Читать книгу Dante et Goethe: dialogues - Daniel Stern - Страница 42
DIOTIME.
ОглавлениеPas entièrement. D'ailleurs, ce n'est là qu'un point touché de ma comparaison. Nous allons la serrer de plus près. Remarquez d'abord que les deux poëmes, tout en étant l'expression d'une préoccupation permanente et universelle de l'esprit humain, sont aussi l'expression particulière des préoccupations d'une époque et d'une nation. La Comédie dantesque est un monument historique où se perpétuent à jamais les croyances, les doctrines, les passions, et surtout les terreurs du moyen âge. Dans Faust, la postérité la plus reculée sentira les conflits, les angoisses, les défaillances, mais surtout l'espoir intrépide de la génération qui vit le jour à la limite du XVIIIe et du XIXe siècle, dans ce moyen âge nouveau entre une société qui finit et une société qui commence, entre la dissolution et la renaissance d'un monde.
Mais cette représentation, cette image d'un siècle, elle va prendre, selon le génie qui l'a conçue, un tempérament de race et de nationalité. Par Dante, elle sera latine et toscane; de Gœthe, elle recevra le souffle de la vie germanique; car, et notez bien cette similitude, on a pu dire avec une égale justesse, de Gœthe, qu'il était le plus allemand des Allemands; de Dante, qu'il était le plus italien des Italiens qui furent jamais.
Ce n'est pas tout. Malgré ce grand air de race et de nationalité qu'ils donnent à leur création, ni Dante ni Gœthe n'y disparaissent, comme l'ont fait dans leurs poëmes Homère, Virgile, Lucrèce, et plus tard Camoëns, Milton, Klopstock. Bien au contraire, Dante entre en scène dès les premières lignes de sa Comédie: il en est l'acteur principal; Virgile et Béatrice le conduisent; les réprouvés et les élus s'entretiennent avec lui; il reconnaît, dans l'enfer, dans le purgatoire et dans le paradis, ses amis et ses proches; on lui prédit sa gloire future. Il est enfin le seul lien entre les personnages épisodiques qui passent devant nos yeux; et l'intérêt, la réalité sensible de ce merveilleux voyage à travers l'éternité, ce sont les impressions du voyageur qui le raconte. Quant à Gœthe, sans se nommer, il se fait assez connaître dans son héros. Tout ce qu'il a senti, rêvé, pensé, voulu, écrit déjà dans ses ouvrages antérieurs, il le met dans la bouche du docteur Faust. Sous ce masque transparent, il nous livre le secret de sa vie, son idéal. Et c'est ici, Élie, que la ressemblance devient surprenante. À travers un intervalle de cinq siècles, chez des hommes dont vous avez justement signalé l'extrême opposition de race, de nature et de condition, cet idéal où tendent les aspirations de Faust et qui resplendit dans les visions de Dante, est exactement le même: c'est l'amour infini, absolu, tout-puissant de l'éternel Dieu, attirant à soi, du sein des réalités périssables de l'existence finie, l'amour de la créature mortelle. Et, chez tous les deux, c'est l'être excellemment aimant, c'est la femme, vierge et mère, qui sert de médiateur entre l'amour divin et l'amour humain; c'est Marie pleine de grâce, vers qui montent les prières exaucées de Béatrice et de Marguerite; c'est la Mater gloriosa, la reine du ciel, qui accorde à Dante la vision des splendeurs, à Faust la connaissance de la sagesse de Dieu. La Comédie de Dante et la tragédie de Gœthe ont un même couronnement. Le dernier vers du poëme dantesque célèbre l'amour qui meut le soleil et les étoiles. «L'amor che muove il sole e l'altre stelle.» Le chœur mystique par qui se termine le poëme gœthéen chante «l'Éternel-Féminin,» «Das Ewig-Weibliche,» qui nous élève à Dieu. Seraient-ce là, Viviane, des analogies qu'il m'ait fallu chercher d'un esprit de paradoxe?