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II

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Table des matières

A grands pas, sans regarder derrière lui, sans attendre de réponse, Clément Fontès avait regagné la maison.

Maintenant il venait de tourner les boutons électriques de son cabinet de travail, et il était seul, dans la vive lumière, enveloppé par le silence profond de la campagne nocturne. Sur une vaste table, des plans, des épures, des devis d’entrepreneurs, tout son travail du soir, l’attendait.

Il fixait, sans rien voir, sur les grandes feuilles blanches couvertes de figures ou de chiffres, deux yeux chargés d’un dur souci. Son cœur battait encore de la fièvre indignée qui avait fait jaillir de lui les paroles de tout à l’heure. Et sa forte conscience, cette chose secrète pour laquelle il n’est pas d’autre nom, cette personnalité intérieure, chez lui exigeante et passionnément préoccupée de bien agir, l’assaillait de questions anxieuses: «N’as-tu pas été trop loin? Ta résolution avait-elle l’énergie de tes paroles? Est-ce cela que tu devais dire? Autant qu’à ton orgueil, pensais-tu à ce malheureux enfant?»

Debout, Clément, réfléchissait. Ses bras croisés comprimaient sa poitrine tumultueuse. Peu à peu, tout s’apaisa. Il s’assit, prononça tout haut:

—«J’ai bien fait.»

Cependant, il essaya en vain d’appliquer son attention aux problèmes de métier qui la sollicitaient. Il eut un geste las, ouvrit un tiroir, et en tira une image, qu’il se prit à contempler.

C’était une carte postale. Elle reproduisait une scène mi-officielle, mi-rustique. Au cours de l’été précédent, un ministre était venu présider l’inauguration d’un buste dans une commune voisine. Clément, qui était maire de la sienne, s’était rendu à cette petite fête. Et il se revoyait, sur le léger carton, offrant la main à une jeune fille, qu’il faisait placer à la tribune d’honneur,—un tréteau de bois, garni de feuillages et de guirlandes en papiers tricolores,—au moment où le membre du Gouvernement commençait son discours. Des ombrelles, dominant la foule, semblaient une couche de champignons. Les casques des pompiers émergeaient en taches claires des ombres violemment noires. Et la mauvaise reproduction photographique transformait les assistants en une peuplade de nègres. Une seule créature n’était pas,—ne pouvait pas être—enlaidie. C’était la svelte fillette,—dix-sept ... dix-huit ans peut-être—à qui Fontès faisait faire place. Comme le mouvement de sa robe blanche était gracieux! Du minuscule visage, l’architecte devinait, plutôt qu’il ne distinguait, les traits suaves, l’expression timide, le regard,—son regard, d’un bleu d’eau et de ciel—et le charme de ses cheveux, d’un blond-roux admirable, mousseux comme une écume de soie. Il l’entendit murmurer: «Merci, monsieur Clément ... Oh! pas au premier rang, je vous en prie!...» Et il se demandait encore si ce recul effarouché venait de la confusion d’être en vue, ou du désir, inconscient ou non, de s’asseoir à côté de Jacques.

Car la carte postale lui montrait aussi son frère, tout ricanant et dédaigneux parmi la naïve emphase de cette cérémonie.

Les yeux de Clément s’attachèrent à ces deux personnages de la vignette, petites figures d’à peine un centimètre de haut ... Jacques Fontès, Xavière Ausserand. A quoi songeait-il? Sans doute, il ne s’en rendait pas bien compte, car il eut trois exclamations, entre lesquelles lui-même eût difficilement établi l’enchaînement d’une pensée suivie.

D’abord cette réflexion:

«Si c’était le salut pour Jacques?»

Puis, un instant après:

«Merveilleuse jeunesse! A eux deux, ils n’ont pas quarante ans.»

Enfin, plus tard, un long soupir:

«Pauvre petite!»

Alors, avec une décision brusque, Fontès rejeta la carte postale au fond du tiroir et se plongea dans son travail. Il s’y acharna, d’une farouche ardeur. Rien n’exista pour lui que ce qui pouvait se représenter en plan, coupe et élévation.

Une de ses croisées s’entr’ouvrait sur la nuit.

Vers dix heures, il entendit la voix de Jacques, appelant Gervais. Puis, presque aussitôt, le dog-cart roulant sur les pavés de la cour.

Allons! cet écervelé retournait à Paris. Tenter la chance au jeu, sans doute. Quel malheur! Lui était-il donc impossible, à ce garçon, de dormir, même pour une fois, sa nuit normale dans le bon air et la paix des champs? Mais il s’avisait bien tard de partir. Jamais il n’aurait le dernier train,—de 10 h. 15—à Épiais-Rhus.

Clément se dit que Djinn, le cob, mesurerait encore ce soir la traite d’ici Valmondois et retour, car Jacques ne se gênait pas, en pareille circonstance, pour faire trotter ferme le petit cheval, afin de rejoindre la ligne principale, où il y a des départs jusqu’après minuit.

Mais le régulateur de son cabinet de travail devait avancer, car un quart d’heure après, il perçut le retour de la voiture.

—«Gervais!» appela Clément, se penchant à la croisée.

Bien que celle-ci s’ouvrît à l’angle arrière de la maison, la voix porta dans le silence nocturne.

—«Monsieur?» dit le jeune valet, se précipitant vers les marches, pour gagner le jardin au-dessous du cabinet de son maître.

—«Tu as conduit monsieur Jacques à la station?

—Oui, monsieur.

—Il a eu le train?

—Tout juste ... Oui, monsieur. Il s’est jeté dedans à contre-voie. Même que l’employé l’eng ... lui criait des sottises, avant de l’avoir reconnu.

—C’est bon. Dételle Djinn et va te coucher.»

Clément revint à sa table de travail. Mais il avait laissé la fenêtre ouverte. De sa place, quand il levait les yeux, il apercevait le moulin, tout baigné de lune. Souvent, il regarda maintenant de ce côté. N’était-ce pas comme s’il veillait un peu sur la femme de son frère de lait? Louisette, à cette heure, dormait, rêvant de sa petite fortune. L’architecte sourit en pensant que l’enfantine créature avait dû serrer son trésor sous l’oreiller, près de sa joue.

—«Il y a de braves gens dans le monde,» dit-il joyeusement, tout à coup.

Il se leva encore, alluma une cigarette, revint vers la fenêtre. Quel calme, tout de même! Quelle splendeur! L’air immobile et sonore était si dépouillé de toute agitation qu’à cette distance, Clément perçut la rumeur du moulin, le bourdonnement de grosse abeille. C’était comme la réponse à sa sollicitude. Dialogue entre sa pensée affectueuse et les vieux murs vibrants. «Je suis là,» disait le protecteur. «Tout va bien,» chantonnait la maison où s’écrasait le blé.

Des aboiements s’élevaient parfois, proches ou lointains—éclairs de bruit dans la profonde nuit de la campagne.

Soudain, Clément tressaillit.

—«La voix de Fiston!»

Fausse alerte. La bête aussitôt se tut. Mais elle s’interrompit nettement, comme dans la surprise d’une présence amie. Tiens! quelque chose se passait au moulin. Une lumière courut d’une fenêtre à l’autre sur le côté sombre de la bâtisse—celui que la lune ne baignait pas dans une vapeur d’argent.

—«Qu’est-ce que cela signifie?»

Intrigué, Fontès tendit l’oreille, le regard. Une inquiétude l’oppressa. Cette jeune femme, toute seule, ou presque ... avec cette somme d’argent—somme énorme dans ce pays de médiocrité. Mais voyons ... Qui savait qu’elle la possédât? D’ailleurs Theuville est honnête. Jamais on n’y entendit parler d’un crime. Puis, encore un coup, personne n’a seulement constaté le retour de Louisette ... Ah! si ... Garuche ... Bah! Garuche ... un fainéant, un ivrogne, braconnier si l’on veut, mais incapable ...

La pensée de Clément fit un bond, s’écarta du moulin, lancée d’un essor jusqu’à plus de vingt ans en arrière. Il revit l’inoubliable, l’odieuse vision ... Dans une chambre du premier étage, où ses yeux plongèrent par hasard du haut du jardin en pente, n’avait-il pas aperçu ce Garuche—alors un beau gars brutal—lutinant la seconde femme de son père, cette créature vile et superbe dont le vieillard s’était affolé, et qui venait de mettre Jacques au monde. Ah! le rire lascif, enivré de la malheureuse!

Première révélation. D’autres faits la confirmèrent. Mais cela, comment l’oublier? Comment effacer l’image?...

Garuche!... devenu l’immonde galvaudeux, que le village tolérait en s’en moquant—bouffon malpropre. Garuche qui, sur l’enseigne apposée à sa masure, s’enorgueillissait de deux professions: Rémouleur et tondeur de chiens!

L’écœurement qui, à de pareilles évocations, soulevait Clément Fontès, domina même l’inquiétude récente. D’ailleurs, plus rien ne la prolongeait. Le moulin n’offrait aucune apparence insolite. La même paix absolue de tout à l’heure l’enveloppait. Fiston ne donna plus de la voix. La façade noire devenait plus noire. Et celle que regardait encore la lune, commençait à s’ensevelir dans une grande ombre montante.

«C’est le garde-moulin qui sera descendu pour quelque réglage des machines,» pensa Clément.

Et, enfin, il alla se coucher.

Le jour commençait à peine—mais le jour ne se lève pas de bonne heure à la fin de septembre—lorsque l’architecte se réveilla en sursaut. Un sentiment d’angoisse l’étreignait, comme il arrive dans un réveil anormal dont la cause, non encore perçue, est faite pour nous troubler. Un bruit lui restait dans l’oreille. Aussi cria-t-il en se dressant:

—«Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce qu’il y a?»

En même temps, des coups pressants battirent sa porte.

—«Qu’est-ce qu’il y a?» répéta-t-il, sautant du lit, après avoir fait jaillir la lumière électrique.

—«C’est moi ... Gervais ... Monsieur, monsieur!... ouvrez vite!...

—Le diable t’emporte! Est-ce que le feu est à la maison? Allons,» ajouta-t-il en tirant le verrou, «c’est encore une dépêche oubliée dans ta poche comme ...»

Il s’interrompit devant le visage bouleversé qui lui apparut.

—«Monsieur, un malheur!

—Quoi?...

—Au moulin ...

—Au moulin!... Mais parle donc!...

—Je n’ose pas ... monsieur ... Je ne sais pas ... Si Monsieur veut descendre. Paulot est en bas. C’est lui qui m’a dit d’appeler Monsieur ...»

Le jeune garçon n’achevait pas de bégayer ces mots que Clément s’était jeté sur ses effets et avait passé les plus essentiels. Quatre à quatre, par l’escalier, il appelait, tout courant, le garde-moulin:

—«Paulot!... Mais où est-il?... Où est-il?»

Dans la cour, sous une clarté fraîche et mouillée d’aube automnale, il aperçut l’homme, effondré sur un banc.

Quand il vit M. Fontès, ce malheureux trembla de tous ses membres.

—«Mais expliquez-vous, mon garçon!

—Ah! m’sieu le maire, je n’ai plus qu’à me crever, moi!

—Vous dites?...

—Ma patronne ...

—Eh bien?...»

La vérité ne pouvait pas sortir. Le paysan suffoquait. Enfin, sous la suggestion impérieuse du regard de volonté, il fallut tout de même prononcer la chose horrible:

—«On l’a tuée!

—Tuée!...»

Clément rentra pour prendre un revolver. Geste machinal. Sait-on ce qu’on fait sous le premier choc d’une catastrophe? Mais aussitôt, il était sur le sentier, courant, avec les poings étendus et frémissants comme pour vaincre tout, et la mort même.

Paulot et Gervais le suivirent. Un gardien de haras, lâchant ses chevaux, galopa derrière le groupe. Puis un laboureur matinal. De sorte qu’ils furent plusieurs à pénétrer dans le moulin à la suite du maire de Theuville.

De ce côté, on traversait le Sausseron sur un enjambement de pierre. La chute bruissait. Paulot, dans son effroi, n’avait même pas songé à fermer les vannes pour arrêter le travail. La grande roue tournait, ruisselante, sans cesse fouettée par l’eau. Son effort puissant, distribué par les arbres de couche, les manivelles, les poulies, les courroies de transmission, se propageait dans les divers organes, d’en bas jusqu’au troisième étage.

Ici, au sous-sol, dans sa gaine de fonte, le concasseur pilait le blé, qui lui arrivait peu à peu de l’énorme «boisseau», où tous les jours, par l’ouverture du grenier, on en jetait trente sacs. Automatiquement le son se séparait du grain broyé, que les chaînes à godets enlevaient aussitôt pour aller le jeter sous les cylindres, à l’étage au-dessous. Dans la pénombre de cette partie du moulin, le tic tac têtu des machines, leur halètement de créatures presque vivantes, leur morne activité, que ne troublait pas l’épouvante humaine, impressionnèrent même un Clément Fontès. Les sacs pendus aux énormes entonnoirs de bois, et qui, rigides et hauts de deux mètres, s’alignaient en file spectrale, semblaient des linceuls de suppliciés.

Clément crispa sa main sur la rampe du raide escalier. Ne traversait-il pas un cauchemar? Une sensation d’irréel le soulagea un instant. Il allait se réveiller.

Mais non.

Le voici à l’étage. Le jour est là—d’autant plus clair qu’il se joue parmi des blancheurs. La farine impalpable saupoudre tout: le plancher trépidant, les gaines en bois des chaînes à godets, qui se dressent comme des colonnes. L’une d’elles est ouverte. On voit monter à toute vitesse les augets, qui portent là-haut, dans le sasseur, la poudre neigeuse non encore blutée. Clément voit comme un disque de brume la rotation d’un volant. Les deux boules d’un balancier vont et viennent. Une courroie sifflante lui barre le chemin. Il ne sait plus. Il se tourne.

—«Où est-elle?»

Un vertige d’hallucination l’a ressaisi, et plus encore quand il voit en pleine lumière la face de Paulot—cette figure de Gilles sinistre, blanc de peur et blanc de farine jusqu’aux cils. Les prunelles vagues du paysan n’ont plus d’expression dans ce masque de pâte mal cuite, entre le clignotement des paupières frangées comme avec de la peluche de chardon. Clément lui trouve l’air ignoble et redoutable. Serait-ce lui qui a fait le coup?

—«Me diras-tu où est ta patronne, brute?» crie-t-il, à bout d’énervement et d’appréhension.

—«Là ...» fait le doigt tremblant du rustre, plutôt que sa voix, qui ne sort plus de son gosier.

Une porte s’ouvre sur une pièce voisine, et l’architecte se rappelle que, par là, on gagne la chambre des Barbery. Il s’incline sous la courroie de transmission, fait encore deux pas. Il est au seuil.

Un réduit nu, où s’éteint le labeur saccadé, obsédant, des machines. Dans un angle, un amas fauve—du son. Dans un autre angle, une montagne fluide, grisâtre—farine de rebut. Contre ce mol appui, une femme couchée, qui semble endormie,—Louisette.

Fontès pousse un cri de joie. Ce n’est pas la mort, le sang, le drame, cette paisible forme étendue. La pauvre petite avait dû glisser là, s’évanouir. Quel imbécile, ce Paulot!

Clément se penche.

—«Madame Louisette!... Louisette!... Eh bien! voyons. Qu’est-ce qui nous est arrivé?...»

Le jeune homme rit dans sa moustache. «Diable! Eh! eh! ce coquin de Marcel Barbery n’est pas à plaindre. On s’en serait douté.»

Quels yeux virils n’auraient eu le même éclair approbateur devant le désordre savoureux où la jeune meunière gagnait de n’être plus attifée, de n’être plus trahie par des vulgarités d’enveloppe, de redevenir seulement une femme—et une jolie femme?

Ses grands cheveux noirs se déroulaient parmi la blême farine, contre laquelle sa joue reposait, comme sur un oreiller. Sa camisole s’entr’ouvrait sur la ferme poitrine, d’un dessin qui eût pu rendre jalouse plus d’une beauté de salon. Son jupon court découvrait des chevilles bien tournées, un pied au talon et aux ongles roses, dont la pantoufle gisait plus loin.

Mais, de ce corps frais comme un beau fruit, aucun signe de vie ne venait. Clément saisit une des mains pour tapoter la paume. Au contact, il jeta un cri sourd et la laissa retomber.

Ce que cette main cachait apparut alors. Une petite tache rouge au haut de la camisole. Dieu! était-ce possible?... Avec une délicatesse tremblante, il écarta le linge. Point ne fut besoin de porter la moindre atteinte à cette pudeur sans défense. Vers la naissance même de la gorge, dans la rondeur commençante du sein gauche, Clément vit un petit trou triangulaire, que la chair revenue laissait à peine distinct, et qui n’avait presque pas dû saigner.

Il se tourna, sauta sur Paulot, l’empoigna au col de son tricot de laine.

—«Tu étais seul ici avec elle!... C’est toi qui as fait cela ... ou qui l’as laissé faire.»

Le malheureux ne répondit pas. Ses vagues yeux blancs chavirèrent. Fontès le jeta comme une loque, et le garde-moulin alla rouler sur le tas de son.

A genoux maintenant près de Louisette, Clément cherchait à découvrir un souffle de vie. Il n’y réussit pas. La jeune meunière était morte.

Il venait de le constater avec horreur et se redressait, lorsqu’il eut la notion que la chambre s’emplissait de monde. Derrière lui, des gens se poussaient, s’avançaient. La nouvelle courait le village, et les curiosités, une fois réunies, perdaient toute retenue.

—«Arrière!... arrière!...» fit Clément presque à voix basse, mais avec tant de solennité, d’autorité, que le groupe recula.

Il avisa son garde champêtre et un fermier en qui il avait confiance.

—«Consignez cette porte. Ne laissez entrer âme qui vive. Et surveillez aussi celui-là,» ajouta-t-il en désignant Paulot, qui, maintenant, gémissait en se tapant la tête au mur.

Puis, élevant la voix:

—«Que personne ne touche à madame Barbery. Il n’y a plus rien à faire pour elle. Et les magistrats doivent la trouver là où elle est.»

Ceci dit—d’un ton qui ôtait l’idée de désobéir, Clément Fontès entra dans la chambre à coucher.

C’était la pièce la plus proche. Il n’eut qu’à pousser un battant resté entre-bâillé. Aucun volet ne défendait du grand jour l’asile de repos du couple matineux. D’un coup d’œil, l’architecte saisit les détails. Le lit à bateau, très élevé par ses deux ou trois gros matelas, et surmonté de l’édredon rouge couvert d’une guipure de coton. Louisette avait dû le quitter précipitamment. Le drap rejeté montrait l’enfoncement d’un corps qui n’avait bougé qu’au sursaut du réveil. Aucune trace d’agitation ou de lutte.

Rien alentour ne paraissait bousculé: ni les chaises, bien rangées contre la muraille, ni l’armoire à glace, fermée avec sa clef à la serrure, ni les bibelots de la cheminée, où trônait sous globe une couronne d’oranger. Nulle part aucune tache de sang. Toutefois, un papier froissé gisait sur la descente de lit. Clément sauta dessus, comme s’il devait y lire le mot de l’abominable énigme. C’était une enveloppe bulle, dans l’angle de laquelle se trouvait un nom de notaire, l’adresse de son étude. Au crayon, ces mots y étaient tracés:

«Monsieur et Madame Marcel Barbery, de Theuville: 10 000 francs

—«L’argent ... On a pris l’argent,» murmura Fontès.

Contracté d’horreur, il demeurait là. Oh! le retour de Marcel!... L’idée du supplice qui attendait son malheureux frère de lait! L’architecte, en cette appréhension tragique, n’arrivait plus à coordonner les notions qu’il pouvait recueillir sur le crime. Cependant il n’avait pas le droit de détourner une seule de ses facultés hors du champ d’une observation rigoureuse. Il était maire, magistrat. De ce qu’il aurait noté là, à la première minute, dépendait peut-être le succès de l’instruction.

Une colère le souleva.

A quoi bon? On ne le châtiera pas, celui-là ... ce gredin féroce, qui a supprimé tant de beauté, tant de bonheur ... Ce lâche, qui a surpris et frappé une femme ... Cet être abject, qu’un tel acte met hors de l’humanité ... Les journaux lui feront un piédestal de réclame. Le monde s’inquiétera des menus de ses repas et de ses projets d’avenir. On apprendra qu’il envisage avec gaieté sa future existence de petit propriétaire à la Nouvelle ...

—«Écœurement!» gronda Fontès. «Qu’ai-je à faire de cette honteuse comédie sociale?»

La souffrance grandissait de minute en minute, comme il arrive après la stupeur anesthésiante du premier choc. D’atroces regrets commençaient à lui mordre le cœur. Pourquoi n’avait-il pas insisté pour protéger Louisette? Il entendait son rire insouciant, dans la voiture. Ah! Dieu ... Et cette nuit, quand il avait vu cette lumière passer aux fenêtres du moulin ... S’il avait couru ... C’était alors, sûrement ... Comment supporter l’idée de ce qu’il aurait pu faire et qu’il n’avait pas fait?

Tout à coup, il s’élança hors de la chambre. La pauvre jolie forme était là, immobile. Clément eut un sursaut. Mais, marchant droit au garde-moulin:

—«Le chien?...» demanda-t-il brusquement. «Où est le chien? L’a-t-on tué? Je veux me rendre compte ...»

Il se rappelait l’aboiement coupé, l’avertissement, tout à coup suspendu, de la bonne bête de garde. Fiston s’était-il tu, assommé? Ou parce qu’il avait reconnu celui qui survenait?

Paulot, effondré, secoué de pleurs, ne lui donna aucune explication. Mutisme calculé d’un criminel, ou peur idiote de se compromettre? Clément haussa les épaules, renonçant à en rien tirer.

Le garde champêtre observa:

—«Si monsieur le maire veut voir lui-même. La cour est de ce côté.»

Il indiqua une troisième porte de la pièce. Mais cette porte se trouva fermée à clef.

Le fait frappa Fontès.

—«Où ça donne-t-il?

—Sur des marches qui descendent à la cour. Y a un demi-étage de moins par là qu’en arrière, où le Sausseron coule creux.

—Alors c’est une entrée de la maison?

—Bien sûr. L’entrée vers la route.

—Je ne me rappelais pas. Mais la clef n’est pas en dedans. Comment se fait-il?

—Madame Louisette l’aura retirée.

—Donc l’assassin n’est pas entré par là?

—Oh! il a encore pu donner le tour de clef du dehors, en décanillant.

—Peu probable.»

Pour vérifier, Clément sortit par le moulin. Malgré son dégoût de la faiblesse sociale et son peu d’espoir en une machine judiciaire faussée, l’impulsion de savoir l’entraînait aux gestes de l’enquête. Il traversa de nouveau les salles où, tout à l’heure, trépidaient les machines. Rien ne bougeait plus. Le silence. Quelqu’un avait fermé la vanne qui dérivait l’eau sur la roue.

Devant le petit pont conduisant au dehors, Clément s’orienta. Des marches remontaient sur la gauche. Les gravissant, l’architecte reconnut cette partie de la cour où se trouvait le mur d’angle et le portillon du sentier.

De ce côté, aucune défense sérieuse. Un loquet, une mauvaise targette, rarement poussée. Cependant, une fois dans la cour, il fallait, pour gagner la chambre des meuniers, ou bien traverser le moulin—dangereux la nuit, parmi les machines, et au risque de rencontrer le garde,—ou s’introduire par la porte de devant, solide celle-là, et que Fontès venait de voir fermée à clef.

Tout à cet examen, l’architecte avançait, tournant la maison. Un bond farouche de chien avec un aboi furieux, le saisirent. Il avait oublié Fiston. Mais, tout de suite, l’animal se calmait, flairait l’ami. Et, se coulant contre lui, avec de grands battements de queue, une ondulation soumise de l’échine, voulait se faire pardonner la brutalité aveugle de l’accueil.

—«Là, là, Fiston ...» disait machinalement Fontès.

Il était comme figé sur place et regardait ce chien. Ce qui venait de se passer là, avec lui, c’était la scène nocturne. Oui ... voilà ... exactement. La même clameur de colère qu’il avait entendue de sa fenêtre. Et cette clameur suspendue de même ... sur une modulation identique ... Oh! l’étrange écho!...

—«Fiston, Fiston, tu l’as vu, toi ... Il est entré par cette petite porte du sentier, n’est-ce pas? Et tu le connaissais?...»

Les yeux hallucinés de Clément se fixaient sur le chien. Et le chien, sous ce regard, essayant avec une ardeur intelligente de comprendre les mots, commençait à ressentir un malaise. D’ailleurs, maintenant que le moulin était arrêté, l’animal percevait un mouvement inusité de gens, des bruits de pas. Il tendit l’oreille, gronda sourdement.

«Ce n’était pas Paulot,» méditait l’architecte. «Quelqu’un du dehors. Et quelqu’un de familier ici. Garuche?... Mais Garuche ne doit pas être un ami de Fiston. Cette bête, je sais, ne tolère pas volontiers les gens de mauvaise mine.»

—«Oh! toi, si tu pouvais parler!... Quel était ce visiteur nocturne auquel tu as fait le même accueil qu’à moi?»

Un frisson souleva les cheveux de Fontès.

«Le même accueil qu’à moi ...» répéta-t-il.

Ses deux mains, sauvagement, saisirent les oreilles touffues de Fiston. Ses prunelles, tout à coup hagardes, s’enfoncèrent dans les prunelles fauves et dorées de la bête. Qu’y croyait-il voir? Quel reflet? Allaient-elles lui révéler quelque chose, dans leur profondeur mystérieuse, troublée de pensée comme un regard humain.

Soudain—ce fut à la fois effrayant et puéril—cet homme fort recula, secoué d’un tremblement. Fiston, sans détourner des siens ses yeux, ses beaux yeux, maintenant pleins d’une indescriptible angoisse, hurlait lugubrement, hurlait à la mort. Cri brusque et sinistre, à briser les nerfs—des nerfs moins tendus même que ceux-ci.

Clément bien vite se reprenait, honteux de l’émoi physique. Eh quoi!... ce pauvre chien venait de s’alarmer, prévenu par l’instinct, par quelques signes inhabituels. Devait-on faire attention à un animal au milieu d’un pareil drame?

Il le laissa, monta sur le perron pour examiner la porte. Pas plus de clef à l’extérieur qu’à l’intérieur. Force fut à Fontès de rebrousser chemin, de rentrer en faisant le tour, comme il était sorti. Sans qu’il s’en aperçût, Fiston se coula sur ses talons.

Et alors ce fut la scène d’incomparable douleur. Rien ne put arrêter le chien dès qu’il eut senti, dès qu’il eut compris, dès qu’il eut vu. Il aurait déchiré qui l’eût saisi. Nul ne s’y risqua. Fiston se jeta sur Louisette avec des appels, des caresses, des sanglots. Il rampa tendrement contre ce corps, dont personne n’essaya de l’écarter. Avec une délicatesse singulière, son museau parcourut la face froide, s’enfouit parmi les cheveux dénoués, heurta la morte, à petits coups câlins, pour la tirer de son immobilité. Soudain l’inutilité de ses manœuvres lui apparut évidente. Alors il eut une plainte dont frémirent les assistants. Et il se retourna vers eux dans un tel mouvement de fureur que tous reculèrent. Puis il s’accroupit contre le corps, ramassé sur lui-même, comme dans la résolution têtue de ne plus jamais se laisser éloigner de là. Et, de fait, malheur à celui qui eût tenté de l’en déloger! Le moindre geste en avant, même de Paulot, son ami, provoquait un grognement redoutable. On découvrait alors, sous les babines retroussées, une rangée de crocs capables de broyer des os humains comme des fétus.

—«Ah! bien, ça ne va pas être commode pour les constatations,» observa quelqu’un.

Une voix répliqua:

—«V’là les gendarmes. Ils auront tôt fait de l’apprivoiser ... Quéques bons coups de plat de sabre ...

—Vous n’avez pas honte, Garuche?» dit Fontès.

Puis, s’adressant au chef:

—«Brigadier, faites évacuer le moulin. Restez ici jusqu’à l’arrivée des magistrats, que je vais appeler par téléphone. Inutile de vous recommander qu’aucun mal ne soit fait à ce chien.

—Bien entendu, monsieur le maire. Mais faut-il le tirer de là?

—Non. Il a le droit d’y être. D’ailleurs, vous feriez blesser vos hommes inutilement.»

Le garde-moulin, qui se remettait un peu, prit la parole:

—«Fiston ne bougera que quand son maître sera de retour.

—Ah! son maître ...» soupira Fontès.

Et, donnant un dernier regard à la jolie créature de gaieté et d’amour si odieusement assassinée, il partit, songeant à ce que pouvait être son devoir le plus urgent dans l’horrible aventure.

Le droit à la force

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