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PREMIÈRE PARTIE
ОглавлениеJE suis né dans la ville d’York, en 1632, d’une famille honnête, d’origine étrangère. Mon père était de Brème, et il s’était d’abord établi à Hull. Après avoir acquis une assez belle fortune dans le commerce, il se retira à York, où il épousa ma mère, dont les parents, nommés Robinson, étaient d’une ancienne et bonne maison du comté. Ce fut à cause d’eux que l’on me nomma Robinson Kreutznaer; mais, par une altération de mots assez ordinaire aux Anglais, on prononce maintenant et nous-mêmes nous prononçons et écrivons notre nom Crusoé : mes compagnons m’ont toujours appelé ainsi.
J’avais deux frères, mes aînés: l’un d’eux, servant en Flandre comme lieutenant-colonel d’un régiment d’infanterie anglais, commandé par le célèbre colonel Lockart, fut tué à la bataille livrée aux Espagnols près de Dunkerque. Je n’ai jamais su ce qu’était devenu mon second frère, de même que mes parents ne surent jamais ce que j’étais devenu.
J’étais le troisième fils de la famille, je n’avais appris aucun métier, et ma tête s’était remplie de pensées vagabondes. Mon père, qui était d’un grand âge, m’avait instruit autant qu’il le pouvait, soit par ses propres leçons, soit en m’envoyant à une petite école du voisinage. Il me destinait à l’état de légiste; mais je ne rêvais que voyages sur mer, et cette inclination naturelle, qui m’entraînait en un sens si contraire aux désirs et aux ordres de mon père, aux prières et aux persuasions de ma mère et de mes autres parents, cette inclination, dis-je, semblait une fatalité par laquelle j’étais poussé à la vie misérable que je devais mener.
Mon père, homme grave et sage, me fit de sérieuses représentations pour me détourner du dessein qu’il voyait se former dans ma tête. Il me manda un matin dans sa chambre, où la goutte le retenait, et il me parla sur ce sujet avec beaucoup de chaleur. «Quelles raisons, me dit-il, autres que la folle envie de courir le monde, peuvent vous induire à quitter la maison paternelle et votre pays, où vous pouvez être produit avantageusement et gagner une honnête aisance par votre application et votre industrie, tout en vivant d’une manière douce et agréable? Il ne convient qu’à des gens dénués de ressources et d’espérances, ou bien à des gens opulents et ambitieux, de chercher à s’enrichir ou à s’illustrer par des entreprises hasardeuses, hors de la route commune: de tels desseins sont trop au-dessus ou trop au-dessous de vous.» Il ajouta que j’appartenais à la classe moyenne, c’est-à-dire à celle qui occupe le plus haut degré des classes inférieures, condition qu’il avait appris par expérience à regarder comme la mieux adaptée à la félicité humaine, puisqu’elle est exempte des rudes travaux auxquels les états mécaniques sont assujettis, et en même temps à l’abri du faste, de l’orgueil et de l’envie, passions ordinaires parmi les grands. Un seul fait, disait-il, prouve le bonheur de cette condition: c’est que tout le monde l’ambitionne. Combien de rois n’ont pas déploré les tristes conséquences de leur position élevée et regretté de n’être point nés entre les deux extrêmes de la grandeur et de la misère! Le plus sage des hommes montre cet état comme le seul où l’on puisse trouver le contentement sur la terre, lorsqu’il prie le Ciel de ne lui donner ni pauvreté ni richesse.
Il me fit observer encore que les maux physiques tombent en général sur les premières et les dernières classes de la société, tandis que les classes moyennes sont dispensées d’un grand nombre de maladies ou d’infirmités de corps et d’esprit engendrées, chez les grands, par les vices, la mollesse, l’intempérance, et, chez les petits, par la mauvaise nourriture, la pénurie, le travail excessif. Une condition médiocre est, disait-il, parfaitement propre à développer toutes les vertus et à permettre toutes les jouissances: la paix et l’abondance sont les fidèles suivantes de la moyenne fortune; la modération, la sobriété, la sérénité, les douceurs sociales l’accompagnent, et l’homme, par cette voie, avance sans peine à travers le monde, et se retire des affaires actives avec un bien-être modeste, libre de travail manuel ou mental, exempt de l’esclavage imposé par le besoin journalier et les soins vulgaires, étranger à la rage de l’envie et aux désirs dévorants d’une ambition cachée: il achève ainsi doucement sa carrière, goûtant les plaisirs les plus purs qui soient donnés à l’existence humaine, sans connaître ses amertumes, se sentant heureux, et apprenant chaque jour à mieux apprécier sa bonne destinée.
Ensuite il me conjura dans les termes les plus affectueux de ne point agir en jeune homme, de ne point me précipiter en des misères que la nature et la fortune m’avaient épargnées. Il me dit que je n’avais pas besoin de gagner mon pain, qu’il comptait me soutenir convenablement dans la profession à laquelle il me destinait, pour me conduire à la position qu’il venait de me dépeindre. «Ce sera, dit-il, votre faute si vous ne parvenez pas à une situation prospère; je n’en serai point responsable, j’ai rempli mon devoir en vous éclairant sur le danger du parti que vous paraissez disposé à prendre. Enfin je suis prêt à faire beaucoup pour vous, si vous voulez vous établir ici suivant mes conseils; mais je ne veux avoir aucune part à votre malheur, en facilitant votre départ.» En terminant, il me rappela l’exemple de mon frère, auprès duquel il avait employé les mêmes arguments qu’avec moi, pour le dissuader de passer à l’armée de Flandre, où il avait péri. Il m’assura qu’il ne cesserait point de prier pour moi, mais qu’il usait cependant me prédire que, si je faisais ce pas insensé auquel je semblés décidé, Dieu ne me bénirait point, et que je regretterais d’avoir négligé ses avis, alors que je me trouverais malheureux et privé de secours.
A cette dernière partie de son allocution, qui fut réellement prophétique, bien que mon père peut-être ne le pensât point, des larmes abondantes coulèrent sur son visage, surtout lorsqu’il parla de mon frère, de sa mort et du temps où je me repentirais et n’aurais personne pour me secourir; son émotion fut si vive que, rompant la conversation, il me déclara que son cœur était trop plein et qu’il ne pouvait en dire davantage.
Je fus profondément touché de ce discours, comme cela devait être. Je ne pensais plus à quitter le pays; je voulais même m’y établir, selon les désirs de mon père. Mais, hélas! peu de jours suffirent pour effacer toutes ces bonnes résolutions; et, voulant éviter les remontrances paternelles, je formai le projet de m’enfuir de la maison. Toutefois je n’agis point avec autant de précipitation que je m’y sentais entraîné. Je profitai d’un moment où ma mère semblait de meilleure humeur qu’à l’ordinaire, pour lui avouer que mon esprit était tellement préoccupé du désir de voir le monde, qu’il me serait impossible de me fixer à rien avec la constance nécessaire pour réussir; que mon père ferait mieux de me donner son consentement que de me forcer à m’en passer; qu’à dix-huit ans passés il était trop tard pour entrer comme apprenti chez un marchand ou comme clerc chez un procureur, et que, si je commençais l’une ou l’autre de ces carrières, je les abandonnerais très certainement avant la fin de mon apprentissage. Je terminai en disant à ma mère que, si elle obtenait de mon père qu’il me permît de faire un seul voyage, je reviendrais après cela; et si la vie de marin ne me plaisait pas, je regagnerais le temps perdu en redoublant d’efforts.
A cette confidence, ma mère se mit dans une grande colère et me dit qu’il était inutile de parler sur ce sujet à mon père, parce qu’il connaissait trop bien mes véritables intérêts pour se prêter à des projets si nuisibles; elle ne concevait pas que j’eusse le courage de persister, après le discours que m’avait adressé mon père et les tendres expressions dont il s’était servi avec moi. «Du reste, dit-elle, si vous voulez absolument courir le monde, rien ne vous en empêchera; mais vous pouvez être certain que nous n’y consentirons pas; quant à moi, je ne voudrais pas aider aussi évidemment à votre destruction, et vous ne pourrez jamais dire que votre mère ait approuvé ce que blâmait votre père.»
Cependant, bien que ma mère refusât de communiquer ma résolution à mon père, j’ai su depuis qu’elle lui avait rapporté toute notre conversation, et que celui-ci, après avoir montré une grande affliction, avait dit en soupirant: «Cet enfant pourrait vivre très heureux s’il restait ici; mais, s’il nous quitte, il deviendra la plus misérable créature du monde: je ne saurais y consentir».
Je fus encore près d’un an à la maison, sans essayer de rompre mes chaînes, mais faisant la sourde oreille toutes les fois qu’on me proposait d’entrer dans les affaires. Souvent je représentais à mes parents qu’ils avaient tort de s’obstiner à combattre en moi une vocation marquée. Enfin, étant allé un jour à Hull, par hasard et sans aucun dessein de m’échapper, je trouvai là un de mes camarades d’école, prêt à partir pour Londres sur un bâtiment appartenant à son père. Il m’engagea à l’accompagner, en employant le moyen de séduction habituel aux marins, savoir que mon passage ne me coûterait rien. Alors, sans consulter père ni mère, sans leur donner avis de mon départ, les laissant apprendre cette nouvelle quand et comme ils pourraient, ne songeant à implorer ni la bénédiction paternelle ni celle de Dieu, ne considérant ni les circonstances ni les conséquences de ma démarche, le 1er septembre 1651 (jour fatal, comme la suite l’a démontré), je montai sur un bâtiment destiné pour Londres.
Jamais les infortunes d’un jeune aventurier ne commencèrent aussi vite et ne durèrent aussi longtemps que les miennes. A peine étions-nous sortis du port que le vent souffla violemment et que les vagues s’élevèrent; et comme c’était la première fois que j’allais en mer, je fus et très malade et fort effrayé. Je réfléchis alors sérieusement à ce que j’avais fait, et je sentis la justice du châtiment que le Ciel m’infligeait pour avoir si indignement quitté la maison paternelle et trahi mes devoirs. Tous les bons avis de mes parents, les larmes de mon père, les prières de ma mère me revinrent à l’esprit, et ma conscience, qui n’était pas encore à ce degré d’endurcissement qu’elle atteignit par la suite, me reprocha d’avoir négligé de sages conseils et d’avoir bravé l’autorité d’un père et les lois de Dieu.
Cependant l’orage augmentait, et la mer, sur laquelle je n’avais jamais navigué, devint très grosse, bien que ses vagues fussent beaucoup moins hautes que je les ai vues depuis, et notamment peu de jours après; mais c’en était assez pour affecter un novice. Je m’attendais à être englouti à chaque vague; et quand la proue du navire plongeait, à ce que j’imaginais, jusqu’au fond de la mer, je croyais qu’il ne se relèverait plus. En ces moments d’angoisse, je fis force vœux et résolutions. Je jurai que, s’il plaisait à Dieu d’épargner ma vie dans ce voyage, dès que j’aurais posé le pied à terre, je retournerais directement au logis et ne remonterais jamais sur un vaisseau; que je m’établirais suivant les désirs de mon père, et ne m’exposerais plus à de pareils dangers. Je reconnaissais donc pleinement la vérité des paroles de mon père sur la condition moyenne dans laquelle il avait passé ses jours, à l’abri des tempêtes de l’Océan comme des soucis et des passions de la terre. Je résolus donc, tel qu’un enfant prodigue sincèrement repentant, de rentrer sous le toit paternel.
Ces bonnes et sages pensées continuèrent tout le temps de l’orage, et même un peu après; mais le jour suivant le vent baissa, la mer devint plus calme, et je commençai à m’y accoutumer: cependant je fus très sérieux pendant cette journée, car je souffrais encore du mal de mer. Vers le soir le ciel s’éclaircit, le vent tomba tout à fait, et nous eûmes la plus charmante soirée. Le soleil se coucha dégagé de nuages et se leva de même le lendemain. Ses rayons brillaient sur une mer unie et tranquille, une brise légère nous poussait: ce spectacle me parut le plus délicieux qui se fût jamais offert à ma vue.
J’avais bien dormi la nuit, je n’étais plus malade, et je contemplais avec un joyeux étonnement cette mer, si terrible la veille, maintenant si belle et si paisible. Craignant sans doute la continuité de mes bonnes résolutions, cet ami qui m’avait réellement entraîné vint alors à moi et me dit: «Eh bien, Bob, comment vous trouvez-vous après tout ce vacarme? Je parie que vous avez eu peur l’autre nuit, pendant la bouffée? — Vous appelez cela une bouffée, dis-je; mais c’était une horrible tempête. — Une tempête! nigaud que vous êtes, dit-il; ce n’était rien du tout. Avec un bon navire et le large, ces petites secousses ne nous inquiètent guère. Mais vous êtes un marin d’eau douce, mon pauvre Bob. Allons, un bol de punch nous fera oublier tout cela. Voyez quel temps admirable nous avons maintenant.»
Pour abréger cette triste partie de mon histoire, il suffit de dire que nous suivîmes le train ordinaire des marins. Le punch fut préparé, on m’enivra de cette liqueur, et j’y noyai mon repentir sur ma conduite passée et toutes mes sages résolutions sur l’avenir. En un mot, de même que les flots étaient redevenus calmes après l’orage, ainsi, l’esprit délivré de la crainte d’être englouti, je repris le cours habituel de mes idées, oubliant tous les vœux formés pendant ma détresse. J’avais encore néanmoins quelques intervalles où ma raison s’efforçait de reconquérir son empire; mais je m’en défendais comme d’une faiblesse, et, en me livrant à la boisson et à la société de mes camarades, je fus bientôt délivré de ce que j’appelais mes accès. En cinq à six jours, je gagnai sur ma conscience une victoire aussi complète que pouvait le désirer un jeune homme décidé à se débarrasser de ses importunités. Toutefois je devais subir une autre attaque de ce côté, et la Providence, comme il arrive presque toujours en pareil cas, voulait me laisser absolument sans excuse; car, si je me refusais à voir une grâce céleste dans l’issue de l’événement précédent, celui qui le suivit fut tel, que le plus endurci parmi nous n’aurait pu s’empêcher d’y reconnaître et le châtiment et la miséricorde du Ciel.
Le sixième jour de notre voyage, nous entrâmes dans la rade d’Yarmouth, les vents contraires et les calmes ne nous ayant pas permis de faire beaucoup de chemin depuis l’orage. Nous fûmes obligés d’y mouiller, parce que le vent resta mauvais, c’est-à-dire qu’il souffla du S.-O. pendant sept à huit jours. Plusieurs gros bâtiments de Newcastle se trouvaient arrêtés là par les mêmes causes que nous. Le vent, d’abord trop vif, ensuite extrêmement violent, nous empêcha d’entrer dans la Tamise; mais le mouillage était bon, et notre fond était solide; aussi nos gens, ne craignant pas le moindre danger, passaient-ils le temps à se reposer et à rire, suivant la coutume des marins. Tout à coup, dans la matinée du huitième jour, le vent devint si furieux qu’il fallut manœuvrer de toutes mains pour carguer les hautes voiles et lui laisser moins de prise. Vers midi, la mer grossit; notre bâtiment reçut plusieurs lames, et nous crûmes une ou deux fois que l’ancre avait cédé, ce qui décida le contremaître à en jeter une seconde; alors nous chassâmes sur deux ancres, et à tous moments notre gaillard d’avant plongeait.
Bientôt une affreuse tempête s’éleva, et je vis des signes de frayeur et d’abattement sur le visage des matelots eux-mêmes. Le patron s’occupait avec zèle de la conservation de son navire; je l’entendis cependant dire à voix basse, comme il passait près de moi en sortant et en rentrant dans sa cabine: «Seigneur, ayez pitié de nous! tout est perdu» ; et d’autres expressions pareilles. Dans les premiers moments, je restai frappé de stupeur sur le lit de ma cabine. Je ne saurais décrire ce que je sentais. J’avais peine à revenir à ces idées de repentir que je croyais avoir étouffées, et je tâchais de me roidir contre elles. Je me disais que la première amertume de la crainte était passée, et que cette alarme-ci ne serait rien en comparaison de la précédente. Mais quand le capitaine lui-même dit à côté de moi que nous pouvions tous périr, je sentis une horrible frayeur. Je m’élançai hors de la cabine, je jetai les yeux autour de moi et je vis le spectacle le plus épouvantable. De hautes montagnes d’eau venaient se briser sur nous, de trois en trois minutes; nous étions entourés de périls de toutes sortes. Deux bâtiments pesamment chargés, tout près de nous, avaient coupé leurs mâts au pied, et nos matelots crièrent qu’un autre navire qui chassait à un mille environ devant nous avait sombré. Deux autres, s’étant détachés de leurs ancres, avaient été poussés en pleine mer, où ils étaient ballottés, n’ayant pas un seul mât entier. Les bâtiments plus légers étaient moins maltraités; mais quelques-uns de ceux-ci vinrent contre nous en courant vent arrière avec une seule voile.
Vers le soir, le contre-maître et le pilote demandèrent au capitaine la permission de couper le mât de l’avant, ce qu’il n’accorda que sur l’assurance donnée par le pilote que, si l’on ne prenait ce parti, le bâtiment coulerait à fond. Quand ce mât fut coupé, le grand mât, se trouvant moins soutenu, nous donna de telles secousses, qu’on fut obligé de le couper aussi et de raser complètement le tillac.
On peut imaginer facilement en quel état je devais être alors, moi nouveau marin, à peine remis d’une frayeur bien moins fondée. Toutefois, si je puis me rappeler à une si grande distance les pensées qui m’occupaient en ce moment, il me semble que le souvenir de mes anciennes convictions et de la perversité avec laquelle je les avais rejetées me causait plus de terreur que l’idée de la mort: ces pensées, jointes à l’horreur de la tempête, me jetèrent dans un trouble inexprimable. Mais le mal devait encore s’aggraver.
L’orage continua avec une telle furie, que les hommes de l’équipage n’en avaient jamais vu de semblable. Notre bâtiment était bon; mais il avait une forte charge, et il plongeait si profondément dans les vagues, que les matelots criaient à chaque moment qu’il sombrait. Il était heureux pour moi que je ne connusse point la signification de ce mot; je l’appris bien vite. Cependant le gros temps ne cessait point; je vis ce que J’on voit rarement, le capitaine, le second, le pilote et quelques-uns des plus sensés de l’équipage, priant à genoux et se préparant à couler bas.
Au milieu de la nuit, pour mettre le comble à notre détresse, un des matelots, qui était descendu pour examiner la cale, cria que nous avions une voie d’eau: un autre dit qu’il y avait déjà quatre pieds d’eau dans la cale. Alors on appela tout le monde aux pompes. A ce mot je crus que j’allais mourir, et je tombai sur le côté du lit sur lequel j’étais couché dans la cabine. Cependant les matelots me réveillèrent de ma stupeur et me dirent que, si je n’avais été bon à rien jusque-là, je pourrais au moins pomper aussi bien qu’un autre. Je me levai sur-le-champ, j’allai à la pompe et j’y travaillai de tout cœur. Pendant ce temps-là, le capitaine aperçut quelques légères embarcations qui, ne pouvant tenir contre le vent, étaient obligées de gagner la mer et tâchaient de nous éviter; il ordonna de tirer le canon de détresse. Moi, qui ne savais ce que cela voulait dire, je pensai que le navire s’était brisé, ou qu’il était arrivé quelque chose d’horrible; bref, je fus tellement saisi que je m’évanouis. Personne ne prit garde à ce qui m’arrivait, chacun ayant assez à penser à sa propre vie; seulement un autre vint me remplacer à la pompe et me poussa de côté, me croyant mort. Je fus très longtemps sans reprendre connaissance.
Nous luttions encore; mais l’eau nous gagnait. Il était évident que nous coulerions à fond, et, bien que la tempête fût un peu calmée, nous ne pouvions espérer que le navire fût en état de nous conduire à terre. Le capitaine continua donc ses signaux de détresse, et un petit bâtiment qui se trouvait devant nous risqua de nous envoyer un bateau. Par le plus heureux hasard, ce bateau vint assez près de nous; mais il nous était impossible d’y descendre, car il ne pouvait nous aborder. Enfin ceux qui le montaient ramèrent avec énergie, exposant leur vie pour sauver la nôtre; nos gens purent leur jeter une corde avec une bouée par-dessus l’arrière; ils la saisirent avec beaucoup de peine et de danger; nous tirâmes le bateau sous notre poupe et nous y descendîmes tous. Il ne fallait pas songer à gagner le bâtiment qui nous avait secourus, et d’un commun accord on convint de laisser flotter le bateau en le dirigeant doucement vers la terre; et notre capitaine promit de le payer s’il se brisait en échouant. Ainsi, partie en ramant, partie en allant au gré du vent, nous nous dirigeâmes au Nord, vers la côte, à la hauteur de Winterton-Ness.
A peine avions-nous quitté notre bâtiment depuis un quart d’heure, que nous le vîmes s’enfoncer. Je compris alors ce qu’on entendait par les termes sombrer et couler à fond. Ma vue n’était pas bien nette lorsque les matelots me montrèrent le navire qui paraissait; et depuis le moment où je fus porté plutôt que conduit dans le bateau, j’étais resté demi-mort de frayeur pour le présent et pour l’avenir.
Tandis que nous étions dans cette situation, les matelots ramant vigoureusement pour gagner le rivage, nous voyions, quand la barque montait sur les vagues, une foule de gens qui accouraient sur le bord de la mer, dans l’intention de nous secourir dès que nous serions à leur portée. Mais nous approchions très lentement de la côte, et nous ne pûmes la toucher qu’après avoir dépassé le phare de Winterton, à l’endroit où la rive, fuyant à l’O. du côté de Cromer, brise un peu la violence des vagues. Enfin, non sans beaucoup de difficultés, nous débarquâmes tous sains et saufs, et nous nous rendîmes à pied à Yarmouth. Nous y fûmes traités avec l’humanité réclamée par notre malheur; les magistrats nous assignèrent de bons logements, et les négociants et armateurs de la ville nous donnèrent, en se cotisant, les moyens de nous rendre à Londres ou de retourner à Hull.
Si j’avais eu le bon sens de prendre ce dernier parti et de rentrer au logis, j’aurais été trop heureux; et mon père, pour me servir de la parabole de notre divin Sauveur, aurait tué le veau gras en réjouissance de mon retour; car, après avoir appris que le bâtiment sur lequel j’étais avait péri dans la rade d’Yarmouth, il demeura longtemps sans savoir que je n’étais pas noyé.
Mais ma mauvaise destinée me poussait avec une obstination invincible; et, bien que la raison me sollicitât, dans les moments de réflexion calme, de revenir sous le toit paternel, il me fut impossible de m’y décider. Je ne sais comment expliquer cette singularité ; je n’ose affirmer qu’une fatalité secrète nous force d’être les agents de notre perte, même quand nous la voyons clairement et que nous y courons les yeux ouverts; mais il fallait assurément une cause bien puissante pour m’entraîner, en dépit de mes raisonnements les plus rassis, de mes convictions les plus intimes et des avertissements évidents qui me furent donnés à ma première tentative.
Mon camarade, le fils du patron du navire, celui-là même qui m’avait encouragé à me raidir contre les reproches de ma conscience, était maintenant plus timide que moi. Comme on nous avait logés dans des quartiers éloignés l’un de l’autre, je ne me rencontrai avec lui que plusieurs jours après notre arrivée à Yarmouth. Il me parut avoir changé de ton: il avait l’air triste et il me demanda, en hochant la tête, comment je me trouvais; puis, se tournant vers son père, qui était présent, il lui dit qui j’étais, ajoutant que ce voyage était pour moi un coup d’essai, et que j’avais l’intention d’aller plus loin. Alors le capitaine, s’adressant à moi, me dit d’un ton grave et chagrin: «Jeune homme, vous ne devez plus vous aventurer sur la mer; tout ceci prouve bien clairement que vous n’êtes pas né pour être marin. — Eh quoi! Monsieur, lui dis-je, n’irez-vous plus en mer? — C’est autre chose, dit-il; c’est mon état, par conséquent, mon devoir. Mais puisque vous avez fait ce voyage comme épreuve, vous voyez quel avant-goût le Ciel vous a donné de ce qui vous est réservé si vous persistez à suivre cette carrière. Peut-être tous ces malheurs nous sont arrivés à cause de vous, de même que Jonas causa la perte du vaisseau de Tarsis. De grâce, continua-t-il, expliquez-moi les motifs qui vous font désirer d’aller en mer.» Je lui dis alors une partie de mon histoire, et, quand j’en fus à la fin, il s’écria, transporté de colère: «Qu’ai-je fait au Ciel pour qu’un pareil misérable soit venu sur mon bord? Je ne voudrais à aucun prix mettre le pied sur le même bâtiment que toi». Cette explosion était provoquée par l’agitation que sa perte avait produite sur son esprit, et elle le poussa un peu plus loin qu’il ne voulait. Cependant il me parla ensuite très sérieusement, et m’exhorta à retourner près de mon père et à ne point tenter la Providence, visiblement déclarée contre mon projet. «Soyez-en sûr, jeune homme, dit-il, si vous ne revenez point sur vos pas, vous ne trouverez partout que mécomptes et désastres, et les prédictions de votre père s’accompliront à vos dépens.» Nous nous séparâmes après ce colloque, et je ne le revis plus. Je ne sais où il alla; quant à moi, comme j’avais un peu d’argent, je me rendis à Londres par terre, et là, de même que sur la route, j’eus avec moi-même plusieurs luttes sérieuses sur le genre de vie que j’adopterais et sur la question de rentrer à la maison ou de m’embarquer.
A l’égard de mon retour au logis, la honte repoussait les meilleures pensées qui se présentaient à mon esprit, et je me figurai tout d’abord les rires et les moqueries des voisins, et combien j’aurais à rougir non seulement devant mon père et ma mère, mais devant tout le monde. J’ai souvent observé, en des occasions analogues, combien les hommes sont déraisonnables, surtout dans la jeunesse, lorsque, après avoir dévié de la bonne route, ils ont plus de honte du repentir que du péché ; ils ne rougissent point d’une action pour laquelle ils doivent être considérés comme des fous, et ils rougissent d’un retour qui peut seul les faire estimer sages. Je restai quelque temps en cet état d’incertitude sur mon avenir et sur les mesures que j’avais à prendre. Ma répugnance à retourner au logis resta toujours irrésistible, et bientôt le souvenir de ma détresse s’effaça, et avec lui mon faible désir de retour dans mes foyers; enfin j’en abandonnai tout à fait la pensée, et je cherchai une occasion de m’embarquer.
Cette influence funeste qui m’entraîna d’abord loin de la maison paternelle, qui m’inspira l’idée téméraire et irréfléchie d’agrandir ma fortune, et grava cette idée si fortement dans mon esprit qu’elle me rendit sourd aux bons avis, aux prières, même aux ordres de mon père; cette influence, dis-je, quelle que fût sa nature, me jeta dans la plus malencontreuse des entreprises. Je montai à bord d’un vaisseau destiné pour la côte d’Afrique, ou la côte de Guinée, comme l’appellent nos marins.
Mon plus grand malheur dans tous mes voyages fut de refuser de m’enrôler parmi les matelots. J’aurais, il est vrai, dans ce cas, travaillé plus durement que je n’y étais accoutumé ; mais avec le temps je serais devenu pilote, contremaître ou lieutenant, peut-être même patron. Mais j’étais destiné à prendre toujours le pire de tous les partis, et, me voyant de l’argent dans ma poche et de bons habits sur le dos, je m’embarquai toujours comme passager, en sorte que je n’avais rien à faire et n’apprenais rien à bord.
A mon arrivée à Londres, je fus assez heureux pour rencontrer bonne compagnie, chance peu commune pour un jeune homme étourdi et égaré comme je l’étais alors; car le diable ne manque pas de leur tendre promptement des pièges, et je n’eus pas à combattre ce danger. Ma première connaissance fut le capitaine ou patron d’un navire qui revenait de la côte de Guinée, et qui, s’étant bien trouvé de son voyage, se disposait à le recommencer. Ce brave homme prit goût à ma conversation, qui alors n’était pas sans quelque agrément, et, sachant que je désirais voir le monde, il me proposa de l’accompagner, me dit qu’il ne m’en coûterait rien, que je partagerais sa table, et que, si je voulais emporter quelques marchandises, je pourrais m’en défaire avantageusement, peut-être même avec un bénéfice propre à m’encourager.
J’acceptai; je me liai très étroitement avec ce capitaine, homme parfaitement honnête et franc, et j’emportai une petite pacotille qui me produisit beaucoup, grâce à la bienveillance désintéressée de mon ami. J’avais acheté par son conseil pour environ quarante livres sterling de verroteries et autres bagatelles, et j’avais réuni ces fonds à l’aide de quelques-uns de mes parents avec lesquels je correspondais et qui, je le suppose, engagèrent mon père et ma mère à contribuer à ma première aventure.
Ce fut le seul voyage dans lequel je puisse dire que je fus heureux; et cela, je le dois à l’intégrité de mon ami le capitaine, sous lequel j’acquis une connaissance suffisante de la navigation. J’appris à tenir le journal d’un bâtiment, à noter les observations, toutes choses qu’un marin doit savoir. Il avait autant de plaisir à enseigner que j’en avais à m’instruire; aussi je devins pendant cette traversée négociant et homme de mer, et je rapportai cinq livres neuf onces d’or en échange de ma pacotille, ce qui me donna à Londres trois cents guinées. Ce succès me remplit de pensées ambitieuses qui complétèrent ma ruine.
Cependant, même en ce voyage, j’eus quelques traverses: entre autres, je ne cessai d’être malade tout le temps de notre séjour en Afrique, l’excessive chaleur m’ayant donné une fièvre violente. Notre commerce, en effet, se faisait le long des côtes, depuis le 15e degré jusque sous la Ligne.
J’étais donc devenu commerçant sur les côtes de Guinée, et mon ami, pour mon très grand malheur, étant mort peu de temps après son retour, je me décidai à refaire le même voyage et m’embarquai sur son bâtiment, alors commandé par son contremaître. Jamais expédition ne fut plus désastreuse. Je n’avais emporté que la valeur de cent guinées, sur mon pécule nouvellement acquis, et j’en laissai deux cents dans les mains de la veuve de mon ami, laquelle se conduisit très loyalement avec moi.
J’éprouvai de grandes mésaventures. D’abord, en nous dirigeant vers les Canaries, pour passer entre ces îles et la côte d’Afrique, nous fûmes surpris, pendant le crépuscule du matin, par un corsaire turc de Salé. Il nous donna la chasse à toutes voiles. De notre côté, nous déployâmes toutes les nôtres; mais le pirate gagnait toujours sur nous, et ne pouvait manquer de nous atteindre en peu d’heures; nous nous préparâmes donc à combattre. Nous avions douze canons, et le forban en avait dix-huit.
Vers trois heures après midi, il était sur nous; mais comme il nous prit en flanc par méprise, au lieu de nous prendre en poupe comme il en avait l’intention, nous portâmes huit de nos canons du côté attaqué et lâchâmes une bordée qui fit reculer l’assaillant, non toutefois sans qu’il ripostât à notre feu, en joignant à la décharge de ses canons celle de la mousqueterie de deux cents hommes qu’il avait à bord. Pas un de nos gens ne fut atteint, et tous gardèrent leurs rangs bien serrés. Le Turc se prépara à une nouvelle attaque, et nous à la défense; mais cette fois il nous aborda par l’autre côté, et jeta soixante hommes sur notre pont, lesquels se mirent sur-le-champ à couper et hacher notre voilure et nos agrès.
Nous les reçûmes avec des mousquets, des demi-piques, des grenades et autres armes, et deux fois nous les chassâmes de notre pont; enfin, pour abréger cette triste scène, le bâtiment ne pouvant plus tenir la mer et trois de nos hommes ayant été tués et huit autres blessés, nous fûmes forcés de nous rendre, et l’on nous emmena à Salé, petit port de la côte de Barbarie.
Je ne fus pas aussi maltraité par les Maures que je le craignais dans le premier moment, et l’on ne me conduisit point, comme le reste de nos gens, à la résidence de l’empereur, dans l’intérieur du pays; mais le capitaine me garda pour sa part de la prise, parce que j’étais jeune et capable de lui être utile. Ce changement subit, ce passage de la condition d’un négociant à celle d’un misérable esclave m’accabla complètement, et je me rappelai alors le discours prophétique de mon père, qui m’assurait que je serais malheureux et n’aurais personne pour me secourir. Je crus ce moment arrivé, n’imaginant pas qu’il pût en arriver un pire. Maintenant, pensai-je, la main du ciel s’appesantit sur moi; je suis perdu sans ressource. Hélas! ce n’était que le prélude des maux que je devais endurer, comme on le verra dans la suite de cette histoire.
Mon nouveau patron ou maître m’ayant conduit à son logis, j’espérais qu’il m’emmènerait avec lui quand il irait en mer, et je pensais qu’un jour ou l’autre il serait pris par quelque vaisseau de guerre espagnol ou portugais, et que je recouvrerais ma liberté. Je me trompai en cela; car, lorsqu’il s’embarquait, il me laissait chez lui pour surveiller son petit jardin et remplir les devoirs ordinaires des esclaves dans sa maison; et, lorsqu’il revenait de croisière, il me faisait coucher dans la cabine de son bâtiment, a fin de le tenir en ordre.
Je ne songeais qu’à trouver le moyen de m’échapper; mais il ne s’en présentait pas un seul qui fût praticable. Je ne pouvais confier à personne mes projets, soit pour les faciliter, suit pour s’y associer, puisqu’il ne se trouvait parmi mes compagnons aucun esclave anglais, irlandais ou écossais. Ainsi pendant deux ans, bien que l’idée de fuir me restât toujours comme une espérance de salut éloignée, je n’entrevis aucune chance favorable à mon dessein.
Au bout de ces deux années, une circonstance singulière me remit en tête mes premiers projets de fuite. Mon maître resta une fois plus longtemps que de coutume sans se remettre en course, faute d’argent, à ce qu’on disait; et pendant cet intervalle il allait, une ou deux fois par semaine, plus souvent même quand le temps était beau, pêcher dans la rade avec la pinasse. Il me prenait toujours avec lui dans ses excursions, ainsi qu’un petit Maure qui tenait la rame; et tous les deux nous tâchions de divertir le patron. Comme j’étais adroit et heureux à la pêche, mon maître m’envoyait quelquefois, avec un de ses parents et le petit Maure, pêcher un plat de poissons quand il en avait besoin.
Une fois, nous étions partis pour la pêche par une matinée sèche et calme, et tout à coup il s’éleva un brouillard tellement épais, que nous perdîmes de vue la côte, dont nous étions éloignés à peine d’une demi-lieue. Naviguant à l’aventure, nous travaillâmes rudement à la rame tout le jour et toute la nuit; et, quand le soleil se leva, nous vîmes qu’au lieu de pousser au rivage, nous avions poussé au large, et que déjà nous nous trouvions à deux lieues de terre.
Cependant nous rentrâmes sans la moindre avarie, mais non sans peine et sans danger; de plus, nous étions tous affamés.
Averti par cet accident, notre patron résolut de ne plus s’exposer ainsi, et comme il avait à sa disposition le long bateau de la prise anglaise, il le fit arranger, ne voulant plus aller à la pêche sans être pourvu d’une boussole et de quelques provisions. Il ordonna au charpentier de son vaisseau (un esclave anglais comme moi) de construire au milieu du bateau une petite cabine semblable à celle d’une berge, en ménageant par derrière la place d’un homme pour diriger la grande voile, et, par devant, un espace suffisant pour que deux autres hommes pussent manœuvrer.
Cette embarcation allait avec ce que nous appelons une voile latine ou triangulaire; la vergue s’inclinait sur le toit de la cabine, dans laquelle le patron pouvait tenir avec deux esclaves, son lit, une table, de petites armoires contenant des bouteilles de la liqueur qu’il jugeait à propos de boire, son pain, son riz et son café.
Nous allions souvent à la pêche dans ce bateau, et, comme j’étais plus habile que mon maître à cet exercice, il n’y allait jamais sans moi. Il devait un jour faire une partie de promenade ou de pêche, avec deux ou trois personnages d’une certaine distinction, dans la ville, et pour lesquels il avait fait de grands préparatifs. Dès la veille, j’avais eu l’ordre dé porter dans la barque plus de provisions qu’à l’ordinaire, et, de plus, de la poudre et des dragées prises dans la sainte-barbe du vaisseau du patron, parce qu’il voulait aussi chasser.
J’exécutai ces ordres, et le lendemain matin j’attendais sur le bateau, bien lavé et toutes ses banderoles déployées, l’arrivée de mon maître et de ses hôtes, lorsque je vis venir le premier tout seul:. me dit que des circonstances imprévues avaient dérangé son projet de promenade, et me commanda d’aller avec un rameur et le jeune garçon pêcher quelques poissons pour ses amis, qui devaient souper chez lui. En ce moment, mes anciennes idées de fuite se réveillèrent vivement dans mon esprit. Je disposais d’un petit bâtiment, et, quand mon maître fut parti, je songeai à me préparer non pas à la pêche, mais à une longue course, sans savoir de quel côté je me dirigerais; tous les lieux m’étaient bons, pourvu que je m’éloignasse.
D’abord j’inventai un prétexte pour envoyer le Maure chercher quelque chose à manger pour nous. «Il ne nous convient pas, lui dis-je, de manger du pain de notre maître.» Il me répondit que j’avais raison, et il apporta dans la barque un grand panier de rhousk, sorte de biscuit en usage dans le pays, et trois jarres d’eau fraîche. Je savais où le patron tenait ses bouteilles, que leur forme faisait reconnaître pour avoir été prises sur des vaisseaux anglais j’en portai un certain nombre sur le bateau, tandis que le rameur était à terre, afin qu’il crût qu’elles avaient été embarquées pour le maître. Je pris encore à bord un bloc de cire d’environ cent livres, pour en faire des chandelles, un paquet de petites cordes, une scie, un marteau, une hachette, tous objets utiles, surtout la cire. Je tendis un autre piège à mon camarade, et il s’y laissa prendre fort innocemment. Son nom était Ismael, dont le diminutif est Muley. Je lui dis donc: «Muley, les fusils du patron sont à bord; si vous pouviez avoir un peu de poudre et de plomb, nous tuerions peut-être pour nous quelques alkamis (espèce de courlis). Vous savez où sont les munitions du canonnier, sur le vaisseau? — Oui, oui, dit-il, et je vais en chercher.» Il apporta en effet du vaisseau une grande poche en cuir contenant au moins une livre et demie de poudre, et une autre remplie de dragées et de menu plomb. Pendant ce temps j’avais trouvé un peu de poudre dans notre cabine, et j’en avais rempli une des bouteilles de l’armoire, après avoir transvasé dans une autre bouteille un reste de liqueur qu’elle contenait.
Ainsi pourvus des choses les plus nécessaires, nous fîmes voile en apparence pour aller pêcher. On nous connaissait au château situé à l’entrée du port, et l’on ne prit pas garde à nous; et, sitôt que nous eûmes gagné un mille au large, nous pliâmes la voile pour commencer notre pêche. Le vent était au N.-N.-E., ce qui ne m’était pas favorable. S’il eût été au S., j’aurais facilement gagné la côte d’Espagne, du moins la baie de Cadix. Toutefois ma résolution immuable était de sortir, malgré vent et marée, de ce lieu maudit, et d’abandonner le reste au destin.
Après que nous eûmes péché quelque temps sans rien prendre, car si je sentais du poisson à mon hameçon, je ne cherchais pas à le tirer, je dis à mon compagnon: «Nous ne faisons ici rien qui vaille, le patron sera mécontent, il faut aller plus loin.» Le Maure, ne pensant point à mal, consentit à ma proposition, et, se trouvant en tête de l’embarcation, il déploya les voiles, tandis que je tenais le timon. Nous allâmes à une lieue au large; alors je pris la position ordinaire pour la pêche, et, donnant le timon au jeune garçon, j’avançai vers le Maure; je me baissai comme pour ramasser quelque chose derrière lui, et, le prenant par surprise, je passai mon bras autour de sa ceinture et le lançai par-dessus le bord. Il remonta sur l’eau presque au même instant, car il nageait comme un poisson, et il me supplia de le prendre à bord, assurant qu’il irait où je voudrais. Il nageait si vite qu’il aurait eu bientôt regagné le bateau, le vent n’étant pas très fort; mais j’allai chercher dans la cabine un fusil de chasse et je couchai en joue mon homme, en lui disant: «Je ne vous ai fait aucun mal et ne vous en ferai point, si vous me laissez tranquille. Vous nagez assez bien pour regagner le rivage; la mer est calme, faites tous vos efforts pour arriver à terre, vous n’aurez rien à craindre de moi; mais, si vous approchez du bateau, je vous casse la tête. Je suis décidé à me sauver.» Alors il se retourna et nagea vers la côte, qu’il sut atteindre facilement.
Je me serais peut-être décidé à garder cet homme avec moi et à noyer le jeune garçon; mais il eût été imprudent de m’aventurer avec le premier, qui était aussi fort que moi. Lorsqu’il se fut éloigné, je dis à l’enfant, qui se nommait Xury; «J’aurai soin de vous, Xury, si vous me promettez fidélité ; mais si vous ne voulez pas m’engager votre foi, c’est-à-dire jurer de m’être fidèle, par Mahomet et la barbe de son père, je vous jetterai à la mer comme votre camarade. » Ce garçon me regarda en souriant avec un air de si grande innocence qu’il m’était impossible de me défier de lui. Il jura qu’il me serait fidèle et me suivrait au bout du monde.
Tant que je restai en vue du Maure qui nageait, je dirigeai le bateau de manière à lui faire supposer que je voulais gagner l’embouchure du détroit; et c’est ce que tout homme ayant l’usage de sa raison aurait dû faire. En effet, on ne pouvait croire que nous irions au S., vers des côtes vraiment barbares, où des peuplades entières de noirs viendraient nous entourer dans leurs canots et nous exterminer, où nous ne pourrions débarquer nulle part sans être dévorés par des bêtes sauvages ou des êtres humains encore plus impitoyables qu’elles.
Aussitôt que le jour baissa, je changeai de direction et cinglai droit au S., en appuyant un peu à l’E., afin de ne pas m’éloigner trop des côtes. Le vent était frais, la mer tranquille, et je marchai si vite, que le lendemain, quand je pris terre, à trois heures après midi, j’étais au moins à cinquante lieues de Salé, tout à fait hors des domaines de l’empereur de Maroc et de tout autre souverain; car nous ne vîmes personne.
Cependant la frayeur que j’avais de retomber dans les mains des Maures m’avait empêché de m’arrêter, d’aller à terre ou de jeter l’ancre; et le vent continuant d’être bon pendant cinq jours et passant alors au S., je pensai que si quelques bâtiments me donnaient la chasse, ils seraient forcés de me laisser, et je risquai alors de m’approcher des côtes. Je mis à l’ancre près de l’embouchure d’une petite rivière inconnue, en vue d’une terre également inconnue, où je ne vis personne et ne désirais voir personne, la principale chose dont j’avais besoin étant de l’eau fraîche. Nous entrâmes le soir dans la crique, résolus de gagner la terre à la nage dès qu’il ferait nuit et d’aller à la découverte; mais quand la nuit fut venue, nous entendîmes un vacarme si épouvantable de hurlements, d’aboiements, de rugissements de bêtes sauvages dont nous ne pouvions reconnaître l’espèce, que le pauvre garçon, mourant de peur, me conjura de ne pas débarquer avant le jour. «Eh bien! dis-je, Xury, j’attendrai le jour; mais alors nous trouverons peut-être des hommes aussi méchants que ces animaux. — Si nous trouver ces méchants hommes, dit Xury en riant, nous leur envoyer des balles, et eux s’enfuir...» Il avait appris à baragouiner l’anglais en causant avec des esclaves de mon pays. Cependant sa gaieté me fit plaisir, et, pour l’entretenir, je lui donnai un petit verre de la cave de notre maître. Son avis, toutes réflexions faites, me parut bon; je le suivis. Nous jetâmes l’ancre et restâmes tranquilles toute la nuit; je dis tranquilles, cependant nous ne pûmes dormir; car vers deux ou trois heures nous vîmes des bêtes énormes, auxquelles nous ne pouvions donner de nom, venir sur le rivage et courir dans l’eau en se vautrant et se plongeant comme pour se rafraîchir, et en poussant des cris tellement horribles, que je n’entendis jamais rien de pareil.
Xury fut mortellement effrayé ; je le fus moi-même; et notre terreur redoubla quand nous entendîmes qu’un de ces monstres nageait vers notre barque. Nous ne pouvions le voir, mais, à son souffle, il était facile de reconnaître que c’était un animal furieux et très puissant. Xury prétendit que c’était un lion, et cela pouvait être en effet. Le pauvre garçon me criait de lever l’ancre et de nous sauver. «Non, dis-je, Xury, nous allongerons seulement notre câble, afin de gagner le large, et il ne pourra nous suivre.» J’avais à peine prononcé ces paroles, que je vis l’animal à deux longueurs de rame; ce qui me surprit un peu. J’entrai sur-le-champ dans la cabine, je pris un fusil, et je tirai sur la bête, qui se retourna à l’instant et regagna le bord.
Mais il est impossible de décrire le bruit effroyable qui s’éleva tant sur la rive que plus haut dans la campagne, lorsque je Lirai un coup de fusil, chose que j’avais toutes raisons de croire nouvelle pour ces animaux. Cela me prouva qu’il n’y avait point de sûreté pour nous à débarquer de nuit sur cette côte, et il était douteux que nous pussions nous y aventurer même le jour; car nous avions autant de dangers à craindre des sauvages que des lions et des tigres; du moins nous avions également peur des uns et des autres.
Quoi qu’il dût arriver, néanmoins, il fallait descendre à terre pour avoir de l’eau, puisqu’il ne nous en restait pas une pinte; la question était de savoir où la chercher. Xury me dit que, si je voulais qu’il descendît à terre avec une des jarres, il trouverait de l’eau fraîche s’il y en avait, et m’en rapporterait. Je lui demandai pourquoi il voulait aller à terre, au lieu de m’y laisser aller et de rester dans le bateau, et sa réponse affectueuse me le fit aimer chèrement pour toujours. «Si les hommes sauvages viennent, dit-il, eux manger moi, et vous partir. — Eh bien, Xury, dis-je, nous irons tous les deux, et si les sauvages viennent, nous les tuerons, et ils ne mangeront ni vous ni moi.» Je donnai à Xury un morceau de biscuit et un demi-verre de ces liqueurs du patron desquelles j’ai déjà parlé ; nous approchâmes de la côte, et, trouvant un endroit favorable, nous gagnâmes la terre en marchant dans l’eau, chargés de nos armes et d’une jarre.
Je ne voulais pas m’éloigner du bateau, parce que je craignais les sauvages qui pouvaient descendre la rivière dans des canots. Cependant mon petit compagnon aperçut un terrain bas, à une certaine distance; il s’élança de ce côté ; mais presque aussitôt il revint en courant. Je le crus poursuivi par quelque sauvage ou quelque bête, et je volai à son secours; lorsque je fus près de lui, je vis qu’il portait suspendu à son dos un animal qu’il avait tué. C’était une sorte de lièvre différent des nôtres seulement par la couleur du poil et la longueur des pattes. C’était pour nous une bonne aventure.; car ce gibier nous fournit un repas excellent. Mais Xury se réjouissait surtout d’avoir trouvé de l’eau fraîche et point d’hommes sauvages. Peu après nous découvrîmes que nous n’avions pas besoin de prendre tant de peine pour avoir de l’eau fraîche; car nous trouvâmes l’eau douce à la marée basse, en avançant dans la baie. Nous remplîmes nos jarres, nous fîmes un bon repas avec le lièvre, et nous nous disposâmes à repartir.
Comme j’avais déjà fait un voyage sur ces côtes, je savais que les Canaries et les îles du Cap-Vert ne devaient pas en être fort éloignées. Mais je n’avais aucun instrument pour reconnaître à quelle latitude nous étions; d’ailleurs, ne sachant pas ou ne me rappelant pas celle de ces îles, j’ignorais dans quelle direction il fallait les chercher: si je l’avais su, j’aurais pu facilement gagner une d’elles. Tout mon espoir était de longer la côte jusqu’aux parties fréquentées par les marchands anglais, et d’être recueilli par un de leurs bâtiments.
D’après les calculs que je pouvais faire, la terre que j’avais en vue devait être le pays qui sépare l’empire de Maroc de la Nigritie, et qui se compose de vastes déserts hantés seulement par des bêtes sauvages, les nègres les ayant abandonnés en se retirant vers le S. pour fuir les Maures, et ceux-ci ayant dédaigné cette contrée stérile et n’y venant que pour de grandes chasses, réunis au nombre de deux à trois mille hommes. Les tigres, les lions, les léopards ont pullulé d’une manière prodigieuse dans ces parages; et, en effet, en longeant la côte pendant l’espace d’environ cent milles, nous ne vîmes le jour qu’une solitude complète, et nous n’entendîmes la nuit que les hurlements des animaux féroces.
Une fois ou deux je crus distinguer le pic de Ténériffe, et j’étais tenté de gouverner de ce côté-là, dans l’espoir de l’atteindre; mais les vents contraires me forcèrent, à deux reprises, de me rapprocher des côtes: de plus, la mer devint trop houleuse pour ma pelitebarque; je persistai donc à suivre mon premier plan.
Plusieurs fois je fus obligé de descendre à terre pour avoir de l’eau. Un jour nous jetâmes l’ancre, dans ce dessein, sous une petite langue de terre assez élevée. C’était de grand matin, la marée commençait à monter, et nous voulions attendre, afin de pouvoir aller plus avant. Xury, dont les yeux étaient plus perçants que les miens, m’appela tout doucement, et, me montrant un horrible monstre endormi sous le petit monticule abrité par une saillie de rocher, il me dit: «Maître, éloignons-nous.» Je regardai dans la direction indiquée par l’enfant, et je vis l’animal endormi sur le penchant de la petite colline; c’était un lion énorme. «Xury, dis-je, allez à terre tuer ce lion.» Xury parut saisi de frayeur et répondit: «Moi, tuer lui! oh non! lui manger moi d’une seule bouche.» Il voulait dire d’une seule bouchée.
Je ne dis pas un mot de plus au jeune garçon; mais je lui fis signe de rester tranquille. Je pris notre plus gros fusil, qui avait une bonne charge de poudre et deux balles; je le posai à terre, ensuite je chargeai de deux balles mon second fusil, et je mis dans le troisième, car nous en avions trois, cinq balles de plus petit calibre. J’ajustai mon premier coup de mon mieux, pour atteindre le lion à la tête; mais il était couché à plat, les pattes de devant posées au-dessus de son museau, en sorte que les balles frappèrent une de ses pattes et la brisèrent à la hauteur du genou. D’abord il se leva en grondant, puis, sentant sa patte cassée, il retomba, et, se relevant bientôt sur trois pieds, il poussa un affreux rugissement. Un peu surpris de ne l’avoir point blessé à la tête, je pris un autre fusil, et, comme il se disposait à s’éloigner, je l’ajustai encore et l’atteignis à la tête; enfin j’eus le plaisir de le voir tomber sans beaucoup de cris, et se débattre dans les convulsions de la mort. Xury reprit alors un peu de courage et me pria de le laisser aller à terre. «Va,» lui dis-je; et il sauta dans l’eau, tenant un petit fusil d’une main et nageant de l’autre. Quand il fut près de la bête, il lui mit dans l’oreille le bout du canon et l’acheva.
C’était une glorieuse chasse; mais ce n’était pas de la nourriture, et je regrettais fort les trois charges de munitions employées pour tuer un animal qui ne nous était bon à rien. Toutefois Xury voulut avoir quelque chose de lui; il vint à bord et me demanda de lui confier la hache. «Pourquoi faire, Xury? lui dis-je. — Moi couper sa tête», répondit-il. Mais il ne put couper cette tête et se contenta d’une patte, qu’il me rapporta: elle était réellement d’une proportion monstrueuse.
Cependant je pensai que la peau nous serait peut-être utile de façon ou d’autre, et je résolus de l’avoir si je pouvais. A cet effet, nous commençâmes à dépouiller l’animal; mais Xury s’entendait beaucoup mieux à ce travail que moi, qui ne savais comment m’y prendre. Cette besogne nous occupa la journée entière; nous eûmes enfin la peau de notre lion, nous l’étendîmes sur le toit de la cabine, où le soleil la sécha en deux jours; ensuite elle me servit de lit.
Après cette halte nous courûmes au S. pendant dix à douze jours, épargnant nos vivres, qui baissaient beaucoup, et descendant souvent à terre pour avoir de l’eau. Mon dessein était de gagner la rivière Gambie ou le Sénégal, c’est-à-dire la hauteur du cap Vert, parce que j’espérais rencontrer en ces parages des vaisseaux européens. Si mon espérance se trouvait déçue, mon unique ressource était d’essayer d’atteindre les îles ou bien de prendre terre dans le pays des Nègres, au risque d’être massacré. Je savais que les bâtiments frétés des ports d’Europe pour la côte de Guinée, le Brésil et les Indes, doublent le cap Vert ou les îles; bref, je mettais toute ma fortune sur cette double chance, d’être vu par quelque vaisseau ou de périr.
Je suivis donc ce plan pendant dix jours, et je m’aperçus alors que le pays dont nous longions les rives devenait habité. En deux ou trois endroits, des hommes vinrent sur le bord de la mer pour nous regarder. Nous pûmes distinguer qu’ils étaient noirs et entièrement nus. Une fois je fus tenté de débarquer et de les aborder; mais mon fidèle et prudent conseiller Xury me dit que nous ferions mieux de ne pas aller à terre. Cependant je me rapprochai du rivage afin de pouvoir communiquer avec ces gens, qui nous suivirent assez longtemps en courant le long de la côte.
... Et se relevant bientôt sur trois pieds, il poussa un affreux rugissement (P.26)
J’observai qu’ils étaient sans armes, excepté un seul homme, qui portait un long bâton mince; Xury m’assura que c’était une lance que ces Nègres jettent en visant très juste à de grandes distances. Je me tins, en conséquence, à un éloignement raisonnable des Noirs; mais je leur parlai par signes, m’efforçant surtout de leur faire entendre que nous désirions avoir quelque chose à manger. Ils me firent signe d’arrêter mon bateau et qu’ils iraient chercher ce que je demandais. Alors je calai et me rapprochai du rivage. Deux de ces hommes s’éloignèrent en courant, et une demi-heure après ils revinrent, apportant deux morceaux de viande sèche et du grain probablement produit dans le pays. Nous ne connaissions ni cette viande ni ce grain; néanmoins nous les aurions acceptés volontiers si nous avions su comment les avoir sans nous aventurer au milieu des Nègres; ceux-ci paraissaient aussi effrayés que nous; mais enfin ils trouvèrent moyen de concilier la sûreté de tous. Ils déposèrent les provisions sur le rivage, puis ils s’en allèrent très loin, et attendirent que nous les eussions prises; alors ils revinrent au bord de la mer.
Nous leur fîmes des signes de remercîment, n’ayant aucune autre récompense à leur offrir; mais au même instant il se présenta une occasion de leur rendre un service signalé. Deux énormes bêtes, l’une poursuivant l’autre, descendirent des montagnes vers la mer. Nous ne pouvions deviner quel mouvement provoquait cette course furieuse, ni si l’apparition de ces animaux était ordinaire ou étrange. Je crois plutôt cependant que le cas était rare: d’abord parce que les animaux féroces ne sortent pas en général avant la nuit; ensuite, parce que les Noirs furent excessivement effrayés, surtout les femmes. L’homme qui portait une lance ne chercha point à s’enfuir, mais tout le reste se sauva; et cependant les deux bêtes continuèrent à courir du côté de la mer sans songer à attaquer les Nègres, et se plongèrent dans l’eau, comme si elles fussent venues là pour prendre le plaisir du bain.
Enfin l’une d’elles se rapprocha de notre barque. Je m’y attendais, et m’étais préparé à la recevoir, en chargeant promptement mon fusil et en ordonnant à Xury de charger les deux autres. Aussitôt que l’animal fut à ma portée, je fis feu et je le touchai droit à la tête. Il tomba dans l’eau, reparut un moment après, plongea et remonta plusieurs fois, paraissant lutter contre la mort. En effet, le sang qui coulait de sa blessure, joint à la suffocation, le fit mourir avant d’avoir pu gagner le bord.
Il est impossible d’exprimer l’étonnement de ces pauvres Nègres au bruit et à la lueur de mon coup de fusil. Plusieurs faillirent mourir de peur et tombèrent évanouis. Mais quand ils virent l’animal tué et enfoncé dans l’eau, et que je les invitai, par signes, à revenir sur le rivage, ils reprirent courage et cherchèrent le corps. Le sang qui teignait l’eau me fit découvrir la place où il était; je l’entourai d’une corde et la jetai ensuite aux Nègres, qui le traînèrent sur la grève. C’était un léopard remarquablement tacheté et d’une rare beauté. Les Noirs levaient les mains au ciel en admiration de mon exploit.
L’autre animal, effrayé par la flamme et la détonation du fusil, gagna la terre à la nage et courut droit aux montagnes d’où ils étaient venus tous les deux. Je ne le vis pas d’assez près pour reconnaître son espèce. Je voyais clairement que les Nègres désiraient manger la chair du léopard, et j’étais très disposé à leur en faire présent. Quand je leur fis signe de le prendre, ils semblèrent extrêmement reconnaissants et se mirent sur-le-champ à le dépecer. Ils enlevèrent la peau avec un morceau de bois aigu, aussi promptement, plus promptement même que nous ne l’aurions pu faire avec nos couteaux; ensuite ils me présentèrent quelques parties de la chair, que je refusai, en leur exprimant le désir de leur laisser le tout. Je demandai seulement la peau, et ils me la donnèrent en y joignant un supplément de provisions, que je pris sans trop savoir si je pourrais en faire usage. Alors je leur demandai, toujours par signes, de nous procurer de l’eau, et, pour cela, je leur tendis une de nos jarres en la tenant renversée, afin de montrer qu’elle était vide et que nous avions besoin de la remplir.
A l’instant, ils appelèrent quelques-uns des leurs qui n’étaient pas venus sur la rive, et, peu de temps après, deux femmes arrivèrent apportant un grand vase de terre probablement cuite au soleil; il fut déposé sur la plage, de même que l’avaient été les aliments, et j’envoyai Xury remplir nos trois jarres de l’eau contenue dans le vase. Les femmes étaient aussi complètemet nues que les hommes.
Je me trouvai donc pourvu de racines et d’une sorte de blé, et d’eau potable. Alors je pris congé de mes amis les Nègres, et je suivis encore la même direction pendant environ dix jours, sans essayer d’aborder la côte. Je vis enfin la terre avancer dans la mer, à quatre ou cinq lieues en face de moi. La mer était calme; je pris un long détour, afin de doubler cette pointe, et, en naviguant à deux lieues de terre, je pus distinguer l’autre rive du cap, et j’en conclus, je pense avec raison, que c’était le cap Vert, et les îles que j’apercevais au loin celles auxquelles ce cap donne son nom. Toutefois je ne savais si je devais tenter de les atteindre; car je pouvais être surpris par une rafale avant d’avoir pu gagner la moins éloignée.
Dans cette perplexité, je rentrai dans la cabine, où je m’assis tout pensif, laissant le gouvernail à Xury, quand tout à coup il me cria: «Maître, un vaisseau, une voile!» Et le pauvre garçon mourait de peur, imaginant que ce vaisseau appartenait à notre patron et qu’il était envoyé après nous. Mais je savais trop bien que nous étions hors de sa portée, et, sortant de la cabine, non seulement je distinguai le navire, mais encore je pus le reconnaître pour un bâtiment portugais. Je le crus d’abord destiné à la traite des Nègres sur la côte de Guinée; cependant, lorsque j’observai son cours, je vis qu’il avait un autre but et que probablement il n’approcherait pas davantage de la terre. Je me déterminai donc à m’avancer au large, le plus possible, pour tâcher de me faire remarquer par ce navire. Je vis bientôt que, même en déployant toutes mes voiles, je ne pourrais me trouver sur sa ligne et qu’il passerait sans apercevoir mes signaux; mais j’étais réduit à la dernière extrémité : il fallait encore tenter cette chance; je fis les plus grands efforts, et je commençais à désespérer de leur succès, quand les gens du vaisseau m’aperçurent, à ce qu’il paraît, avec leurs lunettes. Ils pensèrent que nous appartenions à un vaisseau européen qui s’était perdu, et aussitôt ils diminuèrent de voiles pour nous laisser arriver. Encouragé par cette vue, je me servis du pavillon de mon maître, que j’avais à bord, pour faire un signal de détresse; puis je tirai un coup de fusil. Les deux signaux, le pavillon et la fumée du coup de fusil furent aperçus; mais la détonation du dernier ne fut pas entendue. Le navire s’arrêta pour m’attendre, et je le rejoignis au bout de trois heures.
On me demanda qui j’étais, en portugais, en espagnol et en français; mais je n’entendais aucune de ces langues; enfin un tailleur écossais qui se trouvait à bord me parla anglais, et je lui répondis que je m’étais échappé de l’esclavage des Maures de Salé. Alors je fus invité à monter sur le bâtiment, où l’on m’accueillit avec bonté, moi et mon bagage.
Ce fut pour moi une joie inexprimable de me voir délivré d’une situation qui me semblait la plus malheureuse du monde et presque sans espoir. Pour montrer ma reconnaissance au capitaine, je voulais lui donner tout ce que je possédais; mais il me répondit avec beaucoup de générosité qu’il ne voulait rien accepter et qu’il me rendrait tout ce qui m’appartenait en arrivant au Brésil. «Je vous ai secouru, disait-il, comme je voudrais que l’on me secourût en pareil cas; de plus, si je vous menais au Brésil en vous privant de tout ce que vous avez, vous péririez de misère en ce pays, si éloigné du vôtre, et je compromettrais ainsi votre vie après l’avoir sauvée. Non, non, senhor Inglesc (monsieur l’Anglais), je vous conduirai jusqu’à ma destination par pure charité, et les choses que vous m’offrez serviront à votre subsistance au Brésil et aux frais de votre retour.» S’il se montra plein d’humanité en me parlant ainsi, l’exécution littérale de ses promesses me prouva également sa parfaite loyauté. Il défendit à ses matelots de toucher à mes effets; il les prit sous sa protection et en lit un inventaire exact, pour me les rendre à notre débarquement, n’oubliant pas même les jarres de terre.
Il me proposa d’acheter mon bateau, qui était très bon, et me demanda combien je voulais en avoir. Je répondis qu’il avait agi envers moi avec trop de bonté sous tous les rapports, pour que je lui demandasse aucune rétribution pour mon bateau, et qu’il était à son service. Il refusa, et dit qu’il me donnerait un billet de quatre-vingts pièces de huit, payable au Brésil, et qu’une fois là, si je trouvais à me défaire du bateau à de meilleures conditions, il me le remettrait. Il m’offrit en outre soixante pièces pour mon petit Maure. Je me sentis une grande répugnance à prendre cet argent; non que je fusse fâché de donner Xury au capitaine; mais j’avais du regret de vendre la liberté de ce pauvre garçon, qui m’avait aidé avec tant de zèle à recouvrer la mienne. Le capitaine, auquel j’avouai mes scrupules, les approuva, et me proposa un arrangement qui pouvait tout aplanir; c’était de s’engager par écrit à rendre la liberté à Xury au bout de dix ans, s’il se faisait chrétien. Xury parut satisfait de cette convention, et je le remis entre les mains de son nouveau maître.
Après une heureuse traversée de vingt-neuf jours, nous arrivâmes dans la baie de Tous-les-Saints, et c’est ainsi que je fus délivré de la plus malheureuse des conditions humaines. Maintenant il me fallait songer à mon avenir. Je ne puis louer trop hautement la conduite du capitaine envers moi. Il ne demanda rien pour mon passage; il me donna vingt ducats de la peau du léopard, et quarante de celle du lion; le reste de mes effets me fut rendu, et il acheta tout ce que je voulus vendre, par exemple, les liqueurs, deux fusils et le reste du bloc de cire; enfin ma cargaison me produisit environ deux cent vingts pièces, et je débarquai au Brésil, muni de ce capital.
Peu de jours après, le capitaine me logea dans la maison d’un homme aussi bon et aussi honnête que lui; cet homme exploitait un engenho, c’est-à-dire une plantation et une usine à sucre. Je demeurai chez lui quelque temps, et cela me donna l’occasion de m’instruire des procédés employés à la culture et à la fabrication du sucre. Je remarquai aussi la douce vie que menaient les planteurs, et les fortunes rapides qu’ils faisaient, et cela me donna l’envie de solliciter une licence et de devenir planteur en ce pays. J’avisai aux moyens de faire venir mon argent de Londres; j’obtins une sorte de lettre de naturalisation, j’achetai la quantité de terre que je pouvais payer, et je formai le plan d’un établissement proportionné au capital que je me proposais de tirer d’Angleterre.
J’avais un voisin né à Lisbonne, de parents anglais, qui se nommait Wells et se trouvait en des circonstances analogues aux miennes. Je l’appelle voisin, parce que sa plantation était contiguë à la mienne, et que nous vivions très cordialement ensemble. Mes fonds, comme les siens, étaient peu considérables, et nos efforts, pendant deux ans, tendirent à gagner de quoi vivre, non à faire fortune. Cependant nous commençâmes à nous agrandir et à mettre nos possessions en bon ordre; et, dans la troisième année, nous plantâmes un peu de tabac et disposâmes chacun un grand terrain pour y planter des cannes l’année suivante. Mais nous manquions de bras pour nous aider, et je sentis alors plus que jamais combien j’avais eu tort de me séparer de mon petit Maure.
Mais, hélas! une faute semblable n’était pas chose étonnante pour moi, qui ne sus jamais bien faire. Le passé était sans remède; il fallait aller en avant. Je m’étais adonné à une occupation totalement contraire à mon humeur, au genre de vie qui faisait mes délices, et pour lequel j’avais quitté la maison de mon père et rejeté ses bons avis; je visais maintenant à cet état mitoyen ou à ce degré le plus élevé de la dernière classe que mon père m’avait jadis recommandé, et je me disais souvent: Si je réussis enfin à me placer dans cette situation, je n’aurai fait que ce qui m’aurait sans doute été plus facile en restant dans mon pays. Je me serais ainsi épargné tous les maux que j’ai soufferts et ceux que je souffrirai encore loin de mes parents, de mes amis, parmi des étrangers et des sauvages, en des contrées où l’on n’entend jamais parler de ces parties du monde où il existe des êtres qui me connaissent et peuvent prendre intérêt à mon sort.
En considérant ma position, je me livrais donc aux regrets les plus amers. Je n’avais personne avec qui je pusse causer, excepté de temps. en temps ce voisin dont j’ai parlé. Il me fallait faire par mes mains tout ce qui m’était nécessaire, et je comparais mon état à celui d’un homme jeté dans une île déserte. Combien j’étais injuste en cela! et combien ce qui m’arriva par la suite fut un châtiment mérité ! Les hommes devraient toujours craindre, alors qu’ils comparent leur situation à d’autres réellement plus fâcheuses, que le Ciel ne les oblige à échanger l’une pour les autres, el ne leur prouve par expérience la folie de leurs plaintes précédentes. Ce fut un acte de justice de la Providence qui me relégua dans cette île déserte, à laquelle j’assimilais mon habitation au Brésil, où je serais devenu riche et heureux en continuant mes travaux.
J’avais déjà pris quelques mesures pour mon établissement, quand mon bon ami le capitaine se disposa à repartir, après avoir attendu près de trois mois un chargement. Je lui parlai du petit pécule que j’avais laissé à Londres, et il me donna ce bienveillant et sincère conseil: «Senhor Inglese (il me nommait toujours ainsi), donnez-moi votre procuration en bonne forme, joignez-y une lettre pour le dépositaire de vos fonds à Londres, dans laquelle vous lui direz de les faire passer à Lisbonne, à l’adresse que je vous indiquerai, après les avoir convertis en marchandises de débit en ce pays-ci. Je vous les rapporterai, s’il plaît à Dieu, à mon retour: cependant, comme les affaires humaines sont sujettes à mille désastres, à mille changements, ne donnez vos ordres que pour cent livres sterling, ce qui fait la moitié de votre capital; hasardez seulement cette moitié, du moins l’autre vous restera.»
Je suivis cet excellent conseil, donné avec tant de franchise et d’amitié que je ne pouvais douter que ce ne fût le meilleur parti à prendre. J’écrivis la lettre pour la dame aux mains de laquelle j’avais laissé mon argent, et je fis dresser la procuration pour le Portugais. Je contai à cette veuve du capitaine anglais toutes mes aventures, mon esclavage, ma fuite, ma rencontre avec le capitaine portugais, la noble conduite de ce dernier envers moi, et ma situation actuelle; j’ajoutai à ce récit les instructions nécessaires pour l’envoi de mes fonds. En arrivant à Lisbonne, mon obligeant ami trouva moyen de faire passer, par des négociants anglais établis dans cette ville, ma dépêche et tous les détails de mon histoire à un négociant de Londres, qui transmit le tout à la veuve. Celle-ci non seulement remit l’argent demandé, mais y joignit de plus un beau présent pour le capitaine, en récompense de son humanité.
Le négociant de Londres acheta, pour la valeur de mes cent livres, des marchandises indiquées par le capitaine et les envoya directement Lisbonne; de là, le bon Portugais me les rapporta au Brésil, en y ajoutant (de son chef, car j’étais trop novice dans mon métier pour songer à ce qui m’était nécessaire) toutes sortes d’instruments qui me furent très utiles pour ma plantation.
Quand cette cargaison m’arriva, je crus ma fortune faite. Ce fut réellement une agréable surprise. Mon excellent intendant le capitaine avait employé les cinq livres sterling dont mon amie lui avait fait présent à m’acheter un serviteur qu’il avait engagé pour six ans; et il ne voulut accepter de moi qu’un peu de tabac, parce que c’était un produit de ma terre. Ce ne fut pas tout. Mes marchandises étant des objets de manufacture anglaise, telles que draps, étoffes de coton et autres articles de grande valeur au Brésil, je les vendis très avantageusement, el j’en tirai presque quatre fois le montant du premier achat. Ainsi les progrès de ma culture laissèrent loin de moi mon pauvre voisin. Ma première opération fut de faire l’empiète d’un Nègre et de louer un domestique européen, outre celui que le capitaine m’avait amené de Lisbonne.
Mais l’excès de la prospérité est souvent le chemin qui nous conduit à l’infortune. Il en fut ainsi pour moi. J’obtins de grands succès l’année suivante: je récoltai cinquante rouleaux de tabac, sans compter ce qui me servit à échanger avec mes voisins les choses nécessaires à la vie. Ces cinquante rouleaux, pesant chacun cent livres, furent préparés et emmagasinés en attendant le départ de la flotte pour Lisbonne. Cependant, à mesure que mes affaires s’étendaient, ma tête se remplissait de ces projets qui ruinent si fréquemment les gens les plus habiles. Certes je pouvais, en restant dans la sphère où je me trouvais, arriver à tous les avantages pour lesquels mon père m’avait si sérieusement conseillé une vie tranquille et retirée, avantages qui, selon un raisonnement juste et sensé, se rencontrent presque toujours dans un état mitoyen. Mais un autre sort m’attendait: je devais encore être l’instrument de mon malheur; je devais sentir tout à loisir, pendant ma future détresse, que mes infortunes étaient venues de mon obstination à suivre une humeur folle et vagabonde, en abandonnant la plus claire perspective d’avancement, la carrière dans laquelle la Providence m’offrait les chances les plus heureuses par l’accomplissement de mes devoirs.
De même que j’avais déjà échappé à l’autorité de mes parents, je ne fus pas content que je n’eusse abandonné les espérances de richesses que me donnait ma plantation, pour me livrer à un désir immodéré d’élévation rapide. Ainsi je me précipitai une seconde lois dans la plus profonde misère où jamais homme soit tombé, et au delà de laquelle la force humaine ne pourrait résister.
Pour décrire dans l’ordre convenable les particularités de celle période de mon histoire, je dois dire d’abord que j’étais établi depuis quatre ans au Brésil et que mes affaires commençaient à prospérer. Non seulement j’avais appris la langue du pays, mais en outre je m’étais fait des connaissances et des amis parmi les planteurs et les marchands de San-Salvador, le port le plus voisin de ma plantation. Dans mes entretiens avec eux, j’avais souvent parlé de mes voyages à la côte de Guinée, de la manière de commercer avec les Nègres en ces parages, et de la facilité avec laquelle, pour des bagatelles comme des colliers de verre, des couteaux, des ciseaux, des haches, des morceaux de miroir et autres choses semblables, on peut y acheter de la poudre d’or, des grains de Guinée, des dents d’éléphant et mille autres objets, et de plus un grand nombre de Nègres pour le service.
Ils écoutaient mes discours sur ces sujets avec beaucoup d’intérêt, surtout la partie relative au commerce des Nègres, alors peu suivi dans les domaines de l’Espagne et du Portugal, parce qu’il fallait obtenir des privilèges pour s’y livrer; ce qui empêchait la masse du public d’y prendre part, et rendait les Nègres très rares et très chers.
Un jour, me trouvant avec ces négociants et ces planteurs, la conversation sur les matières susdites fut suivie très chaudement, et le lendemain matin trois d’entre eux vinrent chez moi et me dirent qu’ils avaient mûrement réfléchi à ce que je leur avais conté la veille, et qu’ils allaient me faire une proposition, en me priant toutefois de la tenir secrète. Ils avaient le projet de fréter un navire pour la côte de Guinée. Tous les trois avaient des plantations ainsi que moi, et leurs progrès étaient matériellement arrêtés par le manque de bras. Ils n’avaient pas l’intention de faire le commerce des Nègres, puisqu’ils n’auraient pu les vendre publiquement; ils voulaient faire un seul voyage en Afrique, ramener des esclaves, les débarquer furtivement et les distribuer par égales portions sur leurs plantations respectives. Il s’agissait pour eux de savoir si je consentais à être leur subrécargue sur le bâtiment et à conduire la traite en Guinée; ils m’offraient en récompense une part égale des Nègres, sans avoir avancé aucun argent.
C’était une proposition séduisante, il faut l’avouer, pour un homme qui n’aurait pas eu à surveiller un établissement et une plantation en bon chemin de s’agrandir et d’une valeur déjà très importante. Pour moi, j’étais en passe de me voir, au bout de trois à quatre ans, et sans aucun effort, à la tête d’une exploitation qui vaudrait au moins trois à quatre mille guinées, d’après l’extension naturelle qu’elle devait prendre et en l’augmentant de plus de cent guinées que j’avais laissées à Londres. Un voyage semblable était donc, dans ma position, de la plus haute imprudence.
Mais j’étais né pour me détruire moi-même, et je ne fus pas plus maître de résister à cette offre que je ne l’avais été de réprimer mes désirs insensés, quand mon père me donna de si bons avis, en pure perte. En un mot, je répondis que j’étais prêt à partir, pourvu que mes commettants prissent l’engagement de surveiller ma plantation en mon absence, et de la remettre à ceux que je désignerais si je venais à périr. Ils s’engagèrent par des actes en bonne forme à remplir mes intentions. Je fis un testament par lequel je disposais, en cas de mort, de ma plantation et de mes effets, instituant mon légataire universel le capitaine portugais qui m’avait sauvé la vie, à la charge, en acceptant pour lui-même la moitié du produit de mes biens, de faire passer l’autre moitié en Angleterre. Bref, je pris les mesures les plus sages pour la conservation de ce que je possédais, et si j’avais employé la moitié de ces calculs à mieux juger l’entreprise dans laquelle j’entrais, je n’aurais pas abandonné des affaires en si bon train pour m’aventurer dans un voyage soumis aux hasards communs de la mer, sans compter les inconvénients qu’il entraînait pour ma position particulière.
J’étais emporté par la fougue de mon imagination et sourd à la voix de la prudence. Le navire fut préparé, la cargaison fournie, et tous les arrangements conclus à l’amiable entre les associés. Ainsi je m’embarquai encore dans une mauvaise heure, le 1er septembre 1659, anniversaire du jour où, huit ans auparavant, j’avais quitté mes parents et m’étais embarqué à Hull, bravant l’autorité paternelle et me faisant l’artisan de mon malheur. Notre bâtiment était d’environ 120 tonneaux; il portait six canons et quatorze hommes, y compris le capitaine, son mousse et moi. Nous n’étions pas pesamment chargés, nos marchandises se composant d’objets propres à faire des échanges avec les Nègres, tels que des perles de verre, des coquilles, de petits miroirs, et toutes sortes d’ustensiles communs.
Le même jour où je me rendis à bord, nous mîmes à la voile, en gouvernant au N. le long de la côte, dans l’intention de nous avancer vers celle d’Afrique, lorsque nous serions à 12 degrés de latitude N., ce qui était, à ce qu’il semble, la direction que l’on devait prendre dans cette saison. Nous eûmes un très beau temps, bien qu’il fût excessivement chaud, tant que nous longeâmes la côte à la hauteur du cap Saint-Augustin, où nous perdîmes de vue la terre. Nous doublâmes ce cap, comme si nous voulions gagner l’île de Fernando de Noronha; mais nous la laissâmes à l’E. et continuâmes notre route au N.-E.-quart-N. Après douze jours de navigation, nous passâmes la ligne, étant alors, selon nos dernières observations, à 7 degrés 22 minutes de latitude N. Là, nous fûmes accueillis par un violent ouragan, qui nous désorienta complètement. D’abord il souffla du S.-E., puis il tourna au N.-O., et, se fixant ensuite au N.-E., il devint d’une telle puissance que, pendant douze jours de suite, nous fûmes forcés de dériver au gré de cette tempête furieuse. Je n’ai pas besoin de dire que je m’attendais à être englouti à tous moments tant que l’orage continua; et pas un de nous, en effet, n’espérait échapper à la mort. Outre les terreurs mortelles que nous faisait éprouver l’ouragan, nous avions à regretter trois des nôtres: un de nos hommes mourut de la fièvre chaude; deux autres, dont le mousse, furent emportés par une lame d’eau. Vers le douzième jour, le temps devint un peu moins rude; le patron s’orienta de son mieux, et trouva que nous étions à environ 11 degrés de latitude N., mais à 22 degrés de longitude à l’O. du cap Saint-Augustin. Nous aurions été ainsi jetés sur la côte de la Guyane, ou partie septentrionale du Brésil, au delà de la rivière des Amazones et non loin de l’Orénoque, vulgairement la Grande-Rivière. Le capitaine me consulta sur la route qu’il fallait prendre avec un navire presque hors de service et faisant eau sur plusieurs points: son avis, à lui, était de retourner droit à la côte d’où nous étions partis.
Je fus positivement d’un avis contraire. Alors nous jetâmes les yeux sur une carte marine de l’Amérique, et nous vîmes que nous ne pouvions espérer d’atteindre une terre habitée, où nous serions secourus, avant d’être dans la mer des Caraïbes. Nous nous dirigeâmes donc vers les Barbades, ce qui nous était facile, en nous tenant assez au large pour éviter d’entrer dans le golfe du Mexique. Quinze jours de navigation pouvaient nous suffire pour arriver aux îles Caraïbes, et, de toute manière, il nous était impossible de faire notre voyage sur la côte d’Afrique, sans avoir reçu quelques secours et pour notre bâtiment et pour nous-mêmes.
Dans cette vue, changeant de cours, nous avançâmes au N.-O.-quart-O., pour gagner une de nos îles, où j’espérais trouver des secours; mais le sort voulait nous conduire ailleurs; et lorsque nous fûmes à 14 degrés 15 minutes de latitude, un second orage nous emporta vers l’O. avec autant d’impétuosité que le premier et nous jeta hors de toutes les voies fréquentées par les peuples civilisés. Sûrs que si nous échappions aux dangers de la mer, ce serait pour être dévorés par des sauvages, nous dîmes adieu à notre pays, que nous ne devions jamais revoir. Au milieu de cette détresse, le vent continuant de souffler avec violence, un de nos matelots cria tout à coup, à la pointe du jour: «Terre! terre!» A peine étions-nous tous sortis de la cabine, avec l’espoir de reconnaître dans quelle partie du monde nous nous trouvions, que le navire donna contre un banc de sable, et son mouvement étant ainsi arrêté, les vagues l’assaillirent d’une si terrible manière, que nous nous crûmes au moment de périr, et que chacun se réfugia dans ses quartiers pour se mettre à l’abri des lames. Ceux qui n’ont pas été en de pareilles situations ne peuvent se figurer la consternation profonde dans laquelle nous étions plongés. Nous ne savions sur quelle terre nous étions jetés:si c’était une île, ou une partie de continent, un lieu habité ou désert. La furie du vent était encore très grande, bien qu’elle eût un instant paru diminuer; mais le navire ne pouvait tenir plus de quelques minutes sans se briser, à moins que le vent, par une sorte de miracle, ne changeât subitement. Enfin nous étions tous assis, nous regardant les uns les autres, attendant la mort et nous préparant à notre passage dans l’autre monde; car il n’y avait plus rien ou presque rien à faire pour nous en celui-ci. Une seule chose nous donnait une ombre d’espoir: le bâtiment était encore entier, et le patron observa que le vent commençait à tomber.
Mais, bien qu’il s’apaisât en effet, le navire était engravé trop profondément pour qu’on pût espérer de le remettre à flot. Notre position était affreuse, et il ne nous restait plus qu’à sauver notre vie comme nous pourrions. Avant la tempête, nous avions un bateau sous notre poupe; mais d’abord il s’était brisé contre le gouvernail; ensuite, ses amarres s’étant rompues, il avait été emporté par les flots. Il nous restait à bord la chaloupe; mais comment la lancer à la mer? Cependant il n’y avait pas à balancer; le navire pouvait s’ouvrir à chaque minute, quelques-uns même assuraient que c’était déjà fait.
Dans cette détresse, le patron, aidé par le reste de l’équipage, prit la chaloupe et la lança par-dessus le bord. Nous y entrâmes tous et nous nous abandonnâmes, onze hommes que nous étions, à la grâce de Dieu, sur les flots encore très agités; car, sans être aussi furieuse qu’elle l’avait été, la mer s’élevait à des hauteurs effrayantes contre le rivage; on pouvait la nommer, suivant l’expression des Hollandais, den wild zee, la mer sauvage.
Notre cas était vraiment déplorable. Avec une mer aussi grosse, nous voyions trop bien que notre bateau ne pouvait tenir longtemps et que nous serions infailliblement noyés. Nous n’avions point de voiles, et nous en aurions eu qu’elles n’auraient pu nous servir. Ainsi nous nous avancions vers la terre, le cœur serré comme des condamnés qui marchent au supplice. Nous savions que le bateau, en approchant du rivage, serait brisé en mille pièces par la force des vagues. Toutefois nous recommandâmes nos âmes à Dieu avec une profonde componction, et, comme le vent nous poussait à la rive, nous hâtâmes notre destruction de nos propres mains en ramant de toutes nos forces en ce sens.
Qu’était ce rivage? était-il élevé ou plat? étaient-ce des rochers ou des sables? Nous l’ignorions absolument. Le seul espoir que nous pouvions raisonnablement conserver était d’arriver à une baie, ou à l’embouchure de quelque rivière, et d’y entrer par une chance de bonheur extraordinaire, ou bien de trouver à l’abri de quelque saillie de la côte une mer plus tranquille.
Cependant rien de tout cela ne s’offrait à nos yeux, et, à mesure que nous approchions de la terre, elle nous apparaissait plus terrible, plus dangereuse que la mer.
Après avoir navigué ou plutôt dérivé l’espace d’une lieue, suivant nos calculs, une vague furieuse, haute comme une montagne, vint, en roulant derrière notre barque, nous annoncer le coup de grâce. Elle tomba sur nous avec tant de violence, que la chaloupe fut à l’instant renversée. Alors, nous séparant les uns et les autres de cette dernière planche de salut, nous eûmes à peine le temps de nous écrier: «O mon Dieu!» et nous fûmes tous engloutis.
Je ne saurais décrire les pensées confuses qui se pressaient dans mon esprit quand je tombai dans l’eau. Je suis très bon nageur; cependant je ne pus me dégager des vagues, pour respirer, que lorsque le flot, m’ayant porté assez avant sur le rivage, diminua de force et de hauteur et me laissa presque à sec, mais à moitié suffoqué. J’eus assez de présence d’esprit et de vigueur pour me relever et tâcher, me voyant plus près de la côte que je ne le croyais, de l’atteindre avant qu’une autre vague vint. me reprendre. Mais bientôt je m’aperçus que ce malheur était inévitable. La mer me poursuivait comme un ennemi acharné, et je n’avais aucun moyen de résister à sa furie. Mon unique ressource était de retenir mon haleine et de m’élever, si je le pouvais, au-dessus de l’eau, en me dirigeant vers la rive. Ma plus grande inquiétude était d’être remporté par les vagues aussi loin dans la mer qu’elles m’auraient porté sur la terre.
La première de ces montagnes mouvantes qui vint sur moi m’ensevelit encore sous sa masse de vingt à trente pieds, de hauteur. Je me sentis entraîné avec une vitesse et une force prudigieuses à une grande distance sur le rivage. Je repris ma respiration et m’efforçai d’avancer davantage en nageant. J’étais près d’étouffer, quand je me sentis soulever, et me trouvai, à mon grand et soudain soulagement, la tête et le buste au-dessus de l’eau. Je restai ainsi à peine deux secondes; mais cela me donna le temps de respirer et de reprendre courage. Je fus de nouveau couvert d’eau assez longtemps, mais non sans que je pusse le supporter; et quand je m’aperçus que la vague commençait à refluer, je nageai vigoureusement contre elle et je sentis le terrain sous mes pieds. Je me tins immobile un instant pour reprendre haleine; puis je courus de toutes Jes forces qui me restaient vers le rivage. Mais je n’étais pas encore délivré de la furie de la mer, qui me poursuivait. Je fus enlevé deux autres fois par les vagues et porté en avant comme précédemment, la rive étant très plate.
La dernière vague qui me saisit faillit me devenir fatale; car elle me lança contre un rocher avec tant de violence, que je demeurai privé de sentiment et tout à fait hors d’état de m’aider moi-même.
Le coup, ayant porté sur la poitrine et un peu sur le flanc, m’avait coupé la respiration, et si j’avais été frappé une seconde fois, j’aurais péri suffoqué sous les flots. Avant le retour de la vague, je me cramponnai au rocher, et tâchai de retenir mon souffle tant que l’eau fut au-dessus de moi. Les vagues étaient alors un peu moins hautes, parce que j’étais plus près de terre; j’en laissai passer une, ensuite je tentai de m’avancer plus près de la rive, et j’y réussis à tel point que le flot qui me couvrit ensuite ne put me soulever et m’emporter. Une troisième course me conduisit à terre. Je gravis à ma grande joie les rochers de la côte, et me jetai sur l’herbe tout à fait hors de la portée des vagues.
En me voyant sain et sauf, je levai d’abord les yeux au ciel, et lui rendis grâce de m’avoir délivré du danger dont, une minute auparavant, je n’espérais pas sortir. Il est impossible de peindre fidèlement les extases d’un homme échappé, on peut le dire, au tombeau. En songeant à ces émotions si puissantes, je comprends pourquoi, lorsqu’ on envoie le pardon à un condamné près de subir son supplice, il est d’usage de lui amener un chirurgien pour le saigner, afin d’empêcher que la surprise, en arrêtant les battements de son cœur, ne cause sa mort. Une joie soudaine peut suspendre les fonctions vitales, de même qu’une douleur inattendue.
Je marchai au hasard sur le rivage, levant les mains au ciel, et tout mon être absorbé dans la pensée de ma délivrance. Je faisais des gestes, des mouvements que je ne puis décrire, en songeant à mes compagnons, qui s’étaient tous noyés, tandis que moi seul j’avais été sauvé. En effet, je ne revis jamais ni aucun d’eux, ni d’autres vestiges de leur existence, que trois chapeaux, un bonnet et deux souliers dépareillés qui leur avaient appartenu.
Je regardai du côté du bâtiment échoué que la hauteur des vagues me dérobait en grande partie, et, en le voyant si éloigné, je m’écriai: «Seigneur! comment ai-je pu arriver à terre?» Après avoir soulagé mon esprit en considérant le côté consolant de ma situation, j’examinai le lieu où j’étais et réfléchis à ce que j’avais à faire. Bientôt ma joie diminua, et je sentis que j’avais été sauvé pour tomber dans un état vraiment horrible. J’étais mouillé et ne pouvais changer d’habits; je n’avais rien à manger ni à boire pour reprendre des forces, et mon unique perspective était de mourir de faim ou d’être dévoré par les bêtes sauvages. Le pire de mon affaire, à ce qu’il me semblait, était de n’avoir point d’armes soit pour tuer des animaux et me nourrir de leur chair, soit pour me défendre de ceux qui voudraient me tuer et se nourrir de la mienne. Bref, je n’avais sur moi qu’un couteau, une pipe et un peu de tabac dans une boîte; c’était là toutes mes provisions, et cela me jeta dans un tel désespoir que je courais çà et là comme un fou. La nuit vint, et je me demandai, le cœur bien triste, quel serait mon sort s’il se trouvait des bêtes féroces dans le pays; car je savais qu’elles cherchent leur proie pendant les ténèbres.
En ce moment, la seule ressource qui me vint à l’esprit fut de grimper dans un arbre touffu, de l’espèce des sapins, mais couvert d’épines, que je vis près de moi. Je résolus d’y passer la nuit, en attendant que la mort, qui me semblait inévitable, vînt me saisir. Je fis quelques pas le long d’un petit ravin pour chercher de l’eau douce, et j’en trouvai, à ma grande joie. Après avoir bu et mis du tabac dans ma poche pour apaiser ma faim, je montai dans l’arbre; je coupai un bâton pour me défendre en cas d’attaque: puis je m’arrangeai de mon mieux. L’excès de la fatigue me fit tomber à l’instant dans un sommeil plus doux et plus profond que je ne pouvais l’espérer en ma position. Jamais sommeil ne me fit, je crois, autant de bien.
Quand je m’éveillai, il était grand jour; le temps était serein, la tempête avait cessé, la mer était devenue tranquille. Ce qui m’étonna beaucoup, ce fut de voir le navire, que la marée montante avait dégagé des sables, arriver presque à la place où les vagues m’avaient jeté la veille contre un rocher. Il se trouvait ainsi seulement à un mille de la terre, et, comme il était encore sur sa quille, je formai le dessein d’aller à bord et d’y prendre les choses qui m’étaient le plus nécessaires.
En descendant de la chambre que je m’étais faite dans l’arbre, je regardai encore autour de moi, et le premier objet que j’aperçus fut la chaloupe gisant sur la grève, telle que les flots et le vent l’avaient laissée, à environ deux milles à ma droite. J’allai de ce côté le long du rivage pour arriver jusqu’à elle; mais un petit bras de mer m’arrêta. Je revins donc sur mes pas, étant surtout désireux, pour le présent, d’aller sur le bâtiment, où j’espérais trouver de quoi manger.
Un peu après midi la mer devint très calme, et la marée baissa tellement que je pus arriver à un quart de mille du navire. Quelle ne fut pas ma douleur lorsque je reconnus que, si nous étions restés à bord, nous aurions pu nous sauver tous, et que je n’aurais pas été privé des secours et de la société de mes semblables! A cette pensée, mes larmes coulèrent en abondance; mais, comme c’était un faible soulagement, je songeai à gagner le vaisseau, s’il était possible. Je quittai une partie de mes habits, car la chaleur était excessive, et j’entrai dans la mer. Quand je fus près du bâtiment, une difficulté se présenta; il était penché, et le côté par lequel je pouvais l’aborder était très élevé. Deux fois j’en fis le tour à la nage pour voir si je trouverais quelque chose qui pût m’aider à grimper le long de ses flancs; je découvris enfin une petite corde, que je m’étonnai de n’avoir point vue tout d’abord; elle pendait aux chaînes de l’avant, assez bas pour que je pusse la saisir et monter sur le gaillard. Delà, je vis que le navire était ouvert et contenait beaucoup d’eau; qu’il était échoué sur un banc de sable ou plutôt de terre, au-dessus duquel sa poupe était élevée, tandis que sa proue était presque submergée; le pont était libre et entièrement sec. Je m’en assurai promptement, comme on peut le croire, ma principale affaire étant de voir tout ce qui se trouvait disponible et non avarié. Toutes les provisions de bouche étaient intactes; et, comme j’étais affamé, je courus à la paneterie; je remplis mes poches de biscuit, et je le mangeai en continuant ma revue, parce que je n’avais pas de temps à perdre. Je trouvai aussi du rhum dans la grande cabine, j’en bus un coup, et cela vint très à propos pour me donner la force dont j’avais besoin.
Il me manquait un bateau pour emporter les choses qui pouvaient m’être utiles; mais je ne m’arrêtai point à de vains regrets; l’extrémité où j’étais réduit excita mon esprit à chercher les moyens de suppléer à ce qu’il m’était impossible d’avoir. Il se trouvait à bord, des vergues, deux mâts de perroquet de réserve et trois grandes barres de bois. Je résolus de faire usage de tout cela; je lançai à la mer celles de ces pièces que je pus remuer, en les attachant avec des cordes pour les empêcher d’être emportées: cela fait, je descendis le long du flanc du navire, je tirai à moi les pièces de bois, je les liai ensemble en forme de radeau, le plus solidement possible; ensuite je posai en travers quelques planches, et je crus pouvoir m’aventurer sur ce radeau. Mais, s’il était assez fort pour me porter, je vis bien qu’il était trop léger pour des objets d’un poids un peu considérable. Je me remis donc à l’œuvre, et, avec la scie du charpentier, je coupai en trois un mât de perroquet et ajoutai ces trois morceaux à mon radeau, non sans beaucoup de travail; mais l’espoir de me procurer de quoi vivre me faisait dépasser mes facultés ordinaires.
Maintenant mon radeau était assez fort pour soutenir un poids raisonnable, et je pensai à le charger et à trouver moyen de garantir de l’écume de la mer ce que je voulais emporter. Je ne cherchai pas longtemps. D’abord je mis sur le radeau toutes les planches qui me tombèrent sous la main; ensuite, en examinant ce qui pouvait être le plus utile à prendre, je m’avisai des coffres des matelots; j’en vidai deux, et je les remplis de provisions, savoir: du pain, du riz, trois fromages, cinq morceaux de viande de chèvre séchée (un de nos principaux aliments pendant notre voyage), et un petit reste de blé d’Europe destiné à nourrir de la volaille que plus tard on avait tuée. Il y avait de l’orge et du froment mêlés ensemble; mais je vis, à mon grand regret, que les rats avaient mangé ou gâté presque tout ce grain. Quant aux boissons, je trouvai plusieurs armoires à bouteilles appartenant à notre maître, lesquelles renfermaient des liqueurs cordiales et environ vingt-quatre bouteilles de rack. Je laissai ces armoires telles qu’elles étaient; car il était inutile de les mettre dans les coffres, qui n’auraient pu d’ailleurs les contenir.
Pendant ces opérations, la marée montait, bien que la mer restât calme, et j’eus le chagrin de voir ma veste et ma chemise, que j’avais laissées à sec sur le sable, emportées par le flux. Quant à mes culottes, qui étaient de simple toile et ouvertes aux genoux, je les avais gardées, ainsi que mes bas, pour gagner le vaisseau à la nage. Cet accident m’engagea cependant à me munir d’habits, et j’en trouvai en abondance; mais je pris seulement ce dont j’avais besoin, d’autres choses me paraissaient plus essentielles. Premièrement, je désirais avoir des outils, et je fus longtemps avant de découvrir le coffre du charpentier; trésor plus précieux pour moi qu’un vaisseau chargé d’or ne l’eût été en ce moment. Je le descendis sur le radeau, sans perdre le temps à examiner son contenu, que je connaissais à peu près.
Je songeai ensuite aux armes et aux munitions. Il y avait de bons fusils de chasse dans la grande cabine, et deux pistolets. Je m’emparai d’abord de ces armes, de quelques poires à poudre, d’un petit sac de plomb et de deux vieilles épées rouillées. Je savais qu’il existait trois barils de poudre sur le vaisseau; mais j’ignorais où le canonnier les tenait. Je les trouvai cependant, l’un d’eux mouillé, les deux autres parfaitement bons et secs; j’embarquai ceux-ci avec les armes. Je me crus alors assez chargé, et je commençai à penser aux moyens de conduire mon radeau et sa cargaison à terre. Je n’avais ni voiles ni gouvernail, et la moindre bouffée de vent pouvait me renverser.
Trois choses m’encourageaient: le calme de la mer, la marée montante et le vent poussant au rivage, ainsi que le flux. Je trouvai encore deux ou trois rames brisées qui appartenaient à la chaloupe, et, outre les outils contenus dans le coffre, deux scies, une hache et un marteau, et je me mis en mer avec cette cargaison. Pendant l’espace d’environ un mille, mon radeau alla très bien; seulement il dériva quelque peu et s’éloigna de l’endroit où j’avais pris terre, ce qui me fit espérer de trouver quelque crique ou embouchure de rivière dans laquelle je pourrais entrer et débarquer en sûreté avec ma charge.
Je ne m’étais point trompé dans cette supposition. Je vis devant moi une petite ouverture dans laquelle un fort courant me portait; et je gouvernai mon radeau de mon mieux pour le conduire au milieu de ce courant. Mais là je risquai d’éprouver un second naufrage, et, si cela me fût arrivé, je crois en vérité que j’aurais perdu courage. Je ne connaissais point cette côte, et mon radeau toucha sur un bas-fond par une de ses extrémités, tandis que de l’autre il était à flot, en sorte qu’il s’en fallut de bien peu que toute la cargaison ne coulât du côté flottant et ne tombât dans l’eau. Je fis tous mes efforts, en m’adossant contre les coffres, pour les maintenir en place; mais il n’était pas en ma puissance de dégager le radeau; je n’osai quitter la posture que j’avais prise, et je restai ainsi près d’une demi-heure. Pendant cet intervalle, l’élévation progressive de la marée me remit presque droit; et bientôt, la mer continuant de monter, mon radeau flotta de nouveau, et je le lançai à l’aide de la rame dans le canal. Je poussai plus avant, je trouvai l’embouchure d’une petite rivière bordée de chaque côté par de la terre, et j’y entrai favorisé par un fort courant. Je jetai les yeux sur les deux rives pour choisir un endroit commode et débarquer; car je ne voulais pas remonter très haut la rivière, espérant toujours que je verrais passer quelque bâtiment, si je restais près de la côte.
Enfin je découvris à ma droite un petit enfoncement, et j’y conduisis mon radeau avec beaucoup de difficulté. Je m’approchai assez de cette petite baie pour qu’en appuyant ma rame au fond je pusse faire entrer mon train; mais là je courus encore le risque de perdre toute ma charge. La rive était d’une pente rapide, et, si j’avais fait toucher terre à l’un des bouts de mon radeau, la cargaison aurait glissé dans l’eau par l’autre côté, qui se serait trouvé moins élevé. Je pris le parti d’attendre que la marée fût à sa plus grande hauteur, et je fixai le radeau avec ma rame, qui remplit l’office d’une ancre, près d’un terrain plat que le flux devait probablement couvrir. Mon attente ne fut point trompée; et, lorsque je sentis mon radeau flotter, je le lançai sur cette rive unie, où je l’amarrai en fixant dans le sol deux rames brisées, l’une d’un côté, l’autre de l’autre, vers les deux extrémités. J’attendis alors que le flux laissât mon train et ma cargaison en sûreté sur la grève.
Je m’occupai de chercher un lieu convenable pour servir d’abri à mes effets et à moi-même. Je ne savais si j’étais sur une île ou sur un continent, dans un pays habité ou désert; si je risquais ou non les attaques des animaux sauvages. Je vis, à la distance d’un mille, une colline assez haute et assez abrupte pour faire supposer qu’elle en dominait d’autres plus petites, lesquelles formaient une chaîne dans la direction du N. Je pris un fusil, un pistolet, une poire à poudre et du plomb, et j’allai à la découverte jusqu’au sommet de cette colline où je parvins à grand’peine. Là mon triste sort me fut révélé : j’étais dans une île; de tous côtés la mer, à perte de vue. On n’apercevait aucune terre, excepté quelques rochers qui s’étendaient assez avant dans la mer, et deux îles (moins grandes que celle où j’étais) situées à environ trois lieues à l’O. J’observai de plus que le pays autour de moi était stérile et, selon toute apparence, inhabité, à moins qu’il ne s’y trouvât des bêtes fauves. Cependant je n’en avais encore aperçu aucune, mais bien une quantité prodigieuse d’oiseaux, d’espèces inconnues, et qui pouvaient ne pas être bons à manger. En revenant sur mes pas, j’en tirai cependant un très gros que je vis perché dans un arbre sur la lisière d’un bois. C’était sans doute le premier coup de fusil qui eût retenti en ce coin du monde. Aussitôt que j’eus fait feu, il s’éleva de toutes les parties du bois une troupe innombrable d’oiseaux de différentes sortes, jetant chacun leur cri: je ne reconnus pas un seul de ces oiseaux. Celui que j’avais tué me parut du genre des éperviers; il en avait le bec et le plumage, mais non les éperons ni les serres. Sa chair n’était pas mangeable et sentait la charogne.
Je me contentai pour le présent de cette découverte, et, retournant à mon radeau, je débarquai ma cargaison, ce qui remplit le reste de la journée. Que deviendrais-je la nuit? je me le demandais avec effroi. Je n’osais coucher à terre, de peur d’être attaqué par les bêtes féroces, n’ayant pas encore reconnu que cette peur était sans fondement.
Cependant je me barricadai de mon mieux en m’entourant des coffres et des planches que j’avais débarqués, et je me fis une espèce de hutte pour la nuit. Quant à la nourriture, je ne voyais pas comment j’y pourvoirais. J’avais seulement aperçu deux animaux assez semblables à des lièvres, qui couraient dans le bois où j’avais tué l’oiseau.
Je pensais que je pourrais encore tirer beaucoup de bonnes choses du navire, surtout des voiles et des cordages, en un mot tout ce qui me semblerait utile. Je me décidai donc à tenter un second voyage, et, ne doutant point que la première tempête ne mît en pièces le bâtiment, je crus devoir laisser tout autre soin pour m’y assurer de ce qui pouvait m’être de quelque usage. Alors je tins conseil: je discutai en moi-même l’opportunité de prendre le radeau: cela me parut impraticable; je m’arrêtai donc à la résolution de profiter, comme la première fois, de la marée basse pour aborder le bâtiment. J’exécutai ce projet; mais je laissai mes habits dans la hutte, ne gardant sur moi qu’une chemise, un caleçon et des escarpins.
J’arrivai au navire de même que je l’avais déjà fait, et je préparai un second radeau. L’expérience m’avait rendu plus habile; ma construction fut plus solide, et je la chargeai moins. Cependant je pris divers objets très utiles. Parmi les effets du charpentier, je trouvai trois sacs de clous et de pointes, une grande tarière, quelques douzaines de hachettes, et un instrument des plus précieux, une meule à aiguiser. Je m’emparai de tout cela; je mis encore à part différentes choses du département du canonnier, notamment deux ou trois livres de fer, deux barils de balles, sept mousquets, deux fusils de chasse, une petite quantité de poudre, un grand sac de dragées, enfin un rouleau de plomb, que sa pesanteur ne me permit pas de lancer par-dessus le bord.
Je pris en outre tous les vêtements que je pus trouver, une voile de perroquet, un hamac, quelques matelas avec des couvertures, et je ramenai heureusement mon radeau et sa charge. Je n’étais pas sans crainte de retrouver mes provisions dévorées pendant mon absence de l’île; mais, à mon retour, rien ne m’indiqua la présence d’aucun visiteur. J’aperçus seulement un animal assez semblable à un chat sauvage, assis sur un des coffres: il se retira quand je m’approchai; puis, s’arrêtant à quelque distance, il s’assit et me regarda bien en face, comme s’il croyait me reconnaître. Je lui présentai mon fusil; mais il ne savait ce que c’était, et il ne s’en inquiéta nullement. Alors je lui jetai un morceau de biscuit, bien que je dusse en être plus avare, ma provision étant très bornée; enfin il me plut de lui faire ce cadeau. Il vint le flairer, il le mangea ensuite, puis il me regarda comme pour me dire qu’il avait trouvé cela bon et qu’il en voulait davantage. Mais je le remerciai, et, quand il vit que je ne lui donnais rien de plus, il s’en alla.
Je découvris un petit enfoncement, et j’y conduisis mon radeau.
Quand j’eus mis à terre ma seconde cargaison, quoique très pressé de visiter ma poudre, que j’avais distribuée en plusieurs paquets, les tonneaux étant trop pesants pour être remués, jc laissai néanmoins cette besogne, pour me faire une tente avec les voiles et des perches que je coupai. Je portai sous cet abri tout ce qui pouvait être gâté par la pluie ou par le soleil, et je rangeai les tonneaux et les coffres vides en cercle autour de la tente, afin qu’ils me servissent de rempart contre les attaques des hommes ou des animaux.
Cet ouvrage terminé, je fermai l’entrée de ma tente avec des planches en dedans et un coffre vide placé debout à l’extérieur; j’étendis à terre un des couchers, je plaçai mes pistolets à côté de mon chevet, le fusil le long de mon corps, et, pour la première fois, je me mis au lit et dormis paisiblement toute la nuit. J’en avais besoin, car j’étais extrêmement fatigué ; la nuit précédente j’avais peu dormi, et j’avais rudement travaillé tout le jour, tant pour charger les choses que j’avais tirées du vaisseau que pour les amener à terre.
J’avais le plus ample dépôt de toutes sortes de provisions qui jamais sans doute ait été formé par un seul homme; cependant je n’étais pas encore satisfait, A mon sens, tant que le bâtiment resterait dans la même position, je devais en tirer tout ce que je pourrais. Ainsi, chaque jour, à la marée basse, j’allais à bord el je rapportais quelque chose: la troisième fois je pris tout ce que je pus détacher des agrès, toutes les cordes et cordelettes, une pièce de toile que l’on destinait à raccommoder les voiles, le baril de poudre mouillée; en fin j’emportai toutes les voiles, depuis la première jusqu’à la dernière, n’hésitant pas à les déchirer, afin d’en prendre de plus grands morceaux; car elles ne pouvaient plus servir à leur premier usage.
Mais ce qui me fil le plus de plaisir, ce fut ma dernière découverte après cinq ou six voyages, et quand je n’espérais plus rien trouver de bon. Je trouvai donc un grand muid de pain, trois quartauts de rhum ou d’eau-de-vie, une caisse de sucre et un tonneau de fleur de farine. Je fus fort surpris; car je croyais déjà avoir emporté, en fait de vivres, tout ce qui n’avait pas été gâté. Je Lirai le pain du muid el j’en fis plusieurs paquets enveloppés de toile à voiles; enfin je conduisis à bon port cette nouvelle cargaison.
Le lendemain je fis un autre voyage, et, n’ayant plus à prendre d’objets portatifs, je me mis à couper les câbles par morceaux, et j’en emportai deux, plus une aussière et tout le fer que je pus détacher; ensuite je coupai la vergue de perroquet et celle de misaine; je m’en servis pour faire un long radeau, je le chargeai de ces pesantes dépouilles, et je partis. Mais ma bonne fortune commençait à m’abandonner. Mon train était si mal assemblé et si chargé, que, lorsqu’il fut dans la petite anse où je débarquais, je ne pus le guider aussi facilement que les premiers; il fut renversé, et je tombai dans l’eau avec ma cargaison. Quant à moi, le malheur n’était pas grand, puisque j’étais près du rivage; mais la charge du radeau fut presque totalement perdue, notamment le fer, dont j’appréciais l’utilité. Je pus sauver, à la marée basse, la plupart des morceaux de câbles et quelques pièces de fer, non toutefois sans une peine infinie, car il fallut m’avancer dans l’eau et fouiller au fond, ce qui me fatigua excessivement. Je continuai encore mes voyages journaliers au bâtiment, où je prenais tout ce que je pouvais emporter.
Il y avait alors treize jours que j’avais pris terre, et j’étais allé onze fois à bord du navire, d’où j’avais successivement tiré tout ce qu’il était possible d’en tirer avec une seule paire de bras. Je crois que, si la mer fût restée calme, j’aurais fini par apporter pièce à pièce le bâtiment tout entier; mais comme je me préparais à faire mon douzième voyage, il me sembla que le vent s’élevait. A la marée basse, j’allai pourtant au vaisseau, et, bien que j’eusse fouillé déjà dans la cabine assez soigneusement, j’y trouvai encore un petit meuble à tiroirs, dans l’un desquels étaient des rasoirs, des ciseaux, une ou deux douzaines de couteaux et des fourchettes, et, dans un autre, environ trente-six livres sterling en monnaie d’Europe et du Brésil et quelques pièces de huit, les unes en or, les autres en argent.
Je souris en voyant cette monnaie. «O misérable drogue, m’écriai-je tout haut, à quoi es-tu bonne? Tu ne vaux pas la peine d’être ramassée de terre; un seul de ces couteaux est plus précieux que ta masse entière! Je n’ai pas besoin de toi, reste où tu es, ou plutôt va au fond de l’eau; tu ne mérites pas d’être sauvée.» Cependant par réflexion je me décidai à prendre cet argent; je l’enveloppai dans un morceau de toile, puis je m’occupai de former un radeau. Tandis que je le préparais, le ciel s’obscurcit, le vent s’éleva, et une forte rafale souffla de terre. Je sentis l’impossibilité de gagner la côte avec un radeau, ayant le vent contraire, et je crus devoir m’en aller avant que le flux rendît mon retour trop difficile. Je me laissai donc glisser dans l’eau, et je traversai à la nage, non sans quelques dangers, l’espace qui séparait le navire de la grève; je portais une charge assez lourde, la mer était houleuse, et le vent augmentait de violence si rapidement qu’il devint une tempête avant l’heure de la plus haute marée.
Mais alors j’étais couché dans ma petite tente, avec toutes mes richesses autour de moi, en pleine sécurité. Toute la nuit l’orage gronda, et le matin, lorsque je regardai du côté de la mer, je ne vis plus le vaisseau. Dans le premier moment je fus un peu troublé : cependant je me consolai en pensant que je n’avais ni perdu mon temps, ni épargné mes peines pour m’emparer de ce qui pouvait me servir à bord, et qu’il y restait peu de choses que j’eusse emportées, même avec du loisir. Ainsi je n’avais plus à penser à ce bâtiment, sinon pour recueillir les pièces de son naufrage que la mer jetterait sur la rive. Quelques débris furent laissés sur les sables; mais je n’y trouvai rien d’utile pour moi.
Dès lors je m’occupai de pourvoir à ma sûreté, soit contre les sauvages, s’il en venait, soit contre les bêtes féroces, s’il en existait dans l’île. J’étais indécis sur la manière de me loger. Devais-je creuser un souterrain ou élever une tente? Je me décidai à faire l’un et l’autre. Leur description et le récit des moyens que j’employai pour leur confection ne seront pas déplacés ici.
Le lieu où je m’étais d’abord établi ne me paraissait pas propre à y fixer ma demeure, parce que c’était un terrain bas, marécageux et trop près de la mer, par conséquent malsain: mais surtout parce qu’il n’y avait point d’eau douce assez proche. Je me mis donc en quête d’un endroit plus sain et plus convenable.
J’avais à considérer plusieurs choses: d’abord la salubrité et l’eau fraîche, desquelles j’ai déjà parlé ; ensuite un abri contre l’ardeur du soleil, et le plus de sûreté possible contre les ennemis, hommes ou bêtes; enfin, la vue de la mer, afin que, s’il plaisait à Dieu que quelque vaisseau passât devant la côte, je ne perdisse pas cette chance de salut. En cherchant un emplacement qui remplit ces conditions, je trouvai une petite esplanade bordée par une colline, qui s’élevait de ce côté presque aussi droite qu’un mur; en sorte qu’aucun assaillant ne pouvait descendre à l’improviste de son sommet. Sur le flanc de ce rocher à pic, je remarquai un enfoncement assez semblable à l’entrée d’une caverne; cependant il n’y avait ni caverne, ni chemin creusé à Iravers la colline.
Je choisis, pour y planter ma tente, le haut de l’esplanade en face de cet enfoncement. La petite plaine avait environ cent verges de largeur, sur une longueur presque double, et elle s’étendait comme une pelouse depuis ma porte jusqu’à l’extrémité inférieure du plateau où le terrain s’inclinait irrégulièrement jusqu’aux rives basses qui formaient la côte. En me plaçant devant la colline, dont l’exposition était au N.-N.-O., j’étais sûr d’être garanti par elle des rayons du soleil, tant qu’il n’arriverait pas à l’O.-quart-S.-O., ce qui, dans ces climats, est à peu près l’heure de son coucher.
Avant de dresser ma tente, je plaçai devant le creux du rocher un demi-cercle d’environ dix verges de rayon. Dans ce demi-cercle, je plantai deux rangs de palissades que j’enfonçai en terre jusqu’à ce qu’elles fussent aussi solides que des piliers. Elles s’élevaient de cinq pieds au-dessus du sol et se terminaient en pointe. Les deux rangs n’étaient pas à plus de six pouces l’un de l’autre. Je mis ensuite les morceaux de câbles que j’avais coupés sur le navire les uns au-dessus des autres, entre les deux palissades, et je plaçai des pieux de deux pieds et demi, de manière à buter contre les premiers et à leur servir de contreforts. Ni hommes ni bêtes n’auraient pu franchir ou percer ce rempart. Il me coûta beaucoup de peines et de temps, surtout pour tailler les palissades, les transporter et les ficher en terre.
Je n’entrais pas dans cette enceinte par une porte; mais j’escaladais la palissade avec une courte échelle que je retirais après moi. Ainsi fortifié et à l’abri, me semblait-il, de tous dangers, je pouvais dormir tranquille, ce qui m’eût été impossible autrement. Cependant j’ai vu par la suite que ces précautions étaient inutiles contre des périls qui n’existaient pas.
Dans cette espèce de forteresse, je portai, avec des fatigues infinies, toutes mes richesses, mes provisions, munitions, et autres objets dont j’ai donné plus haut le détail. Je fabriquai ensuite une tente assez vaste, et, pour me garantir des pluies, qui sont très violentes en ces climats pendant une partie de l’année, je la fis double, c’est-à-dire que j’en fis d’abord une, puis une autre plus grande au-dessus de la première. Je couvris la tente extérieure d’une toile goudronnée que j’avais sauvée parmi les voiles.
Au lieu de coucher sur le lit que j’avais dressé dans ma hutte sur le bord de la mer, j’eus dès lors un très bon hamac qui avait appartenu à notre capitaine. Je mis sous la tente les objets que l’humidité pouvait gâter et les provisions; je fermai l’entrée de mon enceinte, que j’avais jusque-là laissée ouverte, et depuis je passai et repassai toujours avec une échelle, comme je viens de le dire.
Tout cela terminé, je tâchai de creuser dans le roc; je portais les pierres et la terre que j’en tirais à travers ma tente, je les jetais entre elle et la palissade, et j’élevai ainsi le terrain d’un pied et demi, en même temps que je me fis une sorte de cellier derrière ma tente. Ce nouveau travail dura plusieurs jours avant d’être complètement terminé ; je reviendrai sur mes pas, afin de noter quelques circonstances qui m’occupèrent. Dans le temps où je venais d’arrêter mes plans pour creuser ma cave et construire ma tente, il tomba une forte pluie d’orage; tout à coup un éclair, perçant un nuage épais et noir, fut suivi, comme cela arrive toujours, d’un coup de tonnerre éclatant. A l’instant une idée traversa mon esprit aussi rapidement que l’éclair traversait les nues, et me fit une impression bien plus vive. Ma poudre! Le cœur me manqua en songeant qu’une étincelle pouvait détruire cette substance sur laquelle je comptais non seulement pour défendre ma vie, mais pour la soutenir. Jamais danger personnel ne me causa autant d’inquiétude. Cependant, si ma poudre avait sauté, je n’aurais pas eu le temps de reconnaître d’où le mal me serait venu.
Cette crainte s’empara si fortement de mon esprit que, l’orage passé, je laissai là tous mes travaux, mes constructions, mes fortifications, et m’appliquai sans relâche à faire des boîtes et des sacs pour y renfermer ma poudre par petites parties, dans l’espoir que toutes ne prendraient pas feu à la fois. J’eus soin de les séparer assez pour que, si l’une s’allumait, elle ne fît pas sauter les autres. Je ne pus finir cette besogne avant quinze jours, et je divisai mes deux cent quarante livres de poudre en une centaine de parties. Pour le baril mouillé, je n’avais rien à craindre; je le plaçai dans ma nouvelle cave, qu’il me plut d’appeler ma cuisine. Je cachai le reste dans des trous de rocher, bien à l’abri de l’humidité, en remarquant attentivement les places.
Pendant que je me livrais à ce soin, je ne manquais point de sortir au moins une fois par jour, avec mon fusil, tant pour me distraire que pour voir si je ne pourrais pas tuer quelque animal bon à manger. A ma première excursion, je découvris qu’il y avait des chèvres dans l’île, et j’en fus enchanté ; mais, par malheur, elles étaient si rusées et si agiles, que c’était la chose la plus difficile du monde que de les approcher. Cependant je ne me laissai point décourager; je découvris quelques-unes de leurs allures et j’en fis mon profit.
J’avais observé que, lorsqu’elles m’apercevaient dans la vallée, bien qu’elles fussent sur les rochers, elles s’enfuyaient, en apparence très effrayées. Mais si elles se trouvaient à paître dans la vallée, et que je fusse sur les rochers, elles ne prenaient pas garde à moi. J’en conclus que, par la position de leur nerf optique, elles avaient la faculté de voir les objets d’en haut, mais qu’elles voyaient difficilement au-dessus d’elles. Je montais donc sur les hauteurs quand je voulais les chasser, et par cette méthode je trouvais assez souvent l’occasion de les atteindre. Le premier de ces animaux que je touchai était une mère; elle avait à côté d’elle un petit auquel elle donnait à téter, ce qui me fit beaucoup de peine. Je trouvai le chevreau immobile près de sa mère quand j’allai la relever, et il me suivit jusque dans mon enclos, où je le portai sur mes épaules. Je déposai la chèvre morte dans l’intérieur des palissades, et pris le petit entre mes bras et l’emportai sous ma tente, espérant l’apprivoiser; mais il ne voulut pas manger, et je fus obligé de le tuer et de le manger moi-même. Ces deux bêtes me fournirent de la viande pour longtemps, car je réglais mon appétit sur mes ressources: je ménageais surtout ma provision de pain.
Une fois mon domicile établi, je crus nécessaire d’avoir un foyer et du bois à brûler. Je rapporterai, dans l’ordre où chaque chose s’est faite, comment je me procurai ces commodités et comment je fis différentes améliorations à ma demeure; je dois avant tout rendre compte de mes pensées sur ma situation, et l’on peut imaginer que ces pensées étaient nombreuses.
Une perspective déplorable s’ouvrait devant moi. La tempête, qui m’avait jeté sur cette île, m’avait détourné de plusieurs centaines de lieues, non seulement de ma destination, mais des routes suivies par le commerce. Il était donc probable que le Ciel me condamnait à finir mes jours dans ce lieu désolé et dans cet abandon absolu. Les larmes inondaient mes joues quand je faisais ces tristes réflexions. Je me demandais parfois pourquoi la Providence mettait quelques-unes de ses créatures dans un état si misérable, que la vie ne pouvait plus être pour elles un sujet de reconnaissance.
Mais quelque chose m’arrêtait et me rappelait très promptement à moi-même lorsque de telles pensées me venaient à l’esprit. Un jour entre autres, je me promenais sur le bord de la mer, le fusil au bras, et je me sentis une grande tristesse en considérant ma situation. Alors ma raison sembla prendre à tâche de me montrer les choses sous un autre aspect. Tu te trouves, disait-elle, dans une situation désolante, cela est vrai; mais dis-moi, je te prie, où sont tes camarades? N’êtes-vous pas entrés onze dans la chaloupe? où sont les dix autres? Pourquoi n’ont-ils pas été sauvés, et toi n’as-tu pas été perdu? Pourquoi as-tu été séparé du reste? Lequel vaut le mieux d’être ici ou là ? Et, en prononçant le dernier mot, je montrais la mer. Dans les maux il faut considérer le bien qu’ils renferment, comme les chances les plus contraires qu’ils peuvent entraîner.
Alors je me rappelais combien j’étais heureusement pourvu sous le rapport de ma subsistance, et je me demandais ce que je serais devenu si, par un de ces hasards qui n’arrivent pas une fois sur cent mille, le vaisseau n’avait pas été porté jusqu’à une place assez proche du rivage pour que je pusse y prendre les choses sans lesquelles mon existence eût été complètement misérable. Que serais-je maintenant, si j’étais resté dans l’état où je m’étais vu, lorsque j’abordai cette rive? Surtout, m’écriais-je à haute voix, comme si j’eusse parlé à d’autres qu’à moi-même, qu’aurais-je fait sans fusil, sans munitions, sans outils, sans vêtements, sans lit, et n’ayant aucun moyen de me faire une tente ni aucune autre sorte de couverture? Maintenant j’avais de tout cela en suffisante quantité, j’étais en bon chemin d’assurer ma subsistance sans le secours de mes armes, quand mes munitions seraient épuisées. J’avais en effet l’espoir de pouvoir subvenir strictement à mes besoins pendant toute ma vie; car, dès le commencement, j’avais songé à me prémunir pour le temps où non seulement la poudre et le plomb me manqueraient, mais encore les forces et la santé.
J’avoue cependant que l’idée de la destruction de ma poudre par le feu du ciel ne me vint pas alors, et j’en fus d’autant plus affecté quand le premier coup de tonnerre éveilla en moi cette idée, comme je l’ai dit plus haut.
Et maintenant, puisque je dois montrer le triste spectacle d’une vie silencieuse et telle que le monde n’en a peut-être jamais entendu raconter, je veux la représenter dès son commencement et la suivre dans son ordre.
Selon mes calculs, je débarquai sur cette.île désolée le 30 septembre, époque à laquelle le soleil est pour nos pays dans l’équinoxe d’automne, et se trouvait presque d’aplomb sur ma tête; car, d’après mes observations, j’étais à 9 degrés 22 minutes N. de la ligne.
Après un séjour de dix à douze jours, il me vint à l’esprit que je perdrais bientôt mes calculs sur le temps, faute de papier, de plume et d’encre, et que je confondrais même le jour du Seigneur avec les jours ouvrables. Pour prévenir cet inconvénient, je gravai avec mon couteau sur un grand poteau en forme de croix, que je plantai sur le rivage, à la place où j’avais pris terre, cette inscription en lettres majuscules:
J’AI DÉBARQUÉ ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659.
Sur les côtés du poteau, dont la forme était carrée, je faisais tous les jours une entaille avec mon couteau; la septième entaille était deux fois plus longue que les autres, et le premier jour du mois était marqué par une entaille deux fois grande comme celle des dimanches. Ainsi, j’avais un calendrier marquant les divisions du temps, par semaines, mois et années.
Parmi les objets que j’avais rapportés du navire, il s’en trouvait de moins essentiels que les autres, mais qui me devinrent également utiles par la suite, quand je les retrouvai en fouillant dans les coffres,
C’étaient, par exemple, des plumes, de l’encre et du papier, provenant de la provision du maître, du canonnier et du charpentier; trois ou quatre compas, quelques instruments de mathématiques, des cadrans, des lunettes, des cartes et des livres de navigation. J’avais pris tout cela en masse, ne sachant si je pourrais en faire usage. Je retrouvai encore trois Bibles très bonnes qui faisaient partie de l’envoi qu’on m’avait fait d’Angleterre, et que j’avais apportées avec moi à mon dernier voyage; de plus quelques livres portugais, entre autres des livres de prières catholiques romains et divers ouvrages. Je les conservai tous précieusement. Je ne dois pas oublier de dire que nous avions à bord un chien et deux chats, dont j’aurai, par la suite, l’occasion de citer la curieuse histoire. J’embarquai les deux chats; quant au chien, il sauta de lui-même du bâtiment dans la mer et vint à terre, à la nage, le lendemain de mon premier voyage en radeau. Cet animal fut pour moi un ami fidèle pendant bien des années; il me rapportait tout ce qu’il pouvait, et me faisait si bonne compagnie que j’aurais voulu lui enseigner à parler; mais sur ce point je perdis ma peine. J’ai déjà dit que j’avais de l’encre, des plumes et du papier, provisions que je ménageais beaucoup; cependant on verra que j’usai de mon encre tant qu’elle dura, pour noter exactement ce qui m’arrivait, chose qui me devint impossible en suite; car je ne trouvai aucun moyen de faire de l’encre.
Cela me rappelle qu’il me manquait encore nombre de choses, malgré tout ce que j’avais rassemblé ; principalement des instruments aratoires, bêche, pioche et pelle, de l’encre, du fil, des aiguilles et des épingles. Quant au linge, je m’accoutumai assez vite à m’en passer.
Ce défaut d’instruments rendait tous mes travaux lents et difficiles. Il me fallut près d’une année pour terminer entièrement mon petit enclos. J’étais fort longtemps à couper les perches dans les bois et plus longtemps encore à les transporter, le poids de chaque pièce exigeant tous mes efforts. Ainsi je mettais quelquefois deux jours soit à couper, soit à déplacer un poteau, et un troisième jour à le fixer en terre, ce que je fis d’abord à l’aide d’un bloc de bois très lourd; je pensai plus tard aux leviers de fer que j’avais, et je m’en servis pour enfoncer mes pieux, ce qui n’empêcha point ce travail d’être long et fastidieux. Mais, hélas! devais-je regarder à la longueur ou à l’ennui de mes travaux! j’avais toujours assez de temps pour les faire. Je ne prévoyais pas, en effet, à quoi je passerais les heures quand mes arrangements seraient achevés, sinon à courir le pays pour chercher du gibier, ce que je faisais déjà une fois par jour, plus ou moins longtemps.
Je considérai alors ma position dans tous ses détails, et je mis par écrit l’état de mes affaires, non pour les laisser en bon ordre à mes héritiers, mais pour soulager mon esprit des pensées qui le fatiguaient sans cesse et nourrissaient sa tristesse. Déjà ma raison reprenait quelque empire sur le découragement, et je me consolais de mon mieux en comparant le bien et le mal, en établissant avec impartialité, comme par doit et avoir, d’un côté les jouissances que je goûtais, de l’autre les maux que j’endurais, ainsi qu’il suit:
De cette balance, il résultait clairement qu’il y avait peu de situations aussi malheureuses que la mienne, et qu’elle renfermait néanmoins des circonstances, soit négatives, soit positives, qui devaient être considérées comme des bienfaits du Ciel. Ainsi l’expérience que j’avais faite de cette condition, la plus déplorable du monde, pouvait donner aux hommes une leçon utile; ils pouvaient apprendre, par mon exemple, à se consoler dans toutes les situations, en balançant le mal et le bien et en reposant leurs pensées sur le dernier. Je me réconciliai donc un peu avec ma position présente, et je ne tournai plus aussi constamment mes regards vers la mer pour voir s’il paraissait quelque vaisseau. Alors je m’adonnai entièrement à rendre ma vie aussi douce que mes moyens le permettaient.
J’ai déjà décrit mon habitation; c’était, comme on l’a vu, une tente placée au pied d’un rocher et entourée d’une forte palissade de poteaux et de câbles. Je pourrais même donner le nom de muraille à cette cloison, puisque j’avais élevé contre elle, en dehors, un mur en terre épais de deux pieds. Quelque temps après (un an et demi, si je ne me trompe), je posai des pièces de bois en chevron, portant d’un côté sur la muraille, de l’autre sur le rocher, et je les couvris de ramées et de tout ce que je pus ramasser pour former un abri contre les pluies, qui tombaient en abondance et avec beaucoup de violence en certaines saisons.
Tous mes effets étaient, comme je l’ai dit, renfermés dans l’enclos; et dans la cave derrière la tente. Mais je dois observer que ce fut d’abord un amas confus qui me laissait à peine assez de place pour me retourner. Ainsi, je m’occupai d’agrandir ma cave en creusant plus avant dans le banc, qui se composait d’une roche sablonneuse et facile à entamer. Me croyant suffisamment garanti des bêtes féroces, je continuai mon travail souterrain, et, pénétrant à droite sur le flanc du rocher, je tournai ensuite une seconde fois à droite et je parvins à l’extérieur, ce qui m’ouvrit un passage en dehors de mes fortifications. Cette espèce de galerie me servait de porte de derrière, et de plus elle me donna de quoi loger toutes mes provisions.
Je m’appliquai ensuite à fabriquer les objets qui me semblaient les plus nécessaires, entre autres une chaise et une table, sans lesquelles je ne pouvais jouir à mon aise du peu de douceurs qui m’étaient dévolues en ce monde. Je ne pouvais en effet ni écrire, ni manger, ni faire plusieurs autres choses avec le même plaisir que si j’eusse possédé une table. Je me mis donc à l’ouvrage. Ici je ferai observer que, la raison étant l’origine et la base des mathématiques, tout homme, en jugeant sainement des objets susceptibles de calculs et de mesures, peut arriver, avec le temps, à concevoir et à exercer les arts mécaniques. De ma vie je n’avais touché un outil; cependant, à force de travailler, de réfléchir, de combiner, je vis, qu’il m’aurait été possible de faire tout ce dont j’avais besoin, si les. outils ne m’eussent pas manqué ; et même, sans leur secours, je fabriquai un grand nombre de choses diverses, la plupart en me servant seulement d’une hache et d’un rabot. On n’avait peut-être jamais fait ces choses de la même manière; aussi elles me coûtèrent un travail infini. Par exemple, si je voulais avoir une planche, il me fallait couper un arbre, le poser devant moi, le diminuer des deux côtés avec ma hache, jusqu’à ce qu’il devînt aussi mince qu’une planche; alors je l’unissais avec le rabot. Par cette méthode je ne tirais, il est vrai, qu’une seule planche d’un arbre tout entier; mais à cela il n’y avait point de remède, sinon de prendre patience, de même que sur la prodigieuse quantité de temps et de labeur exigée pour obtenir un si futile résultat. Du reste, mon temps et mon travail n’étaient pas de grande valeur, et leur emploi m’était indifférent.
Cependant je me fis, avant tout, une table et une chaise, comme je l’ ai dit, et je me servis pour ces ouvrages des plus petits morceaux de bois tirés du vaisseau. Mais lorsque j’en fus venu à avoir des planches, je fis de grandes tablettes d’un pied et demi et les posai les unes au-dessus des autres, le long d’une des parois de ma cave, pour y déposer mes outils, mes clous, ma ferraille, en un mot, pour mettre tout en ordre, de manière à le trouver sous ma main. Je plantai des crochets dans le mur de roche pour y pendre mes fusils et tout ce qui pouvait être ainsi rangé ; en sorte que ma petite caverne ressemblait à un magasin général de tous les objets nécessaires, et ce fut pour moi un grand plaisir de contempler cet arrangement si commode, surtout de trouver aussi étendues mes provisions les plus indispensables.
Ce fut alors que je commençai à écrire mon journal. J’avais été d’abord trop agité et trop pressé de travail pour me rendre compte de l’emploi de mon temps; d’ailleurs, à cette première période, mon journal eût été rempli de choses bien insignifiantes. Par exemple, j’aurais dit: «30 SEPTEMBRE, après avoir pris terre, en échappant au danger le plus imminent, au lieu de remercier Dieu de mon salut, dès que j’eus rejeté l’eau salée qui remplissait mon estomac et que mes forces furent un peu revenues, je me mis à courir le long du rivage, me tordant les bras, me frappant la tête et le visage, et criant à haute voix: Je suis perdu! je suis perdu! Enfin je tombai de lassitude et me couchai sur le sol; mais je n’osai m’endormir, de peur d’être dévoré.
«Quelques jours plus tard, lorsque j’eus tiré du vaisseau tout ce que j’en pouvais tirer, je fus encore tenté de monter sur la colline d’où l’on voyait une grande étendue de mer, espérant découvrir un navire. Je crus un instant distinguer une voile à une très grande distance, et mon imagination se plut à entretenir cette illusion flatteuse; mais quand je fus obligé d’y renoncer, après avoir fatigué mes yeux au point d’être presque devenu aveugle, je pleurai comme un enfant, et j’augmentai ainsi mes chagrins par ma folie.
«Cependant je surmontai ces chagrins jusqu’à un certain point; j’établis mon habitation et mon ménage; je me procurai une table et une chaise, et, voyant tout ce que je possédais rangé autour de moi dans le meilleur ordre possible, je commençai le journal dont je donne ici la Copie (bien qu’il renferme quelques détails déjà cités) jusqu’au temps où l’encre me manqua et m’obligea de l’interrompre.»
JOURNAL
30 Septembre 1659. — Moi, le pauvre misérable Robinson Crusoé, je fus jeté, après le naufrage de mon bâtiment, sur la côte de cette île affreuse, que je nommai l’île du Désespoir. Tout le reste de l’équipage avait été noyé, moi-même j’avais été sur le point de périr.
Je passai le reste du jour à déplorer les tristes circonstances dans lesquelles je me trouvais, privé de maison, d’habits, de nourriture, d’armes, de lieu de refuge, et ne pouvant espérer aucune espèce de secours. Je ne voyais devant moi que la mort sous différentes formes. Je pouvais mourir de faim et de misère, je pouvais être dévoré par les bêtes féroces ou massacré par des sauvages. Aux approches de la nuit, je montai dans un arbre pour y dormir à l’abri des animaux ou des hommes; et mon sommeil fut paisible, malgré la pluie qui tomba jusqu’au point du jour.
1er Octobre. — Le matin je vis à ma grande surprise que la marée haute avait porté le vaisseau naufragé beaucoup plus près du rivage qu’il n’était la veille. Je me réjouis de voir ce bâtiment encore entier, et j’espérai trouver moyen de l’aborder (si le vent diminuait) et d’en tirer des vivres et d’autres objets de première nécessité. Mais, dans un autre sens, cette vue redoubla ma tristesse et mes regrets de la perte de mes camarades; car je pensais que, si nous étions tous restés à bord, nous aurions pu sauver, sinon le navire, du moins notre vie, et que nous aurions pu construire une barque des débris du vaisseau et gagner avec elle une autre partie du monde. Je passai la journée presque entière à me tourmenter avec ces idées; enfin, apercevant que le bâtiment était à peu près à sec, je m’avançai sur la grève aussi loin que je le pus, ensuite je fis à la nage le reste du trajet qui me séparait du navire. Ce jour-là fut encore pluvieux; mais il n’y eut point de vent.
Du 1er au 24 Octobre. — Cet intervalle fut employé à faire plusieurs voyages pour transporter ce que je pouvais tirer du bâtiment. J’amenai tout cela à terre, sur des radeaux, à la faveur de la marée montante. Il plut beaucoup pendant ce temps, mais non pas continuellement: il paraît que c’était la saison des pluies.
24 Octobre. — Mon radeau chavira; mais c’était sur un bas-fond, et, la plupart des choses qu’il portait étant très pesantes, j’en retrouvai quelques-unes quand la marée baissa.
25 Octobre. — Il plut tout le jour et toute la nuit, et il y eut plusieurs rafales pendant lesquelles le bâtiment fut mis en pièces. Il n’en resta que des débris visibles seulement pendant les basses marées. Je passai la journée à mettre à l’abri de la pluie ce qui pouvait être endommagé.
26 Octobre. — Je courus presque tout le jour le long de la côte pour chercher un lieu d’habitation convenable. Je tenais surtout à me mettre en sûreté contre les attaques des hommes ou des bêtes. Vers la nuit, je trouvai enfin un endroit tel que je le désirais, au pied d’une roche assez élevée. Je traçai un demi-cercle pour mon campement, et je résolus de l’enclore avec une sorte de palissade composée d’un double rang de pieux garnis intérieurement avec des câbles, et consolidée en dehors par un mur de terre.
Du 26 au 30 Octobre. — Je travaillai au transport de mes effets dans ma nouvelle demeure, malgré la pluie qui tombait par intervalles très abondamment.
31 Octobre. — Le matin je fis une excursion dans l’intérieur de l’île avec mon fusil, pour chercher du gibier et reconnaître le pays. Je tuai une chèvre; son petit me suivit au logis, mais je fus obligé de le tuer aussi, parce qu’il refusa de manger.
1er Novembre. — Je plantai ma tente sous le rocher, et pour la première fois j’y passai la nuit. Je l’avais faite aussi grande que je l’avais pu, et j’y avais suspendu mon hamac.
2 Novembre. — Je rassemblai les coffres, les planches et les pièces de bois dont mes radeaux avaient été faits, et je les rangeai autour de ma tente comme une sorte de défense, un peu en dedans de la ligne marquée pour ma palissade.
3 Novembre. — Je sortis avec mon fusil, et je tuai deux oiseaux du genre des canards, qui me fournirent un très bon manger. Dans l’après-midi, je travaillai à me faire une table.
4 Novembre. — Je commençai ce jour-là à régulariser mes heures de travail, de chasse, de repos et de récréation. Tous les matins, je passais deux à trois heures à la chasse, quand il ne pleuvait pas; ensuite je travaillais jusqu’à onze heures environ; alors je mangeais ce que j’avais à manger, et de midi à deux heures je dormais, la chaleur étant excessive en ce moment. Le reste du jour, je travaillais encore. La partie de la journée consacrée au travail fut entièrement employée, ce jour-là et le lendemain, à la confection de ma table; car j’étais encore un pauvre ouvrier, bien que le temps et la nécessité dussent me rendre ensuite un artisan accompli, comme tout autre à ma place le serait devenu sans doute.
5 Novembre. — Je sortis ce jour-là avec mon fusil et mon chien, et je tuai un chat sauvage: son poil était doux, mais sa chair ne valait rien. Je prenais toujours la peau des animaux que je tuais, et je la conservais. Je vis, en revenant par le rivage, des oiseaux de mer qui m’étaient inconnus, et je fus surpris et presque effrayé de l’apparition de deux ou trois phoques. Tandis que je les considérais, ne sachant ce que c’était, ils rentrèrent dans l’eau et m’échappèrent pour cette fois.
6 Novembre. — Après ma course du matin, je me remis à travailler à ma table et je l’achevai, mais non à ma satisfaction; je fus bientôt assez habile pour l’améliorer.
7 Novembre. — Le temps se mit au beau. Les 7, 8, 9 et 10, et une partie du 12 (le 11 était un dimanche, selon mes calculs), je travaillai à me faire une chaise, et je pris beaucoup de peine à lui donner une forme passable. Je ne fus point content de mon ouvrage, et je le brisai plusieurs fois avant de le finir.
Nota. Je cessai bientôt d’observer les dimanches; car, ayant omis de les marquer sur le poteau, je ne pus les reconnaître ensuite.
13 Novembre. — Il plut ce jour-là, ce qui rafraîchit et la terre et moi-même; cependant cette pluie fut accompagnée d’un coup de tonnerre dont l’éclair me causa une frayeur mortelle à cause de ma poudre. Aussitôt que cet orage fut passé, je m’occupai de séparer ma provision de poudre en autant de parties que je le pus, afin d’éviter le danger de la perdre toute à la fois.
14, 15 et 16 Novembre. — J’employai ces trois jours à faire de petites boîtes carrées contenant environ une livre, au plus deux livres de poudre, et je les logeai en des places aussi sûres et aussi éloignées les unes des autres que possible. Un de ces jours-là, je tuai un gros oiseau bon à manger, mais dont j’ignore le nom.
17 Novembre. — Je commençai à creuser le rocher derrière ma tente, afin de me donner plus de place pour mon futur établissement et ce que je pourrais y ajouter.
Nota. Il me manquait trois choses essentielles pour ce travail, une pioche, une pelle et une brouette ou un grand panier, et je suspendis mon opération pour réfléchir aux moyens de me procurer ces outils. Quant à la pioche, je la remplaçai assez bien par des leviers en fer, quoiqu’ils fussent un peu trop lourds; mais il me fallait absolument une pelle; sans cela je ne pouvais rien faire, et je ne savais comment je remplacerais cet instrument.
18 Novembre. — Le jour suivant, je remarquai, dans le bois, un arbre à peu près semblable à celui qu’au Brésil on nomme l’arbre de fer, à cause de la dureté de son bois. Je coupai un morceau de cet arbre avec beaucoup de peine et en sacrifiant presque une hache, et j’emportai ce morceau de bois au logis avec non moins de peine, sa pesanteur égalant sa dureté. Je parvins à donner à cette pièce de bois, par un travail obstiné, la forme d’une pelle ou bêche, dont le manche était exactement fait comme ceux de nos pelles; mais le côté large n’ayant point de talon en fer, elle était moins solide; elle le fut cependant assez pour l’usage que j’en voulais faire. Je pense qu’on ne fabriqua jamais une pelle de cette manière, ni avec tant de lenteur.
Je n’avais pas encore tout ce qu’il me fallait; il me manquait un panier ou une brouette. Le panier, je ne pouvais l’avoir, n’ayant à ma portée rien d’analogue à l’osier, ni des branches assez flexibles pour faire des ouvrages de vannerie. Quant à la brouette, je croyais pouvoir en faire une, si la roue ne m’avait embarrassé. Je ne savais comment m’y prendre pour fabriquer une roue, et, quand je l’aurais su, il m’eût été impossible de forger l’essieu pour passer dans le moyeu, et les autres pièces de fer. Je ne pensai donc plus à cela, et, pour emporter la terre que je tirais de mon excavation, je me fis une sorte d’instrument assez semblable à l’auge dans laquelle les maçons portent le mortier: cet instrument fut moins difficile à faire que la pelle: toutefois l’un et l’autre, en y joignant mes vaines tentatives pour construire une brouette, occupèrent quatre journées, en exceptant toujours mes courses matinales avec mon fusil, dont je me dispensais rarement, comme rarement aussi j’en revenais sans rapporter quelque chose de bon à manger.
23 Novembre. — Je repris mon travail interrompu pour fabriquer mes outils, et, en y employant chaque jour tout le temps que mes forces me permettaient, je parvins en dix-huit journées à creuser un caveau assez large et assez profond pour contenir à l’aise toutes mes richesses.
Nota. Mon but était d’avoir une pièce ou cave assez spacieuse pour me servir de magasin, de cuisine, de salle à manger et de cellier. Je réservais la tente pour mon logement personnel; cependant je fus souvent obligé, dans la saison pluvieuse, d’abandonner cette place à cause de l’humidité, ce qui me décida ensuite à couvrir une partie de mon enclos d’un toit formé de longues perches rangées comme des solives, appuyées contre le rocher et chargées de rameaux et de grandes feuilles d’arbre.
10 Décembre. — Je croyais ma cave à peu près finie; sans doute je l’avais trop creusée, car tout à coup une énorme quantité de terre éboula du sommet et de l’un des côtés. Cela m’effraya, non sans raison; en effet, si je m’étais trouvé sous l’éboulement; je n’aurais pas eu besoin d’un fossoyeur pour m’enterrer. Il me fallut travailler longtemps pour réparer ce désastre et déblayer le souterrain, et, ce qui était encore plus important, pour étayer la voûte, afin d’empêcher le retour d’un pareil accident.
11 Décembre. — J’y travaillai, et je posai deux poteaux debout sous la voûte et deux traverses en bois sur chacun. Le lendemain j’avais fini cet ouvrage; j’ajoutai d’autres poteaux et d’autres planches, et en une semaine j’assurai mon toit; et les pièces de bois posées à la file formèrent les divisions de la cave.
17 Décembre. — De ce jour au 20, je m’occupai à poser des tablettes et à enfoncer des clous sur les poteaux pour ranger ou suspendre mes effets. Je commençai alors à établir de l’ordre dans mon intérieur.
20 Décembre. — Je portai à la cave tout ce qui devait y être, et je posai de petites planches en forme de dressoir, pour y mettre mes vivres. Mes planches cependant devenaient rares; je me fis encore une autre table.
24 Décembre. — Grande pluie toute la nuit et tout le jour; je ne sortis point.
25 Décembre. — Pluie toute la journée.
26 Décembre. — Point de pluie; la terre extrêmement rafraîchie et le temps plus agréable qu’auparavant.
27 Décembre. — Je tuai une jeune chèvre; j’en blessai une autre, et je pus l’attraper et la conduire chez moi en laisse. Quand elle fut au logis, je bandai sa jambe cassée et lui mis des éclisses.
Nota. Je pris tant de soins de cet animal qu’il vécut; sa jambe se remit et fut aussi forte que jamais. Pendant ce temps-là, elle s’était apprivoisée, et paissait sur la petite pelouse devant ma porte sans songer à s’en aller. Cela me donna l’idée d’avoir du bétail privé, afin de ne point manquer de nourriture quand ma poudre et mon plomb seraient épuisés.
28, 29, 30 et 31 Décembre. — Grandes chaleurs et pas de vent. Impossible de sortir avant le coucher du soleil, pour avoir de quoi manger. Je passai le temps à ranger mes affaires dans ma maison.
1er Janvier. — Encore une extrême chaleur; je sortis de très bonne heure et longtemps avec mon fusil, et je demeurai en repos dans le milieu du jour. Le soir, en allant un peu plus avant dans les vallées qui s’étendent vers le centre de l’île, je les trouvai peuplées de chèvres; mais elles étaient très rusées et difficiles à surprendre. Toutefois je résolus d’amener mon chien et d’essayer de les poursuivre. Le lendemain donc je sortis avec mon chien, et je le lançai sur les chèvres. Mais mon attente fut trompée; les chèvres se tournèrent contre le chien, et celui-ci, sentant fort bien le danger, ne voulut pas approcher d’elles.
3 Janvier. — Je commençai ma muraille ou palissade, que je me proposais de rendre aussi solide que je pourrais; car je n’étais pas encore guéri de la crainte d’attaques d’un genre ou de l’autre.
Nota. Je ne répéterai point ici ce que j’ai dit ci-dessus au sujet de ma palissade; il me suffira de faire observer que je m’occupai de ce travail depuis le 3 janvier jusqu’au 14 avril, bien que cette muraille n’eût qu’environ vingt verges de diamètre, d’un point du rocher à un autre, et environ douze verges en dedans à partir du milieu, qui répondait à l’entrée de la cave.
Pendant tout ce temps-là je travaillais rudement; néanmoins les pluies me forcèrent de m’arrêter plusieurs jours, parfois plusieurs semaines de suite; mais je ne me croyais pas en sûreté tant que ma clôture n’était pas achevée. On aurait peine à concevoir quel immense labeur exigeait chaque pièce de la palissade. Le transport des perches et leur emplacement employèrent surtout beaucoup de temps, parce que j’avais taillé ces perches trop grosses.
Quand ce rempart fut terminé, je me figurai que si des hommes débarquaient dans l’île ils ne pourraient voir aucune trace d’habitation; et il fut heureux que j’eusse cette persuasion, comme on le verra plus tard, dans une occasion remarquable.
Pendant que je suivais ces travaux, je ne manquai point mes promenades journalières, quand la pluie le permettait, et je faisais souvent de bonnes découvertes ou de bonnes trouvailles dans ces courses. Une fois, par exemple, je trouvai une sorte de pigeons sauvages qui ne faisaient pas leur nid dans les arbres, comme les pigeons de bois, mais dans les trous de rochers, à la manière des pigeons domestiques. Je pris quelques-uns de leurs petits, dans le dessein de les apprivoiser, et j’y réussis; mais, aussitôt qu’ils devinrent plus forts, ils s’envolèrent, probablement parce qu’ils étaient mal nourris, car je n’avais pas grand’chose à leur donner. Vers ce temps, je songeai à me procurer divers objets dont je sentais le besoin. J’avais d’abord jugé impossible de faire ces choses, et plusieurs restèrent au-dessus de ma portée. Par exemple, je ne pus jamais cercler un tonneau; j’avais quelques petits barils, mais je ne fus pas assez habile pour les imiter; je ne sus ni assembler les douves de manière à contenir un liquide, ni poser les fonds; ainsi, après plusieurs semaines de travail, j’abandonnai l’entreprise. Je souffrais aussi beaucoup de n’avoir point de chandelles, et j’aurais bien voulu posséder encore ce bloc de cire avec lequel j’avais fait des bougies pendant mon aventure d’Afrique: mais je n’avais pas une parcelle de cette substance, et le seul moyen que j’imaginai pour y suppléer fut de conserver la graisse des chèvres que je mangeais, et de mettre un peu de suif dans un godet de terre cuite au soleil, au milieu duquel je plaçais une mèche de fil de carrelet. Cela formait une espèce de lampe qui m’éclairait, mais non avec une flamme pure et tranquille. Dans le cours de mes travaux, il m’arriva qu’un jour, en fouillant parmi mes effets, un petit sac me tomba sous la main. Il contenait la provision de grains dont j’ai parlé ci-dessus, et qu’on avait prise pour nourrir de la volaille, non à notre dernier voyage, mais précédemment, quand le bâtiment était parti de Lisbonne. Les rats avaient dévoré le peu de grain qui restait; je ne vis que des cosses et de la poussière au fond du sac, et comme je le destinais à un autre emploi (je m’occupais alors à diviser ma poudre de peur du tonnerre), je secouai les cosses en dehors, à côté de mes fortifications et au-dessous du rocher.
C’était un peu avant les grandes pluies dont j’ai parlé, et j’oubliai bientôt ce fait, auquel j’avais prêté peu d’attention. Un mois après, je vis des épis sortir de terre, et je pensai qu’ils appartenaient à des plantes que je n’avais pas encore remarquées; mais je fus dans un étonnement sans pareil lorsque, peu de jours après, je vis poindre dix à douze épis verts et semblables à ceux de l’orge d’Europe, même de l’orge d’Angleterre. Je ne puis exprimer la confusion de mes pensées à cette vue. Ma conduite n’avait été basée jusqu’alors sur aucune notion religieuse, et j’en avais en effet très peu. J’attribuais tout ce qui m’arrivait soit au hasard, soit, comme on le dit en général et si légèrement, à la volonté de la Providence, mais sans réfléchir aux fins que la Providence pouvait avoir dans la dispensation des événements de ce monde. Cependant, en voyant de l’orge pousser dans un climat que je savais impropre à la croissance de ce grain, surtout n’ayant aucune idée de la manière dont il était venu, je fus saisi de surprise, et je crus un instant que Dieu, par un miracle, avait fait lever ces épis sans qu’ils eussent été semés, et cela dans le but direct de me nourrir en ce lieu désolé.
Cette pensée me toucha aux larmes, et je me regardai comme l’objet des faveurs du Ciel, en voyant un si grand prodige accompli pour mon salut. J’en étais d’autant plus frappé que j’apercevais, près des épis de blé d’Europe, quelques tiges de riz éparses sur le flanc du rocher, et que je reconnus pour en avoir vu en Afrique. Ne doutant ni du miracle, ni de l’étendue que la Providence lui avait donnée, je cherchai dans tous les coins de l’île, au pied de tous les rochers, espérant trouver d’autres épis; mais je ne trouvai pas un seul brin de plus. Enfin, je me ressouvins d’avoir secoué justement à cette place le sac de grains des volailles; tout le merveilleux de l’affaire s’évanouit soudain, et avec lui, il le faut avouer, ma pieuse reconnaissance pour la bonté de Dieu. J’aurais dû cependant lui rendre grâces d’un événement aussi étrange, aussi imprévu que s’il eût été l’effet d’un miracle, et qu’il avait permis pour mon bien en ordonnant que dix à douze grains restassent seuls intacts, quand tout le reste avait été gâté par les rats, ensuite que je les jetasse à l’endroit juste où, garantis par le rocher, ils pouvaient germer, tandis qu’ailleurs ils auraient été grillés et détruits.
Je recueillis avec grand soin ces épis de blé à leur maturité, ce qui arriva vers la fin de juin, et, séparant les grains de leur tige, je résolus. de ressemer dans l’espoir d’en avoir, avec le temps, une quantité suffisante pour ma consommation. Mais ce fut seulement à la quatrième année que je me permis de manger de ce grain, et encore avec une grande parcimonie. Je perdis tout ce que j’avais semé la première année, parce que je semais avant la saison sèche. Le grain ne put venir, du moins aussi bien qu’il l’aurait fait s’il avait été mis en terre au bon moment. Je reviendrai sur tout cela.
Je recueillis aussi soigneusement les vingt à trente tiges de riz, que je pouvais employer au même usage que l’orge, c’est-à-dire à m’en nourrir. J’avais trouvé moyen de faire cuire la pâte sans four, bien que je sois venu plus tard à bout d’en construire un. Mais je reprends mon journal.
Je travaillai opiniâtrément, pendant trois à quatre mois, pour achever ma clôture, et, le 14 avril, je la fermai et trouvai un moyen d’y entrer, non par une porte, mais par-dessus le mur, avec une échelle, afin qu’il n’y eût en dehors nul indice de mon habitation.
16 Avril. — Je finis mon échelle, je m’en servis pour monter sur la muraille; puis je la retirai et la descendis dans l’intérieur. J’étais ainsi parfaitement clos. J’avais un emplacement assez grand dans l’enceinte, et l’on ne pouvait venir sur moi du dehors sans escalader le mur.
Le lendemain du jour où je terminai mes fortifications, tous mes travaux faillirent être renversés, et moi-même perdu; voici le fait: J’étais occupé à quelque arrangement intérieur derrière ma tente, à l’entrée de ma caverne, quand je fus effrayé par le plus surprenant et le plus terrible spectacle. Je vis soudain la terre s’écrouler de la voûte du souterrain et du flanc de la colline; en même temps deux des piliers que j’avais placés dans ma cave craquaient horriblement. Je fus saisi d’effroi; mais, ne comprenant pas la véritable cause du phénomène, je pensai que le haut de ma cave s’éboulait, comme cela était déjà arrivé. De peur d’être écrasé, je courus à l’échelle, et je ne me crus en sûreté que lorsque je fus hors de mon enclos, où je m’attendais à voir crouler la colline. Mais je n’eus pas plus tôt posé le pied sur le sol, que je vis clairement qu’il était ébranlé par un tremblement de terre. Je sentis, à huit minutes d’intervalle l’une de l’autre, trois secousses assez fortes pour renverser les bâtiments les plus solides, et qui détachèrent la cime d’un rocher à deux milles de moi, près de la mer. La chute de cette roche dans l’eau fit le bruit le plus épouvantable que j’aie entendu de ma vie. Je remarquai aussi que la mer était violemment agitée; je crois même que les secousses étaient encore plus sensibles sous l’eau que dans l’île.
Ma terreur fut grande; car je n’avais jamais vu ni entendu rapporter rien de pareil. Je restai anéanti. Le mouvement de la terre m’avait donné une sorte de défaillance semblable au mal de mer; le bruit que fit le rocher en tombant me réveilla de ma stupeur et me remplit d’épouvante. Je crus que la colline allait ensevelir de nouveau tous mes trésors; à cette pensée le cœur me manqua.
Après le troisième choc, je fus quelque temps sans rien sentir, et je commençais à reprendre courage, mais non pas assez pour oser franchir ma muraille et m’exposer à être enterré vif. Je m’assis à terre, triste et désolé, ne sachant quel parti prendre. Pendant tout ce temps-là, je n’eus pas une seule pensée religieuse, excepté l’exclamation commune: «Seigneur, ayez pitié de moi!» et, le danger passé, ce faible mouvement de dévotion passa de même.
Tandis que j’étais assis comme je viens de le dire, je sentis l’air s’appesantir et je vis le ciel se couvrir de nuages de pluie. Bientôt le vent s’éleva par degrés et devint, au bout d’une demi-heure, un terrible ouragan. La mer se couvrit d’écume et inonda les rives; les arbres étaient déracinés: c’était un spectacle affreux. La tempête dura trois heures; puis elle commença à se calmer, et la pluie tomba en abondance. Je restais assis et immobile, quand il me vint à l’esprit que ce vent et cette pluie étaient des suites du tremblement de terre, et annonçaient sa fin. Cette pensée me ranima, et, la pluie achevant de me persuader, je rentrai dans ma tente; mais l’averse devint si forte que je fus obligé de me réfugier dans ma cave, non sans trembler de voir la voûte crouler sur moi. Cette pluie m’imposa un travail de plus, celui de trancher une voie pour l’écoulement des eaux à travers ma muraille, autrement j’aurais été inondé dans mon souterrain.
Après quelques instants que je passai tranquillement assis dans ma caverne, ne sentant plus de secousses, je revins un peu à moi-même. Pour achever de me réconforter, j’allai à mon petit magasin et me versai une goutte de rhum, liqueur que j’épargnais extrêmement, ne devant pas la remplacer quand je n’en aurais plus. Il continua de pleuvoir toute la nuit et une grande partie de la journée suivante, et je ne pus sortir; mais mon esprit était moins troublé, et je réfléchis sérieusement à ce que j’avais à faire. Je ne pouvais habiter une caverne, puisque cette île paraissait sujette à des tremblements de terre; je devais me faire une cabane dans un lieu découvert où je pourrais établir une palissade, comme je l’avais fait pour ma demeure actuelle, dans laquelle je risquais d’être enseveli vivant, un jour ou l’autre.
Je me décidai à déplacer d’abord ma tente, qui se trouvait précisément contre le côté escarpé de la colline, et devait être infailliblement écrasée s’il survenait un autre tremblement de terre. Je passai les deux jours suivants (19 et 20 avril) à songer aux moyens de déloger. J’étais si fortement affecté par la crainte d’être enterré vif, que mon sommeil en était troublé ; mais la crainte de coucher en plein champ et sans aucune retraite était presque aussi puissante. Et quand je voyais combien tout était en ordre autour de moi, combien j’étais commodément et sûrement logé, je sentais une grande répugnance à changer de gîte. Je pensais aussi au temps et aux peines que demanderait un nouvel établissement, et j’en conclus qu’il fallait de toutes manières courir la chance de rester où j’étais, jusqu’à ce que j’eusse formé un campement convenable. Je tâchai donc de me tranquilliser pour le moment, et je pris seulement la résolution de construire, le plus vite possible, une nouvelle enceinte dans laquelle je porterais ma tente; mais, en attendant, je me résignai à garder mon logis actuel. Ce fut le 21 avril que j’arrêtai ce plan.
22 Avril. — Le lendemain, je songeai à l’exécution de mes projets. Les outils me manquaient totalement. J’avais trois fortes haches et un grand nombre de ces petites hachettes que nous avions emportées pour trafiquer avec les sauvages; mais, à force de couper des bois durs tous ces instruments étaient ébréchés et émoussés, et ma pierre à aiguiser, que je ne pouvais faire tourner, m’était inutile. Jamais homme d’état, jamais magistrat ne consacrèrent plus de réflexions à la plus importante affaire politique et judiciaire que je n’en dépensai au sujet de ma meule. Enfin, je parvins à faire une roue que je mettais en mouvement avec le pied, en conservant les mains libres.
Nota. Je n’avais jamais vu de machines semblables en Angleterre, du moins je n’avais point fait attention à leur construction; mais j’ai vu depuis que rien n’était plus commun. Il faut dire cependant, pour rehausser le mérite de mon invention, que ma meule était très grande et très pesante. Cette machine me coûta une semaine entière de travail pour arriver à sa perfection.
28-29 Avril. — J’employai ces deux jours à repasser mes outils. Ma meule fonctionnait parfaitement.
30 Avril. — Depuis longtemps je remarquais que ma provision de pain diminuait; je l’examinai et me réduisis à un morceau de biscuit par jour, ce qui me rendit le cœur bien triste.
1er Mai. — En regardant le matin du côté de la mer, pendant la marée basse, je vis sur la grève un objet plus gros que ceux qui frappaient mes yeux tous les jours à cette place; cet objet avait la forme d’un petit baril. J’allai reconnaître; c’était en effet un baril et je vis près de lui quelques débris de notre bâtiment que le dernier ouragan avait déplacés. Je tournai mes regards sur le bâtiment lui-même, et sa carcasse me parut plus élevée au-dessus de l’eau qu’elle ne l’était auparavant. Le baril contenait de la poudre; mais cette poudre, ayant été mouillée, s’était ensuite durcie comme de la pierre. Cependant je roulai le petit tonneau plus haut sur la rive, et j’avançai dans les sables aussi loin que possible vers le navire, pour essayer d’en tirer encore quelque chose. Sa position était singulièrement changée. Le gaillard d’avant, au lieu d’être, comme auparavant, enfoncé dans le sable, le dépassait de plus de six pieds, et la poupe, qui s’était détachée du reste bientôt après mon dernier voyage à bord, avait été ballottée et enfin rejetée sur le côté. Des monceaux de sable entouraient maintenant l’arrière et permettaient d’en approcher à pied, tandis qu’autrefois un intervalle qu’il fallait passer à la nage séparait de la côte le bâtiment naufragé. D’abord ce changement m’étonna, ensuite je compris qu’il avait été produit par le tremblement de terre, dont les secousses avaient aussi disloqué encore davantage le bâtiment, comme le témoignaient les débris jetés presque tous les jours sur le rivage.
Cet incident détourna mon esprit de mes projets de déplacement, et je m’occupai avec beaucoup de zèle, ce jour-là surtout, de trouver quelque voie pour pénétrer dans le corps du navire Je. n’en trouvai aucune, parce que le sable le couvrait entièrement. Cependant, comme j’avais appris à ne désespérer de rien, je résolus de tirer pièce à pièce tout ce que je pourrais de cette carcasse de vaisseau, persuadé que ses débris me seraient utiles de façon ou d’autre.
3 Mai. — Je me mis à l’œuvre avec ma scie et je détachai une solive qui probablement soutenait une des parties supérieures du pont. Quand cette pièce fut coupée, je déblayai le sable de mon mieux, du côté le plus élevé ; mais je fus interrompu par la marée montante et forcé de laisser cette besogne pour le moment.
4 Mai. — J’allai à la pêche; mais je ne pris pas un poisson que je pusse m’aventurer à manger, et je commençais à être las de cet exercice, quand j’attrapai un jeune dauphin. Je m’étais fait une longue ligne avec du fil à cordage; mais je n’avais point d’hameçons, et néanmoins je prenais souvent assez de poissons, du moins autant que j’en voulais manger. Je les faisais sécher au soleil, et ne les mangeais que lorsqu’ils étaient bien secs.
5 Mai. — Je travaillai sur le bâtiment, et, ayant coupé une autre solive, je m’emparai de trois grandes planches de sapin, formant un des ponts. Je les attachai ensemble et les mis à flot quand la marée fut assez haute pour les amener à terre.
6 Mai. — Je retournai encore au bâtiment, d’où je tirai plusieurs chevilles de fer et d’autres pièces du même métal. Je travaillai rudement, et je rentrai si fatigué que je pensai à laisser là cette entreprise.
7 Mai. — J’allai encore au navire, mais non avec l’intention d’y travailler, et je trouvai que par son propre poids il s’était disloqué, les solives principales ayant été coupées. Plusieurs pièces de la carcasse gisaient détachées, et je pus voir l’intérieur, qui était presque rempli d’eau et de sable.
8 Mai. — J’allai au navire, et je portai avec moi un levier de fer, pour détacher les planches du pont, qui maintenant se trouvait dégagé d’eau et de sable. Je défis deux planches et les amenai à bord, de même que les autres, en profitant de la marée montante. Je laissai mon levier sur la place pour le lendemain.
9 Mai. — Je pénétrai, par le moyen du levier, dans le ventre du navire; je sentis quelques tonneaux et les déplaçai avec mon levier, mais je ne pus ni les briser ni les retirer. Je sentis aussi un rouleau de plomb d’Angleterre et je le remuai; toutefois sa pesanteur m’empêcha de l’enlever de place.
10 à 14 Mai. — Je continuai mon travail pendant ces quatre jours, et je rapportai quantité de planches, de morceaux de bois, et deux à trois quintaux de bois.
15 Mai. — Je portai deux petites haches au navire pour essayer de couper un morceau du rouleau de plomb, en posant dessus le tranchant d’une des hachettes et en me servant de l’autre pour l’enfoncer; mais, le rouleau étant sous un pied et demi d’eau, mes coups ne portaient pas assez juste pour enfoncer la hachette.
16 Mai. — Le vent avait été très violent pendant la nuit, et les restes du navire furent encore plus brisés qu’ils ne l’étaient par la force des vagues. Ce jour-là, je restai si longtemps dans les bois pour chercher des pigeons, que la marée monta avant que j’eusse pu aller au navire.
17 Mai. — Je vis quelques fragments du bâtiment, que les flots avaient jetés sur le rivage à deux milles de distance. Je voulus cependant aller les reconnaître; c’était une partie de la poupe, trop pesante pour que je pusse l’emporter.
24 Mai. — Tous les jours qui précédèrent cette date, je travaillai sur le navire, et, à force de peine et de patience, je détachai avec mon levier des pièces si essentielles, qu’à la première forte marée quelques tonneaux flottèrent hors de la carcasse, ainsi que deux des coffres des matelots. Mais, le vent soufflant de terre, il n’arriva ce jour-là sur la grève que des morceaux de bois et un muid contenant du porc du Brésil, que l’eau de mer et le sable avaient gâté. Je continuai le même travail, du 24 mai au 15 juin, en prenant cependant tous les jours le temps nécessaire pour chercher ma vie; et je choisissais cette occupation pour le moment de la haute marée; je me trouvais ainsi libre de travailler sur la grève à l’heure du reflux. Je rassemblai assez de bois, de pièces de charpente, de planches et de fer pour construire une barque, si j’avais su comment m’y prendre. Je tirai aussi, en diverses fois, près d’un quintal du rouleau de plomb.
16 Juin. — En descendant sur le bord de la mer, je vis une grande tortue. C’était la première que je voyais, et cela venait de ma mauvaise fortune, car elles abondaient dans l’île; et, si je l’eusse abordée de l’autre côté, j’en aurais trouvé par centaines, tous les jours, comme je m’en assurai ensuite; mais cette découverte me coûta cher.
17 Juin. — Je m’occupai à faire cuire la tortue. Je trouvai soixante œufs dans son corps, sa chair me sembla le mets le plus savoureux, le plus agréable que j’eusse goûté en toute ma vie; et cela devait me paraître ainsi après avoir été réduit à la viande de chèvre et d’oiseaux sauvages, depuis mon arrivée dans cet horrible pays.
18 Juin. — Il plut tout le jour, et je restai au logis. Il me sembla que la pluie avait refroidi l’air; je sentais une sorte de frisson qui n’était pas naturel sous cette latitude.
19 Juin. — Je me sentis encore froid et du malaise.
20 Juin. — Je pus dormir pendant la nuit; j’éprouvai de grandes douleurs de tête et un mouvement fébrile.
21 Juin. — Je tombai réellement malade, et j’eus les plus mortelles frayeurs de me trouver ainsi, étant privé de secours. Je priai Dieu pour la première fois depuis la tempête de Hull, et je priai sans trop savoir ce que je disais, ni pourquoi je priais, car mes pensées n’étaient pas bien nettes.
22 Juin. — Je fus un peu mieux, mais toujours dans de grandes appréhensions de devenir malade.
23 Juin. — Encore très mal, du froid, du tremblement, ensuite un violent mal de tête.
24 Juin. — Beaucoup mieux.
25 Juin. — Une fièvre très violente, dont l’accès dura sept heures alternativement chaud et froid; il fut suivi de sueurs légères.
26 Juin. — Mieux. N’ayant rien à manger, je pris mon fusil; mais je me sentis bien faible. Toutefois je tuai une chèvre, je l’apportai au logis avec beaucoup de peine; je fis griller un morceau de sa chair et je le mangeai. J’aurais bien voulu faire du bouillon avec cette viande, mais je n’avais point de marmite.
27 Juin. — Encore la fièvre, et si violente que je restai tout le jour dans mon lit, sans boire ni manger. J’étais près de mourir de soif; mais je n’avais pas la force de me tenir debout pour aller chercher de l’eau. Je priai Dieu encore; mais ma tête était faible, et d’ailleurs j’étais d’une telle ignorance que je ne savais que dire, je ne pouvais que m’écrier: «Seigneur, voyez ma misère! Seigneur, ayez pitié de moi!» Je suppose que je ne fis pas autre chose pendant deux ou trois heures, jusqu’à la fin de l’accès: alors je m’endormis et ne m’éveillai que très avant dans la nuit. En m’éveillant, je me trouvai beaucoup mieux, cependant très faible et excessivement altéré ; mais comme il n’y avait pas une goutte d’eau dans mon habitation, je fus obligé de rester couché jusqu’au matin, et je me rendormis.
Pendant ce second sommeil, j’eus un rêve terrible. Je croyais être assis à terre hors de mon enceinte, à la place où je me trouvais quand l’ouragan s’éleva après le tremblement de terre. Je vis descendre d’un grand nuage noir un homme entouré de flammes si brillantes, que mes yeux avaient peine à en soutenir l’éclat; son visage inspirait une terreur qu’aucune parole ne pourrait exprimer. Quand ses pieds touchèrent le sol, je crus sentir la terre trembler comme elle venait de le faire quelques instants auparavant, et l’air fut sillonné de longs éclairs. Dès qu’il fut descendu à terre, il s’avança vers moi en me menaçant d’une longue lance qu’il tenait à la main, et, du haut d’une petite éminence qui se trouvait à peu de distance de moi, il me parla; Sa voix était si terrible, qu’il m’est impossible de peindre son effet. tout ce que je puis dire, c’est qu’elle proféra ces mots: «Puisque tant d’avertissements ne t’ont pas amené au repentir, tu mourras» ; et en même temps la figure leva sa lance pour me tuer.
Je n’essayerai point de décrire les terreurs dont mon âme fut remplie par cette vision horrible. Dans le moment même du rêve, je m’étonnais de ces terreurs; et je ne saurais peindre non plus l’impression qui me resta lorsque je m’éveillai et que je reconnus que tout cela n’était qu’un songe.
Je n’avais, hélas! aucune instruction religieuse, celle que je tenais des premières et bonnes leçons de mon père ayant été effacée par huit années de perversité et d’association constante avec des gens aussi profanes que moi, et tels qu’on en rencontre généralement dans la vie maritime. Pendant ce laps de temps, je n’avais pas une fois, à ma souvenance, élevé mon esprit vers le Créateur, ni examiné intérieurement mes actions. Un certain abrutissement, sans désir du bien, sans conscience du mal, s’était emparé de moi, et j’étais aussi insouciant, aussi endurci, aussi corrompu que la plupart de nos matelots; comme eux je n’avais ni la crainte de Dieu dans le danger, ni le moindre sentiment de gratitude envers lui dans la délivrance.
On me croira facilement, d’après les faits de mon histoire déjà contés, si je dis ici que jamais il ne me vint à l’esprit d’attribuer les malheurs de tous genres qui m’étaient arrivés à une juste punition du Ciel, soit pour ma désobéissance envers mon père, soit pour mes péchés actuels, assez grands pour mériter châtiment, soit pour le mauvais emploi de ma vie entière. Dans mon expédition d’Afrique, je ne pensai pas une seule fois à prier Dieu de me diriger vers le meilleur chemin et de me garantir des périls dont j’étais entouré. Non, j’étais alors tout à fait éloigné de l’idée de Dieu, de la Providence; je me conduisais comme une brute, selon les impulsions naturelles et les suggestions du simple bon sens: heureux encore si je les avais toujours suivies! Quand je fus accueilli en mer par le capitaine portugais, je ne sentis aucune reconnaissance pieuse pour ma délivrance, ni pour l’honnêteté, la charité, les procédés généreux de mon sauveur. Plus tard, en me voyant naufragé, perdu, jeté à demi mort sur ce rivage, loin d’éprouver des remords et de considérer mon infortune comme une justice du Ciel, je me disais seulement que j’étais une pauvre créature, née pour être toujours misérable.
Il est vrai qu’au premier moment où je me trouvai sain et sauf dans l’île, tandis que tous mes compagnons étaient noyés, je fus saisi d’une espèce d’extase, et mon âme éprouva des émotions qui pouvaient, avec la grâce de Dieu, se changer en reconnaissance sincère. Mais ces émotions finirent comme elles avaient commencé, en purs élans de joie; je me sentais heureux de vivre, et ne réfléchissais point à la bonté remarquable de celui qui m’avait sauvé de préférence à tout le reste de l’équipage. Je ne songeais pas à m’enquérir des motifs pour lesquels la Providence s’était montrée aussi miséricordieuse envers moi. Je me livrais à cette sorte de délire que les marins éprouvent lorsqu’ils viennent d’échapper à un naufrage, que leur premier bol de punch leur fera oublier complètement. Toute ma vie avait été semblable à cet instant. Même dans ce désert, où je me croyais hors de tout secours humain, sans consolation, sans espoir de délivrance, dès que j’eus la perspective d’être à l’abri de la faim, mon affliction se calma, et je m’appliquai, avec toute la liberté d’esprit nécessaire, au soin de ma défense et de ma subsistance. Certes, j’étais loin de m’attrister en pensant que mon naufrage était un effet de la colère céleste.
L’apparition des épis de blé eut d’abord quelque influence sur mon esprit, et me toucha sérieusement tant que je crus cette apparition miraculeuse; mais, aussitôt que le prestige eut disparu, l’impression s’effaça de même, ainsi que je l’ai dit. Le tremblement de terre, le plus terrible des phénomènes naturels, celui qui suggère le plus directement l’idée d’un pouvoir invisible, m’effraya pendant sa durée; mais ma frayeur cessa avec la cause, et la pensée des jugements de Dieu, de sa main appesantie sur moi, ne me vint pas plus en ce moment qu’elle ne me serait venue dans les temps les plus prospères de mon existence. Mais, lorsque je me vis malade, lorsque je considérai à loisir la mort s’approchant de moi avec toutes ses angoisses, mon énergie céda à la violence de la fièvre, et je sentis se réveiller ma conscience depuis si longtemps endormie. Je me reprochai ma vie passée, qui m’avait attiré, par une perversité extraordinaire, un châtiment peu ordinaire également.
Ces tristes réflexions me tourmentèrent le second et le troisième jour de ma maladie, et la violence de la fièvre, jointe aux aiguillons de ma conscience, m’arracha quelques mots de prière; mais je ne puis dire que ce fut une véritable prière, accompagnée de désirs et d’espérance; c’était bien plutôt un cri de détresse.
Mes idées étaient confuses, l’horreur de la mort dans un état si misérable troublait ma tête affaiblie, et je ne savais ce que mes lèvres prononçaient; c’était sans doute des exclamations semblables à celles-ci: «Mon Dieu, que je suis à plaindre! Si je tombe malade, je mourrai très certainement faute de secours! Que vais-je devenir?» Alors des larmes coulaient de mes yeux, et je restai quelque temps sans pouvoir parler.
Pendant ces intervalles, les bons avis de mon père me revinrent d’abord en mémoire, et ensuite sa prédiction dont j’ai fait mention au commencement de cette histoire, savoir que, si je faisais ce pas insensé, Dieu ne me bénirait point, et que je me repentirais d’avoir négligé ses conseils quand je n’aurais personne pour m’aider à me tirer de peine. Maintenant, dis-je tout haut, les paroles de mon excellent père se sont vérifiées, la justice du Ciel m’a frappé. J’ai refusé d’écouter la voix de la Providence, qui m’avait donné, dans sa bonté, les moyens de vivre heureux et tranquille; je n’ai voulu ni connaître moi-même les bénédictions attachées à ma condition, ni les apprendre de l’expérience de mes parents. J’ai laissé ces bons parents pleurer ma folie, et maintenant je suis seul à en déplorer la suite. J’ai refusé leur secours par lequel j’aurais fait mon chemin sans peine, et me voici condamné à lutter contre des difficultés au-dessus des forces humaines, sans guide, sans appui, sans consolation. Ici je m’écriai: «Seigneur, venez à mon aide, car ma détresse est grande! Cette prière, si je puis la nommer ainsi, fut la première qui sortit de ma bouche, depuis un grand nombre d’années.
Je reviens à mon journal.
28 Juin. — Un peu rafraîchi par le sommeil, et l’accès de fièvre étant passé, je me levai. La frayeur que m’avait laissée mon rêve était encore très grande; cependant je considérai que l’accès de fièvre reviendrait sans doute le lendemain, et qu’il me fallait profiter de ce moment de calme pour préparer les choses qui pourraient me soulager quand je serais plus souffrant. D’abord je remplis d’eau une grande bouteille ou bocal, et la posai sur ma table à portée de mon lit, et, pour corriger le froid et la crudité de l’eau, j’y mêlai environ un quart de pinte de rhum. Je fis ensuite griller sur des charbons un morceau de viande de chèvre; mais je ne pus manger que fort peu.
Je voulus faire une promenade au grand air, et je me sentis extrêmement faible; j’avais peine à porter mon fusil, sans lequel je ne sortais jamais; aussi je fis peu de chemin, et je m’assis sur un tertre, les yeux fixés sur la mer, qui, dans ce moment, était unie et tranquille. Pendant que je me reposais ainsi, des pensées à peu près analogues à celles-ci se présentèrent à mon esprit: Qu’est-ce que cette terre et cette mer que j’ai parcourues en tant de parties? Comment ces choses ont-elles été créées? Que suis-je, moi, ainsi que les autres créatures sauvages et apprivoisées, humaines et brutes? D’où avons-nous été tirés? Sans doute, nous sommes l’ouvrage de ce pouvoir qui forma la terre et la mer, l’air et le ciel. Et quel est ce pouvoir? La conclusion naturelle était: c’est Dieu qui a tout fait. Mais alors il se présenta une singulière conséquence: si Dieu a fait toutes ces choses, il les guide et les gouverne, elles, et tout ce qui les concerne; car celui qui a pu les créer doit pouvoir les guider, les diriger; et, s’il en est ainsi, rien ne peut arriver dans la sphère immense de ses œuvres sans qu’il le sache et l’ordonne. Or, si rien n’arrive sans qu’il en soit instruit, il sait que je suis ici, et dans l’état le plus horrible; et, si rien n’arrive sans son ordre, il a voulu que tout ce mal tombât sur moi.
Rien ne s’offrait à mon esprit pour contredire ces conclusions; je restai donc ferme dans la pensée que Dieu avait voulu m’envoyer toutes mes infortunes, lui seul ayant le pouvoir de disposer non seulement de moi, mais de tout ce qui existe dans le monde entier.
Là se présentait immédiatement cette question: Pourquoi Dieu a-t-il voulu me traiter ainsi? Qu’ai-je fait pour mériter ce traitement? Ma conscience m’arrêta soudain dans cette enquête, comme si j’avais blasphémé, et je crus entendre sa voix intérieure me dire: «Malheureux, tu demandes ce que tu as fait? Regarde en arrière, examine ta vie mal employée, et demande plutôt ce que tu n’as pas fait. Demande pourquoi tu n’as pas été depuis longtemps anéanti? Pourquoi tu n’as pas péri dans la rade d’Yarmouth, ou dans le combat livré quand ton navire fut pris par le corsaire de Salé ? Pourquoi n’as-tu pas été dévoré par les bêtes féroces, sur les côtes d’Afrique? Pourquoi as-tu été seul épargné dans ton dernier naufrage, quand tout le reste de tes camarades s’est noyé ? Et tu demandes ce que tu as fait!»
Ces réflexions me confondaient, et je ne trouvai pas un mot à me répondre à moi-même. Je me levai triste et pensif, je retournai vers ma retraite et franchis ma muraille, dans l’intention de me mettre au lit; mais le trouble de mes pensées m’ôtait l’envie de dormir, et, m’asseyant sur ma chaise, j’allumai ma lampe, parce qu’il commençait à faire nuit. Alors, la crainte du retour de mon mal m’occupant fortement, je me rappelai que les Brésiliens traitent presque toutes leurs maladies avec du tabac. J’avais un rouleau de tabac épuré et sec dans un des coffres, et j’en avais aussi de vert, à demi préparé.
J’allai à ce coffre, et, conduit par le Ciel, je ne puis en douter, j’y trouvai la guérison de mon corps et celle de mon âme. Je l’ouvris, et je vis d’abord ce que je cherchais, le tabac; et comme le peu de livres que j’avais sauvés étaient aussi renfermés là, je pris une des Bibles dont j’ai parlé, et que je n’avais eu jusqu’alors ni le temps, ni peut-être le désir de lire, et je l’apportai sur ma table avec le tabac. Je ne savais comment faire usage de ce dernier comme médicament; je ne savais pas non plus s’il était bon pour ma maladie; toutefois je résolus de l’appliquer de plusieurs manières, persuadé que l’une d’elles me réussirait. D’abord je mâchai des morceaux de la feuille, et cela me causa une sorte d’ivresse; ce tabac était vert, et j’étais peu habitué à en user de cette sorte. Ensuite, j’en fis infuser une petite quantité pendant une ou deux heures dans du rhum, ayant l’intention de prendre une dose de cette boisson quand je serais couché ; enfin j’en fis brûler sur des charbons, et je tins mes narines au-dessus de la fumée, aussi longtemps que je pus le supporter.
Dans les intervalles qui s’écoulèrent entre ces différentes opérations, je voulus lire ma Bible; étourdi par la vapeur du tabac, je ne pus suivre longtemps ma lecture; seulement, en ouvrant le livre au hasard, je rencontrai ces mots: «Invoque-moi dans tes jours de détresse, et je te délivrerai, et tu glorifieras mon nom». Ces mots s’appliquaient parfaitement à ma position, et firent une certaine impression sur moi, à leur première lecture, mais une impression moins profonde que celle qu’ils produisirent par la suite; car le mot délivrer était pour moi vide de sens; ma délivrance me paraissait aussi éloignée, aussi impossible que la promesse de manger de la chair le parut aux enfants d’Israel quand ils disaient: «Dieu fera-t-il dresser une table pour nous dans le désert?» De même je disais: Dieu lui-même ne peut me tirer de cette île. Et comme il se passa plusieurs années sans que le moindre espoir me fût permis, cette idée revint souvent dans mon esprit.
Il se faisait tard, et le tabac, comme je l’ai dit, m’avait si fort assoupi, que je me sentais très disposé à dormir: aussi, laissant une lampe allumée dans la cave, pour avoir de la lumière dans le cas où j’aurais besoin de quelque chose, je me mis au lit. Mais ce ne fut pas sans avoir prié Dieu à genoux, ce qui ne m’était jamais arrivé en toute ma vie; et je le suppliai de tenir sa parole et de me délivrer si je l’appelais dans ma détresse. Après cette courte et imparfaite prière, je bus le rhum dans lequel j’avais fait infuser du tabac, et la force de la liqueur jointe au goût nauséabond de la plante rendit ce breuvage difficile à avaler. Je me couchai après l’avoir bu, et je sentis le rhum me porter fortement à la tête; mais je tombai très vite dans un profond sommeil et ne m’éveillai que le lendemain, à trois heures après midi. Depuis, j’eus lieu de penser, et je le pense encore maintenant, que je dormis tout le jour suivant et toute la nuit; car il me manqua un jour quand je fis le relevé de mon calendrier de l’année. Il est certain que, si l’erreur avait été causée par des entailles faites par-dessus d’autres, il aurait manqué plusieurs jours et non un seul. Quoi qu’il en soit de ce mécompte, je me trouvai, en m’éveillant, beaucoup moins abattu de corps et d’esprit. Lorsque je me levai, je me sentis plus fort, et mon estomac était mieux disposé, puisque j’avais faim. Bref, je n’eus point d’accès le lendemain, et, à dater de cette époque, je me rétablis progressivement: c’était le 29.
Le 30 devait être un bon jour, et je sortis avec mon fusil; mais j’évitai de m’éloigner trop. Je tuai des oiseaux de mer du genre des oies, et je les apportai au logis; mais je n’osai en manger et me contentai de mes œufs de tortue, qui étaient fort bons. Le soir, je réitérai le remède auquel j’attribuais l’amélioration de ma santé ; je pris une seconde dose de tabac infusé dans du rhum, moins forte cependant que la première, et je me dispensai de mâcher du tabac et d’en respirer la fumée.
Je ne fus pas aussi bien que je l’espérais, le lendemain 1er juillet; j’eus un petit accès de frisson; mais c’était peu de chose.
2 Juillet. — Je renouvelai l’application du tabac des trois manières, je m’étourdis par la fumigation, comme la première fois, et je donblai la dose de l’infusion.
3 Juillet. — Je n’eus point d’accès; toutefois j’étais loin d’avoir toutes mes forces, et je ne les repris complètement que plusieurs semaines après. Pendant ma convalescence, mes pensées se fixèrent souvent sur ces paroles des saintes Écritures: Je te délivrerai; et l’impossibilité de ma délivrance opposait une barrière insurmontable à tous mes élans d’espérance. Mais, au moment où j’étais le plus découragé, je me dis tout à coup que j’oubliais, en m’occupant de ma délivrance actuelle, celle dont j’avais été l’objet, et si récemment, quand j’avais été délivré, comme par miracle, d’une maladie qui me mettait dans une situation si déplorable, si effrayante. Je me demandai comment j’avais reçu ce bienfait, et si j’avais fait à ce propos ce que je devais faire. Dieu m’avait sauvé, mais je ne l’avais point glorifié, c’est-à-dire que je n’avais pas rapporté à lui seul mon salut, et je ne lui en avais pas rendu grâces. Ces idées touchèrent mon cœur très profondément. Je tombai à genoux, et je remerciai Dieu à haute voix de ma guérison inespérée.
4 Juillet. — Le matin, je pris la Bible, et, commençant la lecture du Nouveau Testament, j’y apportai une attention sérieuse. Je me fis une loi de lire la Bible tous les matins et tous les soirs, sans me borner à un certain nombre de chapitres, mais aussi longtemps que mon intérêt se soutiendrait. Bientôt après que j’eus mis ce projet à exécution, je me sentis sincèrement affligé de l’iniquité de ma vie passée. L’impression de mon rêve se raviva, et ces mots: tous ces avertissements ne t’ont point amené au repentir, me revinrent en mémoire. Je priai le Seigneur, du fond de mon âme, de m’accorder la grâce du repentir, et le même jour, en lisant le saint livre, je tombai sur ces paroles: «Il est proclamé prince et sauveur pour donner le repentir et la rémission». Je jetai le livre, et, les yeux et les mains levés au ciel, je m’écriai dans une extase de joie: «O Jésus, fils de David! Jésus, prince et sauveur, donne-moi le repentir!» C’était la première fois de ma vie que je priais, dans le sens véritable de ce terme; car je priais avec le sentiment de mon état et une espérance vraiment évangélique, fondée sur les divines promesses. Depuis cet instant, j’espérai en effet que Dieu daignerait m’exaucer.
J’entendais alors les mots cités plus haut: appelle-moi, et je viendrai te délivrer, dans un sens différent de celui que je leur donnais lorsque j’attachais l’idée de délivrance seulement à la fin de ma captivité ; car, malgré le grand espace que je pouvais parcourir, cette île était une prison pour moi; elle en avait du moins les conditions les plus tristes. Mais j’appris à expliquer tout autrement ces paroles. Je regardai avec horreur ma vie passée; mes péchés me semblèrent si détestables, que mon âme ne demandait plus à Dieu que sa délivrance des crimes qui l’accablaient et la privaient de toute consolation. Quant à ma solitude, ce n’était plus rien; je ne daignais ni demander d’en être tiré, ni la mettre en balance avec le sujet de mes vœux les plus fervents. J’insère ici ces détails, afin de montrer aux lecteurs que celui qui connaît la vérité met la délivrance du péché bien au-dessus de la délivrance des afflictions. Mais je reviens à mon journal.
Ma situation, toujours aussi malheureuse, me parut cependant alors moins difficile à supporter. Mon esprit s’étant dirigé vers un but plus élevé, par la prière et la lecture des saintes Écritures, je sentis de grandes consolations intérieures, auxquelles j’avais été jusque-là tout à fait étranger. D’ailleurs, aussitôt que ma santé et mes forces revinrent, je travaillai à me procurer ce qui me manquait et à rendre mon existence aussi régulière que possible. Du 1er juillet au 14, je passai la plus grande partie de mon temps à faire de petites excursions avec mon fusil, en proportionnant la longueur de mes courses aux forces d’un convalescent. On ne saurait imaginer, en effet, à quel point j’étais amaigri et faible. Les remèdes que j’avais employés n’avaient peut-être jamais été appliqués à la fièvre, et je n’oserais les conseiller à personne d’après mon expérience; car, s’ils avaient arrêté les accès fébriles, ils avaient très probablement contribué à m’affaiblir. Pendant quelque temps, je fus sujet à des tremblements, à des tressaillements de nerfs. Du reste, mon indisposition m’apprit que rien n’était plus pernicieux pour moi que de rester exposé à la pluie, surtout quand elle était accompagnée d’orages et d’ouragans; celles de la saison sèche étaient par conséquent plus dangereuses que celles de septembre et d’octobre.
J’étais depuis près de dix mois dans cette île funeste, j’avais perdu l’espérance d’en sortir; je croyais fermement que jamais un être humain n’avait mis le pied sur ses rivages. Mon habitation était alors aussi sûre que je le désirais, je voulus pénétrer plus avant dans le pays et reconnaître toutes ses productions.
Je commençai cette exploration le 15 juillet. D’abord, j’allai à la petite baie dans laquelle j’avais fait entrer mes radeaux, et je vis, en remontant la rivière, que la marée n’allait pas à plus de deux milles et se perdait dans un ruisseau d’une eau très fraîche et très bonne; mais comme on était alors en été, il se trouvait, en différents endroits, sinon à sec, du moins presque sans courant. De belles prairies bien unies et bien vertes s’étendaient sur les deux rives, et je vis dans les terres un peu plus élevées, près des coteaux où l’eau ne pouvait probablement arriver, des plantes de tabac sur des tiges très longues et très fortes, et d’autres plantes qui m’étaient inconnues; elles pouvaient avoir des vertus spéciales, mais je les ignorais. Je cherchai la cassave, racine qui sert de pain aux Indiens dans ces climats, et je ne la trouvai point. Je remarquai de grandes plantes de l’espèce des aloès et des cannes à sucre, ces dernières imparfaites et sauvages, faute de culture. Je me contentai de ces découvertes pour une première excursion, et je cherchai, en retournant chez moi, comment je pourrais reconnaître les qualités et la bonté des fruits et des plantes que je verrais. Mes réflexions n’aboutirent à rien. J’avais très peu observé la végétation pendant mon séjour au Brésil, et je n’avais aucune donnée pour me guider dans mes investigations.
Le lendemain 16, je repris le même chemin, et, avrès avoir été un peu plus loin que la veille, je vis la fin des savanes ou prairires, et j’entrai dans un pays boisé. Là, je trouvai des fruits de plusieurs sortes, surtout une grande abondance de melons sur le sol et de raisins sur les arbres. Les vignes s’élançaient d’un arbre à un autre, et leurs superbes grappes étaient en pleine maturité. Cette vue me causa la plus agréable surprise; toutefois, instruit par l’expérience, je mangeai modérément de ce fruit. Je me rappelais avoir vu, pendant mon séjour en Barbarie, des esclaves anglais mourir de la dysenterie pour avoir mangé trop de raisins. J’imaginai cependant un excellent moyen de faire usage de ces grappes; c’était de les faire sécher au soleil, à la façon des raisins dits de Corinthe. Je pensais, et je ne fus point trompé dans mon attente, qu’ils me fourniraient un aliment sain et agréable, quand je ne pourrais avoir des fruits dans leur fraîcheur.
Je passai toute la soirée en ce lieu, et je ne pus retourner au logis pour la nuit. C’était la première fois que je couchais hors de chez moi, et j’eus recours à mon premier expédient: je grimpai dans un arbre. Je dormis très bien ainsi, et le matin je continuai ma course. Je fis environ trois à quatre milles, à en juger d’après la longueur de la vallée, et je me dirigeai toujours vers le N., ma vue étant bornée de côté et d’autre par des chaînes de collines. A la fin de cette marche, je trouvai un endroit découvert où le terrain semblait s’abaisser à l’O. et je vis un petit ruisseau, qui sortait du flanc du coteau le plus près de moi, couler dans la direction opposée, c’est-à-dire en plein E. Cette campagne me parut si fraîche, si fleurie, dans sa parure de printemps, que je pouvais me croire au milieu d’un jardin bien cultivé. Je m’avançai de quelques pas dans ce vallon délicieux; je le contemplais avec un plaisir secret, bien que ce plaisir fût mêlé de pensées mélancoliques. Je me disais: Tout cela m’appartient; je suis roi, souverain seigneur de ce pays; mes droits sur lui sont incontestables, et, si je pouvais le transporter dans une autre partie du monde habité, rien ne m’empêcherait d’en jouir et de le laisser à mes héritiers, de même que nos propriétaires anglais se transmettent leurs biens de père en fils. Autour de moi je voyais des cocotiers en abondance, et aussi des orangers, des citronniers et des limoniers, mais tous sauvages et portant peu de fruits, du moins en ce moment. Toutefois, non seulement les limons verts que je cueillis étaient d’un goût agréable, mais, en mêlant leur jus avec de l’eau, j’obtins une boisson extrêmement fraîche et salutaire. Je crus devoir faire une provision de raisins, de citrons et de limons, afin de l’emporter au logis, où je la mettrais en réserve pour la saison des pluies qui approchait; je ramassai donc à une place une quantité de raisins, une plus petite quantité dans une autre, et, dans un troisième coin, je fis un tas de limons et de melons; ensuite, je pris un peu de chaque fruit et je m’acheminai vers mon habitation, comptant revenir au vallon avec un sac ou ce que je pourrais avoir pour emporter le reste.
Je revins donc, après trois jours d’absence, à la maison (comme j’appellerai toujours maintenant ma tente et ma caverne); mais, en arrivant, je trouvai les raisins que j’apportais complètement gâtés; les grains, à cause de leur poids et de leur nature juteuse, s’étaient écrasés et ne valaient plus rien; quant aux citrons, ils étaient parfaits; mais j’en avais très peu.
Le lendemain 19, muni de deux petits sacs, j’allai chercher ma récolte; mais, en arrivant près de mon tas de grappes, si belles, si brillantes quand je les avais cueillies, je les vis toutes dispersées, foulées, jetées çà et là et la plupart mangées. Je supposai que ce dégât avait été fait par quelque animal; mais quelle sorte d’animal, c’est ce que j’ignorais. Cependant, voyant l’impossibilité de les laisser en tas ou de les emporter dans des sacs, puisqu’elles seraient mangées dans le premier cas et gâtées dans le second, je pris un autre moyen, je les suspendis aux branches les plus élevées des arbres pour les laisser sécher au soleil, et je pris autant de citrons et de limons que je pus en emporter.
En revenant chez moi, je ne pouvais me lasser d’admirer la beauté et la richesse de cette vallée, et son heureuse situation à l’abri des orages, pourvue d’eau et de bois. Je pensai que j’avais planté ma tente dans le lieu le plus défavorable du pays; et l’idée me vint de changer de demeure et de chercher, dans cette agréable partie de l’île, un emplacement aussi sûr, s’il était possible, que celui où j’étais maintenant.
Je me disais:... Je suis roi, souverain seigneur de ce pays (P, 92.)
Ce projet roula dans mon esprit assez longtemps, et j’y tenais beaucoup, l’agrément du lieu étant réellement une forte tentation. Cependant, lorsque j’examinai les choses de plus près, je considérai que j’étais établi sur le bord de la mer, où le sort pouvait jeter quelque autre malheureux; et, malgré le peu de probabilité d’un tel événement, je ne devais pas, en me séquestrant au fond des bois et des vallées, renoncer à toutes chances, à tous moyens de délivrance. Pour concilier tout, je me fis une sorte de maison de plaisance dans ce vallon qui m’avait séduit, et je l’entourai d’une double haie aussi haute que je pouvais la faire, et renforcée par des pieux entre lesquels je mis de la bruyère et des branches d’arbres. Dans cette enceinte je dormais tranquille parfois deux ou trois nuits de suite, et j’y pénétrais par une échelle, comme dans mon ancienne demeure. Ainsi je possédais une maison sur la côte et une maison en pleine campagne. Ces travaux m’occupèrent jusqu’au mois d’août.
Je venais d’achever ma clôture et je commençais à jouir de mon travail, quand la saison des pluies me confina dans ma première habitation. J’avais, il est vrai, dans la seconde, une tente faite d’une voile de vaisseau et très bien tendue, mais là je n’avais pas une colline pour me garantir des orages, ni une caverne où je pusse me réfugier en cas d’averse extraordinaire.
Vers le commencement d’août j’avais donc fini ce que j’appelais ma maison des champs, et j’eus le plaisir de l’habiter. Le 3 août, les raisins que j’avais suspendus aux arbres me semblèrent parfaitement secs, et ils l’étaient en effet. Je les décrochai, et j’eus raison; car les pluies, qui ne tardèrent pas à venir, les auraient gâtés et m’auraient privé d’une partie de ma provision d’hiver. Je portai près de deux cents paquets de raisins dans mon magasin; mais alors il commença à pleuvoir, et depuis ce jour (4 août) il plut jusqu’au milieu d’octobre plus ou moins, et souvent si violemment, que j’étais obligé de rester plusieurs jours de suite dans ma caverne.
Pendant cette saison il m’arriva, à ma grande surprise, une augmentation de famille. J’avais eu beaucoup de chagrin de la perte d’une de mes chattes qui m’avait quitté, ou plutôt que je croyais morte dans quelque coin; mais un beau jour cet animal revint au logis avec trois petits. Je fus très étonné de l’aventure; car j’avais, il est. vrai, tué un chat sauvage, mais il m’avait paru très différent des nôtres. Du reste, les petits chats ressemblaient tout à fait à leur mère; et comme sa compagne était une femelle, je trouvai le fait des plus étranges. De ces trois petits il me vint ensuite une si nombreuse postérité, que je fus obligé de les tuer, comme des bêtes nuisibles, et de les chasser loin de ma maison.
Du 14 au 25 août, pluie continuelle. Je ne pus sortir, et je me garantis le plus soigneusement possible de l’humidité. Pendant ma retraite je me trouvai un peu à court de vivres; mais, en me risquant au dehors une ou deux fois, un jour je tuai une chèvre, et l’autre (le 26) je trouvai une grande tortue, et ce fut un régal véritable pour moi. Alors mes repas étaient ainsi réglés: je déjeunais avec une grappe de raisin; un morceau de viande de chèvre ou de tortue grillée faisait mon dîner (car, à mon grand regret, je n’avais pas un seul vase pour faire bouillir, soit de la viande, soit autre chose), et quelques œufs de tortue me donnaient à souper.
Pendant cet emprisonnement je travaillais tous les jours, deux à trois heures, à élargir ma cave, et, en creusant toujours par côté, je parvins jusqu’à l’extérieur, et je me fis une porte ou issue en dehors de ma muraille, par laquelle j’allais et venais. Mais je n’étais pas tout à fait rassuré de sentir ma retraite ainsi ouverte, ce qui rendait inutiles les précautions que j’avais prises. Toutefois, je n’avais aperçu aucune créature vivante qui fût à craindre, l’animal le plus grand que j’avais vu dans l’île étant la chèvre.
30 Septembre. — J’étais arrivé au malheureux anniversaire de mon naufrage. Je comptai les entailles que j’avais faites sur le poteau, et j’en trouvai trois cent soixante-cinq. Je consacrai ce jour à un jeûne solennel et à des actes de piété. Je me prosternai contre terre, le cœur pénétré d’une sincère humilité. Je confessai à Dieu mes péchés, je reconnus la justice de ses châtiments et je le priai de m’accorder merci par les mérites de Jésus-Christ. Je ne pris pas le moindre rafraîchissement pendant douze heures, et je mangeai seulement, après le coucher du soleil, une grappe de raisin et un morceau de biscuit; ensuite je me mis au lit, en finissant la journée, comme je l’avais commencée, par une prière. Je n’avais pas observé un seul dimanche pendant l’année, parce que, n’ayant aucun sentiment religieux, j’omis bientôt de faire la septième entaille plus grande que les autres; ainsi je ne distinguai plus les jours de la semaine. Cependant, après avoir fait le relevé général, je trouvai que j’avais été un an dans l’île, et je divisai cette année en semaines, en marquant chaque septième jour: il en manquait un sur la totalité. Bientôt après, mon encre commençant à diminuer, j’en usai avec plus d’économie; je notai les. seuls événements remarquables de ma vie, et je cessai d’écrire jour par jour les choses ordinaires.
Je reconnus les époques régulières de la saison des pluies et de la saison sèche, et je songeai à me prémunir pour leurs retours; mais j’achetai mon expérience, et ce que je vais conter est une des épreuves les plus décourageantes que j’aie subies.
J’ai parlé de certains épis d’orge et de riz que j’avais été si surpris de voir pousser comme par miracle. Je crois qu’il y avait une trentaine de tiges de riz et peut-être une vingtaine d’épis d’orge. Je crus bien faire de semer ce grain après les pluies, et quand le soleil, s’éloignant de moi, entrait dans le solstice d’été. Je bêchai de mon mieux une pièce de terre avec ma pelle de bois, et, divisant ce champ en deux parties, je semai mon grain; mais, tout en le semant, il me vint à l’esprit de ne pas confier le tout à la terre, parce que j’ignorais si j’avais bien choisi mon temps pour cette opération. Je conservai donc à peu près un tiers de mon grain, et ce fut une grande consolation pour moi d’avoir pris cette précaution, puisque toute ma semaille fut perdue. Le mois qui suivit fut sec, et les germes ne purent se développer avant le temps des pluies; alors ils poussèrent comme s’ils. venaient d’être semés. Lorsque je vis que ma première semence ne venait pas, ce que j’attribuais très naturellement à la sécheresse, je-cherchai un terrain plus humide, pour faire une seconde expérience-Je bêchai un petit champ près de ma maison de campagne, et j’y semai le reste de mon grain en février, un peu avant l’équinoxe. Les. mois pluvieux de mars et d’avril ayant amolli la terre après qu’elle avait reçu le grain, il poussa très bien et donna une bonne récolte; cependant, comme il me restait peu de semence et que je voulus ne pas risquer tout ce que j’avais, je recueillis à peine un picotin de chaque sorte de grain; mais cette expérience me rendait maître de mon affaire; je savais en quel temps il fallait semer, et que je pouvais-avoir deux moissons par année.
Tandis que mon blé croissait, je fis une petite découverte qui me fut très utile par la suite. Aussitôt que les pluies cessèrent et que le temps se raffermit, ce qui arriva vers le mois de novembre, j’allai visiter ma maison de campagne, où je trouvai toutes choses telles que je les avais laissées quelques mois auparavant. L’enceinte de haies doubles était parfaitement solide et intacte; mais les pieux qui la composaient, et que j’avais coupés à des arbres voisins, avaient repris en terre et poussé de longs rameaux, de même que les saules étêtés. Je ne savais point à quelle espèce d’arbre ces boutures appartenaient; mais je fus très agrébalement surpris en voyant leur croissance. Je les taillai et tâchai de les rendre aussi égaux entre eux qu’il me fut possible. On aurait peine à croire combien ils devinrent beaux dans l’espace de trois ans; ils ombragèrent alors mon enclos, bien qu’il eût vingt-cinq verges de diamètre, assez complètement pour m’offrir un abri dans la saison. Cela me donna l’idée de planter autour de mon ancien logement une haie formée de la même manière, à quatre-vingts verges de mon premier rempart. Cette plantation réussit; elle donna d’abord de l’ombre à mon habitation, ensuite elle lui servit de défense, comme je le dirai en son lieu.
Il me sembla que les saisons se divisaient, en ce pays, non en hiver et en été, comme en Europe, mais en saisons sèches et en saisons humides, lesquelles arrivaient ainsi: du milieu de février au milieu d’avril, temps pluvieux, le soleil étant alors dans l’équinoxe; du milieu d’avril au milieu d’août, temps sec, le soleil étant au N. de la ligne; du milieu d’août au milieu d’octobre, temps pluvieux, le soleil étant rentré dans son équinoxe; du milieu d’octobre au milieu de février, sécheresse, le soleil étant au S. de la ligne.
Les saisons pluvieuses étaient plus ou moins longues, suivant les vents; mais elles se divisaient en général comme je l’ai marqué, d’après mes observations. L’expérience m’avait appris le danger d’être exposé à la pluie; je pris soin de me fournir d’avance des provisions nécessaires, afin de n’être pas obligé de sortir, et je restais au logis, autant que possible, pendant les mois humides. A cette époque je ne manquais pas d’occupations utiles et sédentaires. Je profitai de ma retraite forcée pour me faire bien des choses que je ne pouvais me procurer sans un travail persévérant. J’essayai notamment, à diverses reprises, de me faire un panier; mais toutes les petites branches que je croyais propres à se tresser se trouvèrent si cassantes, que je ne pus rien en faire. Il était heureux pour moi que j’eusse pris, dans mon enfance, un grand plaisir à regarder travailler un vannier de notre voisinage. Je m’empressais, comme les petits garçons ne manquent point de le faire, à aider le vannier en lui apportant les objets dont il se servait, et j’observais très attentivement la manière dont il les mettait en œuvre; parfois même je tentais de l’imiter. Je possédais ainsi une pleine connaissance du métier, et je n’avais besoin que des matériaux, quand il me vint à l’esprit que les rameaux decet arbre, duquel j’avais tiré les boutures qui avaient poussé, seraient peut-être aussi flexibles que ceux du saule ou de l’osier. Je résolus d’en faire l’épreuve; en conséquence, dès le lendemain j’allai à ma maison de campagne, je coupai quelques-uns des plus petits rameaux des arbres de ma haie, et, les ayant trouvés tels que je les désirais, je retournai avec une hache en chercher davantage, ce qui fut très facile; car il y avait une grande quantité de ces arbres. Je fis sécher mes branches dans ma haie; quand elles furent en état de servir, je les portai à ma caverne, et, pendant la saison suivante, je fabriquai plusieurs paniers ou corbeilles, soit pour transporter de la terre ou d’autres choses, soit pour contenir différents objets. Ces ouvrages n’étaient pas d’un fini merveilleux; mais ils étaient suffisants pour l’usage que j’en voulais faire, et par la suite je m’arrangeai de manière à en avoir toujours pour remplacer ceux qui s’usaient, en ajoutant à leur nombre. Je fis entre autres des paniers profonds et très forts, pour y serrer mon blé, au lieu de le mettre dans des sacs, si j’en récoltais jamais une grande quantité.
Après avoir surmonté cette difficulté en y employant un temps considérable, je songeai à me procurer deux autres choses nécessaires. Je n’avais, pour contenir des liquides, que deux barils presque pleins de rhum et quelques bouteilles de verre, la plupart de forme commune; d’autres (celles qui provenaient des cases à liqueurs) de forme carrée. Je n’avais pas un seul vaisseau dans lequel je pusse faire la cuisine, hors un grand chaudron que j’avais tiré du navire, et qui, vu sa dimension, ne pouvait me servir à faire du bouillon ni à étuver un morceau de viande. Le second meuble que je désirais avoir était une pipe, et je regardais comme impossible d’en faire une; mais je trouvai moyen d’y suppléer. Pendant l’été ou la saison sèche, je travaillai au second rang de ma haie et à des ouvrages de vannerie; ensuite il survint une autre affaire qui me prit plus de temps que je ne croyais pouvoir lui en donner.
J’ai déjà parlé du désir que j’avais de voir l’île tout entière, et l’on sait que j’avais remonté le ruisseau, de la crique jusqu’à la vallée de ma maison de campagne. De là, j’avais vu la mer de l’autre côté de l’île, et je voulus, à mon prochain voyage, la traverser d’un bord à l’autre. Dans cette vue je pris mon fusil, une hache, les munitions nécessaires, plus deux biscuits et un paquet de raisins pour provisions de bouche, et je partis, suivi de mon chien. Arrivé à l’extrémité du vallon dans lequel était ma petite maison, je découvris la mer à l’O., et, le temps se trouvant extrêmement clair, je distinguai au loin une terre; mais je ne pus reconnaître si c’était une île ou un continent; je jugeai seulement qu’elle était très élevée et s’étendait de l’O. à l’O.-S.-O., à une distance que j’estimai de quinze à vingt lieues.
J’ignorais quelle pouvait être cette contrée: mais j’étais sûr qu’elle appartenait à l’Amérique, et, d’après mes observations, elle ne devait pas être fort éloignée des colonies espagnoles. Mais ce pays pouvait être habité par des sauvages, et si j’avais été jeté sur ses rives, au lieu d’avoir abordé mon île, j’aurais été dans une situation pire que celle où je me trouvais. Je me résignai donc à la volonté de Dieu, que je reconnaissais alors comme le dispensateur de toutes choses pour les meilleures fins, et je cessai de m’affliger vainement en souhaitant de ne pas être où j’étais.
D’ailleurs, en réfléchissant davantage, je me dis que, si cette terre appartenait aux colonies espagnoles, je verrais un jour ou un autre passer des vaisseaux dans ces parages. Et si cela n’était pas, ce que je voyais était le pays qui sépare l’Amérique espagnole du Brésil, pays habité par les peuples sauvages les plus méchants: car ils sont anthropophages, et ils massacrent et dévorent tous ceux qui tombent dans leurs mains. Après m’être tranquillisé l’esprit par ces raisonnements, je poursuivis mon voyage, et plus j’avançai, plus ce côté de l’île me parut au-dessus du mien. Les plaines découvertes ou savanes étaient ornées de fleurs et de plantes d’une variété charmante, et parsemées de bouquets de bois. Je vis quantité de perroquets; je désirai en attraper un, afin de l’apprivoiser et de lui enseigner à me parler, et je parvins, avec un peu de peine, à prendre un de ces oiseaux tout jeune, en l’étourdissant d’un coup de bâton. Je le relevai je le fis revenir, et je l’emportai chez moi; mais il fallut des années pour qu’il apprît à parler; enfin cependant il m’appela par mon nom assez familièrement, et l’incident qui en résulta amusera le lecteur en son lieu.
Ce voyage fut pour moi une diversion très agréable. Je vis dans les basses terres beaucoup d’animaux; les uns ressemblaient à des lièvres, d’autres à des renards, mais différents de ceux que j’avais vus ailleurs. J’en tuai quelques-uns, et ne pus me décider à les manger. Du reste je n’avais nul besoin de m’aventurer dans les essais de ce genre, puisque la nourriture ne me manquait point, et de très bonne nourriture, notamment des chèvres, des pigeons et des tortues. En joignant à ces viandes mes raisins secs, le marché de Leadenhall n’aurait pu mieux fournir une table, surtout pour un seul homme; et si ma position était déplorable en un sens, j’avais néanmoins de grands motifs de rendre grâces à Dieu, puisque, loin d’être réduit à la privation d’aliments, j’en avais au contraire, de très abondants et même de très friands.
Je n’avançais pas de plus de deux milles par jour dans cette excursion; mais je faisais tant de tours et de détours pour aller à la découverte, que j’arrivais toujours assez fatigué à la place où je me décidais à passer la nuit. Je couchais dans un arbre, ou bien je formais un rempart autour de moi en fichant des bâtons debout en terre, ou en les appuyant d’un arbre à un autre. Les bêtes fauves ne pouvaient arriver sur moi sans m’éveiller.
Lorsque j’arrivai au bord de la mer, je fus surpris de voir combien cette partie de l’île était plus agréable et plus riche que celle où le sort m’avait jeté. Une quantité prodigieuse de tortues couvrait le rivage, tandis que de mon côté je n’en avais trouvé que trois en dix-huit mois. Il y avait aussi un nombre infini d’oiseaux de plusieurs espèces, la plupart bons à manger; mais je ne connaissais de nom que les pigeons.
J’en aurais tué autant que j’aurais voulu, si je n’eusse été avare de ma poudre et de mon plomb; et j’aimais mieux tuer une chèvre, si cela était possible, parce que c’était une provision plus profitable. Cependant, bien que les chèvres fussent plus nombreuses de ce côté de l’île que du mien, il était plus difficile de les approcher, la campagne étant plate et unie, que lorsque je pouvais les guetter du haut des rochers.
Je trouvais en effet cette partie de l’île très supérieure à celle que j’habitais, et cependant je n’avais pas la moindre envie de déloger. Je m’étais accoutumé à mon domicile, et je me croyais en pays étranger sur ce nouveau rivage. Je continuai toutefois de suivre la côte à peu près l’espace de douze milles au levant, et là je plantai un poteau pour me. servir de marque, ayant le projet de diriger ma prochaine course à l’O. de ma demeure et de longer la côte jusqu’à ce que j’eusse retrouvé mon poteau, et par conséquent achevé le tour de l’île.
Je voulus revenir par un chemin différent de celui que j’avais suivi en allant, persuadé que je découvrirais toujours un assez grand espace pour voir de loin la place de mon premier logement; en cela je me trompais. Après avoir fait deux ou trois milles, je me trouvai enfoncé dans une grande vallée entourée de collines toutes couvertes de bois, en sorte que je ne pouvais reconnaître ma route que par le soleil; encore aurait-il fallu savoir la position exacte qu’il devait avoir suivant l’heure de la journée. Pour compléter ma détresse, le temps fut brumeux pendant trois à quatre jours que je restai dans cette vallée; et, ne pouvant apercevoir le soleil, j’errais çà et là, triste et découragé. Enfin je fus obligé de revenir sur la côte chercher mon poteau, et de là je suivis la route que j’avais prise en allant. Je regagnai mon logis à petites journées, à cause de l’excessive chaleur et de la charge énorme que je portais.
Pendant ce voyage, mon chien surprit un jeune chevreau et le saisit. J’accourus et je tirai des pattes du chien le pauvre petit animal. Je désirais l’emmener à la maison; car, depuis longtemps je rêvais aux moyens d’avoir des chèvres domestiques, pour me nourrir quand mes munitions seraient épuisées. Je fis un collier que je passai au cou du chevreau, et, à l’aide d’une corde que j’avais fabriquée avec du fil à cordages et que je portais toujours sur moi, je parvins à le conduire jusqu’à ma maison de campagne, où je l’enfermai et le laissai, impatient que j’étais de me retrouver dans mon ancien logis après une absence de plus d’un mois.
Je ne puis exprimer avec quelle satisfaction je rentrai dans ma retraite et me couchai sur mon hamac. Ce petit voyage, pendant lequel j’avais mené la vie d’un vagabond, ne sachant le matin en quel lieu je poserais ma tête le soir, m’avait semblé si pénible, que ma maison, comme il me plaisait de nommer mon gîte, me parut l’établissement le plus parfait. La comparaison me montra si bien la commodité et l’agrément de tout ce qui m’entourait, que je me promis de ne jamais m’en éloigner beaucoup, tant que ma destinée me fixerait dans cette île.
Je passai une semaine à me reposer, à me refaire, après une excursion si fatigante, et la plus grande partie de ce temps fut employée à construire une cage pour mon perroquet, déjà un peu apprivoisé et accoutumé à moi. Je songeai ensuite au pauvre petit chevreau que j’avais emprisonné dans mon enceinte du vallon, et je résolus de l’amener à la maison et de lui donner à manger. Je le trouvai où je l’avais laissé, et il ne pouvait en effet s’échapper; mais il était à moitié mort de faim. J’allai couper des branches d’arbre et de buisson, et je les lui jetai par-dessus la haie. Dès qu’il eut mangé, jè me disposai à l’attacher, comme je l’avais déjà fait, pour l’emmener. Cela n’était pas nécessaire: la faim l’avait rendu si docile, qu’il me suivit comme un petit chien. Je continuai par la suite à le nourrir de ma main, et il devint si doux et si familier, qu’il fut admis parmi mes animaux domestiques et ne voulait jamais me quitter.
La saison pluvieuse de l’équinoxe d’automne était arrivée, et j’observai le jeûne du 30 septembre de même qu’au premier anniversaire. Deux ans s’étaient écoulés depuis mon naufrage, et je n’avais pas plus d’espoir d’être tiré de cette île que je n’en avais eu en l’abordant. Je passai cette journée en humbles et vives actions de grâces, pour les bontés infinies qui avaient adouci mon existence solitaire, et sans lesquelles j’aurais été si malheureux. Je remerciai Dieu d’avoir bien voulu me montrer que je pouvais jouir en ce lieu d’une félicité plus grande peut-être qu’il ne m’eût été donné de la goûter au milieu du monde et de ses plaisirs; d’avoir bien voulu compenser pour moi l’absence de société humaine par sa présence et les communications de sa grâce avec mon âme, me soutenant, me consolant, m’encourageant à compter sur sa providence ici-bas et à espérer en son éternelle présence dans la vie future.
Alors je sentais pleinement combien j’étais plus heureux dans mon existence actuelle, en dépit de toutes ces circonstances pénibles, que je ne l’étais en menant la vie maudite et abominable qui avait duré la plus grande partie de mes jours. Et alors aussi mes joies et mes chagrins changèrent de nature; mes désirs, mes affections avaient d’autres objets, et mes délices présentes différaient complètement de celles que je pouvais ressentir au moment de mon naufrage et même dans le cours des deux années précédentes.
Jadis, quand je courais la campagne, soit pour chasser, soit pour aller à la découverte, le malheur de ma situation venait tout à coup peser sur mon cœur; je me sentais défaillir en pensant à ces bois, à ces montagnes, à ces déserts au milieu desquels j’étais abandonné. Je me voyais prisonnier, renfermé par les barreaux et les verrous éternels de l’Océan, dans une solitude sauvage, sans espoir de délivrance. Dans les moments les plus calmes, ces pensées fondaient sur moi avec la violence soudaine d’un orage, et me faisaient pleurer et me tordre les mains comme un enfant. Souvent elles m’assaillaient pendant le travail; alors je m’asseyais en soupirant, et je passais une ou deux heures immobile, les yeux fixés sur la terre. C’était ce qu’il y avait de pire pour moi. Je me trouvais mieux quand un torrent de larmes se faisait passage et soulageait ma poitrine oppressée; alors j’exprimais mes sentiments par des paroles, et, en exhalant ma douleur, je la rendais moins amère.
Mais maintenant de nouvelles idées occupaient mon esprit. Tous les jours je lisais la Bible, et j’appliquais à mon état présent les consolations qu’elle renferme. Un matin je me sentais bien triste, et j’ouvris le saint livre, à ces lignes: «Je ne te délaisserai, je ne t’abandonnerai jamais». A l’instant je pensai que ces mots étaient écrits pour moi; sans cela pourquoi se seraient-ils trouvés sous mes yeux justement quand je déplorais ma triste condition, quand je me croyais abandonné de Dieu et des hommes? Eh bien, dis-je, si Dieu ne m’abandonne point, peu m’importe que le monde entier m’oublie; et si j’obtenais, au contraire, toutes les faveurs du monde en perdant la bénédiction de Dieu, il n’y aurait aucune compensation à ma perte.
En ce moment je fus bien convaincu que je pouvais être plus heureux dans cet état de solitude et d’abandon que je ne l’aurais été, selon toutes les probabilités, dans aucune des carrières sociales que je pouvais suivre. J’étais prêt à remercier Dieu de m’avoir conduit dans cette île. Cependant quelque chose m’arrêtait; je trouvais cette idée choquante; les mots ne pouvaient sortir de ma bouche. «Serais-tu assez hypocrite, me disais-je, pour remercier Dieu de t’avoir mis dans un état que tu peux essayer de supporter avec résignation, mais dont il est naturel que tu le pries de te délivrer?» Cette réflexion me retint; mais si je n’osai rendre grâces à Dieu de mon exil, je le remerciai sincèrement de m’avoir, par mes afflictions, ouvert les yeux sur les fautes de ma vie passée, de m’avoir enseigné à les déplorer, à me repentir. Jamais il ne m’arrivait d’ouvrir ni de fermer la Bible sans bénir le Ciel du fond de l’âme, pour avoir porté mon ami à mettre ce saint livre parmi mes effets sans avoir reçu à cet égard aucune demande de moi, et pour m’avoir ensuite permis de le sauver du naufrage.
Dans cette disposition d’esprit je commençai ma troisième année; et, si je n’ai pas fatigué le lecteur en détaillant mes travaux de cette année aussi minutieusement que ceux de la précédente, il peut néanmoins observer en général que je n’étais pas souvent oisif. J’avais réglé mes heures comme il suit: d’abord je consacrais à mes devoirs religieux et à la lecture de la Bible un certain temps, trois fois par jour; ensuite j’allais à la chasse pour chercher ma vie, ce qui employait environ trois heures de la matinée, quand il faisait beau. Enfin, j’avais à mettre en ordre, à préparer pour la conservation, à faire cuire ce que j’apportais de provisions. Tout cela remplissait la plus grande partie de la journée; d’ailleurs il faut remarquer que la force de la chaleur au milieu du jour ne me permettait pas de sortir; je ne pouvais donc pas travailler plus de trois à quatre heures dans l’après-midi. Parfois je permutais les heures du travail contre celles de la chasse, je travaillais le matin, et je sortais le soir avec mon fusil.
A la brièveté du temps que je donnais à mes travaux, on voudra bien ajouter leur extrême difficulté et la lenteur d’exécution qui résultaient du manque d’outils, d’habileté et de secours. Par exemple, je passai quarante-deux jours à faire une planche pour une longue tablette dont j’avais besoin dans ma cave, tandis que deux charpentiers, avec les instruments convenables, auraient coupé six planches sur le même arbre en une demi-journée.
Voici quel était mon procédé. Il me fallait d’abord couper un grand arbre, parce que j’avais besoin d’une grande planche: cet arbre, je fus trois jours à l’abattre et deux autres jours à l’ébrancher et à le réduire en un seul bloc. Je le diminuai des deux côtés, avec un travail infini, jusqu’à ce qu’il devînt assez léger pour être remué ; alors je le retournai et je rendis unie et lisse d’un bout à l’autre une de ses surfaces, après quoi je fis la même opération de l’autre côté ; et, à force de tailler et de raboter, j’obtins une planche de trois pouces d’épaisseur. On peut juger quelle besogne c’était pour moi; mais la patience et l’industrie me conduisirent au succès, en cela et en bien d’autres choses. J’ai cité celle-ci simplement pour montrer comment si peu d’ouvrage me prenait un temps si énorme. En effet, ce qui eût été facilement achevé avec de l’aide et des outils ne pouvait l’être sans un laps de temps prodigieux, par un homme seul et privé des instruments les plus nécessaires. Néanmoins, on va voir que la persévérance me fit venir à bout de divers travaux indispensables dans ma situation.
J’étais alors aux mois de novembre et décembre, attendant ma récolte d’orge et de riz. Le champ que j’avais labouré pour ces grains n’était pas très grand, puisque, comme je l’ai dit plus haut, mes semences n’étaient que d’un demi-picotin de chaque espèce, ayant perdu une récolte pour avoir semé avant la sécheresse. Maintenant la moisson promettait d’être belle; mais soudain je fus menacé de la perdre une seconde fois par des ennemis de plusieurs sortes, contre lesquels il était difficile de la garantir. D’abord les chèvres et les bêtes fauves, que je nommais lièvres, ayant pris goût au blé, venaient s’ébattre sur le champ aussitôt que le grain était levé, et le tondaient de si près que l’épi ne pouvait se former. Je n’y vis d’autre remède que d’enclore promptement le champ d’une haie, ce qui me coûta beaucoup de travail. Toutefois ma terre labourée étant fort exiguë et assortie à la récolte, je lui fis une clôture suffisante en deux ou trois semaines. Je tirai sur les animaux qui venaient la ravager pendant le jour, et j’établis mon chien pour la garder la nuit, en l’attachant à un poteau près de la porte, où il aboyait presque sans relâche. Grâce à ces moyens, les ennemis désertèrent bientôt la place, le blé poussa très bien, et il commençait à mûrir.
Mais si les quadrupèdes ravageaient mon blé en herbe, les oiseaux furent bien près de me l’enlever totalement en grain. En allant visiter mon champ, pour savoir où en étaient les épis, je vis tout autour d’eux une foule d’oiseaux de mille espèces qui paraissaient attendre que je fusse parti. A l’instant je tirai sur la troupe (je ne sortais jamais sans mon fusil), et il s’éleva du milieu du blé une véritable nuée d’oiseaux. Cela me causa un vif chagrin; car je prévoyais qu’en peu de jours toutes mes espérances seraient dévorées, que je serais enfin réduit à la famine et ne pourrais amener à bien une seule récolte. Que faire? je n’en savais rien. Cependant je résolus de ne point perdre mon blé, quand je devrais le garder nuit et jour. D’abord, je voulus voir le dommage déjà fait, et je trouvai beaucoup de grains mangés; mais comme il était encore vert pour les oiseaux, la perte était moins grande qu’elle ne l’eût été sans cela, et ce qui restait valait bien la peine d’être sauvé.
J’étais debout à côté du champ, et je chargeais mon fusil; pendant ce temps-là mes voleurs se tenaient dans les arbres d’alentour, comme s’ils attendaient le moment de mon départ, et ils l’attendaient en effet; car je me mis en marche, en paraissant m’éloigner du champ, et, aussitôt qu’ils m’eurent perdu de vue, ils fondirent sur le blé. Je fus tellement irrité que je n’eus pas la patience de les laisser venir tous. Je savais que chacun des grains qu’ils mangeaient en ce moment me privait d’un picotin dans l’avenir; ainsi donc, franchissant la haie, je fis feu derechef et je tuai trois maraudeurs. C’était ce que je voulais, et je les traitai comme on traite les voleurs en Angleterre, c’est-à-dire que je les pendis pour servir d’exemple aux autres. Il est impossible d’imaginer l’effet de cette mesure. Les oiseaux non seulement n’osèrent plus revenir au blé, mais encore abandonnèrent cette partie de l’île, et je n’en vis pas un seul aux alentours de mon champ tant que l’épouvantail y resta. On peut croire que je fus enchanté de mon succès; et vers la fin de décembre, époque de la seconde moisson, je recueillis mon blé.
J’étais bien empêché de n’avoir ni faucille ni faux pour le couper; tout ce que je pus faire de mieux, ce fut de moissonner avec un des coutelas que j’avais sauvés du navire. Cependant, cette récolte n’étant pas considérable, je l’enlevai assez facilement. Je ne coupais juste que les épis, je les mettais dans un grand panier de ma façon, et je les égrenais ensuite avec mes mains. En dernier résultat, mon picotin de semences me produisit près de deux boisseaux de riz et un demi-boisseau d’orge, à vue d’œil, car je n’avais point de mesure.
Ce fut un grand encouragement pour moi, et j’espérai qu’avec le temps Dieu m’accorderait du pain de mon cru. Pourtant il se présentait d’autres difficultés avant d’arriver là. Comment pourrais-je moudre le grain pour en faire de la farine, et comment ôter le son de cette farine? Je n’en savais rien; et, quand je l’aurais su, restait encore l’embarras de faire du pain avec cette farine, surtout de le faire cuire. Ces difficultés, jointes au désir d’avoir une provision plus grande afin d’assurer ma subsistance future, me décidèrent à ne point entamer cette récolte et à la conserver pour les semailles prochaines. En attendant, j’employai mes réflexions et mes heures de travail à tâcher d’avoir tout ce qui concernait l’importante affaire du pain. Je pouvais dire à la lettre que je travaillais pour gagner ma vie.
On est émerveillé de voir, et peu de gens ont, je crois, sérieusement considéré combien de choses sont nécessaires pour la production et les préparations diverses de ce seul objet de notre consommation, le pain. Moi, pauvre malheureux réduit aux simples ressources de la nature, je pensais à ces choses avec un découragement qui s’accroissait en même temps que les difficultés. Cependant, je m’en occupai depuis le moment où je recueillis ma première poignée d’épis, venus, comme je l’ai dit, d’une manière inattendue, jusqu’à cette dernière récolte.
D’abord je n’avais point de charrue pour labourer la terre, ni de bêche pour la remuer. Je triomphai de cet obstacle en me servant d’une pelle en bois; mais ce n’était là qu’un pauvre labourage, et mon instrument, après m’avoir coûté plusieurs jours de travail, dura moins longtemps parce qu’il n’était pas garni de fer comme les nôtres, et de plus remplissait mal son office. Je me contentai de ce résultat, faute de mieux. Quand le blé fut semé, n’ayant point de herse pour le recouvrir, je fus obligé de gratter la terre pour arriver au même but. Tandis que les épis croissaient et mûrissaient, j’eus le temps de penser à tout ce qui me manquait pour les défendre sur pied, les moissonner, les porter au logis, et séparer le grain de la paille. Il me manquait aussi un moulin pour le moudre, un crible pour passer la farine, du levain et du sel pour faire de la pâte avec cette farine, enfin un four pour le cuire; et cependant je vins à bout de fabriquer ou de remplacer toutes ces choses, et le blé devint un bien inappréciable pour moi. Je n’obtins tout cela qu’au prix de labeurs pénibles et persévérants; mais ils étaient inévitables, et j’avais le temps suffisant pour les faire. Dans la division de mes heures, il y en avait un certain nombre dévolu chaque jour à ces travaux; et comme j’étais décidé à ne rien consommer de ma récolte présente, j’avais six mois pour inventer et exécuter les ustensiles exigés pour les opérations diverses par lesquelles le blé devait passer avant de pouvoir me faire du pain.
Mais il me fallait préparer une plus grande pièce de terre. J’avais assez de grain pour ensemencer plus d’un acre; et, avant d’entreprendre ce travail, je passai une semaine à me faire une pelle, qui n’était pas très bonne et qui, par sa pesanteur, ralentissait mes mouvements. Cependant j’achevai l’ouvrage tant bien que mal, et je semai mon grain sur deux champs assez vastes, aussi près que possible de ma maison. Je les entourai d’une forte haie, dont les pieux étaient coupés sur ces arbres dont j’avais déjà fait usage pour cela, et qui croissaient par bouture, en sorte que j’étais sûr d’avoir au bout de l’année une haie vive à laquelle il faudrait peu de réparations. Cette besogne me prit trois mois pleins, parce que la plus grande partie de ce temps se trouvait dans la saison des pluies, où je ne pouvais sortir. Quand j’étais retenu au logis, je m’occupais des objets dont je vais parler, en faisant remarquer toutefois que je me délassais de mes travaux en parlant à mon perroquet et en lui enseignant à parler. Bientôt il connut son nom et sut répéter assez distinctement: Jacquot. Ce fut le premier mot que j’entendis prononcer dans l’île par un autre que moi. Ceci n’était pas un travail, mais une diversion qui me rendait le travail plus léger; car j’avais sur les bras beaucoup d’affaires.
J’avais longtemps cherché les moyens de me faire des vases de terre, qui me manquaient extrêmement, et je ne savais comment m’y prendre. Toutefois, en considérant la chaleur du climat, je ne doutais point de la possibilité de faire sécher de la poterie au soleil, si je trouvais de l’argile pour la faire. Je pourrais au moins avoir des vases assez consistants pour contenir des choses sèches et qui devaient être conservées telles. J’en avais besoin pour le blé, la viande, etc. Je me proposai donc d’essayer de faire des vaisseaux aussi grands que possible, pour servir, comme des jarres, à renfermer ce qu’on voudrait.
Le lecteur aurait pitié, ou plutôt rirait de moi si je lui contais tous les essais maladroits que je fis en ce genre, combien de choses laides et informes sortirent de mes mains, et combien de fois mes vases tombèrent en pièces, la pâte n’étant pas assez ferme pour soutenir son poids, ou éclatèrent par la chaleur trop vive du soleil, auquel je les avais exposés trop frais; combien de fois ils se brisèrent seulement en les transportant, soit avant, soit après avoir séché ; enfin comment, après avoir à grand’peine trouvé de la terre glaise, l’avoir enlevée, ensuite pétrie et travaillée, je ne pus faire plus de deux horribles choses (que je n’oserais appeler jarres) en deux mois de temps.
Toutefois, le soleil ayant durci très suffisamment ces deux vases, je les enlevai avec précaution, et je les mis dans des paniers d’osier que j’avais faits exprès pour leur servir de couverture. Je remplis le petit espace qui restait entre Je panier et la terre avec de la paille d’orge et de riz. Ainsi j’eus deux vaisseaux propres à tenir au sec mon grain et peut-être ma farine.
Malgré mon échec dans la fabrication des grands vases, je réussis moins mal pour de plus petits objets, tels que des plats, des marmites, des cruches, enfin tout ce que je pus façonner à la main. La chaleur du soleil donna à tout cela la cuisson convenable.
Mais je n’avais pas atteint mon but principal, celui d’avoir un vase qui contînt des liquides et supportât le feu: aucun de ceux-là ne le pouvait. Quelque temps après j’avais fait un grand feu pour apprêter ma viande, et quand je retirai les charbons, n’en ayant plus besoin, je trouvai au milieu du foyer un tesson de ma nouvelle poterie, devenu aussi dur que de la pierre et rouge comme une brique. A cette vue, je fus agréablement surpris, et je pensai à l’instant qu’un vase entier pourrait aussi bien cuire de cette manière qu’un fragment de vase.
J’étudiai les meilleurs moyens de conduire le feu pour la cuisson d’un certain nombre de pots de terre. Je n’avais aucune idée, ni de la construction d’un four à briques, ni de la matière dont se compose le vernis que les potiers mettent sur leurs ouvrages; je ne savais pas qu’ils emploient le plomb à cet usage. Je me bornai à placer trois grandes cruches les unes près des autres, et au-dessus d’elles des pots moins grands; puis je couvris et j’entourai la pyramide d’un feu de bois très ardent. J’alimentai ce feu de tous côtés, jusqu’à ce que les pots devinssent rouge clair, sans se fêler. Je les laissai cinq à six heures dans cette chaleur, et l’un d’eux sembla près, non d’éclater, mais de couler, le sable mêlé dans l’argile ayant fondu, ce qui aurait produit du verre si j’eusse continué de le chauffer. Je diminuai mon feu par degrés; les vases perdirent petit à petit leur rouge ardent, et je veillai toute la nuit pour que le feu ne s’éteignît pas trop vite. Le matin je me vis possesseur de trois bonnes, sinon de trois belles cruches, et de deux autres pots de terre, aussi durs que je pouvais le désirer; l’un d’eux avait même un vernis parfait, produit par la vitrification commencée du sable.
Après cette expérience, il n’est pas nécessaire de dire que je ne manquai d’aucune sorte de vaisselle dans mon ménage; mais je dois avouer que la forme n’en était pas très régulière, et l’on n’en sera pas surpris. Je n’y mettais pas plus d’art que les petits garçons n’en mettent à faire des pâtés de terre grasse, et les femmes à imiter avec la pâte de leurs poudings les pièces de pâtisserie.
Jamais un n’éprouva pour une chose aussi vulgaire une joie égale à la mienne, quand je fus venu à bout de me faire un pot de terre allant au feu. J’eus beaucoup de peine à attendre qu’il fût refroidi, pour le remettre chauffer avec de l’eau et de la viande, et faire du bouillon. L’opération réussit très bien, et j’eus un excellent potage, bien qu’il me manquât du gruau et d’autres ingrédients qui l’auraient rendu parfait.
Je songeai ensuite à me pourvoir d’un mortier ou d’un instrument quelconque pour piler mon blé ; car il ne pouvait être question de construire, avec une seule paire de bras, une machine aussi compliquée qu’un moulin; il s’agissait seulement de le remplacer. De tous les métiers du monde celui de tailleur de pierres m’était le plus étranger; d’ailleurs je n’avais aucun des outils nécessaires à ce genre de travail. Je passai plusieurs jours à chercher une pierre assez grande pour être creusée en forme de mortier, et je n’en trouvai point, excepté celles qui composaient le roc vif, et que je ne pouvais ni couper ni tailler; de plus, les rochers de l’île étaient d’une nature poreuse, et ils n’avaient pas la consistance suffisante pour l’usage que j’en voulais faire. Après bien du temps perdu à chercher une pierre, je me décidai à me servir d’un bloc de bois dur, beaucoup plus facile à trouver.
Je pris le plus grand que je pusse transporter, je l’arrondis extérieurement avec ma hache, et ensuite à l’aide du feu je le creusai, de même que les naturels du Brésil creusent leurs canots. Ce travail fut très long, et je formai après cela un grand pilon en bois de fer et rangeai le tout pour m’en servir à la première moisson, comptant bien cette fois moudre ou plutôt piler mon grain en farine et m’en faire du pain.
Il me fallait encore un tamis pour passer la farine et la séparer du son. Sans cela je n’aurais pu faire du pain. C’était une chose très difficile et qui me parut telle même en projet. Je manquais pour cela des principaux matériaux, notamment d’un fin canevas ou d’un tissu de crin à travers lequel la farine pût passer; cette difficulté m’arrêta plusieurs mois, et je ne savais réellement que faire. Je n’avais point de linge, ou du moins, ce qui m’en restait n’était plus que des haillons; j’avais du poil de chèvre, mais je n’aurais su ni le filer ni le tisser, et, quand je l’aurais su, je n’avais pas les outils du métier. Cependant, à force de chercher, je m’avisai d’un expédient. J’avais, parmi les effets des matelots que je tirai du navire, quelques cols et cravates de calicot ou de mousseline; avec des morceaux de ces cravates je fis trois petits tamis assez convenables pour cet usage; je m’en servis -pendant quelques années. Je dirai ensuite comment je les remplaçai.
Le premier point à considérer après ceux-ci était la manière de faire le pain, une fois que j’aurais la farine: d’abord je n’avais point de levain et aucun moyen de m’en procurer; je ne m’en embarrassai donc pas longtemps. Mais j’étais fort en peine pour le four. Enfin je trouvai un expédient pour cela comme pour le reste. Je fis de grands vases de terre, très larges et peu profonds, c’est-à-dire ayant deux pieds de diamètre et environ neuf pouces de profondeur. Je les fis passer au feu, comme les marmites, et je les mis à part; ensuite, quand j’avais besoin de faire cuire du pain, je faisais un grand feu sur mon âtre, que j’avais pavé de briques façonnées et cuites par moi, mais qui n’étaient pas parfaitement carrées. Quand le bois était réduit en tisons et en charbons ardents, je les parsemais sur le foyer, de manière qu’il en fût tout couvert, et je les laissais assez de temps pour chauffer excessivement la place; alors je retirais la braise, je la remplaçais par mes pains, que je couvrais avec un des plats de terre; puis j’amassais des charbons tout autour du plat, afin de maintenir et d’augmenter la chaleur intérieure. Je fis de la sorte, aussi bien qu’avec le meilleur four du monde, mes pains de farine d’orge, et je devins en outre un très bon pâtissier. Je me faisais différents gâteaux et des poudings de riz; mais point de pâtés, parce que je n’avais rien à mettre dedans, excepté de la viande de chèvre ou d’oiseaux.
On ne s’étonnera pas si je dis que toutes ces choses m’occupèrent pendant la presque totalité de ma troisième année de séjour dans l’île; mais il faut observer que, dans les intervalles de ces divers travaux, j’avais eu ma nouvelle récolte et mes affaires intérieures à conduire. Je cueillis mon blé dans la saison, je le portai au logis comme je pus et le laissai en épis dans mes grands paniers, en attendant que j’eusse le temps de l’égrener; car je n’avais ni aire ni fléau pour le battre.
L’augmentation de ma provision de blé m’obligea réellement d’élargir mes greniers. Ma récolte m’avait donné vingt boisseaux d’orge -et autant de riz, même davantage; je me décidai donc à en faire usage; d’ailleurs, depuis quelque temps, ma provision de pain était finie, et j’étais bien aise aussi de voir quelle quantité pouvait suffire à ma consommation d’une année; afin de semer seulement une fois l’an.
Il se trouva en dernier résultat que mes quarante boisseaux d’orge et de riz étaient plus que je ne pouvais consommer dans l’année; ainsi je résolus de semer, tous les ans, la même quantité de grains que j’avais semée la dernière fois, espérant que cela suffirait amplement pour me fournir de pain, etc.
Pendant que je vaquais à ces soins, mes pensées se portèrent plus d’une fois sur la terre que j’avais aperçue de l’autre rivage de l’île, et je souhaitais au fond de l’âme de trouver les moyens d’aborder cette terre inconnue, imaginant que je pourrais peut-être me rapprocher ainsi du continent des pays habités.
Mais je ne songeais pas du tout aux dangers que pouvait entraîner cette nouvelle position; je ne songeais pas à la possibilité de tomber dans les mains des sauvages, plus méchants que les tigres et les lions d’Afrique. Cependant je savais que les naturels de la côte des Caraïbes étaient cannibales, et, d’après le degré de latitude où j’étais, je ne devais pas me trouver loin de cette côte. En supposant même que les peuples parmi lesquels je me trouvais ne fussent point cannibales, il était probable qu’ils me tueraient, comme ils avaient tué bien d’autres Européens, lesquels n’étaient pas ainsi que moi isolés et presque sans défense, mais en troupe de dix ou de vingt hommes. Toutes ces considérations devaient s’offrir à mon esprit et s’y présentèrent plus tard; mais alors elles ne se mêlèrent nullement à mes méditations, et ma tête s’exalta avec une ardeur singulière par le projet de visiter cette rive lointaine.
Je me serais alors trouvé bien heureux d’avoir mon petit Maure et le bateau à voile latine avec lequel j’avais fait plus de cinq cents lieues sur la côte d’Afrique. Mais c’était là un vain souhait! Je me ressouvins alors de notre chaloupe qui avait été jetée, comme je l’ai dit, assez avant sur le rivage, au commencement de la tempête, cause de notre perte. Cette chaloupe était encore à la même place, mais non dans la même position. La force des vagues et du ventl’avait jetée presque sens dessus dessous contre un banc de sable très élevé, et elle se trouvait à sec. Si j’avais été aidé, j’aurais pu la radouber et la lancer en mer, et elle était assez bonne pour me conduire aisément au Brésil. Mais j’oubliais que je n’étais pas plus capable de la remuer au de la retourner que de retourner l’île. Cependant j’allai dans le bois tailler des leviers et des rouleaux, et je les apportai près de la barque, résolu de voir ce que je pouvais faire. Je supposais que, s’il m’était possible de la remettre sur sa quille et de la raccommoder, cela ferait une embarcation assez solide pour m’aventurer dessus en pleine mer.
Je n’épargnai pas mes peines pour ce travail infructueux, et j’y passai trois à quatre semaines. Enfin, reconnaissant l’impossibilité de faire mouvoir la chaloupe avec mon peu de force, j’avais essayé de creuser le sable pour la miner et la faire glisser, ayant eu soin de placer sur son chemin des rouleaux de bois, afin de la guider dans sa chute. Mais, quand j’eus achevé ces préparatifs, il me fut impossible de soulever la chaloupe, même de passer mes leviers par-dessous, et bien moins encore de la pousser dans la mer. Toutefois, si j’abandonnai toutes mes espérances de ce côté, mon désir de m’aventurer sur l’Océan, loin de diminuer, augmenta en proportion des obstacles qu’il rencontrait.
Enfin il me vint à l’esprit d’essayer de construire un canot ou pirogue, de même que les naturels de ces climats savent en construire sans outils, et on pourrait presque dire sans main-d’œuvre, en se servant du tronc d’un grand arbre. Je jugeai cela non seulement possible, mais facile, et l’idée de ce travail me sourit extrêmement; en effet, j’avais, pour le faire, beaucoup plus de ressources que n’en possèdent les Nègres ou les Indiens. Cependant je ne considérais point les inconvénients qui m’étaient particuliers, par exemple le manque de bras pour lancer le canot quand il serait fait; et c’était là une difficulté plus insurmontable que toutes celles qui tenaient au défaut d’instruments. A quoi pouvait me servir de choisir un arbre, de le couper à grand’peine et de lui donner avec mes outils la forme extérieure d’un bateau, ensuite de le brûler dans l’intérieur pour le creuser et le rendre complet, si, après tout ce labeur, je devais le laisser là où je l’aurais confectionné, sans pouvoir le mettre à la mer?
On pourrait croire que ces dernières réflexions me seraient venues à l’esprit pendant mes travaux pour la construction de mon canot, et que je me serais demandé comment je le lancerais à la mer. Mais non; mes pensées étaient si entièrement fixées sur mon voyage dans cette embarcation, que je ne songeais nullement à la manière de lui faire quitter la terre; et il était en réalité plus facile pour moi de le conduire à trente lieues en mer que de lui faire parcourir les trente verges de terre qui le séparaient du bord.
J’entrepris cet ouvrage aussi étourdiment que si j’eusse été privé de ma raison. Ce dessein me plaisait, et je ne mis pas en question les moyens de l’exécuter. Ce n’est pas que la difficulté de lancer ma barque ne se fût présentée plus d’une fois à mon esprit; mais j’arrêtais à l’instant mes demandes sur ce point par cette folle réponse: Achevons d’abord le canot; je suis sûr de trouver ensuite le moyen d’en faire usage.
Cette conduite était extravagante et présomptueuse; mais monimagination l’emporta sur ma raison, et je me mis à l’œuvre. J’abattis un cèdre si grand, que Salomon n’en eut peut-être pas un semblable pour la construction de son temple. Il avait cinq pieds dix pouces dans la partie la plus rapprochée des racines, et quatre pieds onze pouces à la hauteur de vingt pieds, où le tronc commençait à diminuer et à se diviser en plusieurs branches. Ce ne fut pas sans une peine infinie que je parvins à abattre ce cèdre. Je passai vingt jours à le couper au pied, et quatorze jours à élaguer ses branches et sa large tête. Après cela, je fus près d’un mois à donner au tronc ainsi dépouillé la forme extérieure d’un bateau, telle qu’il devait l’avoir pour flotter sur l’eau sans pencher d’un côté ni de l’autre. Il me fallut encore trois mois pour creuser l’intérieur et achever mon ouvrage; il est vrai que je fis ce dernier travail sans le secours du feu et simplement avec le ciseau et le maillet. Enfin, à force de patience, je formai une très belle pirogue, assez grande pour porter plus de vingt hommes, par conséquent pour me porter avec toute ma cargaison.
Quand mon travail fut terminé, je l’admirai avec délices. En effet, de ma vie je n’avais vu d’aussi grandes pirogues taillées dans un seul arbre. Sans doute elle m’avait coûté bien des coups de hache et de marteau; mais il ne restait plus enfin qu’à la mettre à flot, et, si je fusse venu à bout de ce dernier point, j’aurais probablement risqué le voyage le plus fou, le plus impossible à exécuter qui ait jamais été entrepris.
Mais toutes mes inventions pour lancer ma barque furent sans succès, malgré les travaux infinis qu’elle avait exigés. Le canot était seulement à cent verges de la mer; et le plus grand obstacle, c’était que la côte s’élevait en colline du côté de la petite baie. Je voulus y remédier en adoucissant la pente par le moyen de ma bêche; cette besogne fut prodigieusement longue et pénible. Cependant, qui pourrait épargner temps et peine lorsqu’il s’agit de sortir de captivité ? Quand le chemin fut préparé, je ne me trouvai guère plus avancé, car il m’était aussi impossible de remuer le canot que la chaloupe. Alors je mesurai la distance qui séparait mon petit bâtiment du rivage, et je me décidai à creuser un canal pour amener la mer vers la barque, ne pouvant conduire celle-ci vers la mer. Avant de commencer ce nouvel ouvrage, je considérai l’étendue et la profondeur que devait avoir mon bassin, et les moyens que j’emploierais pour disposer de la terre enlevée; en réfléchissant sur tous ces points, je vis qu’avec le nombre de bras que j’avais à mon service, c’est-à-dire les miens tout seuls, il faudrait dix à douze ans pour terminer l’entreprise. Eh effet, la hauteur de la côte exigeait que mon canal eût au moins vingt pieds de profondeur à son extrémité supérieure. Je fus donc forcé, à mon extrême regret, d’abandonner cette tentative.
Je fus profondément mortifié de cette déconvenue, et je compris, mais plus tard, la folie de commencer une entreprise sans en avoir calculé tous les frais et s’être assuré qu’on possède les moyens de l’exécuter.