas la figure qu'il a, ce pauvre Cadichon! Il va nous faire rire; il n'ira pas loin, va.
André:—Je n'en sais rien. Si je lui présentais de l'avoine pour le faire partir?
Jeannot:—Et les dix sous de la mère Tranchet, donc?
André:—Et bien, l'âne parti, on les lui rendrait.