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IV

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Quelques jours plus tard, accompagné par Willmann, Robert franchissait encore une fois le seuil de l'hôtel de Randières. Ce ne fut pas sans tristesse. Il tâcha de la dissimuler de son mieux et ne laissa voir à la baronne qu'une réserve d'ailleurs pleine de déférence. Elle courut à lui, le remerciant d'être venu, de considérer cette maison comme la sienne, de la traiter, elle, comme une vieille amie. Il la dévisageait de son franc et droit regard qui mettait du feu aux joues de Léonie. Le trouble visible de cette femme, la cordialité de ses paroles l'émouvaient plus qu'il n'aurait voulu.

– Je tâcherai, dit-il, que rien de moi ne vous fasse, un jour, regretter vos bontés.

Elle eut un tressaillement. Ses paupières s'abaissèrent comme pour jeter un voile sur le fond de sa conscience où tant de craintes se mêlaient aux remords et que Robert semblait fouiller. Elle répondit avec un soupir:

– Puissiez-vous être heureux par moi!

Willmann ne comprenait pas trop. De la raideur chez celui-ci, de l'agitation chez celle-là… Bah! gaucheries d'un premier début. L'habitude aidant, tout marcherait à merveille et Robert tournerait vite au profit de son art le bénéfice d'une adoption dont le vieux sceptique s'efforçait de considérer simplement le côté maternel pour n'en pas découvrir le côté scabreux.

– Je vous demande seulement, chère madame, observa-t-il, de laisser des épines à vos roses. Sans quoi, vous tueriez son génie.

– A Dieu ne plaise! fit-elle d'un ton léger qui masquât son émotion. Je vais même vous consulter, séance tenante, sur mes obligations professionnelles de mère, de mère, insista-t-elle, à demi inclinée vers Robert.

Le jeune homme se torturait l'esprit. Il devait une parole de gratitude, quelque effusion de cœur en réponse à la sollicitude excessive et fébrile qui l'accueillait. Mais l'esprit n'obéit pas toujours au cœur. Rien ne lui venait. Léonie et Willmann discutèrent le choix des professeurs et le système d'éducation; l'un tenait à l'exclusive poussée de la carrière artistique, l'autre réclamait en plus le bagage nécessaire aux hommes du monde, depuis les grades universitaires jusqu'aux compléments de rigueur: le sport, l'escrime, toutes les dorures enfin qui n'étaient ni du goût ni dans les idées de Willmann. Tandis qu'ils opposaient les arguments, Robert se taisait. On eût dit qu'il s'agissait d'un inconnu. Cette prise de possession le laissait en une indifférence parfaite. La liberté aliénée par devoir, sa vie tout entière lui semblait murée, lourde, écœurante, pareille aux Saharas où la mort devient la délivrance. Accepter, la soif aux dents, les perspectives d'une steppe aride, se désenchanter d'heure en heure et frémir sans cesse près de cette créature mystérieuse aux métamorphoses inexplicables, dompter ses rancœurs afin de se grandir dans le monde, à quoi bon quand on ne porte en soi que le dégoût? Certes, il eût mieux valu, l'autre jour, mourir dans les bras de la folle. Pauvre folle! Elle croyait voir en lui le fantôme obstiné de sa démence, l'enfant perdu sous les flots, l'être pour qui l'incurable tendresse survivait à la raison. Cette maternité saignante lui montrait mieux sa pénurie d'âme, à lui que n'avait aimé aucune mère, qui, faute d'idole, refoulait l'instinct de ses adorations filiales. Maintenant, à ce front encore jeune, à ce visage régulier, à cette voix le frappant comme dans un songe, il les devait peut-être sans compter, sans marchander; or, rien ne tressaillait en sa poitrine. A mauvaises mères, mauvais fils. En était-il un, quoi qu'il tentât? Fallait-il regretter deux fois de n'être pas resté dans la Seine, à dormir le dernier sommeil contre la marquise de Kercoëth? Tout à coup, il pensa au mari de la folle. Qu'étaient ses minces soucis près des peines de cet homme? Voilà qui pouvait s'appeler une douleur! Joies emportées, agonie quotidienne entre le cadavre perdu d'un enfant et le cadavre vivant d'une femme, et pas une heure de défaillance! Pour quelques gouttes de fiel sucées à la place du lait maternel, lui se croyait ivre, trébuchait… le marquis de Kercoëth, au milieu de décombres atroces, demeurait ferme et droit dans la désolation, sans une plainte! Eh bien! c'était là le modèle à choisir et, avec l'aide de Dieu, la résignation stoïque qu'il convenait d'imiter.

Cependant Léonie et Willmann discutaient toujours. Ni l'un ni l'autre ne voulait démordre de ses préférences. L'artiste appela Robert à la rescousse.

– On te laisse le choix. Prononce.

– Sur quoi?

– Sur celui de nos systèmes qui te va le mieux. Tu as entendu le pour et le contre.

– Je n'ai rien entendu. Je ferai ce que désire madame.

– Courtisan!

Tous trois se dirigèrent vers l'appartement destiné à Robert. C'était, au fond de la cour, un pavillon isolé. La cour, spacieuse, ressemblait à une serre. En été, de hauts marronniers la remplissaient d'ombre; en hiver, des corbeilles de fleurs éclatantes mettaient la pourpre et l'azur de leurs velours sur la pelouse fine et fraîche. Au fond, se dressait le pavillon tapissé de glycine et de rosiers Bancks.

– Un nid d'amoureux, murmura Willmann.

A leur rencontre, un trousseau de clefs à la main, s'avançait l'intendant de la baronne. Il salua, puis ouvrit les portes.

– Monsieur Robert, Legouet, mon homme de confiance, dit madame de Randières. Il est à votre service.

Legouet salua plus profondément encore. Tandis qu'il se relevait, ses yeux coururent à la dérobée sur le nouveau maître. L'examen, d'une seconde à peine, dut lui produire un effet bizarre, car sa physionomie prit soudain un air d'effarement. Ses yeux, malgré lui, se reportèrent sur le jeune visage et s'y fixèrent.

– Quand vous voudrez, Legouet, dit Léonie impatientée.

Le pavillon se composait de quatre pièces, meublées avec un goût charmant. Dans le cabinet de travail, un superbe Pleyel tenait la place d'honneur. Willmann tomba en extase. Robert, gêné, ne savait trop quelle contenance prendre. Madame de Randières fit signe à son intendant, et tous deux disparurent.

– Eh bien, demanda Willmann, tu te figures rêver?

– Trop de luxe.

– Annibal, gare à Capoue!

– Soyez sans crainte, mon ami. Des Capoue de ce genre, jamais je ne ferai mes délices.

En n'échappant pas à Léonie, les longs regards de Legouet l'avaient irritée. Dès qu'elle fut seule avec son intendant, elle le prit à partie:

– Qu'aviez-vous à toiser M. Robert?

– A toiser… Mon Dieu, madame la baronne…

– Cela me déplaît.

– C'est que, madame la baronne…

Volontiers, Legouet fût rentré sous terre. Il bredouillait des excuses et se barricadait dans son dévouement.

– Je le connais, votre dévouement, interrompit madame de Randières. Mais vous donne-t-il le droit d'être indiscret? Voilà trente ans que vous êtes dans la famille. Ne me forcez pas à l'oublier. Je reçois et j'installe chez moi qui bon me semble. Ce n'est point votre affaire. Si vous avez des curiosités, gardez-les pour vous.

Une vraie colère. Legouet était stupéfait, d'autant qu'il se sentait sans reproche. Oui, la vue de Robert l'avait frappé, parce que Robert était beau, parce qu'il ressemblait à… Diable! diable! au fait, cette ressemblance… Ah! par exemple! Des idées lui affluèrent au cerveau, toute une histoire obscure s'éclaircit. Il s'expliquait que la baronne se fût emportée. Elle entendait qu'on eût des yeux pour ne point voir, elle l'avait même dressé aux cécités de commande. Aussi courba-t-il en sage le dos sous la bourrasque.

Willmann avait emmené Robert chez les professeurs qu'il comptait lui donner. Les visites finies, Robert revint à l'hôtel, moins triste qu'il n'en était sorti. L'accueil de ses maîtres futurs, l'aménagement du travail, le but à conquérir dissipaient la mélancolie du matin. On frappa à sa porte. C'était Legouet:

– Je prie monsieur de m'excuser. Je tiens à lui présenter son valet de chambre. Il s'appelle Firmin. C'est moi qui l'ai choisi, J'espère avoir eu la main heureuse.

– Un valet de chambre, pour moi? dit Robert, Qu'en ferai-je? Je n'en ai jamais eu.

L'observation interloqua Legouet. Un jeune homme né de parents si riches! N'en croyant pas ses oreilles: «Monsieur n'a jamais eu?..» Il s'arrêta. On ne questionne point ses maîtres. Seulement, comme il aperçut un sourire aux lèvres de Firmin, il grommela de façon que ce dernier fît son profit du correctif:

– C'est juste: au collège!.. Monsieur dînera-t-il chez lui ou chez madame la baronne?

– Chez moi.

– Vous avez entendu, Firmin? Allez. Monsieur sonnera quand il aura besoin de vous.

L'autre sortit. Legouet continua:

– J'ai défendu à Firmin d'ouvrir cette malle. Elle doit contenir des pièces graves, des papiers d'importance.

– Mais non, mais non, dit en riant Robert.

– Alors, je la défais.

– J'y arriverai bien seul, voyez plutôt.

En un tour de main la malle fut ouverte et vidée.

– A quelle heure, demain matin, monsieur veut-il recevoir le chemisier, le tailleur et le bottier?

– Je ne veux pas les recevoir du tout, n'ayant aucun besoin d'eux.

L'intendant jeta un coup d'œil expressif sur le mince bagage épars dans la chambre. Cette pauvreté le déconcertait et déroutait ses idées. Un instant il demeura muet, regardant Robert ranger ses partitions, ses quelques livres et les premiers manuscrits datés de la Riveraine. Certaines pages étaient noires de ratures faites par la main de M. Laffont, qui leur donnaient, aux yeux de Robert, un prix inestimable et lui rappelaient de tendres souvenirs.

Legouet exhiba un élégant portefeuille, et, le posant sur le secrétaire:

– J'ai l'ordre de remettre à monsieur le premier mois de sa pension.

– Ma pension? fit Robert, à cent lieues de là, perdu, avec ses manuscrits, dans les lointains de la Riveraine, les hauts peupliers bercés au vent, la pelouse où jouait Blanche jadis.

– L'argent de poche.

Un flot de sang sauta aux joues de Robert.

– Oh! de l'argent! cria-t-il. C'est trop. Reprenez cela.

– Puisque j'ai reçu l'ordre…

– Reprenez, vous dis-je!

Sa colère produisait sur le vieillard une impression pénible. L'air de chagrin avec lequel il fut obéi le calma tout à coup. Très doucement, il ajouta:

– Remerciez madame de Randières. Informez-la que je refuse. Quant à vous, mon ami, veuillez excuser mon emportement.

Resté seul, il s'assit contre une table, le front dans ses paumes brûlantes. Hélas! il le connaissait, le pain de la charité. Hors le temps si court passé chez Duparc, jamais il n'en avait mangé d'autre. Aux Mérilles, à la Riveraine, aujourd'hui, qu'était-il? un pauvre, vivant de pitié. Jusqu'à présent, il n'avait pas senti crier son orgueil. Trop malheureux chez les Benoît, trop aimé chez les Laffont. Mais ici, tout le blessait comme une injure, tout l'humiliait comme une grâce. Et des larmes ruisselèrent entre ses doigts. Une main toucha son épaule:

– Pourquoi pleurez-vous?

Elle! c'était elle!

– Legouet me quitte à l'instant. Je suis désolée… C'est une restitution, Robert. Pour le repos de ma conscience, acceptez-la.

Il eut envie de crier: «Je vous tiens quitte, laissez-moi en paix!» Il se contenta de répliquer:

– Pour le repos de votre conscience, je suis ici. N'en demandez pas davantage.

– Ah! comme vous vous raidissez contre moi! J'ai tant besoin, au contraire, d'être aimée de vous!

Elle se penchait vers lui. Cette tête mélancolique et belle, ces rayonnantes prunelles d'azur que voilaient par instants les paupières, ce timbre harmonieux où passait une involontaire âpreté la bouleversaient. Elle souhaitait de le prendre entre ses bras comme un enfant, elle n'osait, il l'intimidait. Elle ne savait que répéter dans une prière: «J'ai tant besoin d'être aimée de vous!»

A dater de ce jour, il devint sa pensée fixe. Un sentiment d'une violence extrême grandissait en elle, une pure tendresse faite de désespoir et de remords, aussi de jalousie. Même à l'époque où le seul amour vrai qu'elle eût connu lui mettait la fièvre aux tempes, elle n'éprouvait rien de comparable. Toutes ses préoccupations se concentraient en un point unique: Robert. Elle s'ingéniait à lui plaire, à deviner ses désirs, à l'entourer de mille attentions, mendiant la récompense d'un sourire. Elle avait avec Legouet d'interminables conciliabules, et chaque fois Legouet se posait ce point d'interrogation: «Puisqu'elle l'aime si fort, pourquoi l'a-t-elle si longtemps abandonné?» Mais coupable déjà, selon lui, du crime de lèse-respect, il ne permettait pas à ses perplexités de s'aventurer plus loin. De son culte pour la baronne, il eut bientôt fait de reporter la moitié sur Robert; le partage fut facile, car ses sympathies étaient payées de retour. Robert ne l'appelait que «le bon Legouet», «le cher Legouet», «le brave Legouet», ce qui ravissait l'intendant, faute d'habitude, madame de Randières et le défunt baron l'ayant peu gâté. Rien que de l'entendre, il se passait les poings sur les yeux pour y essuyer une larme furtive, et, malgré sa résolution de laisser tranquilles les secrets de la baronne, il soupirait aux jouissances analogues dont on le sevrait depuis vingt ans. D'après ses calculs, en effet, Robert devait avoir plus de vingt ans, quoiqu'il en parût, dix-huit à peine. Il se remémorait certaines dates, des circonstances… Ce qui semblait dur à ce vieux serviteur d'aristocrates, c'était d'appeler «monsieur Robert» tout court un fils de noble dont il croyait pouvoir, aussi bien que la baronne elle-même, nommer le père. Dire que, s'il était jadis le témoin muet de bien des choses, jamais pourtant il n'avait soupçonné l'existence de ce petit. Quel dommage qu'on n'eût pas eu pleine confiance! L'exil de l'enfant aurait été moins long; on serait allé le voir en catimini, lui porter quelques effluves du foyer de famille… Maintenant, il se dédommageait, le couvant avec des vigilances exquises, doublant d'une sorte de tendresse d'aïeul sa vénération pour le sang des maîtres.

Matin et soir, Robert passait prendre des nouvelles de madame de Randières. Elle le recevait dans son boudoir ou sa chambre à coucher, et multipliait les grâces afin de le garder le plus possible. Mais, sur-le-champ, il retournait au travail. Willmann s'ébahissait de tant de zèle. Pas une sortie hors des heures de cours et une promenade à cheval au saut du lit. Ce qui confondait encore plus l'entendement du violoncelliste, c'était le refus de suivre madame de Randières dans le monde. Quand elle était seule chez elle, le soir, il allait faire un peu de musique ou causer. Il lui témoignait une déférence filiale, sans parvenir toutefois à tempérer sa froideur, qu'il n'abandonnait vraiment que le dimanche, à l'arrivée de Gaston. Par contre, il rayonnait alors. Léonie, au courant de leur intimité, tâcha de se concilier ce tout-puissant ami. Elle y déploya d'autant plus d'ardeur qu'elle devinait une hostilité sourde. Bientôt elle le consulta, d'un air de confidence, chaque fois qu'elle surprenait chez Robert un redoublement de mélancolie.

– Est-ce donc là le fond de sa nature?

– Non, madame. Il est souvent rêveur, mais très expansif, très en dehors. A la Riveraine, il était le boute-en-train par excellence, joyeux, tendre.

Elle soupirait. Ni tendre ni joyeux à présent. Cependant, Legouet contait les scènes d'allégresse émue quand le dimanche ramenait Laffont et que tous deux tombaient dans les bras l'un de l'autre. Ainsi l'exubérance, la fougue affectueuse n'étaient mortes que pour elle. Une fois, elle dit à Gaston:

– Le croyez-vous heureux?

– Je n'en sais rien, madame.

– Moi qui fais tout mon possible!

– Trop tard, apparemment.

– Trop tard?.. Que voulez-vous dire?

– Son cœur, plus que son corps, a souffert aux Mérilles. Les coups passent, les meurtrissures restent.

Un sanglot serra la gorge de Léonie, dont les lèvres tremblèrent.

– Chacun son tour! songea l'impitoyable Gaston, qui sortit presque de l'allure d'un justicier.

Robert l'attendait dans la cour. On attelait un phaéton. Elle se mit à la croisée pour l'apercevoir. Peut-être avait-il plus de gaieté loin d'elle? Mais non, il causait à peine avec Gaston et Legouet. Un seul moment, il s'anima. Son regard lançait des éclairs. Puis ils sautèrent en voiture. Elle fit monter l'intendant.

Yvonne

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