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III

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Table des matières

MARCHE FUNÈBRE


Un matin de décembre, vers onze heures, les personnes—elles étaient nombreuses—qui avaient affaire rue du Bac, se répandaient en commentaires et en récriminations, tandis que les gardiens de la paix les obligeaient à un détour par les rues adjacentes.

Depuis un moment, les voitures et les omnibus étaient ainsi entravés. Lorsqu’on approcha de midi, les piétons mêmes durent montrer un coupe-file, ou déclarer qu’ils demeuraient dans le tronçon intercepté.

Cette manœuvre n’allait pas sans encombre, dans une rue si passante, et à cette saison, où la proximité des étrennes enfiévrait la circulation. Mais ce qui compliquait les choses, c’était la curiosité de la foule pour le spectacle dont on l’éloignait. Elle s’amassait contre les cordons d’agents, malgré les représentations des chefs.

—«Vous ne resterez pas là,» disaient ceux-ci. «Faudra bien ouvrir les rangs lorsque le cortège se mettra en marche.»

Tout ce que les mieux placés apercevaient pour l’instant était un somptueux char mortuaire, sur lequel on accrochait d’immenses couronnes de fleurs naturelles, la file des voitures de deuil, et les draperies funèbres contre la porte extérieure d’un hôtel, d’ailleurs invisible au fond de sa cour. Sur le fronton de drap noir se détachaient, en couleurs héraldiques, les écussons accouplés des Servon-Tanis et des Valcor. Les housses des sièges, à chacune des berlines, portaient un grand V d’argent, surmonté d’une couronne, à fleurons alternés de perles.

On enterrait la marquise de Valcor, née Laurence de Servon-Tanis.

—«Le procès fait à son mari l’a tuée,» affirmaient les badauds.

—«Heureusement elle a vécu juste assez pour lui voir rendre justice,» observaient quelques-uns.

—«Oh! l’affaire n’est pas finie,» déclaraient les autres, en hochant la tête.

—«Saura-t-on jamais la vérité?» soupiraient les sceptiques.

Tous voulaient contempler le héros de cette aventure inouïe.

Quel roman! Et au début du XXe siècle, avec la rapidité de communications qui rapproche les continents, avec tous les moyens d’information dont on dispose! Un homme appartenant à l’élite du monde civilisé, aussi bien par l’éclat de son nom, l’ancienneté de sa race, que par son œuvre, ayant porté le progrès dans des régions lointaines, fondé une colonie, ouvert des sources de richesse industrielle, se voyait contester sa personnalité, n’arrivait pas à établir de façon indiscutable qu’il était lui, et non un aventurier usurpant sa propre apparence! La manifestation de toute une province en sa faveur, l’élan de son pays breton l’envoyant à la Chambre, la validation de son mandat en une séance fameuse, où le document accusateur, sur lequel s’appuyaient ses adversaires, était, en pleine tribune, déclaré un faux et prouvé tel, le désistement de son parent, Marc de Plesguen, qui renonçait à se prétendre le véritable héritier du marquisat de Valcor, tout cela ne suffisait pas à fixer l’opinion, à désarmer les attaques. Un doute subsistait. L’étrange accusation avait trop frappé les esprits, s’était formulée de façon trop romanesque, pour qu’une partie du public n’en gardât pas l’ineffaçable empreinte. La politique, d’ailleurs, s’y mêlait. Le triomphe de Renaud de Valcor, étant celui de l’opposition réactionnaire, restait suspect aux partis avancés.

—«Avec l’immense fortune de cet homme, que n’achète-t-on pas?» grommelaient les irréductibles. «Sans ses millions, il serait au bagne.

—Tout de même,» glapit un gavroche, comme le corbillard s’ébranlait, «on ne voit pas beaucoup ce type-là sous la casaque d’un détenu, faisant des chaussons de lisière.»

Le marquis de Valcor s’avançait, isolé, conduisant le deuil.

Dans l’atmosphère sèche et froide de cette matinée d’hiver, il marchait, son chapeau couvert de crêpe à la main, un fin par-dessus noir passé sur son habit. Sa silhouette, haute et mince, malgré le développement robuste des épaules, se dessinait avec élégance. Sa tête énergique et superbe, à la barbe aiguë, aux cheveux épais, bien taillés, sans une touffe blanche, accusait moins de quarante ans, bien qu’il fût près de la cinquantaine. C’était une figure hautaine, captivante, d’un prestige immédiat.

Ce prestige s’exprimait dans la remarque blagueuse du gamin de Paris. Un apprenti pâtissier ou un petit télégraphiste n’a pas l’enthousiasme lyrique. Mais une voisine du gavroche ne sut pas mettre au point, et lui dit avec une voix qui tremblait d’émotion:

—«Vous ne savez pas de qui vous parlez, mon enfant. Plût à Dieu, que, pour nous autres malheureux, il y eût beaucoup d’admirables cœurs comme celui-là!»

Le gamin tourna la tête, ricanant un peu, impressionné tout de même. Il vit une toute jeune femme, excessivement jolie, mais pâle, vêtue ainsi qu’une ouvrière, et qui tenait un petit enfant dans ses bras.

Comme il reportait les yeux sur le marquis de Valcor, il observa que celui-ci, malgré le recueillement de sa douleur, vraie ou feinte, venait—attiré, eût-on dit, par un aimant secret—de tourner son regard de leur côté.

Une sorte d’éclair moral jaillit entre ce grand seigneur et la modeste spectatrice de son malheur pompeux. La même commotion les secoua. Quelque chose d’infiniment triste, plus poignant à observer que son chagrin d’apparat, passa sur le visage du marquis. Il eut, lui qui suivait le cercueil de sa femme, un incroyable, bien qu’imperceptible, mouvement, comme pour s’arrêter, avec un appel muet de toute la physionomie.

Ce fut une seconde...

Le grand char couvert de fleurs avançait, avec une légère oscillation de son dôme empanaché. Le dos si droit, la tête un peu inclinée du veuf, se virent encore un instant. Puis ce fut le piétinement d’un long troupeau, formes sombres, épaissies de lourds vêtements, pelisses de fourrure, cols relevés, tubes de soie coiffant également tant de têtes inégales.

Dans la double haie, au bord des trottoirs, coururent des noms de personnages connus: des députés, collègues du marquis, des sénateurs, des académiciens plus ou moins ducs.

Le gavroche, gouailleur, examinait sa voisine:

—«Mince!» lui dit-il tout à coup, «je parie qu’en ce moment il pense à vous plus qu’à sa défunte, le beau marquis.» Et il ajouta, se tapant la cuisse, comme réjoui intérieurement:—«C’est rigolo, ça, tout de même!»

La jeune ouvrière, avec un peu de rose maintenant sur sa pâleur, s’occupa de son bébé sans avoir l’air d’entendre. Elle aurait voulu s’en aller, mais les rangs se serraient derrière elle, tandis que, sur la chaussée, défilaient un équipage, avec ses lanternes allumées sous le crêpe, et dont les chevaux s’impatientaient d’aller au pas, puis les lourdes voitures de deuil, que dominaient les chapeaux napoléoniens des cochers et leurs épaules à aiguillettes d’argent.

Tout cela disparut peu à peu, lentement, au tournant d’une petite rue qui conduit à Saint-Thomas d’Aquin.

Sur l’étroite place, devant l’église, les curieux se pressaient. Sous le porche, des commissaires réclamaient les lettres d’invitation pour permettre d’entrer.

—«J’ai oublié la mienne,» dit un jeune homme fort élégant, «Mais peu importe.

—Pardon,» fit le suisse avec majesté, «la consigne est formelle.

—Laissez donc, prince,» dit un individu à teint olivâtre, qui accompagnait le jeune homme. «Qu’avons-nous besoin d’assister à la cérémonie?»

A ce mot de «prince», les aiguillettes noires frémirent sur la grande tenue funèbre du suisse. Un commissaire s’avança, obséquieux.

—«Mon Dieu... Si ces messieurs veulent passer. Mais en se dépêchant un peu. Voici le cortège qui arrive.»

Le prince Gilbert Gairlance de Villingen, et son compagnon, le métis bolivien, José Escaldas, pénétrèrent dans la nef, puis, tournant aussitôt, s’enfoncèrent dans un des bas-côtés.

—«C’est de la folie!» murmurait le second. «Que pensera-t-on de nous voir ici?»

L’autre ne daigna même pas répondre. Une expression tendue, âpre, sardonique, gâtait cette physionomie de joli garçon à la mode, qui devait sa séduction, outre ses beaux yeux câlins et sa brune moustache conquérante, surtout à sa grâce cavalière, que sa mine maussade compromettait fort pour le moment.

Dans l’église fourmillante de monde, entre les hautes draperies noires écussonnées, parmi le palpitement des petites flammes jaunes des cierges, le parfum lourd de l’encens et des fleurs, sous le cri des orgues, s’avança Renaud de Valcor.

—«Je l’écraserai, ce bandit! Je le briserai sous mon talon!» murmura le prince entre ses dents serrées.

—«Taisez-vous... Allons-nous-en,» fit Escaldas, pris de peur.

—«Ah!» s’écria sourdement Gilbert, «j’en ai assez de votre couardise!... Sans vos perpétuels tremblements, nous aurions eu raison de ce misérable.

—Mon cher,» dit l’autre, «n’oubliez pas que je sors de prison,—une prison préventive, qui a failli devenir effective. Et je sens qu’il m’arrivera pire. Cet homme est le diable.

—Chut!...» protesta le public autour des deux causeurs.

Au-dessus d’eux, la plaintive lamentation d’un violon éclata. Une voix magnifique de douleur dit la révolte éperdue de l’âme humaine devant la mort. Puis ce furent des accents religieux, des clameurs de repentance et des éclats de colère divine. Mais tous ces êtres assemblés là n’étaient déchirés que par les notes où pleurait le regret de passer si vite et de disparaître.

Dans un silence, un assistant toucha légèrement le prince de Villingen.

—«Pardon, monsieur... Vous paraissez connaître la famille... Qui donc est la dame toute en crêpe, qui reste à genoux tout le temps, à la première place, du côté des femmes?»

On voyait, en effet, une forme indistincte, tellement voilée de longs plis funèbres, que la curiosité générale s’était trouvée déçue, quand elle avait discrètement glissé de sa voiture jusque-là.

—«C’est mademoiselle de Valcor,» dit sèchement l’interpellé.

—«La fille du marquis et de la marquise?

—Oui.

—On la dit si belle!»

Gairlance de Villingen tourna le dos.

Des tintements de clochette vibraient. Les femmes s’agenouillèrent toutes, tandis que les hommes se levaient, baissant le menton, l’air condescendant et contraint.

Beaucoup, toutefois, plièrent aussi les genoux à l’élévation. Quelques-uns égrenaient des chapelets. A ces détails seuls, on eût constaté une majorité appartenant à la noblesse catholique et réactionnaire.

Villingen, poursuivant l’idée suggérée tout à l’heure par son compagnon, chuchota:

—«Quelle absurdité de dire: «Cet homme «est le diable!» Je l’ai tenu à la pointe de mon épée, et si j’avais voulu...

—Vous auriez percé son corps, qui est peut-être de chair et de sang,» riposta Escaldas, très bas. «Mais son âme est infernale. Songez qu’il m’a fait inculper de faux, pour une lettre écrite sur un papier fabriqué il y a dix-huit mois, alors que je l’avais vue, cette lettre, que je l’avais tenue dans mes mains il y a quatre ans, et que je l’ai reçue d’un témoin qui la connaissait depuis vingt. Et c’était la même... Et ce témoin est mort mystérieusement. Et vous voulez qu’il n’y ait pas d’intervention diabolique dans cette damnée affaire!»

La voix s’éleva un peu dans l’animation de la dernière phrase. De nouveau, ceux qui les entouraient manifestèrent leur mécontentement.

On s’étonnait de ces deux hommes, si peu faits, d’après l’apparence, pour frayer ensemble, et qui semblaient apporter là des préoccupations singulièrement profanes.

Mais le susurrement d’autres conversations particulières montait de divers points de l’église dès que les orgues se taisaient. Ce troublant procès Valcor avait mis en jeu tant de passions! Dans ce lieu sacré même, et devant un cercueil, elles s’agitaient, se heurtaient.

Cependant le maître des cérémonies, s’inclinant à droite, puis s’inclinant à gauche, engageait, par une mimique muette, les membres de la famille à poursuivre la mise en scène funéraire.

Renaud de Valcor prit le goupillon, et, d’un geste respectueux, mais impassible, traça dans l’air une croix devant le monceau de fleurs où se cachait le catafalque. Puis il remit à sa fille l’objet consacré. Micheline le souleva d’une main défaillante. Sous son voile de crêpe, on ne distinguait pas ses larmes. Mais toute sa personne souple, svelte, aux lignes mouvantes et expressives, semblait chancelante et écrasée de désespoir.

Le défilé commençait. La Marche funèbre de Chopin exhalait ses magnifiques et effrayants soupirs, qui s’arrachent du tréfonds des entrailles humaines et ne s’éteignent qu’à bout de souffle.

Le prince de Villingen et son compagnon se hâtèrent vers la sortie.

Sous le porche, n’osant, ne pouvant entrer, mais, absorbant des yeux et des oreilles tout ce qui s’exhalait hors de cette nef endeuillée, avec les lueurs des cierges contre les noires tentures et la voix poignante des violons, une jeune femme se tenait. C’était la jolie ouvrière, portant un bébé dans ses bras, qui, tout à l’heure, dans la rue du Bac, avait éveillé l’observation malicieuse d’un gamin.

Gilbert de Villingen vit cette femme, tressaillit, hésita, puis fit deux pas vers elle, le visage contracté.

—«Bertrande, que fais-tu là?» dit-il durement.

Elle pâlit, mais ne bougea pas, levant sur lui ses grands yeux clairs, dont les prunelles glauques scintillaient comme de l’eau traversée de soleil.

—«Ce que je fais, Gilbert? Que vous importe? Est-ce que je compte pour vous? Et cet enfant... notre enfant... est-ce qu’il compte davantage?...

—Comment?... Un esclandre!...» s’écria-t-il.

—«Non, non, ne craignez pas cela,» répliqua-t-elle, baissant davantage sa voix très douce, et reculant avec une sorte de farouche dignité.

Sa grâce touchante calma l’égoïste méfiance du jeune homme.

—«Viens... Je voudrais te dire deux mots,» reprit-il moins rudement. Et il ajouta:—«Escaldas, ne me quittez pas,» en se tournant vers ce compagnon à figure exotique et à tournure vulgaire, qui formait avec lui un si frappant disparate.

Tous trois se dégagèrent un peu du flot humain qui sortait de l’église. Parvenus à l’écart, Gilbert dit à celle qu’il avait appelée Bertrande:

—«Il te faut pourtant choisir?. Es-tu, ou n’es-tu pas avec mes ennemis?

—Vos ennemis!...

—Oui. J’en ai assez de t’apercevoir ainsi de temps à autre, comme un reproche vivant. Ton premier mot pour moi, tout à l’heure, c’était une accusation. De quoi te plains-tu?... Je ne t’abandonnerai pas, je n’abandonnerai pas l’enfant, si tu renonces à jouer ton double jeu. Et pourtant ce n’est pas moi qui peux vous rendre la vie heureuse. Je suis dans un enfer. Avec mon titre de prince et mes habits du bon faiseur, je suis plus bas que toi dans l’existence, ma pauvre Bertrande!»

L’amertume de sa dernière phrase, le demi-attendrissement faisant fléchir sa voix, remuèrent le cœur qui l’aimait.

—«Gilbert, si vous souffrez, pourquoi ne venez-vous pas à nous? Un peu d’amour, c’est tout ce que nous demandons de vous pour être heureux, mon petit Claude et moi.»

Son geste tendit légèrement le bébé, qui, d’un gentil mouvement, tourna sa petite tête.

Le prince vit un mignon visage, dont les traits commençaient à se débrouiller hors de l’ébauche incertaine des premiers mois, des yeux arrondis, que les prunelles sombres emplissaient presque entièrement, une bouchette rose, une boucle soyeuse et dorée, échappée de la capeline de laine.

—«Il est gentil, ce mioche,» observa-t-il en souriant.

Escaldas intervint, obséquieux et blagueur:

—«Vous ne pouvez pas le renier. Il a déjà vos yeux. Il vous ressemblera.

—Ce n’est pas ce qu’on vous demande,» dit le prince brusquement. «Si je vous ai enjoint de rester, Escaldas, c’est que je veux avoir une explication avec vous. Et je dois en avoir une avec Bertrande, qui se trouvera sans doute être la même.»

La jeune femme regarda presque avec répulsion ce métis à figure olivâtre, à la barbe taillée en rectangle sous le menton, comme un rabat, ou comme celle de certains dieux égyptiens, et qui semblait avoir de la bile dans le blanc des yeux. Elle balbutia tout bas:

—«J’aimerais mieux vous parler seule à seul, Gilbert.

—J’ai besoin, ma chère, de te démontrer l’infamie des gens pour qui tu veux me trahir.»

Elle sursauta, ouvrit la bouche, se tut. Un découragement profond se peignit sur son visage, qui eût été radieusement beau dans le bonheur et le bien-être, mais que la fatigue, les privations, les souffrances morales et physiques, fanaient déjà.

A présent, le prince de Villingen fendait résolument la cohue. De temps à autre, il rendait des coups de chapeau, sans s’inquiéter si les gens de connaissance remarquaient la suite étrange que lui composaient José Escaldas et Bertrande. Sans doute, son expérience parisienne lui garantissait qu’on ne s’en apercevait même pas, aucun lieu n’étant, plus que la foule, propice pour égarer les curiosités. Les personnes marchant dans son sillage ne se trouvaient pas nécessairement de sa société.

Un peu plus loin, il jeta un prudent regard circulaire, avant de se laisser rejoindre par ses deux compagnons, auprès d’un fiacre qu’il venait d’arrêter, et dans lequel il s’engouffra avec eux.

Il avait donné l’adresse d’un restaurant de la rive droite. Bertrande, timidement, demanda:

—«Vous ne venez donc pas chez moi?

—Qu’y ferions-nous?» dit Gilbert.

Il voulait s’épargner le spectacle de l’unique chambre, la constatation peut-être qu’il y manquait encore un meuble, un bibelot, un dernier débris du luxe, déjà si modeste, dans lequel il avait installé la petite dentellière, la sauvageonne des landes de Bretagne, la pauvre fille séduite, prise comme un jouet brillant, et devenue si encombrante par sa folie de maternité, d’honnêteté.

Dire qu’elle aurait pu devenir une des reines du demi-monde, et qu’elle préférait bercer un poupon, le nourrir avec son aiguille ou son crochet à dentelle! Elle refusait même les minces subsides de son amant, parce qu’elle n’était pas nécessaire à son cœur, pas même à son plaisir, et qu’elle le savait. D’ailleurs n’était-il pas plus pauvre qu’elle-même de toutes les dettes et de tous les besoins qu’il avait.

—«Qu’y ferions-nous, chez toi?» répéta le prince décavé, d’une voix presque mauvaise. Puis il se détendit un peu, dans un rire. «Il est plus d’une heure. J’ai faim. Je vais vous offrir à déjeuner. Est-ce que ce jeune homme ne nous fera pas des drames?» ajouta-t-il avec un coup de menton vers le bébé.

—«Mon Claudinet?» sourit Bertrande. «Il est si sage! Vous me permettrez de lui donner d’abord son déjeuner, à lui,» ajouta-t-elle (avec une rougeur qui décela que ce déjeuner était en réserve dans son corsage). «Ensuite, on l’étendra sur un coussin quelconque, et il dormira tant qu’on voudra.»

Ce programme fut rempli, dans le salon particulier où le prince de Villingen s’enferma avec ses invités bizarres.

Un rastaquouère, une jolie fille du peuple, un poupon au maillot, singuliers convives, dont les garçons durent sourire en secret, sous leurs masques imperturbables et glabres. Mais, dans ce restaurant, comme dans les autres cabarets chics de la capitale, on connaissait l’espèce d’enfant terrible qu’était ce Gilbert, petit-fils du fameux Gairlance, maréchal de l’Empire, fait prince de Villingen par Napoléon, après cette victoire fameuse. Du grand-père illustre, ce descendant avait bien la témérité physique, l’esprit hasardeux, le fond brutal. Mais de telles dispositions ne paraissent d’héroïques vertus que lorsqu’elles trouvent un certain emploi. En temps de paix et de régularité sociale, elles font d’un homme, sans discipline intérieure suffisante pour les contrôler, le duelliste, le joueur, le viveur, qu’était le séducteur de Bertrande.

De quel amour elle l’aimait, la pauvre fille! Avec quelle joie tremblante elle s’asseyait à la même table que lui, pour cette intimité d’un repas commun qui semble un si doux fragment de rêve familial aux femmes sans foyer, nostalgiques des tendresses de «la maison». C’était la première fois,—depuis ce dîner dans un restaurant du boulevard, auquel assistait également Escaldas, et où elle avait été la cause involontaire d’une si terrifiante révélation. Que d’événements depuis lors!... La naissance de son petit Claude... Sa tentative de suicide... Les journées de douceur et de doute, sous le toit du marquis de Valcor... Le duel de celui-ci avec Gilbert... Ces deux hommes, ces deux êtres, tellement au-dessus d’elle, et en qui, pourtant, s’incarnait son humble destin, à qui, diversement, elle avait voué toute son âme, tout son amour,—face à face, dans une ivresse de haine, pour un combat meurtrier.

Hélas! nulle réconciliation n’avait eu lieu. La lutte actuelle se poursuivait plus férocement encore que sur le matériel terrain de la rencontre. Elle en eut la preuve lorsque, enfin, Gilbert et Escaldas parlèrent, une fois les garçons congédiés, la porte close, les liqueurs et les cigares posés sur la table.

Sur le divan du cabinet particulier dormait le petit Claude, sous la glace rayée d’inscriptions par les diamants des filles de plaisir.

Bertrande ne se troublait pas du contraste entre cette innocence et le cadre vicieux. Elle ne savait pas. Fleur sauvage de la lande, n’ayant respiré depuis sa naissance que les souffles de l’Océan, elle avait suivi l’étoile néfaste, mais pure, de son amour. Elle ignorait le mal. Son chemin de détresse et de ruine l’avait conduite tout au bord de l’égout qui roule au bas-fond des grandes cités. Elle avait effleuré la souillure sans la voir, les yeux en haut.

Tandis que ses deux compagnons allumaient leurs cigares, elle s’approcha du bébé, pour constater s’il n’avait pas trop chaud. Elle écarta la capeline, ôta le petit béguin, essuya avec son mouchoir la moiteur du mignon visage.

Le prince de Villingen se leva, vint se planter devant la couchette de cet ange, faite avec les coussins de la débauche. Il savait, lui. Un étrange et triste sourire flotta sous sa moustache brune.

—«Il est beau, n’est-ce pas?» fit Bertrande.

Beau... Le mot ne disait pas assez, malgré toute la fierté maternelle. L’enfant endormi était délicieux comme le bambino que Raphaël met aux bras de ses madones. Et l’impression de cette grâce était plus forte que la beauté, parce que la vie, le malheur et le mystère de l’avenir sur un petit être, émeuvent encore plus que les prodiges de l’art.

Gilbert se pencha, baisa le front, charmant sous les bouclettes fines,—des bouclettes de ce blond puéril, si chaud, qui va devenir brun.

Bertrande fondit en larmes, prit la main de ce jeune père, qui, par ce baiser, semblait reconnaître le fils qu’elle lui avait donné.

Assis à table, Escaldas, gêné, taillait un londrès, l’air ailleurs.

Mais le prince n’était pas homme à prolonger un attendrissement. Il revint à sa place, demanda du feu au Bolivien, lança quelques bouffées en silence, puis dit à Bertrande:

—«Ma petite, écoute-moi bien. Je ne me refuse pas à rester ton ami et celui de cet enfant...»

Elle eut un geste, au mot «ami», qui lui sembla si froid. Mais la présence d’un tiers arrêta sa protestation d’amoureuse.

—«Beaucoup d’hommes, dans ma situation, n’en feraient pas autant,» continua Gilbert. «Combien se croient obligés de prendre au sérieux une amourette? Quand tu t’es sauvée de chez ta grand’mère pour me rejoindre à Brest...

—Vous me l’aviez demandé,» s’écria-t-elle.

—«Oui, pour une journée,» répliqua-t-il cruellement.

Bertrande jeta un regard vers Escaldas.

—«Par pitié... devant monsieur!...» balbutia-t-elle.

—«Eh oui... pardon!» reprit Gilbert avec impatience. «Aussi bien ne s’agit-il pas de récriminations oiseuses. Je ne t’accuse de rien, Bertrande. Tu m’as aimé plus que je ne pouvais t’aimer moi-même... Ce n’est notre faute, ni à l’un ni à l’autre. Je reconnais volontiers ton désintéressement, ta discrétion. Tu as trouvé moyen de te suffire à toi-même, en faisant de la dentelle. Tu nourris bravement ton bébé... Tu ne m’as jamais relancé chez moi. Mais aussi, à quoi cela t’aurait-il servi d’agir autrement? Je suis ruiné, archi-ruiné, ma pauvre fille. Tu ne sais pas ce que cela veut dire?... Le jeu m’a été fatal. Je me suis endetté pendant l’Affaire Valcor. Et maintenant que cette affaire paraît close à l’avantage de ton damné marquis, la meute de mes créanciers me hurle aux chausses. Je me trouve dans un effroyable pétrin.

—Qu’espériez-vous donc tirer de cette affaire?» demanda-t-elle, la figure soudain durcie. «Vous n’êtes pas un parent du marquis. Vous ne pouviez avoir de droits sur son titre ou sa fortune, comme monsieur de Plesguen?

Gairlance éclata d’un rire strident.

—«Regardez-la,» cria-t-il à Escaldas. «Voyez ce que devient cette créature si soumise, si douce, quand on aborde ce sujet-là. Et elle veut garder mon amour! Elle prétend ne pas appartenir à mes ennemis!

—Mon Dieu!...» gémit Bertrande. «N’ai-je pas deviné la vérité? Ne sais-je pas que vous deviez épouser mademoiselle de Plesguen, si vous parveniez, avec monsieur Escaldas, à faire restituer à son père un nom et des biens héréditaires qu’il croyait siens. Car il y croyait, lui... Il était de bonne foi, lui... Puisqu’il vient de se désister en découvrant un faux parmi les soi-disant preuves avec lesquelles on l’a tenté.»

Gilbert, les mâchoires en avant, les yeux enflammés, la face verdie, s’inclina vers sa maîtresse:

—«Assez!...» rugit-il. «Qui les avait fournies, ces preuves? Moi, n’est-ce pas? Et Escaldas. Nous sommes des faussaires, alors? Je savais bien que c’était ton opinion... Je savais que tu me trahissais... Eh bien, soit!... va-t’en... Emporte ton mioche, et va-t’en!...»

Sa violence atterra Bertrande. Elle tendit ses mains jointes, secouant la tête, comme pour nier, mais dans l’impossibilité d’articuler une parole.

Escaldas mit une main sur le bras du prince, et, avec son accent à la fois zézayant et guttural, s’interposa:

—«Voyons, voyons... Gairlance... que diable!... Un peu de liant... Comment voulez-vous qu’on s’explique?... Faut-il s’emporter pour des propos de femme jalouse?...

—Oh! s’il n’y avait que la jalousie!...» grommela Gilbert.

Bertrande se renversait sur le dossier de sa chaise, oppressée, sans souffle. Elle essaya de parler. De nouveau, le son mourut dans sa gorge.

—«Ne la maltraitez pas,» fit le Bolivien. «Pensez que c’est une mère, qui nourrit.»

Prenant une carafe, il versa de l’eau dans un verre, y jeta quelques gouttes du cognac, dont l’étiquette arborait une date plus ancienne que sincère, et poussant le breuvage vers la jeune femme:

—«Buvez,» dit-il. «Et ne vous mettez pas dans cet état. Il est moins méchant qu’il n’en a l’air, votre prince.»

Bertrande méprisait et redoutait cet homme. Elle le considérait comme un bas intrigant, comme l’artisan maudit de l’affreuse trame où elle se débattait. Pourtant elle ressentit le bienfait de son bon mouvement et le remercia d’un faible sourire.

Gilbert, décidé à se contenir, reprenait en maîtrisant sa voix:

—«Je sais bien, Bertrande, que ta position est douloureuse. Toutes ces preuves, que tu repousses, et dont quelques-unes—Escaldas va te les dire—sont pourtant de nature à te convaincre,—toi, plus que personne,—toutes ces preuves établissent que le marquis de Valcor, cet homme vers lequel une fascination t’attire, sur le chemin de qui tu t’es mise encore tout à l’heure, pour le contempler dans l’ostentation de son deuil, dans le luxe insolent de sa mise en scène, parmi la servilité des politiciens, le fanatisme d’une aristocratie décrépite et la stupeur des foules... oui, que cet éclatant marquis de Valcor, est l’obscur matelot Bertrand Gaël, jadis gradé infime dans la maistrance de l’Etat, disparu il y a une vingtaine d’années avec tout l’équipage du transport le Triton, fils aîné de Mathurine Gaël, du Conquet, et... ton père.

—Comment serait-ce possible?» balbutia Bertrande.

—«Tu le sais bien, comment ce serait possible. Bertrand Gaël, échappé du naufrage, aurait rejoint,—par hasard ou avec intention,—le marquis Renaud de Valcor, son jeune maître, son frère de lait,—son vrai frère peut-être,—car il y a eu plus d’un doux lien entre le château et la chaumière, depuis qu’existent sur la côte d’Ouessant, des Gaël et des Valcor. Où était Renaud? En exploration dans les contrées sauvages et dangereuses de l’Amérique du Sud. Il y resta longtemps... Il y resta toujours... Il y est mort. Celui qui revint, c’était... l’autre. C’était celui qui l’avait connu dès l’enfance, qui possédait ses secrets, qui l’avait étudié, confessé, dépouillé de sa personnalité morale pour la lui prendre,—avant de lui prendre la vie,—celui qui pouvait jouer son rôle, car il lui ressemblait de cette ressemblance célèbre à travers les siècles entre vos deux familles, de cette ressemblance qui fait qu’on t’a prise quelquefois, toi, Bertrande, pour l’orgueilleuse héritière, pour Micheline de Valcor. D’ailleurs, on peut s’y tromper, car celle-là, elle est bien de ton sang, elle est bien ta sœur.

—Pourquoi donc m’en voulez-vous de ne pas admettre cette fable?» demanda Bertrande. «Quel crime est-ce que je commets envers vous, Gilbert, de n’y pouvoir ajouter foi? Ne serait-ce pas mon intérêt, au contraire?...

—Ton intérêt?... Ah! pauvre fille! Personne ne te soupçonnera jamais d’agir par intérêt. Ce que je ne tolérerai pas, tu m’entends, c’est que tu joues double jeu... C’est que tu rôdes autour de moi en traîtresse, en espionne... C’est que, parmi tes caresses d’amour, tu cherches à surprendre mes secrets, pour aller les livrer à ce bandit, que j’exècre... que tu sais... oui, que tu sais ton père... et que tu veux préserver du châtiment dont je dirigerai sur lui la foudre, quoi que tu fasses, je te le jure!»

Un silence se fit dans ce petit salon de restaurant, dont les tentures sournoises et fanées n’étouffaient pas souvent des échos si tragiques.

Escaldas n’osait lever les yeux sur cette figure de femme, dont il sentait, sans la voir, la surhumaine pâleur, la contraction de suppliciée. Il entendit tout à coup la voix tremblante, qui murmurait:

—«Je n’ai pas un cœur double ni perfide, Gilbert. Je t’aime. Pourquoi te trahirais-je?

—Pour sauver cet homme!

—Justice ne lui a-t-elle pas été rendue?

—Ma justice, à moi, l’atteindra, sois tranquille.

—Qu’avez-vous donc contre lui?

—Je le hais.

—Pourquoi?»

Un sourire féroce tordit la bouche de Gilbert, enlaidit redoutablement sa séduisante figure.

—«Il y a plus d’un compte à régler entre lui et moi. Ce serait trop long à te dire. Qu’il te suffise de savoir ceci: il me déplaît qu’un aventurier se pare d’un titre plus ancien dix fois que le mien, et se vautre dans l’or, quand moi, petit-fils du héros de Villingen, prince de l’Empire, je crève de misère, et serai bientôt réduit à fuir la société, et peut-être la vie, pour échapper à mes créanciers.

—Vous aimeriez mieux leur échapper en épousant Françoise de Plesguen, que vous auriez fait reconnaître héritière de Valcor,» dit douloureusement Bertrande.

—«Certes!» affirma le prince avec une cruauté et un cynisme que la malheureuse venait de provoquer.

Elle se tut, à bout de souffrance.

—«Tu vois bien,» reprit-il, un peu honteux, «que nos chemins sont trop divergents, ma pauvre petite. Ton amour est avec moi et contre moi. Ton cœur m’appartient, mais ton espoir, tes vœux, sont avec mes ennemis. Tu me traites tacitement de faussaire et de menteur, et tu sais que je dis vrai. Tu souhaites de me croire, tout en repoussant avec horreur ce que j’affirme. Au fond, tu voudrais te persuader que c’est ton père, cet être superbe, qui passait devant toi dans une apothéose. Tu ne réfléchis pas qu’un père comme celui-là, tu devrais mille fois le maudire. Ses énergies merveilleuses, qui pouvaient te mettre si haut, te conquérir tant de privilèges, il les a fait servir à sa seule ambition, à sa cupidité, à son infernal orgueil. Ce bras si fort, où t’a-t-il laissée rouler, malheureuse?... Dans la boue, dans le désespoir... sous les roues de sa voiture, où tu t’es précipitée pour qu’elle t’écrasât!

—Taisez-vous!...» implora Bertrande.

—«Pense à ta mère, dont les larmes du veuvage avaient affaibli l’esprit, et qui est devenue folle après une apparition mystérieuse? N’a-t-elle pas déclaré qu’elle avait rencontré son mari dans la lande,—ce mari qu’elle pleurait depuis des années, qu’on croyait mort. Il lui avait fait, assurait-elle, d’étranges menaces. Que s’était-il passé entre eux?... Elle l’avait vu, reconnu... Mais la scène fut si effroyable qu’elle en resta hébétée pour le reste de ses jours. Une hallucination, affirmait-on... Peu de temps après, le soi-disant marquis de Valcor réintégrait son manoir héréditaire.

—Taisez-vous!...

—Et toi-même, Bertrande, que nous as-tu révélé? Que ton père portait au bras gauche, tatouées, ses initiales, de part et d’autre du dessin d’une ancre. Escaldas, que voici, eut la confidence d’une Indienne, jadis esclave favorite du soi-disant Valcor, et qui avait surpris, pendant qu’il dormait, ces signes, soigneusement cachés d’habitude par un brassard...»

—«Le marquis de Valcor les a?» interrogea la jeune femme en haletant.

—«Il les a eus. Sais-tu pourquoi je l’ai blessé au bras, dans notre duel? Pour le forcer à découvrir cette place de son corps, que nul, sauf son vieux valet de chambre, Firmin, qui ne parlera pas, n’avait vue depuis vingt ans peut-être. (Exceptons sa femme, cette Laurence, morte aujourd’hui de doute, de honte et de chagrin.) Sais-tu, Bertrande, ce que les médecins, ce que mes témoins, ont aperçu dans la chair de ce bras traversée par mon épée?

—Non,» fit-elle, près de s’évanouir.

—«Une cicatrice... Une horrible cicatrice... trace d’une large brûlure... Il dit, lui, qu’il appliqua le fer rouge sur une plaie faite par une flèche empoisonnée... Cautérisation héroïque, à laquelle il dut la vie. Je dis, moi, que cet homme doué d’une volonté infernale, eut le courage de brûler dans sa chair les signes tatoués qui criaient si dangereusement et si clairement son imposture.

—Oh!

—Mais il ne pensa pas à d’autres signes que la nature a mis là... Il ne pensa pas que jamais quelqu’un constaterait certains grains de beauté,—ah!... grains de fatalité, de justice,—et que quelqu’un d’autre en aurait gardé le souvenir. Ta grand’mère Mathurine, interrogée à l’improviste par Escaldas, avoua que son fils Bertrand portait, juste au-dessus de son tatouage, trois signes bruns en triangle. Ces trois signes, ils existent, au-dessus de l’équivoque cicatrice, sur le bras du marquis de Valcor.

—Ma grand’mère!...» soupira Bertrande.

L’image austère, mélancolique, de l’aïeule, se leva en elle. Ah! pauvre vieille, si ferme en son orgueil familial, l’âme raidie dans l’idée du devoir, malgré les pires détresses, comme elle devait souffrir! Sa faute, à elle, Bertrande, si atroce pour cette fin d’existence désolée, n’en serait donc pas le dernier tourment?

—«Veux-tu d’autres preuves?» poursuivait Gilbert. «Veux-tu que je t’apprenne ceci: que cet homme, au cours de la scène furieuse qu’il est venu me faire, et dont résulta notre duel, m’a offert telle dot que j’exigerais pour t’épouser.

—Est-ce possible?...

—Non, ce ne serait pas possible, qu’un marquis de Valcor offrît de doter une petite ouvrière en dentelles, issue d’une famille de marins qu’il protège vaguement. Non, ce ne serait pas possible, si cet homme ne tenait pas à toi par les liens que tu sais, s’il n’avait pas senti se tordre ses entrailles devant la déchéance de sa fille.»

Bertrande cacha son visage dans ses mains.

—«Je te remercie, ma pauvre enfant, de ne pas demander pourquoi j’ai refusé. Si je pouvais faire de toi une princesse de Villingen, je n’attendrais pas qu’on me payât pour y consentir.»

De nouveau, un silence tomba.

La fumée du cigare d’Escaldas—Gilbert avait laissé éteindre le sien—imprégnait la pièce exiguë. Le prince se leva, pour entr’ouvrir la fenêtre, donner un peu d’air. Car tous trois suffoquaient, et non pas seulement à cause des vapeurs du tabac.

Bertrande se leva aussi. Elle rabattit sur la tête de l’enfant, qui dormait toujours, la capeline de laine.

En se tournant, elle se trouva face à face avec Gilbert. Leurs yeux se rencontrèrent longuement.

—«Je n’ai qu’à partir,» dit-elle.

—«Ah!... Tu as choisi?

—Que veux-tu dire?»

Le tutoiement des heures d’amour revenait parfois à ses pauvres lèvres tremblantes.

—«Je veux dire que tu es convaincue. Je t’ai persuadée que le marquis de Valcor est Bertrand Gaël, ton père. (Quel père!... Enfin!...) Tu prends parti pour lui, pour son effroyable imposture... Et alors tu sens qu’il ne peut plus rien y avoir de commun entre toi et moi. C’est un adieu.

—Je ne te dirai jamais adieu de mon plein gré, Gilbert. Je t’aime. Partout où je serai avec ton fils, à toute heure, n’importe quand, tu trouveras deux cœurs fidèles.»

Il lui prit la main, remué.

—«Ma pauvre petite!... Comme je t’ai fait du mal!...»

Elle nia, de la tête, retenant les sanglots qui l’étouffaient. Ses yeux clairs, d’eau et de soleil, où palpitaient les reflets de la grève natale, s’enfonçaient dans les prunelles brunes de son séducteur, jusqu’à l’âme du jeune homme, pour y porter cette certitude qu’elle préférait son amour, sa chute, sa détresse, le déchirement actuel de son cœur et de sa conscience, à une vie paisible qu’il n’aurait pas traversée.

Et lui, le viveur au cœur sec, le jouisseur tombé à l’intrigue pour une fin de lucre et d’ambition, exaspéré jusqu’à la haine parce que ce but lui échappait, cuirassé de méfiance et d’égoïsme, il reçut pourtant le doux choc. Il s’émut dans la tendre clarté de ces beaux yeux.

—«Bertrande...»

Mais, tout à coup, les intonations roulantes d’Escaldas vibrèrent.

—«Sapristi! On se sent vraiment de trop entre des amoureux. Dites donc, Gairlance, pourquoi diable m’avez-vous fait venir?»

Le prince tressaillit et se retourna. C’était un avertissement. La présence de ce tiers devait empêcher les défaillances et les concessions.

Pourtant, son intervention fut mal reçue.

—«Libre à vous de vous en aller, mon cher.

—Comment!» s’écria le Bolivien. «Mais nous avions à nous entendre... Depuis qu’ils m’ont relâché, nous n’avons pas pu...»

Gilbert se mit à rire, et, plaisamment, dit à Bertrande:

—«Tu sais qu’il sort de prison, ce pauvre Inca.»

Il se vengeait par des railleries de son alliance avec l’équivoque individu. Ce titre «d’Inca», rappelant qu’une assez forte dose de sang indien coulait sous la peau bistrée du métis, jetait celui-ci hors de lui.

Cette fois, l’injure fut pour peu de chose dans la fureur qui verdit la face et enténébra le regard d’Escaldas.

—«En prison!...» rugit-il. «En prison préventive, pour faux!... Oui, mademoiselle...» (Un jet de haine fusa de ses prunelles charbonneuses, fit presque reculer la jeune femme, surprise). «Or, savez-vous qui est l’auteur de ce faux, dont on n’a pu me convaincre? C’est celui qui vous touche de si près... C’est le bandit que vous défendez parce que vous le savez votre père... quand vous devriez le renier à cause de cela même. Il nous a joués, le misérable!... Comment? je l’ignore. Mais je sais une chose, c’est que je me vengerai de lui... C’est que je reconstruirai patiemment l’édifice de conviction qu’il a fait crouler... J’ai encore de quoi le perdre... On verra bien... On verra...

—Assez, Escaldas!» cria Gilbert.

Il soutenait Bertrande, prête à s’évanouir. Et le fait de tenir dans ses bras cette créature charmante, qu’il avait doublement désirée, pour elle-même et pour sa ressemblance avec une autre, réveillait un trouble mal éteint.

Mais la violence du Bolivien, une fois déchaînée, ne se calmait pas d’un mot.

—«Un faux», répétait-il, «un faux! Cette pièce que j’ai vue il y a quatre ans, qu’on a cherchée pour moi dans des cartons où elle dormait depuis vingt ans. Là-bas, à des milliers de lieues... Et qui se retrouve ici, écrite avec une encre presque fraîche, sur un papier dont le filigrane date de dix-huit mois!... Ah! ah! mais c’est par là que je le repincerai, le démon!... Il a dû ravoir sa véritable lettre et y substituer l’autre. Un coup de génie! Mais il n’est pas tiré d’affaire pour ça, monsieur le marquis de Valcor. Je le tiens, moi!... oui, moi, Escaldas. Nous sommes à deux de jeu, monseigneur! Monseigneur de carton, matelot déserteur, assassin, voleur et faussaire!... Je lui intenterai un procès en diffamation. Je ferai ouvrir une enquête. Il faudra bien retrouver l’homme qui a dépouillé le vieux Pabro, qui l’a tué, peut-être.»

Ce débordement de rage avait pour cause la peur soudaine d’une réconciliation entre Gilbert et Bertrande. Tant que l’amour avait été trop opposé à l’intérêt chez le jeune viveur, les beaux yeux et les tendres paroles de la pauvre fille ne pouvaient constituer des obstacles très redoutables. Mais José Escaldas venait d’apprendre une chose dont il était à mille lieues de se douter: la proposition qu’avait faite au prince décavé le marquis de Valcor de doter la jeune fille. Et comment? D’une façon royale, à coup sûr, si la somme se mesurait aux exigences de Villingen et à la fortune immense du père supposé. Certes, le prince parlait de cette offre avec un magnifique dédain. Il l’avait repoussée, non sans insolence, puisqu’un duel s’en était suivi. Mais alors Gilbert ne doutait pas d’épouser Françoise de Plesguen, dont le père serait reconnu le véritable héritier du marquisat de Valcor. Maintenant que ce rêve s’envolait, qui sait si l’on ne verrait pas venir à composition la fierté du jeune homme? Après tout, il l’aimait, cette délicieuse Bertrande. La beauté de l’enfant qu’elle lui avait donné le touchait. Être riche, avec cela... Échapper à la meute hurlante des créanciers...

En une vision rapide, tandis que le prince et sa naïve maîtresse étreignaient leurs mains, les yeux dans les yeux, Escaldas aperçut le dénouement de l’idylle. C’était, avec le désistement de Marc de Plesguen et l’espoir brisé de sa fille, la véritable fin de l’Affaire Valcor. Malgré ses vantardises, que pouvait-il, à lui tout seul, contre le marquis? Et qu’obtiendrait-il? Rien. Si même, avec un adversaire pareil, il n’y laissait pas sa peau.

Cependant, sa violente sortie, qui, d’abord, avait terrifié Bertrande, semblait finalement produire un autre effet sur la jeune femme. Elle s’était redressée, se tournant à présent vers lui, toute sa personne suspendue à ces phrases, dont le sens lui échappait, mais dont elle saisissait avidement chaque mot.

Quant à Gilbert, avec un air de résignation railleuse, il attendait que le Bolivien perdît le souffle. Lorsque cette circonstance se produisit, il dit tranquillement, tutoyant le métis, comme il le faisait quelquefois par familiarité dédaigneuse:

—«Tu as fini?»

L’autre roula des yeux furieux, et haussa les épaules.

—«Eh bien! tu sais,» reprit le jeune homme, avec le même air de blague méprisante, «je trouve ton éloquence de mauvais goût. Je t’ai invité pour m’aider à convaincre cette enfant, mais non pour lui servir, au dessert, le venin avec lequel tes ancêtres empoisonnaient leurs flèches. Je vais la reconduire chez elle. Tu n’as pas besoin de nous attendre.

—Alors,» fit Escaldas, «le plan de campagne que je voulais vous soumettre?...

—Nous verrons cela un autre jour. Si ton second plan ne vaut pas mieux que le premier, je te conseille de le mûrir encore un peu, mon vieil Inca.»

Madame de Ferneuse

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