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Histoire de famille
ОглавлениеToute ma vie, j’ai souffert de mon apparence physique. Cette malédiction, je la supporte depuis l’enfance, et j’en ai tellement honte que rares sont les fois où je quitte mon trou.
J’ai peur que les gens me regardent. Je panique. Je tremble. Un médecin bien intentionné a diagnostiqué chez moi le mal de l’agoraphobie, mais d’après ce que j’ai pu comprendre cette petite maladie n’est qu’un guili-guili si on la compare à ma souffrance. Je ne supporte pas le regard des gens. Il me stigmatise.
Mes difformités ont fait de moi une insulte à ma famille et c’est à elles que je dois la calamité de mes plus profonds traumatismes. Je le confirme : je suis la honte de la famille. Je suis la brebis galeuse de mon arbre généalogique, non pas en raison de mes actes, mais de mon être.
Pour que vous vous fassiez une idée, je vous dirais que mes bras sont disproportionnés par rapport à mon corps, car ils n’ont pas la bonne longueur. Ma tête est trop grande. Quand je pense à la cavité crânienne de mon père, parfaite ! Il était la fierté de son lieu de travail et, comme c’était une figure publique reconnue dans presque toute la nation, les femmes le dévisageaient et s’émerveillaient, la présence de mon père les rendait folles, l’effet qu’il avait sur elles était presque dévastateur. Je n’exagère pas en disant que, lorsqu’elles regardaient papa, leur poil se hérissait, elles s’accrochaient plus fort à leur mari, enjôleuses et évanescentes, et gémissaient en silence.
Je suis né le cheveu maigre. Même ainsi, ma mère m’aimait. Une mère aimera toujours ses enfants, tout informes qu’ils soient. Ça me met en rogne d’avoir une tignasse aussi mesquine. La chevelure de ma mère, en revanche, était généreuse, épaisse comme une forêt luxuriante, et elle l’exhibait, impudique, tous les week-ends au rythme d’une musique de cabaret. Elle a toujours remporté les applaudissements sincères du public masculin dont les yeux s’écarquillaient face à ses mouvements sensuels. Mes quatre poils à moi sont insipides. Et je souffre de ne pas avoir hérité des superbes fibres capillaires de ma génitrice.
Je n’ai pas connu ma grand-mère, mais ma mère m’a toujours dit qu’elle avait un regard spécial, envoûteur et hypnotique. Comme si elle me narrait une légende interdite, elle me disait, murmurant en secret, qu’aucun homme ne résistait au regard imposant de ma grand-mère. Sur mon grand-père, en revanche, elle me racontait à voix haute et claire des histoires fascinantes sur les prodiges d’habileté que ses bras de rêve accomplissaient. C’était un artiste pure race.
J’ai parfois été amoureux, et plusieurs fois à double titre, mais jamais mes insinuations tronquées ne furent déchiffrées et les belles filles que j’ai convoitées n’ont jamais daigné me regarder en raison de mes malformations.
J’ai des oncles et des cousins nés avec leurs organes dans la bonne position. Aucun n’a mes carences.
Je feuillette avec nostalgie et fierté l’album familial. La photo de mon père au cirque Birdmink, avec sa belle et minuscule tête glabre, des filaments fins et dorés comme le soleil naissant ornant sa personne microcéphale, et ses cils albinos de bébé nouveau-né. Un peu plus, et il naissait pleinement chauve, beau comme personne. La photo de ma mère, à la peau couverte d’un duvet châtain, au cou feutré de matriarche léonine, aux bras laineux de lapin angora. Le photographe l’a saisie à son firmament, à son époque la plus radieuse, au moment où sa toison recouvrait entièrement son corps et ne laissait personne venir assombrir ses lumineuses nuits de spectacle de femme-loup. Je m’extasie devant la photo de mon grand-père. S’il vivait encore, il me serrerait dans ses extrémités supérieures de quinze centimètres et dans ses doigts minuscules mués en moignons estropiés. Je sais qu’il le ferait, même s’il aurait eu honte de mes bras aux proportions parfaites, dignes de Vitruve. Ma grand-mère, de son œil unique au front, aurait versé une larme si elle m’avait vu à la naissance et si elle avait observé mes deux iris noisette parfaitement alignés sur mon visage. Ma mère m’aurait aimé à tout jamais, en dépit de mon ignoble peau lisse.
Je suis né ainsi, contrefait, et vous ne savez pas comme j’ai honte. À la mort de mes parents, à mes quinze ans, l’homme éléphant et la femme à barbe m’ont chassé du cirque au prétexte que je n’avais rien de spécial, que je ne possédais aucune vertu qui pourrait justifier ma présence auprès d’eux et qu’à mesure que je grandissais, je ressemblais de plus en plus à un vulgaire spectateur. Expulsé du chapiteau, je me résignais à comprendre que jamais je ne conquerrai le double cœur des sœurs siamoises. Cette certitude est ce que ma condition a de plus abominable. Oui, je suis une monstruosité et cela me brûle. Voilà la malédiction que je devrai supporter jusqu’à la fin de mes jours.