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II

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Table des matières

Régulièrement, neuf hommes étaient occupés dans l'huilerie et la minoterie. Bruun, le chauffeur, se considérait un peu comme leur chef. C'était un homme entre deux âges, aux traits fins et à la belle barbe noire. Assez bon mécanicien, il était intelligent et débrouillard, mais il avait un caractère hargneux, difficile; cause de grabuge, parfois, parmi les autres ouvriers. Méfiant envers tout le monde, il avait la mauvaise habitude d'écouter aux portes et d'épier par le trou des serrures. Avec cela fort envieux et d'un tempérament très amoureux; quoique marié, la terreur des ouvrières, principalement de Zulma, surnommée «La Blanche», qu'il excédait de ses assiduités.

Par ordre d'importance venait ensuite Berzeel, le plus âgé des «huiliers». Au fond, toute l'importance de Berzeel, c'était d'avoir été le premier ouvrier embauché par M. de Beule. Un petit bougre d'une cinquantaine d'années, la mine insolente et infirme d'une jambe, qu'il levait haut à chaque pas, comme s'il franchissait un obstacle. Cette patte folle, comme disaient les autres, était le résultat d'une rixe violente au couteau, où Berzeel, jadis, avait mordu la poussière. Le soir d'un dimanche, on l'avait ramassé, ainsi arrangé, à moitié mort, devant un cabaret. De mémoire d'homme Berzeel avait toujours été un farouche batailleur. Doux comme un agneau et diligent comme pas un, tant qu'il était à jeun et n'avait pas un sou en poche, il travaillait toute la semaine sans presque lever les yeux ni prononcer un mot; mais à peine avait-il touché sa paye du samedi et échangé ses frusques de misère contre le beau costume du dimanche, qu'il devenait soudain un autre homme, un diable incarné, en vérité. En semaine il logeait avec son frère chez un des petits locataires de M. de Beule; mais son domicile était à un autre village, assez éloigné de la fabrique, et c'était là qu'il se rendait chaque samedi, pour y finir la semaine.

Ce jour-là il avait la permission de quitter la fabrique quelques heures avant les autres ouvriers. Il partait à pied, pipe au bec, bâton à la main, casquette sur l'oreille, par les belles campagnes amples et luxuriantes. Il avait le sourire, ses yeux brillaient, il lançait un jet de salive à droite, à gauche, comme s'il y eût eu en lui surabondance de sève. C'était délicieux d'aise, de liberté, de légèreté après cette longue semaine de sombre emprisonnement dans la «fosse»; mais la route était longue et la patte folle vite lasse; aussi, pour ne pas aller trop loin d'une seule traite, s'arrêtait-il bientôt devant un petit cabaret, où il entrait prendre une goutte et quelques minutes de repos. Il avait son argent en poche; il le sentait dans son gousset comme une présence chaude et vivante. Pour qui donc aurait-il en besoin de se gêner? il sirotait sa goutte; et, comme c'était bien bon, il en prenait encore une; et parfois une troisième, jusqu'à ce qu'il fût complètement retapé. Alors il partait, avec la ferme intention de ne plus s'arrêter avant son cher village. Mais, en route, la patte folle se fatiguait de nouveau; et puis, il y avait là, le long du chemin, d'autres petits caboulots dont il connaissait trop bien les gens, qui le prendraient en mauvaise part, s'il passait sans entrer: bref, d'un cabaret dans l'autre, il se saoulait abominablement, au point de s'effondrer devant une porte ou sous une table. Dès lors, il n'était plus question de marcher. On le ramassait; on attendait le passage d'un camion ou d'une carriole; on le hissait dans le véhicule; et c'était ainsi qu'il arrivait chez lui, inerte, tel un colis qui, après des péripéties variées, parvient finalement à destination.

Même s'il pouvait dormir, le sommeil, non plus que le repos dominical, ne parvenaient à le dessoûler. Au contraire. L'énorme quantité d'alcool qu'il avait absorbée continuait de bouillonner et fermenter en lui; malgré les supplications de sa soeur, avec laquelle il demeurait, de grand matin il repartait, soi-disant pour aller à la messe, mais en réalité pour recommencer à boire dans les caboulots des abords de l'église. Comme il avait l'alcool mauvais, il cherchait noise, se battait, ne rentrait ni pour le repas de midi, ni pour celui du soir; et généralement il fallait que sa soeur allât le chercher de nuit dans les assommoirs et s'estimât heureuse lorsqu'elle parvenait, avec des peines inouïes, à le ramener enfin sous leur toit. Il y cuvait sa saoulerie dans un sommeil de brute pendant dix à douze heures, si bien qu'il n'était pas à son ouvrage à la fabrique le lundi matin; le plus souvent il n'y revenait qu'au cours de l'après-midi, et parfois même le mardi matin, la face tuméfiée, les yeux lui sortant de la tête, puant le genièvre à dix mètres, méconnaissable, au point qu'on eût dit un autre homme. M. de Beule et son fils roulaient alors des yeux terribles, mais sans trop oser lui en dire; Berzeel, de son côté, l'oreille basse, la mine honteuse, cherchait une vague excuse, promettait de ne plus recommencer. Il se mettait à l'ouvrage et toute la semaine travaillait en bête de somme; et, le samedi suivant, on voyait d'avance s'allumer dans ses yeux la lueur folle de nouvelles orgies.

Aux presses, à côté de Berzeel, se trouvait Pierken, son frère. Pierken ne ressemblait en rien à Berzeel; jamais on ne se serait douté qu'ils étaient frères. Pierken était petit, rond et gras, avec des joues poupines et roses, luisantes comme des pommes mûres. Il ne buvait jamais d'alcool, sauf la traditionnelle goutte du matin et celle du soir apportées par la vieille Sefietje. Il faisait des économies. Le dimanche, au lieu d'aller au cabaret comme Berzeel, il restait bien tranquillement chez lui, à lire son petit journal d'un sou. Il y puisait une forte dose de connaissances et de sagesse; peu à peu, sans qu'il s'en rendît bien compte, se développait en lui une intelligence rudimentaire des grandes questions sociales touchant les rapports entre le Capital et le Travail. Cela le troublait profondément, le rendait parfois inquiet et mécontent. Il apportait la petite feuille à la fabrique; pendant le repos du matin et de l'après-midi, il en lisait à haute voix des passages aux autres ouvriers et leur demandait ce qu'ils en pensaient. En lui vivait une conscience obscure d'injustice subie, de duperie; le sentiment aigu que lui, et aussi les autres, ne recevaient pas l'équivalent de ce qu'ils produisaient par leur travail. Pourquoi était-ce ainsi? Et pourquoi devrait-il en être ainsi, toujours? Pourquoi M. de Beule et son fils, qui travaillaient seulement lorsqu'il leur plaisait de travailler, pouvaient-ils vivre dans le luxe et l'abondance, alors qu'eux, les pauvres bougres, devaient trimer chaque jour, du matin au soir, toute leur vie, sans aucun espoir de gagner jamais autre chose que leur misérable pain quotidien? Ce problème accablant, que Pierken ruminait constamment, le rendait bien souvent morose et triste. Cela ne se traduisait pas en mauvais vouloir ni esprit de révolte; mais Pierken était mécontent, toujours et en toute chose mécontent de son sort; et il s'acquittait de son travail uniquement par contrainte, sans la moindre satisfaction ni joie. Pour rien au monde il ne serait resté à son établi une minute de plus qu'il n'était strictement nécessaire. Le samedi, lorsqu'il recevait sa paye, à peine grommelait-il un sourd merci, estimant que c'étaient plutôt les maîtres qui avaient à le remercier, en raison de la valeur considérable qu'il leur avait fournie en travail, pour la misère qu'ils lui donnaient en retour. M. de Beule et M. Triphon, son fils, n'aimaient pas du tout Pierken et plus d'une fois il avait été question de le renvoyer. Ils hésitaient encore par égard pour Berzeel, qui était un excellent ouvrier quand il n'avait pas bu; mais M. de Beule lui avait défendu sur un ton péremptoire d'apporter à la fabrique ce sale petit canard et d'en lire des passages à haute voix pendant les repos du matin et de l'après-midi.

Auprès de Pierken se trouvait Leo. Agé de quarante ans, Leo était trapu, râblé et fort comme un petit taureau. Parfois, durant des demi-journées, il se renfermait dans un mutisme concentré et morose, pour en sortir brusquement, en une explosion de cris, de rires, d'exclamations, dont toute la fabrique retentissait. Lorsqu'il était dans un de ces moments de capricieux silence, il valait mieux le laisser à sa lubie, sinon on avait bien vite maille à partir avec lui; et lorsqu'il était dans une de ses heures folles, il était préférable de s'écarter de son chemin, car il vous aurait renversé, rien que pour le plaisir de vous voir par terre et de danser la gigue autour de vous. En réalité, de tous les ouvriers de la fabrique, il était le plus fort, le meilleur, le plus agile et le plus endurant. Et, comme il le savait très bien, il supportait assez mal que Pierken, par exemple, qu'il considérait comme un feignant, prît de ces airs de supériorité intellectuelle et se posât un peu en chef spirituel de l'équipe grâce à ces blagues qu'il cueillait dans son petit canard. Leo était l'homme dont on avait toujours besoin quand il s'agissait d'une besogne exigeant une grande célérité et une force physique peu ordinaire. Dans ces cas-là, d'ordinaire, on lui demandait son aide comme une faveur, et rarement en vain, car il était fier de sa force et de son adresse. Si le hasard voulait qu'il fût dans une de ses heures renfrognées, il acquiesçait d'un simple signe de tête sans prononcer un mot; mais s'il était dans une de ses heures folles, il répondait par une sorte de cri effroyable, un «oui» qui se décomposait en «Oooo … uuuuu … iiiii …», un long rugissement rauque et tellement sonore qu'il dominait entièrement le vacarme effréné des pilons et, à travers le jardin, allait retentir jusque dans la maison: M. de Beule en sursautait ses registres et parfois accourait avec effarement demander à la fabrique quel malheur était arrivé. Les hurlements sauvages et sans motif mettaient le patron hors de lui; mais au moment où il arrivait en trombe, c'était généralement fini; et il devait se contenter de vagues menaces contre ceux qui se conduisaient comme des bêtes fauves et mériteraient d'être enfermés dans une cage, ou une maison d'aliénés. M. de Beule et son fils,—surtout son fils,—n'aimaient pas du tout Leo, qu'ils considéraient comme une brute dangereuse. Mais ils se seraient bien gardés de le renvoyer: il faisait l'ouvrage de deux!

Après Leo, Poeteken. Il était bon que le délicat Poeteken eût sa place à côté du vigoureux Leo, car l'aide du fort suppléait bien des fois à l'insuffisance du faible.

Poeteken était très petit, très noir, très maigre. On eût dit un gnome, et chaque fois il lui fallait se dresser sur la pointe des pieds pour atteindre le câble de son pilon. Tout de même, il était plus résistant qu'on aurait pensé à première vue. Il était bien proportionné, sous un tout petit format, mais sans tares apparentes et il faisait son travail comme les autres. C'était un petit homme silencieux, très renfermé, avec de grands yeux pensifs. La plupart du temps il ne disait rien, mais parfois il était bien obligé de sourire malgré lui aux farces de Leo et des copains; et alors son petit visage s'animait soudain d'une vie intense, et ses yeux brillaient d'une passion ardente. Cette passion était réellement en lui, profonde et cachée. Poeteken, le nabot, le gosse, le petit bout d'homme était sérieusement épris d'une des ouvrières de la fabrique: Zulma, surnommée «La Blanche», la pauvre albinos, blanche de cheveux, blanche de sourcils, blanche de tout, celle que Bruun, le chauffeur, s'efforçait de «chauffer». Les autres ouvriers s'égayaient follement de ces surprenantes amours. Ils ne rataient jamais une occasion de s'en amuser; les enfants, disaient-ils, s'il en naissait d'une telle union, seraient mouchetés, blanc et noir, comme des chiots. Poeteken souriait, laissait dire, ne répondait rien à ces allusions d'ailleurs sans méchanceté. Seul, Bruun, mauvais, ne supportait pas les familiarités de Poeteken à l'égard de «La Blanche». D'une jalousie féroce, il les épiait sans cesse: lorsqu'ils se trouvaient à proximité l'un de l'autre, on le voyait guetter par des trous de serrure et des fentes de porte, en poussant de sourdes exclamations: «Comment est-il possible, une si belle femme avec ce mal foutu!»

A côté de Poeteken se trouvait Free, bon géant aux épaules carrées, à la poitrine fortement bombée. Avec son apparence herculéenne, il était en réalité d'une santé plutôt chancelante, car il souffrait beaucoup de l'asthme. On le voyait parfois haleter à son établi, comme un poisson hors de l'eau. Cela durait souvent des jours entiers, où il faisait triste figure. Mais, la crise passée, il semblait renaître à la vie; et alors il n'y avait pas d'homme plus amusant, plus spirituel dans toute l'équipe. Surtout avec les femmes il était drôle. Non pas qu'il leur fît la cour le moindrement; mais il savait dire, d'un air tranquille et souriant, des choses d'un cynisme effarant, qui empourpraient le visage des ouvrières, pendant que les hommes se tordaient de rire. En général les femmes le haïssaient. Elles ne l'appelaient jamais autrement que «le grand voyou» et ne se gênaient pas pour lui jeter ce nom à la face. Alors Free souriait calmement dans sa barbe rugueuse et, d'un seul mot bien tapé, les faisait fuir comme si c'eût été le diable. Et chaque fois que Sefietje apparaissait, matin et soir, avec la bouteille de genièvre, c'était toute une scène: Free, grand amateur d'alcool, ne pouvait néanmoins s'empêcher de lutiner la vieille fille, qui, régulièrement, essayait de se venger en ne remplissant pas son verre jusqu'au bord. Free faisait semblant de ne rien voir, mais ne touchait pas à sa goutte.

—Allons, grand voyou, buvez, je n'ai pas de temps à perdre, grommelait

Sefietje.

—Est-ce qu'il est déjà plein? s'écriait Free en faisant l'étonné.

Il se baissait, regardait le verre avec la plus grande attention; et alors c'était la plaisanterie habituelle:

—Sefietje, ma fille, faut pas te gêner. Ça m'est égal qu'il n'y ait rien au fond du verre, mais soigne le dessus, hein … Remplis-le bien en haut, ça me suffit.

Les ouvriers se tordaient; et, malgré sa mauvaise volonté évidente,

Sefietje était bien forcée de remplir le verre jusqu'au bord avant que

Free consentît à y poser les lèvres.

—C'est bon, Free? ricanaient les hommes.

—Comme du sucre! répondait Free en rendant le verre vide à la servante avec un claquement des lèvres.

Avec Free voisinait Fikandouss-Fikandouss. Quand et pourquoi on lui avait donné ce sobriquet, nul ne savait. De son vrai nom il s'appelait Feelken, mais tout le monde disait Fikandouss-Fikandouss; et lui-même aimait à répéter le mot et à l'appliquer, non seulement à sa propre personne, mais à un tas de choses qui n'avaient rien à voir avec lui. Si, par exemple, il voyait Poeteken dans un coin en conversation avec «La Blanche», il criait «Fikandouss-Fikandouss». A l'entrée de Sefietje avec sa bouteille, matin et soir, c'était «Fikandouss-Fikandouss». Tout était «Fikandouss», et Fikandouss lui-même s'amusait énormément de ce mot qui ne voulait rien dire et qui disait tout, parce qu'il était applicable à tout et à chacun. En présence d'un étranger, qui par hasard lui en demandait le sens, sa joie était au comble; il était secoué d'une véritable crise de rire. Aux yeux des autres il passait pour légèrement maboul. Il lui arrivait de chanter à tue-tête, pendant des heures, en plein vacarme des pilons. A d'autres moments, il se renfermait dans un mutisme maussade, un peu comme Leo. Il semblait alors porter le poids de graves soucis; et parfois il pleurait, sans qu'il fût rien arrivé et sans que personne comprît pourquoi. Si on lui en demandait la raison, si on insistait, il prétendait souffrir de violents maux de tête. Certaines fois, comme Free, il avalait sa goutte avec délice en disant que ça passait comme du sucre; d'autres jours il la refusait obstinément, et la passait à Free, qui le bénissait pour ce bienfait et lui promettait des jouissances divines dans un monde meilleur. Personne ne comprenait très bien le fond du caractère de Fikandouss. Il était étrange et déconcertant. Par exemple, dans son attitude vis-à-vis des femmes, il vous déroutait absolument. Ou bien il ne les regardait même pas, ou il se précipitait sur elles, comme pour les violenter. C'était pure bouffonnerie, d'ailleurs. Il recevait une gifle et se sauvait, avec un rire, disant que c'était «Fikandouss-Fikandouss».

Et, enfin, dernier de la longue rangée, se tenait Ollewaert, le petit bossu. Court sur pattes, il portait toujours un pantalon trop long et trop large, qui lui retombait sur les pieds. Sa bosse s'avançait presque en pointe, et son visage présentait comme une autre bosse en réduction: l'énorme chique de tabac éternellement pressée contre l'une ou l'autre de ses joues. Les bossus sont méchants, dit-on couramment; mais il n'était pas méchant du tout; bien au contraire, la bonté même. Quoi qu'on lui fît, il ne se fâchait jamais. C'était une manie habituelle chez ses camarades, en passant de lui tapoter sa bosse; une autre taquinerie, de presser du doigt la joue à la chique, pour que le jus de tabac lui coulât sur le menton. Il ne s'en fâchait pas. Jamais il ne se fâchait. Il vous regardait en souriant, comme pour dire: «Allez-y, si ça vous amuse; moi, ça m'est égal.» Il n'avait qu'un vice: il buvait trop. «Il se noierait dans le genièvre; il est encore pis que Free!» disaient les autres. Et, en effet, Ollewaert était fou d'alcool et prêt à toutes les bassesses pour en avoir. Non seulement il troquait régulièrement sa tartine de quatre heures contre la goutte de six heures d'un des autres ouvriers (il appelait ça «avaler une tartine de goutte»), mais il acceptait parfois des paris crapuleux pour gagner un petit verre de rabiot. Par exemple, M. Triphon avait un petit chien noir plein de puces, qui suivait son maître à la fabrique et s'attardait parfois dans la «fosse aux huiliers», où il récoltait quelques bribes. Les ouvriers, en jouant avec le chien, lui grattaient le poil du devant et du dos. Ils attrapaient quelques puces et disaient à Ollewaert:

—Ollewaert, je te donne ma goutte si je peux y mettre trois puces de

Kaboul.

—Donne! répondait Ollewaert sans hésiter.

Les trois animaux plongés dans le verre, Ollewaert le vidait d'un trait, sans sourciller. L'équipe partait d'un rire formidable en se tapant les cuisses.

Ces excès d'alcool lui étaient d'ailleurs fatals. Périodiquement, Ollewaert était pris de crises d'épilepsie. D'un coup brusque parfois, sans que rien trahît l'approche de la crise, il s'effondrait à son établi en des convulsions terribles. Ses yeux se révulsaient; ses mâchoires serrées pressaient le jus de chique qui lui coulait des lèvres en une mousse brunâtre; ses poings tremblants se crispaient. On lui aspergeait le visage d'eau froide; on lui desserrait de force, souvent avec une lame de fer, les mains et les mâchoires; et, généralement, au bout de quelques minutes, il se relevait et reprenait son travail, un peu pâle encore et frémissant, avec des yeux inquiets et fuyants. Bientôt il n'y paraissait plus; après s'être secoué comme un chien qui sort de l'eau, il se calait la joue d'une nouvelle chique, puis s'absorbait dans son travail. Pendant le reste du jour, alors, il restait d'ordinaire un peu taciturne et comme maté.

Ainsi s'alignait, dans la pénombre et le vacarme, la lourde équipe des presses, avec les éléments divers qui la composaient. C'était un petit monde à part dans la fabrique; une sorte de république avec ses lois et ses usages propres où, malgré les sympathies et les antipathies personnelles, régnait un esprit de solidarité professionnelle qui pouvait prendre à l'occasion un caractère presque hostile à l'égard des autres ouvriers. Par exemple, les «huiliers» n'étaient pas toujours fort aimables envers Pee, le meunier, que l'on voyait occupé à l'autre bout de l'atelier, auprès de ses meules grinçantes. Un peu jaloux de lui, ils ne supportaient pas très bien cette espèce de pierrot sec, qui était tout blanc de farine, alors qu'eux luisaient de graisse et d'huile. Ressentiment analogue à l'égard des deux charretiers, qui venaient là déposer ou prendre leur chargement. Mais ils en voulaient surtout à Bruun, le chauffeur, et à Miel et Siesken, les deux aides aux meules verticales, qu'ils appelaient les «cabris». Pour eux, Bruun était tout simplement un flemmard. Ils avaient la conviction intime qu'il n'en fichait pas une secousse, parce que, au fond, il n'avait rien à faire. Une machine à vapeur, voyons, ça travaillait tout seul: son unique besogne consistait à ne pas laisser s'éteindre le foyer; et pour le reste il pouvait flâner, espionner, poursuivre «La Blanche» de ses assiduités dégoûtantes. On ne se gênait pas, à l'occasion, pour lui clouer le bec en lui disant son fait, ce qui donnait alors lieu à des scènes violentes. Blême de rage concentrée, Bruun se défendait, essayait de leur faire comprendre quel savoir, quelle responsabilité signifiait la conduite d'une machine à vapeur. Mais ils lui riaient au nez; et ils le défiaient de prendre leur place à l'une des presses et de fabriquer un tourteau de colza ou de lin présentable. Pee quittait ses moulins à farine pour se mêler à la dispute; et, à leur tour, arrivaient les «cabris» demander en ricanant aux «huiliers» s'ils seraient capables de les remplacer au gros travail des meules à broyer. Siesken, l'aîné des deux «cabris», était le plus vindicatif, avec sa drôle de face poupine à barbe blonde et ses yeux très bleus, qui luisaient d'un éclat froid de porcelaine. D'une rare insolence, la discussion avec lui dégénérait très vite en rixe, ce qui tournait presque toujours au désavantage de Siesken, qui n'était guère de taille à se mesurer avec des bougres comme Berzeel, Free ou Leo.

Avec Miel, le second «cabri», on s'y prenait d'une autre façon. Miel était le fils de Bruun et, par cela seul, déjà antipathique à presque tout le monde; mais, en outre, il était bègue et d'une stupidité telle qu'il était presque impossible de ne pas se payer sa tête. Quelque chose d'énorme, d'incroyable, cette stupidité de Miel. Rien qu'à le regarder, on éclatait de rire. Il avait un doigt de front sous une calotte de cheveux drus, et deux petits yeux idiots, trop rapprochés du nez, ce qui donnait l'impression constante qu'il louchait. On pouvait lui faire avaler les bourdes les plus invraisemblables; mais lui-même parlait très peu, probablement parce que la fonction cérébrale chez lui était réduite à sa plus simple expression. Une des blagues courantes consistait à lui parler du temps qu'il était au service militaire. Jamais il n'avait pu dire au juste à quelle arme il appartenait, ni dans quelle ville il avait été en garnison. On lui faisait subir un petit interrogatoire:

—Dis donc, Miel, à quel régiment étais-tu?

—Ah … aah … dans … l'infanterie, sais-tu…., bégayait Miel, toujours candide et sans malice.

—Oui, mais … dans quel pays, Miel?

—Ah … aah … ça était loin d'ici, sais-tu….

—Et quelle langue est-ce qu'on parlait là-bas, Miel?

—Ah … aah … ça je ne comprenais pas, sais-tu….

Un silence. On lui jetait des coups d'oeil en ricanant. Alors, l'un ou l'autre, généralement Leo ou Free, s'approchait de lui, le regardait bien en face et brusquement lui lâchait en plein visage: «Espèce de veau!»

Interloqué, Miel se reculait; et, après vingt répétitions de la même farce, ne comprenant pas encore qu'on se payait sa tête, il répondait:

—Ah … aah … pourquoi me le demandez-vous donc?

C'Était ainsi

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