Читать книгу Jacques le fataliste et son maître - Denis Diderot - Страница 7
Оглавление[11] On lit dans toutes les éditions: comme saint Roch en chapeau; il faut: en chapeaux. Ce proverbe se dit quand, d'un certain nombre de choses que l'on possède, plusieurs sont inutiles: le mot est ici d'autant mieux appliqué, que saint Roch avait trois chapeaux; on le voit souvent ainsi représenté. (Br.)
JACQUES.
Le premier était absent, lorsque le petit garçon était arrivé chez lui; mais sa femme avait fait avertir le second, et le troisième avait accompagné le petit garçon. «Eh! bonsoir, compères; vous voilà?» dit le premier aux deux autres... Ils avaient fait le plus de diligence possible, ils avaient chaud, ils étaient altérés. Ils s'asseyent autour de la table dont la nappe n'était pas encore ôtée. La femme descend à la cave, et en remonte avec une bouteille. Le mari grommelait entre ses dents: «Eh! que diable faisait-elle à sa porte?» On boit, on parle des maladies du canton; on entame l'énumération de ses pratiques. Je me plains; on me dit: «Dans un moment nous serons à vous.» Après cette bouteille, on en demande une seconde, à compte sur mon traitement; puis une troisième, une quatrième, toujours à compte sur mon traitement; et à chaque bouteille, le mari revenait à sa première exclamation: «Eh! que diable faisait-elle à sa porte?»
Quel parti un autre n'aurait-il pas tiré de ces trois chirurgiens, de leur conversation à la quatrième bouteille, de la multitude de leurs cures merveilleuses, de l'impatience de Jacques, de la mauvaise humeur de l'hôte, des propos de nos Esculapes de campagne autour du genou de Jacques, de leurs différents avis, l'un prétendant que Jacques était mort si l'on ne se hâtait de lui couper la jambe, l'autre qu'il fallait extraire la balle et la portion du vêtement qui l'avait suivie, et conserver la jambe à ce pauvre diable. Cependant on aurait vu Jacques assis sur son lit, regardant sa jambe en pitié, et lui faisant ses derniers adieux, comme on vit un de nos généraux entre Dufouart[12] et Louis[13]. Le troisième chirurgien aurait gobe-mouché jusqu'à ce que la querelle se fût élevée entre eux, et que des invectives on en fût venu aux gestes.
[12] Dufouart (Pierre), célèbre chirurgien, mort à Sceaux le 21 octobre 1813, à l'âge de soixante-dix-huit ans. On a de lui: Traité d'analyse des plaies d'armes à feu. (Br.)
[13] Louis (Antoine), chirurgien, secrétaire de l'Académie de Paris, né à Metz le 13 février 1723, mort à Paris en 1792. C'est lui qui fut chargé de la partie chirurgicale de l'Encyclopédie.
Je vous fais grâce de toutes ces choses, que vous trouverez dans les romans, dans la comédie ancienne et dans la société. Lorsque j'entendis l'hôte s'écrier de sa femme: «que diable faisait-elle à sa porte!» je me rappelai l'Harpagon de Molière[14], lorsqu'il dit de son fils: Qu'allait-il faire dans cette galère? Et je conçus qu'il ne s'agissait pas seulement d'être vrai, mais qu'il fallait encore être plaisant; et que c'était la raison pour laquelle on dirait à jamais: Qu'allait-il faire dans cette galère? et que le mot de mon paysan, Que faisait-elle à sa porte? ne passerait pas en proverbe.
[14] Ce n'est point l'Harpagon de l'Avare qui dit de son fils: Qu'allait-il faire dans cette galère? mais bien le Géronte des Fourberies de Scapin, acte II, scène xi. (Br.)
Jacques n'en usa pas envers son maître avec la même réserve que je garde avec vous; il n'omit pas la moindre circonstance, au hasard de l'endormir une seconde fois. Si ce ne fut pas le plus habile, ce fut au moins le plus vigoureux des trois chirurgiens qui resta maître du patient.
N'allez-vous pas, me direz-vous, tirer des bistouris à nos yeux, couper des chairs, faire couler du sang, et nous montrer une opération chirurgicale? À votre avis, cela ne sera-t-il pas de bon goût?... Allons, passons encore l'opération chirurgicale; mais vous permettrez au moins à Jacques de dire à son maître, comme il le fit: «Ah! monsieur, c'est une terrible affaire que de r'arranger un genou fracassé!...» Et à son maître de lui répondre comme auparavant: «Allons donc, Jacques, tu te moques...» Mais ce que je ne vous laisserais pas ignorer pour tout l'or du monde, c'est qu'à peine le maître de Jacques lui eut-il fait cette impertinente réponse, que son cheval bronche et s'abat, que son genou va s'appuyer rudement sur un caillou pointu, et que le voilà criant à tue-tête: «Je suis mort! j'ai le genou cassé!...»
Quoique Jacques, la meilleure pâte d'homme qu'on puisse imaginer, fût tendrement attaché à son maître, je voudrais bien savoir ce qui se passa au fond de son âme, sinon dans le premier moment, du moins lorsqu'il fut bien assuré que cette chute n'aurait point de suite fâcheuse, et s'il put se refuser à un léger mouvement de joie secrète d'un accident qui apprendrait à son maître ce que c'était qu'une blessure au genou. Une autre chose, lecteur, que je voudrais bien que vous me dissiez, c'est si son maître n'eût pas mieux aimé être blessé, même un peu plus grièvement, ailleurs qu'au genou, ou s'il ne fut pas plus sensible à la honte qu'à la douleur.
Lorsque le maître fut un peu revenu de sa chute et de son angoisse, il se remit en selle et appuya cinq ou six coups d'éperon à son cheval, qui partit comme un éclair; autant en fit la monture de Jacques, car il y avait entre ces deux animaux la même intimité qu'entre leurs cavaliers; c'étaient deux paires d'amis.
Lorsque les deux chevaux essoufflés reprirent leur pas ordinaire, Jacques dit à son maître: Eh bien, monsieur, qu'en pensez-vous?
LE MAÎTRE.
De quoi?
JACQUES.
De la blessure au genou.
LE MAÎTRE.
Je suis de ton avis; c'est une des plus cruelles.
JACQUES.
Au vôtre?
LE MAÎTRE.
Non, non, au tien, au mien, à tous les genoux du monde.
JACQUES.
Mon maître, mon maître, vous n'y avez pas bien regardé; croyez que nous ne plaignons jamais que nous.
LE MAÎTRE.
Quelle folie!
JACQUES.
Ah! si je savais dire comme je sais penser! Mais il était écrit là-haut que j'aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas.
Ici Jacques s'embarrassa dans une métaphysique très-subtile et peut-être très-vraie. Il cherchait à faire concevoir à son maître que le mot douleur était sans idée, et qu'il ne commençait à signifier quelque chose qu'au moment où il rappelait à notre mémoire une sensation que nous avions éprouvée. Son maître lui demanda s'il avait déjà accouché.
—Non, lui répondit Jacques.
—Et crois-tu que ce soit une grande douleur que d'accoucher?
—Assurément!
—Plains-tu les femmes en mal d'enfant?
—Beaucoup.
—Tu plains donc quelquefois un autre que toi?
—Je plains ceux ou celles qui se tordent les bras, qui s'arrachent les cheveux, qui poussent des cris, parce que je sais par expérience qu'on ne fait pas cela sans souffrir; mais pour le mal propre à la femme qui accouche, je ne le plains pas: je ne sais ce que c'est, dieu merci! Mais pour en revenir à une peine que nous connaissons tous deux, l'histoire de mon genou, qui est devenu le[15] vôtre par votre chute...
[15] Nous rétablissons le, d'après la copie. Ce n'est point à histoire, mais à genou que se rapporte cet article, comme, dans la réponse, miennes se rapporte à amours.
LE MAÎTRE.
Non, Jacques; l'histoire de tes amours qui sont devenues miennes par mes chagrins passés.
JACQUES.
Me voilà pansé, un peu soulagé, le chirurgien parti, et mes hôtes retirés et couchés. Leur chambre n'était séparée de la mienne que par des planches à claire-voie sur lesquelles on avait collé du papier gris, et sur ce papier quelques images enluminées. Je ne dormais pas, et j'entendis la femme qui disait à son mari: «Laissez-moi, je n'ai pas envie de rire. Un pauvre malheureux qui se meurt à notre porte!...
—Femme, tu me diras tout cela après.
—Non, cela ne sera pas. Si vous ne finissez, je me lève. Cela ne me fera-t-il pas bien aise, lorsque j'ai le cœur gros?
—Oh! si tu te fais tant prier, tu en seras la dupe.
—Ce n'est pas pour se faire prier, mais c'est que vous êtes quelquefois d'un dur!... c'est que... c'est que...»
Après une assez courte pause, le mari prit la parole et dit: «Là, femme, conviens donc à présent que, par une compassion déplacée, tu nous as mis dans un embarras dont il est presque impossible de se tirer. L'année est mauvaise; à peine pouvons-nous suffire à nos besoins et aux besoins de nos enfants. Le grain est d'une cherté! Point de vin! Encore si l'on trouvait à travailler; mais les riches se retranchent; les pauvres gens ne font rien; pour une journée qu'on emploie, on en perd quatre. Personne ne paye ce qu'il doit; les créanciers sont d'une âpreté qui désespère: et voilà le moment que tu prends pour retirer ici un inconnu, un étranger qui y restera tant qu'il plaira à Dieu, et au chirurgien qui ne se pressera pas de le guérir; car ces chirurgiens font durer les maladies le plus longtemps qu'ils peuvent; qui n'a pas le sou, et qui doublera, triplera notre dépense. Là, femme, comment te déferas-tu de cet homme? Parle donc, femme, dis-moi donc quelque raison.
—Est-ce qu'on peut parler avec vous.
—Tu dis que j'ai de l'humeur, que je gronde; eh! qui n'en aurait pas? qui ne gronderait pas? Il y avait encore un peu de vin à la cave: Dieu sait le train dont il ira! Les chirurgiens en burent hier au soir plus que nous et nos enfants n'aurions fait dans la semaine. Et le chirurgien qui ne viendra pas pour rien, comme tu peux penser, qui le payera?
—Oui, voilà qui est fort bien dit; et parce qu'on est dans la misère vous me faites un enfant, comme si nous n'en avions pas déjà assez.
—Oh que non!
—Oh que si; je suis sûre que je vais être grosse!
—Voilà comme tu dis toutes les fois.
—Et cela n'a jamais manqué quand l'oreille me démange après, et j'y sens une démangeaison comme jamais.
—Ton oreille ne sait ce qu'elle dit.
—Ne me touche pas! laisse là mon oreille! laisse donc, l'homme; est-ce que tu es fou? tu t'en trouveras mal.
—Non, non, cela ne m'est pas arrivé depuis le soir de la Saint-Jean.
—Tu feras si bien que... et puis dans un mois d'ici tu me bouderas comme si c'était de ma faute.
—Non, non.
—Et dans neuf mois d'ici ce sera bien pis.
—Non, non.
—C'est toi qui l'auras voulu?
—Oui, oui.
—Tu t'en souviendras? tu ne diras pas comme tu as dit toutes les autres fois?
—Oui, oui...»
Et puis voilà que de non, non, en oui, oui, cet homme enragé contre sa femme d'avoir cédé à un sentiment d'humanité...
LE MAÎTRE.
C'est la réflexion que je faisais.
JACQUES.
Il est certain que ce mari n'était pas trop conséquent; mais il était jeune et sa femme jolie. On ne fait jamais tant d'enfants que dans les temps de misère.
LE MAÎTRE.
Rien ne peuple comme les gueux.
JACQUES.
Un enfant de plus n'est rien pour eux, c'est la charité qui les nourrit. Et puis c'est le seul plaisir qui ne coûte rien; on se console pendant la nuit, sans frais, des calamités du jour... Cependant les réflexions de cet homme n'en étaient pas moins justes. Tandis que je me disais cela à moi-même, je ressentis une douleur violente au genou, et je m'écriai: «Ah! le genou!» Et le mari s'écria: «Ah! femme!...» Et la femme s'écria: «Ah! mon homme! mais... mais... cet homme qui est là!
—Eh bien! cet homme?
—Il nous aura peut-être entendus!
—Qu'il ait entendu.
—Demain, je n'oserai le regarder.
—Et pourquoi? Est-ce que tu n'es pas ma femme? Est-ce que je ne suis pas ton mari? Est-ce qu'un mari a une femme, est-ce qu'une femme a un mari pour rien?
—Ah! ah!
—Eh bien! qu'est-ce?
—Mon oreille!...
—Eh bien! ton oreille?
—C'est pis que jamais.
—Dors, cela se passera.
—Je ne saurais. Ah! l'oreille! ah! l'oreille!
—L'oreille, l'oreille, cela est bien aisé à dire...»
Je ne vous dirai point ce qui se passait entre eux; mais la femme, après avoir répété l'oreille, l'oreille, plusieurs fois de suite à voix basse et précipitée, finit par balbutier à syllabes interrompues l'o...reil...le, et à la suite de cette o...reil...le, je ne sais quoi, qui, joint au silence qui succéda, me fit imaginer que son mal d'oreille s'était apaisé d'une ou d'autre façon, il n'importe: cela me fit plaisir. Et à elle donc!
LE MAÎTRE.
Jacques, mettez la main sur la conscience, et jurez-moi que ce n'est pas de cette femme que vous devîntes amoureux.
JACQUES.
Je le jure.
LE MAÎTRE.
Tant pis pour toi.
JACQUES.
C'est tant pis ou tant mieux. Vous croyez apparemment que les femmes qui ont une oreille comme la sienne écoutent volontiers?
LE MAÎTRE.
Je crois que cela est écrit là-haut.
JACQUES.
Je crois qu'il est écrit à la suite qu'elles n'écoutent pas longtemps le même, et qu'elles sont tant soit peu sujettes à prêter l'oreille à un autre.
LE MAÎTRE.
Cela se pourrait.
Et les voilà embarqués dans une querelle interminable sur les femmes; l'un prétendant qu'elles étaient bonnes, l'autre méchantes: et ils avaient tous deux raison; l'un sottes, l'autre pleines d'esprit: et ils avaient tous deux raison; l'un fausses, l'autre vraies: et ils avaient tous deux raison; l'un avares, l'autre libérales: et ils avaient tous deux raison; l'un belles, l'autre laides: et ils avaient tous deux raison; l'un bavardes, l'autre discrètes; l'un franches, l'autre dissimulées; l'un ignorantes, l'autre éclairées; l'un sages, l'autre libertines; l'un folles, l'autre sensées; l'un grandes, l'autre petites: et ils avaient tous deux raison.
En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pu faire le tour du globe sans déparler un moment et sans s'accorder, ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de s'acheminer...—Où?—Où? lecteur, vous êtes d'une curiosité bien incommode! Et que diable cela vous fait-il? Quand je vous aurai dit que c'est à Pontoise ou à Saint-Germain, à Notre-Dame de Lorette ou à Saint-Jacques de Compostelle, en serez-vous plus avancé? Si vous insistez, je vous dirai qu'ils s'acheminèrent vers... oui; pourquoi pas?... vers un château immense, au frontispice duquel on lisait: «Je n'appartiens à personne et j'appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d'y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez.»—Entrèrent-ils dans ce château?—Non, car l'inscription était fausse, ou ils y étaient avant que d'y entrer.—Mais du moins ils en sortirent?—Non, car l'inscription était fausse, ou ils y étaient encore quand ils en furent sortis.—Et que firent-ils là?—Jacques disait ce qui était écrit là-haut; son maître, ce qu'il voulut: et ils avaient tous deux raison.—Quelle compagnie y trouvèrent ils?—Mêlée.—Qu'y disait-on?—Quelques vérités, et beaucoup de mensonges.—Y avait-il des gens d'esprit?—Où n'y en a-t-il pas? et de maudits questionneurs qu'on fuyait comme la peste. Ce qui choqua le plus Jacques et son maître pendant tout le temps qu'ils s'y promenèrent...—On s'y promenait donc?—On ne faisait que cela, quand on n'était pas assis ou couché... Ce qui choqua le plus Jacques et son maître, ce fut d'y trouver une vingtaine d'audacieux, qui s'étaient emparés des plus superbes appartements, où ils se trouvaient presque toujours à l'étroit; qui prétendaient, contre le droit commun et le vrai sens de l'inscription, que le château leur avait été légué en toute propriété; et qui, à l'aide d'un certain nombre de vauriens à leurs gages, l'avaient persuadé à un grand nombre d'autres vauriens à leurs gages, tout prêts pour une petite pièce de monnaie à pendre, ou assassiner le premier qui aurait osé les contredire: cependant au temps de Jacques et de son maître, on l'osait quelquefois.—Impunément?—C'est selon.
Vous allez dire que je m'amuse, et que, ne sachant plus que faire de mes voyageurs, je me jette dans l'allégorie, la ressource ordinaire des esprits stériles. Je vous sacrifierai mon allégorie et toutes les richesses que j'en pouvais tirer; je conviendrai de tout ce qu'il vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître; soit qu'ils aient atteint une grande ville et qu'ils aient couché chez des filles; qu'ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux; qu'ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l'amour de Dieu; qu'ils aient été accueillis dans la maison d'un grand, où ils manquèrent de tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce qui est superflu; qu'ils soient sortis le matin d'une grande auberge, où on leur fit payer très-chèrement un mauvais souper servi dans des plats d'argent, et une nuit passée entre des rideaux de damas et des draps humides et repliés; qu'ils aient reçu l'hospitalité chez un curé de village à portion congrue, qui courut mettre à contribution les basses-cours de ses paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée de poulets; ou qu'ils se soient enivrés d'excellents vins, aient fait grande chère et pris une indigestion bien conditionnée dans une riche abbaye de Bernardins; car, quoique tout cela vous paraisse également possible, Jacques n'était pas de cet avis: il n'y avait réellement de possible que la chose qui était écrite en haut. Ce qu'il y a de vrai, c'est que, de quelque endroit qu'il vous plaise[16] de les mettre en route, ils n'eurent pas fait vingt pas que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois, selon son usage, pris sa prise de tabac: «Eh bien! Jacques, l'histoire de tes amours?»
[16] Variante: «Qu'il vous convienne.»
Au lieu de répondre, Jacques s'écria: Au diable l'histoire de mes amours! Ne voilà-t-il pas que j'ai laissé...
LE MAÎTRE.
Qu'as-tu laissé?
Au lieu de lui répondre, Jacques retournait toutes ses poches, et se fouillait partout inutilement. Il avait laissé la bourse de voyage sous le chevet de son lit, et il n'en eut pas plus tôt fait l'aveu à son maître, que celui-ci s'écria: Au diable l'histoire de tes amours! Ne voilà-t-il pas que ma montre est restée accrochée à la cheminée!
Jacques ne se fit pas prier; aussitôt il tourne bride, et regagne au petit pas, car il n'était jamais pressé...—Le château immense?—Non, non. Entre les différents gîtes possibles[17], dont je vous ai fait l'énumération qui précède, choisissez celui qui convient le mieux à la circonstance présente.
[17] Variante: «Possibles ou non possibles.»
Cependant son maître allait toujours en avant: mais voilà le maître et le valet séparés, et je ne sais auquel des deux m'attacher de préférence. Si vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde; la recherche de la bourse et de la montre pourra devenir si longue et si compliquée, que de longtemps il ne rejoindra son maître, le seul confident de ses amours, et adieu les amours de Jacques. Si, l'abandonnant seul à la quête de la bourse et de la montre, vous prenez le parti de faire compagnie à son maître, vous serez poli, mais très-ennuyé; vous ne connaissez pas encore cette espèce-là. Il a peu d'idées dans la tête; s'il lui arrive de dire quelque chose de sensé, c'est de réminiscence ou d'inspiration. Il a des yeux comme vous et moi; mais on ne sait la plupart du temps s'il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus; il se laisse exister: c'est sa fonction habituelle. L'automate allait devant lui, se retournant de temps en temps pour voir si Jacques ne revenait pas; il descendait de cheval et marchait à pied; il remontait sur sa bête, faisait un quart de lieue, redescendait et s'asseyait à terre, la bride de son cheval passée dans son bras, et la tête appuyée sur ses deux mains. Quand il était las de cette posture, il se levait et regardait au loin s'il n'apercevait point Jacques. Point de Jacques. Alors il s'impatientait, et sans trop savoir s'il parlait ou non, il disait: «Le bourreau! le chien! le coquin! où est-il? que fait-il? Faut-il tant de temps pour reprendre une bourse et une montre? Je le rouerai de coups; oh! cela est certain; je le rouerai de coups.» Puis il cherchait sa montre à son gousset, où elle n'était pas, et il achevait de se désoler, car il ne savait que devenir sans sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques: c'étaient les trois grandes ressources de sa vie, qui se passait à prendre du tabac, à regarder l'heure qu'il était, à questionner Jacques; et cela dans toutes les combinaisons. Privé de sa montre, il en était donc réduit à sa tabatière, qu'il ouvrait et fermait à chaque minute, comme je fais, moi, lorsque je m'ennuie. Ce qui reste de tabac le soir dans ma tabatière est en raison directe de l'amusement, ou inverse de l'ennui de ma journée. Je vous supplie, lecteur, de vous familiariser avec cette manière de dire empruntée de la géométrie, parce que je la trouve précise et que je m'en servirai souvent.
Eh bien! en avez-vous assez du maître; et son valet ne venant point à nous, voulez-vous que nous allions à lui? Le pauvre Jacques! au moment où nous en parlons, il s'écriait douloureusement: «Il était donc écrit là-haut qu'en un même jour je serais appréhendé comme voleur de grand chemin, sur le point d'être conduit dans une prison, et accusé d'avoir séduit une fille!»
Comme il approchait au petit pas, du château, non... du lieu de leur dernière couchée, il passe à côté de lui un de ces merciers ambulants qu'on appelle porteballes, et qui lui crie: «Monsieur le chevalier, jarretières, ceintures, cordons de montre, tabatières du dernier goût, vraies jaback[18], bagues, cachets de montre. Montre, monsieur, une montre, une belle montre d'or, ciselée, à double boîte, comme neuve...» Jacques lui répond: «J'en cherche bien une, mais ce n'est pas la tienne...» et continue sa route, toujours au petit pas. En allant, il crut voir écrit en haut que la montre que cet homme lui avait proposée était celle de son maître. Il revient sur ses pas, et dit au porteballe: «L'ami, voyons votre montre à boîte d'or, j'ai dans la fantaisie qu'elle pourrait me convenir.
[18] Ce nom est emprunté de l'hôtel Jaback, situé à Paris, rue Saint-Merri. On y vendit pendant quelque temps des bijoux et des nouveautés en tous genres. La mode voulait alors qu'on n'achetât que de véritables jaback. (Br.)
—Ma foi, dit le porteballe, je n'en serais pas surpris; elle est belle, très-belle, de Julien Le Roi[19]. Il n'y a qu'un moment qu'elle m'appartient; je l'ai acquise pour un morceau de pain, j'en ferai bon marché. J'aime les petits gains répétés; mais on est bien malheureux par le temps qui court: de trois mois d'ici je n'aurai pas une pareille aubaine. Vous m'avez l'air d'un galant homme, et j'aimerais mieux que vous en profitassiez qu'un autre...»
[19] Le Roi (Julien), fameux horloger, né à Tours en 1686, mort à Paris le 20 septembre 1759, laissa quatre fils qui tous ont acquis quelque célébrité dans les sciences et dans les arts. (Br.)
Tout en causant, le mercier avait mis sa balle à terre, l'avait ouverte, et en avait tiré la montre, que Jacques reconnut sur-le-champ, sans en être étonné; car s'il ne se pressait jamais, il s'étonnait rarement. Il regarde bien la montre: Oui, se dit-il en lui-même, c'est elle... Au porte-balle: «Vous avez raison, elle est belle, très-belle, et je sais qu'elle est bonne...» Puis la mettant dans son gousset, il dit au porteballe: «L'ami, grand merci!
—Comment, grand merci!
—Oui, c'est la montre de mon maître.
—Je ne connais point votre maître, cette montre est à moi, je l'ai bien achetée et bien payée...»
Et saisissant Jacques au collet, il se mit en devoir de lui reprendre la montre. Jacques s'approche de son cheval, prend un de ses pistolets, et l'appuyant sur la poitrine du porteballe: «Retire-toi, lui dit-il, ou tu es mort.» Le porteballe effrayé lâche prise. Jacques remonte sur son cheval et s'achemine au petit pas vers la ville, en disant en lui-même: «Voilà la montre recouvrée, à présent voyons à notre bourse...» Le porteballe se hâte de refermer sa malle, la remet sur ses épaules, et suit Jacques en criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin! au secours! à moi! à moi!...» C'était dans la saison des récoltes: les champs étaient couverts de travailleurs. Tous laissent leurs faucilles, s'attroupent autour de cet homme, et lui demandent où est le voleur, où est l'assassin.
«Le voilà, le voilà là-bas.
—Quoi! celui qui s'achemine au petit pas vers la porte de la ville?
—Lui-même.
—Allez, vous êtes fou, ce n'est point là l'allure d'un voleur.
—C'en est un, c'en est un, vous dis-je, il m'a pris de force une montre d'or...»
Ces gens ne savaient à quoi s'en rapporter, des cris du porteballe ou de la marche tranquille de Jacques. «Cependant, ajoutait le porteballe, mes enfants, je suis ruiné si vous ne me secourez; elle vaut trente louis comme un liard. Secourez-moi, il emporte ma montre, et s'il vient à piquer des deux, ma montre est perdue...»
Si Jacques n'était guère à portée d'entendre ces cris, il pouvait aisément voir l'attroupement, et n'en allait pas plus vite. Le porteballe détermina, par l'espoir d'une récompense, les paysans à courir après Jacques. Voilà donc une multitude d'hommes, de femmes et d'enfants allant et criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin!» et le porteballe les suivant d'aussi près que le fardeau dont il était chargé le lui permettait, et criant: «Au voleur! au voleur! à l'assassin!...»
Ils sont entrés dans la ville, car c'est dans une ville que Jacques et son maître avaient séjourné la veille; je me le rappelle à l'instant. Les habitants quittent leurs maisons, se joignent aux paysans et au porteballe, tous vont criant à l'unisson: «Au voleur! au voleur! à l'assassin!...» Tous atteignent Jacques en même temps. Le porteballe s'élançant sur lui, Jacques lui détache un coup de botte dont il est renversé par terre, mais n'en criant pas moins: «Coquin, fripon, scélérat, rends-moi ma montre; tu me la rendras, et tu n'en seras pas moins pendu...» Jacques, gardant son sang-froid, s'adressait à la foule qui grossissait à chaque instant, et disait: «Il y a un magistrat de police ici, qu'on me mène chez lui: là, je ferai voir que je ne suis point un coquin, et que cet homme en pourrait bien être un. Je lui ai pris une montre, il est vrai; mais cette montre est celle de mon maître. Je ne suis point inconnu dans cette ville: avant-hier au soir nous y arrivâmes mon maître et moi, et nous avons séjourné chez M. le lieutenant général, son ancien ami.» Si je ne vous ai pas dit plus tôt que Jacques et son maître avaient passé par Conches, et qu'ils avaient logé chez le lieutenant général de ce lieu, c'est que cela ne m'est pas venu plus tôt. «Qu'on me conduise chez M. le lieutenant général,» disait Jacques, et en même temps il mit pied à terre. On le voyait au centre du cortége, lui, son cheval et le porteballe. Ils marchent, ils arrivent à la porte du lieutenant général. Jacques, son cheval et le porteballe entrent, Jacques et le porteballe se tenant l'un l'autre à la boutonnière. La foule reste en dehors.
Cependant, que faisait le maître de Jacques? Il s'était assoupi au bord du grand chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, et l'animal paissait l'herbe autour du dormeur, autant que la longueur de la bride le lui permettait.
Aussitôt que le lieutenant général aperçut Jacques, il s'écria: «Eh! c'est toi, mon pauvre Jacques! Qu'est-ce qui te ramène seul ici?
—La montre de mon maître: il l'avait laissée pendue au coin de la cheminée, et je l'ai retrouvée dans la balle de cet homme; notre bourse, que j'ai oubliée sous mon chevet, et qui se retrouvera si vous l'ordonnez.
—Et que cela soit écrit là-haut...,» ajouta le magistrat.
À l'instant il fit appeler ses gens: à l'instant le porteballe montrant un grand drôle de mauvaise mine, et nouvellement installé dans la maison, dit: «Voilà celui qui m'a vendu la montre.»
Le magistrat, prenant un air sévère, dit au porteballe et à son valet: «Vous mériteriez tous deux les galères, toi pour avoir vendu la montre, toi pour l'avoir achetée...» À son valet: «Rends à cet homme son argent, et mets bas ton habit sur-le-champ...» Au porteballe: «Dépêche-toi de vider le pays, si tu ne veux pas y rester accroché pour toujours. Vous faites tous deux un métier qui porte malheur... Jacques, à présent il s'agit de ta bourse.» Celle qui se l'était appropriée comparut sans se faire appeler; c'était une grande fille faite au tour. «C'est moi, monsieur, qui ai la bourse, dit-elle à son maître; mais je ne l'ai point volée: c'est lui qui me l'a donnée.
—Je vous ai donné ma bourse?
—Oui.
—Cela se peut, mais que le diable m'emporte si je m'en souviens...»
Le magistrat dit à Jacques: «Allons, Jacques, n'éclaircissons pas cela davantage.
—Monsieur...
—Elle est jolie et complaisante à ce que je vois.
—Monsieur, je vous jure...
—Combien y avait-il dans la bourse?
—Environ neuf cent dix-sept livres.
—Ah! Javotte! neuf cent dix-sept livres pour une nuit, c'est beaucoup trop pour vous et pour lui. Donnez-moi la bourse...»
La grande fille donna la bourse à son maître qui en tira un écu de six francs: «Tenez, lui dit-il, en lui jetant l'écu, voilà le prix de vos services; vous valez mieux, mais pour un autre que Jacques. Je vous en souhaite deux fois autant tous les jours, mais hors de chez moi, entendez-vous? Et toi, Jacques, dépêche-toi de remonter sur ton cheval, et de retourner à ton maître.»
Jacques salua le magistrat et s'éloigna sans répondre, mais il disait en lui-même: «L'effrontée! la coquine! il était donc écrit là-haut qu'un autre coucherait avec elle, et que Jacques payerait!... Allons, Jacques, console-toi; n'es-tu pas trop heureux d'avoir rattrapé ta bourse et la montre de ton maître, et qu'il t'en ait si peu coûté?»
Jacques remonte sur son cheval et fend la presse qui s'était faite à l'entrée de la maison du magistrat; mais comme il souffrait avec peine que tant de gens le prissent pour un fripon, il affecta de tirer la montre de sa poche et de regarder l'heure qu'il était; puis il piqua des deux son cheval, qui n'y était pas fait, et qui n'en partit qu'avec plus de célérité. Son usage était de le laisser aller à sa fantaisie; car il trouvait autant d'inconvénient à l'arrêter quand il galopait, qu'à le presser quand il marchait lentement. Nous croyons conduire le destin; mais c'est toujours lui qui nous mène: et le destin, pour Jacques, était tout ce qui le touchait ou l'approchait, son cheval, son maître, un moine, un chien, une femme, un mulet, une corneille. Son cheval le conduisait donc à toutes jambes vers son maître, qui s'était assoupi sur le bord du chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, comme je vous l'ai dit. Alors le cheval tenait à la bride; mais lorsque Jacques arriva, la bride était restée à sa place, et le cheval n'y tenait plus[20]. Un fripon s'était apparemment approché du dormeur, avait doucement coupé la bride et emmené l'animal. Au bruit du cheval de Jacques, son maître se réveilla, et son premier mot fut: «Arrive, arrive, maroufle! je te vais...» Là, il se mit à bâiller d'une aune.
[20] Variante: «N'y était plus.»
—Bâillez, bâillez, monsieur, tout à votre aise, lui dit Jacques, mais où est votre cheval?
—Mon cheval?
—Oui, votre cheval...»
Le maître s'apercevant aussitôt qu'on lui avait volé son cheval, se disposait à tomber sur Jacques à grands coups de bride, lorsque Jacques lui dit: «Tout doux, monsieur, je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à me laisser assommer; je recevrai le premier coup, mais je jure qu'au second je pique des deux et vous laisse là...»
Cette menace de Jacques fit tomber subitement la fureur de son maître, qui lui dit d'un ton radouci: «Et ma montre?
—La voilà.
—Et ta bourse?
—La voilà.
—Tu as été bien longtemps.
—Pas trop pour tout ce que j'ai fait. Écoutez bien. Je suis allé, je me suis battu, j'ai ameuté tous les paysans de la campagne, j'ai ameuté tous les habitants de la ville, j'ai été pris pour voleur de grand chemin, j'ai été conduit chez le juge, j'ai subi deux interrogatoires, j'ai presque fait pendre deux hommes; j'ai fait mettre à la porte un valet, j'ai fait chasser une servante, j'ai été convaincu d'avoir couché avec une créature que je n'ai jamais vue et que j'ai pourtant payée; et je suis revenu.
—Et moi, en t'attendant...
—En m'attendant il était écrit là-haut que vous vous endormiriez, et qu'on vous volerait votre cheval. Eh bien! monsieur, n'y pensons plus! c'est un cheval perdu, et peut-être est-il écrit là-haut qu'il se retrouvera.
—Mon cheval! mon pauvre cheval!
—Quand vous continueriez vos lamentations jusqu'à demain, il n'en sera ni plus ni moins.
—Qu'allons-nous faire?
—Je vais vous prendre en croupe, ou, si vous l'aimez mieux, nous quitterons nos bottes, nous les attacherons sur la selle de mon cheval, et nous poursuivrons notre route à pied.
—Mon cheval! mon pauvre cheval!»
Ils prirent le parti d'aller à pied, le maître s'écriant de temps en temps, mon cheval! mon pauvre cheval! et Jacques paraphrasant l'abrégé de ses aventures. Lorsqu'il en fut à l'accusation de la fille, son maître lui dit:
Vrai, Jacques, tu n'avais pas couché avec cette fille?
JACQUES.
Non, monsieur.
LE MAÎTRE.
Et tu l'as payée?
JACQUES.
Assurément!
LE MAÎTRE.
Je fus une fois en ma vie plus malheureux que toi.
JACQUES.
Vous payâtes après avoir couché?
LE MAÎTRE.
Tu l'as dit.
JACQUES.
Est-ce que vous ne me raconterez pas cela?
LE MAÎTRE.
Avant que d'entrer dans l'histoire de mes amours, il faut être sorti de l'histoire des tiennes. Eh bien! Jacques, et tes amours, que je prendrai pour les premières et les seules de ta vie, nonobstant l'aventure de la servante du lieutenant général de Conches; car, quand tu aurais couché avec elle, tu n'en aurais pas été l'amoureux pour cela. Tous les jours on couche avec des femmes qu'on n'aime pas, et l'on ne couche pas avec des femmes qu'on aime. Mais...
JACQUES.
Eh bien! mais!... qu'est-ce?
LE MAÎTRE.
Mon cheval!... Jacques, mon ami, ne te fâche pas; mets-toi à la place de mon cheval, suppose que je t'aie perdu, et dis-moi si tu ne m'en estimerais pas davantage si tu m'entendais m'écrier: Mon Jacques! mon pauvre Jacques!
Jacques sourit, et dit: J'en étais, je crois, au discours de mon hôte avec sa femme pendant la nuit qui suivit mon premier pansement. Je reposai un peu. Mon hôte et sa femme se levèrent plus tard que de coutume.
LE MAÎTRE.
Je le crois.
JACQUES.
À mon réveil, j'entr'ouvris doucement mes rideaux, et je vis mon hôte, sa femme et le chirurgien, en conférence secrète vers la porte[21]. Après ce que j'avais entendu pendant la nuit, il ne me fut pas difficile de deviner ce qui se traitait là. Je toussai. Le chirurgien dit au mari: «Il est éveillé; compère, descendez à la cave, nous boirons un coup, cela rend la main sûre; je lèverai ensuite mon appareil, puis nous aviserons au reste.»
[21] Variante: «Vers la fenêtre.»
La bouteille arrivée et vidée, car, en terme de l'art, boire un coup c'est vider au moins une bouteille, le chirurgien s'approcha de mon lit, et me dit: «Comment la nuit a-t-elle été?
—Pas mal.
—Votre bras... Bon, bon, le pouls n'est pas mauvais, il n'y a presque plus de fièvre. Il faut voir à ce genou... Allons, commère, dit-il à l'hôtesse qui était debout au pied de mon lit derrière le rideau, aidez-nous...» L'hôtesse appela un de ses enfants... «Ce n'est pas un enfant qu'il nous faut ici, c'est vous, un faux mouvement nous apprêterait de la besogne pour un mois. Approchez.» L'hôtesse approcha, les yeux baissés... «Prenez cette jambe, la bonne, je me charge de l'autre. Doucement, doucement... À moi, encore un peu à moi... L'ami, un petit tour de corps à droite,... à droite, vous dis-je, et nous y voilà...»
Je tenais le matelas des deux mains, je grinçais les dents, la sueur me coulait le long du visage. «L'ami, cela n'est pas doux.
—Je le sens.
—Vous y voilà. Commère, lâchez la jambe, prenez l'oreiller; approchez la chaise, et mettez l'oreiller dessus... Trop près... Un peu plus loin... L'ami, donnez-moi la main, serrez-moi ferme. Commère, passez dans la ruelle, et tenez-le par-dessous le bras... À merveille... Compère, ne reste-t-il rien dans la bouteille?
—Non.
—Allez prendre la place de votre femme, et qu'elle en aille chercher une autre... Bon, bon, versez plein... Femme, laissez votre homme où il est, et venez à côté de moi...» L'hôtesse appela encore une fois un de ses enfants. «Eh! mort diable, je vous l'ai déjà dit, un enfant n'est pas ce qu'il nous faut. Mettez-vous à genoux, passez la main sous le mollet... Commère, vous tremblez comme si vous aviez fait un mauvais coup; allons donc, du courage... La gauche sous le bas de la cuisse, là, au-dessus du bandage... Fort bien!...» Voilà les coutures coupées, les bandes déroulées, l'appareil levé et ma blessure à découvert. Le chirurgien tâte en dessus, en dessous, par les côtés, et à chaque fois qu'il me touche, il dit: «L'ignorant! l'âne! le butor! et cela se mêle de chirurgie! Cette jambe, une jambe à couper? Elle durera autant que l'autre: c'est moi qui vous en réponds.
—Je guérirai?
—J'en ai bien guéri d'autres.
—Je marcherai?
—Vous marcherez.
—Sans boiter?
—C'est autre chose; diable, l'ami, comme vous y allez! N'est-ce pas assez que je vous aie sauvé votre jambe? Au demeurant, si vous boitez, ce sera peu de chose. Aimez-vous la danse?
—Beaucoup.
—Si vous en marchez un peu moins bien, vous n'en danserez que mieux... Commère, le vin chaud... Non, l'autre d'abord: encore un petit verre, et votre pansement n'en ira pas plus mal.»
Il boit: on apporte le vin chaud, on m'étuve, on remet l'appareil, on m'étend dans mon lit, on m'exhorte à dormir si je puis, on ferme les rideaux, on finit la bouteille entamée, on en remonte une autre, et la conférence reprend entre le chirurgien, l'hôte et l'hôtesse.
L'HÔTE.
Compère, cela sera-t-il long?
LE CHIRURGIEN.
Très-long... À vous, compère.
L'HÔTE.
Mais combien? Un mois?
LE CHIRURGIEN.
Un mois! Mettez-en deux, trois, quatre, qui sait cela? La rotule est entamée, le fémur, le tibia... À vous, commère.
L'HÔTE.
Quatre mois! miséricorde! Pourquoi le recevoir ici? Que diable faisait-elle à sa porte?
LE CHIRURGIEN.
À moi; car j'ai bien travaillé.
L'HÔTESSE.
Mon ami, voilà que tu recommences. Ce n'est pas là ce que tu m'as promis cette nuit; mais patience, tu y reviendras.
L'HÔTE.
Mais, dis-moi, que faire de cet homme? Encore si l'année n'était pas si mauvaise!...
L'HÔTESSE.
Si tu voulais, j'irais chez le curé.
L'HÔTE.
Si tu y mets le pied, je te roue de coups.
LE CHIRURGIEN.
Pourquoi donc, compère? la mienne y va bien.
L'HÔTE.
C'est votre affaire.
LE CHIRURGIEN.
À ma filleule; comment se porte-t-elle?
L'HÔTESSE.
Fort bien.
LE CHIRURGIEN.
Allons, compère, à votre femme et à la mienne; ce sont deux bonnes femmes.
L'HÔTE.
La vôtre est plus avisée; elle n'aurait pas fait la sottise...
L'HÔTESSE.
Mais, compère, il y a les sœurs grises.
LE CHIRURGIEN.
Ah! commère! un homme, un homme chez les sœurs! Et puis il y a une petite difficulté un peu plus grande que le doigt... Buvons aux sœurs, ce sont de bonnes filles.
L'HÔTESSE.
Et quelle difficulté?
LE CHIRURGIEN.
Votre homme ne veut pas que vous alliez chez le curé, et ma femme ne veut pas que j'aille chez les sœurs... Mais, compère, encore un coup, cela nous avisera peut-être. Avez-vous questionné cet homme? Il n'est peut-être pas sans ressource.
L'HÔTE.
Un soldat!
LE CHIRURGIEN.
Un soldat a père, mère, frères, sœurs, des parents, des amis, quelqu'un sous le ciel... Buvons encore un coup, éloignez-vous, et laissez-moi faire.
Telle fut à la lettre la conversation du chirurgien, de l'hôte et de l'hôtesse: mais quelle autre couleur n'aurais-je pas été le maître de lui donner, en introduisant un scélérat parmi ces bonnes gens? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacques au moment d'être arraché de son lit, jeté sur un grand chemin ou dans une fondrière.—Pourquoi pas tué?—Tué, non. J'aurais bien su appeler quelqu'un à son secours; ce quelqu'un-là aurait été un soldat de sa compagnie: mais cela aurait pué le Cléveland[22] à infecter. La vérité, la vérité!—La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu'y a-t-il d'intéressant? Rien.—D'accord.—S'il faut être vrai, c'est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine; la vérité a ses côtés piquants, qu'on saisit quand on a du génie.—Oui, quand on a du génie; mais quand on en manque?—Quand on en manque, il ne faut pas écrire.—Et si par malheur on ressemblait à un certain poëte que j'envoyai à Pondichéry?—Qu'est-ce que ce poëte?—Ce poëte... Mais si vous m'interrompez, lecteur, et si je m'interromps moi-même à tout coup, que deviendront les amours de Jacques? Croyez-moi, laissons là le poëte... L'hôte et l'hôtesse s'éloignèrent...—Non, non, l'histoire du poëte de Pondichéry.—Le chirurgien s'approcha du lit de Jacques...—L'histoire du poëte de Pondichéry, l'histoire du poëte de Pondichéry.—Un jour il me vint un jeune poëte, comme il m'en vient tous les jours... Mais, lecteur, quel rapport cela a-t-il avec le voyage de Jacques le Fataliste et de son maître?...—L'histoire du poëte de Pondichéry.—Après les compliments ordinaires sur mon esprit, mon génie, mon goût, ma bienfaisance, et autres propos dont je ne crois pas un mot, bien qu'il y ait plus de vingt ans qu'on me les répète, et peut-être de bonne foi, le jeune poëte tire un papier de sa poche: ce sont des vers, me dit-il.—Des vers!—Oui, monsieur, et sur lesquels j'espère que vous aurez la bonté de me dire votre avis.—Aimez-vous la vérité?—Oui, monsieur; et je vous la demande.—Vous allez la savoir.—Quoi! vous êtes assez bête pour croire qu'un poëte vient chercher la vérité chez vous?—Oui.—Et pour la lui dire?—Assurément!—Sans ménagement?—Sans doute: le ménagement le mieux apprêté ne serait qu'une offense grossière; fidèlement interprété, il signifierait, vous êtes un mauvais poëte; et comme je ne vous crois pas assez robuste pour entendre la vérité, vous n'êtes encore qu'un plat homme.—Et la franchise vous a toujours réussi?—Presque toujours... Je lis les vers de mon jeune poëte, et je lui dis: Non-seulement vos vers sont mauvais, mais il m'est démontré que vous n'en ferez jamais de bons.—Il faudra donc que j'en fasse de mauvais; car je ne saurais m'empêcher d'en faire.—Voilà une terrible malédiction! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes, n'ont pardonné la médiocrité aux poëtes: c'est Horace qui l'a dit[23].—Je le sais.—Êtes-vous riche?—Non.—Êtes-vous pauvre?—Très-pauvre.—Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poëte; vous aurez perdu toute votre vie, vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poëte; ah! monsieur, quel rôle!—Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi... (Ici Jacques aurait dit: Mais cela est écrit là-haut.)—Avez-vous des parents?—J'en ai.—Quel est leur état?—Ils sont joailliers.—Feraient-ils quelque chose pour vous?—Peut-être.—Eh bien! voyez vos parents, proposez-leur de vous avancer une pacotille de bijoux. Embarquez-vous pour Pondichéry; vous ferez de mauvais vers sur la route; arrivé, vous ferez fortune. Votre fortune faite, vous reviendrez faire ici tant de mauvais vers qu'il vous plaira, pourvu que vous ne les fassiez pas imprimer, car il ne faut ruiner personne... Il y avait environ douze ans que j'avais donné ce conseil au jeune homme, lorsqu'il m'apparut; je ne le reconnaissais pas. C'est moi, monsieur, me dit-il, que vous avez envoyé à Pondichéry. J'y ai été, j'ai amassé là une centaine de mille francs. Je suis revenu; je me suis remis à faire des vers, et en voilà que je vous apporte... Ils sont toujours mauvais?—Toujours; mais votre sort est arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers.—C'est bien mon projet...