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1841

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Rochecotte, 1er janvier 1841.– La journée d'hier s'est passée sans grand incident. Le matin, j'ai fait dire dans ma chapelle une messe pour feu M. de Quélen; j'y ai pleuré de tout mon cœur. Le soir, mon fils Alexandre, mon gendre et Pauline ont fait de la musique, chanté des vaudevilles, représenté des charges et fait un train dont j'étais charmée pour eux, parce que je meurs toujours de peur qu'ils ne s'ennuient ici, mais qui, je l'avoue, contrastait tout particulièrement avec ma disposition d'âme. Au coup de minuit, on a servi du punch: il est tombé plus d'une larme dans mon verre en songeant à ceux avec lesquels j'ai si longtemps passé ce moment.

Rochecotte, 2 janvier 1841.– Voici ce que M. de Salvandy m'écrit sur la réception académique de M. Molé: «M. Molé a parlé au milieu d'un magnifique auditoire. Il était assis entre M. Royer-Collard et M. de Chateaubriand, qui a fait une grande exception à ses habitudes en se montrant en public; c'était comme un honneur particulier fait soit à M. Molé, soit à la mémoire du défunt Archevêque. Tout le plus beau monde du faubourg Saint-Germain s'y trouvait; de plus, toute la société particulière de M. Molé et tout ce qui s'appelle le monde d'aujourd'hui. Un constant applaudissement a soutenu M. Molé, et il a mérité ce suffrage, par l'esprit, le bon goût et le courage de sa parole. Il a abordé noblement, en face et avec respect, cette pure et sainte mémoire. Il a parlé de M. de Quélen sans concessions, sans réticences, sans ménagements pour sa situation personnelle. Il semblait brûler les vaisseaux de l'ambition, tant il a célébré de haut les anciennes mœurs et l'ancienne société, les idées et les principes d'ordre. L'éloge vif du Roi est la seule part faite au temps présent, et vous savez que le temps présent ne lui en saura qu'un gré médiocre. Ce qui m'a frappée, c'est la vive adhésion de l'auditoire; c'est cette réhabilitation publique du Prélat persécuté; c'est cette canonisation laïque au milieu d'un public qui n'était pas tout entier, ni de bonne compagnie, ni légitimiste; car il y a eu approbation effervescente de quelques passages de la réponse de Dupin, passages dirigés contre la Restauration et contre l'Anglais. Cette réponse de Dupin est l'homme même; c'est vous en dire assez! M. Guizot et M. Thiers ont semblé prévoir l'ovation de M. Molé, car ils n'ont pas paru, ce qui a été fort remarqué. En résumé, cette séance grandit M. Molé dans l'opinion et l'estime de tous les gens de bien, mais la journée a surtout été excellente pour la mémoire de l'Archevêque, pour sa famille, pour ses amis, pour ceux qui ont senti sa bénédiction en mourant, et c'est pourquoi je me hâte, Madame, de vous en parler; c'est une manière de m'en rendre un compte plus vrai, et plus touchant encore que d'y avoir simplement assisté!

«M. Guizot m'a communiqué des dépêches de Saint-Pétersbourg, de Vienne, de Londres, excellentes partout; désir de ramener la France au concert européen; résolution de faire les avances, recherche des moyens et de l'occasion; la paix rétablie, et je dirais moi-même, plus que la paix.»

Je suis charmée du succès de M. Molé, que je lui avais prédit, lorsqu'il me fit la lecture de son discours à Paris, au mois de septembre; bien aise pour lui, mais surtout de l'effet produit en faveur de ce saint Archevêque, si mal jugé de son vivant.

Rochecotte, 3 janvier 1841.– J'ai reçu beaucoup de lettres de Paris hier, répétant à peu près les mêmes choses que M. de Salvandy sur la séance académique de M. Molé. Il paraît que Dupin a été vraiment ineffable, qu'il a été Dupin enfin. M. Royer-Collard grommelait tout le temps qu'il prononçait son discours, et disait: «Ce discours est un carnage!» En effet, tout le monde est tombé sous les coups de ce Dupin. On a remarqué le tonnerre d'applaudissements aux invectives contre la révélation des secrets d'État, qui allaient droit à M. Molé. Mais ce qui a été, assure-t-on, tout à fait dramatique, c'est le geste de Dupin en rappelant qu'un Molé, échevin de Troyes, avait aidé Charles VII à chasser les Anglais. Le geste et la pose ont enlevé les applaudissements qui ont éclaté à plusieurs reprises. Heureusement, le Corps diplomatique n'y était pas! C'est assez drôle de voir Dupin déblatérer contre la Coalition, lui qui en était.

M. Molé doit être extrêmement satisfait de son triomphe, qui a été complet, brillant, vif et inusité. Voici le texte d'une lettre de M. Royer-Collard à ce sujet: «Plus d'une lettre aujourd'hui vous porte la nouvelle du triomphe de M. Molé. En effet, il a triomphé devant une nombreuse et brillante assemblée. J'ai entendu avec plaisir ce discours, que nous connaissions, vous et moi, depuis assez longtemps. Si ce n'est pas l'œuvre d'un artiste, c'est la production d'un homme de beaucoup d'esprit qui connut de meilleurs temps que le nôtre, et qui en garde de bonnes traditions. Les défauts n'ont pas été aperçus; le courage a paru si naturel qu'il n'a pas été remarqué; les beautés, car il y a des beautés, ont été comprises et vivement senties. M. de Quélen a partagé l'honneur de la journée; c'est lui, à vrai dire, qui a triomphé, tant l'auditoire a pris part à cette réhabilitation solennelle. J'ai vu des larmes couler des yeux les plus endurcis. Comme M. Affre n'avait pas songé à son prédécesseur, personne n'a songé à M. Affre. M. de Quélen a emporté avec lui l'Archevêque de Paris; il n'y en a plus, il n'y en aura plus; il a cette éclatante et triste gloire.»

Je jouis extrêmement de ce triomphe post mortem; j'en ai le droit, car j'ai honoré, défendu, soigné et peut-être même consolé le vivant.

Il y a, dans le discours de M. Molé, quelques lignes parfaites sur Mgr le Cardinal de Périgord.

Avant les séances académiques, les discours doivent passer sous les yeux d'un Comité d'académiciens chargés de les examiner et de décider si rien n'en doit être rayé. M. Dupin n'a pas fait en conscience la lecture du sien, il a été autre en séance publique qu'en séance secrète. On s'attendait à ce que, le lendemain jeudi, jour de la réunion particulière de l'Académie, on lui en demanderait des explications. Mignet, présent à la séance publique, était, dit-on, de fort mauvaise humeur; les journaux de M. Thiers se préparent à fulminer contre Dupin.

On dit que Mgr Affre a voulu changer les maîtrises de sa Cathédrale sans assembler le Chapitre; que le Chapitre s'est assemblé pour s'en expliquer; que Mgr Affre, en l'apprenant, a fait une scène affreuse et a défendu toute réunion qu'il n'aurait pas lui-même autorisée. Mais le Jour de l'An arrive. Le Chapitre avait l'habitude de se rassembler pour aller offrir ses vœux à l'Archevêque: la défense étant positive, ils ne se sont pas réunis et n'ont pas été chez l'Archevêque. Cela amènera quelque nouvel orage, car Mgr Affre est orageux. On a eu beaucoup de peine, au Sacré-Cœur, à obtenir la permission de dire une messe de bout de l'an pour Mgr de Quélen; cependant, cela a été accordé, et on y étouffait tant il y avait de monde.

Rochecotte, 5 janvier 1841.– Depuis vingt heures, il tombe de la neige sans discontinuer; nous sommes absolument enterrés sous cet épais linceul: c'est le Nord dans toute sa froide horreur; pas moyen de sortir. Toutes les communications vont être coupées, pour peu que cela dure encore ainsi quelques heures. Quel hiver!

Rochecotte, 7 janvier 1841.– J'ai reçu hier une lettre de Mme de Lieven, dont voici l'essentiel: «Le monde me paraît mieux, mais pas encore raffermi. Vous ai-je écrit depuis les nouvelles de Saint-Pétersbourg? Ne croyez pas aux exagérations de certains journaux sur ce point; mais croyez, ce qui est vrai, que le ton des dernières communications est convenable, que la Russie désire sincèrement voir la France rentrer dans le concert européen, et qu'elle fait des vœux pour le maintien du Ministère actuel. Cette démonstration, que les experts ont jugée plus amicale qu'aucune qui soit venue de Saint-Pétersbourg, a fait plaisir ici et donné beaucoup d'inquiétude aux Anglais. Voilà tout pour le moment. On cherche, à Londres, les moyens de se raccrocher à la France, on les cherche et on les désire partout. Savez-vous un moyen? Jérusalem. Jérusalem délivrée du joug des infidèles; Jérusalem, ville chrétienne, ouverte à tous les cultes chrétiens; ville libre sous la garantie de la chrétienté. Aimez-vous cela? Moi, j'en ai grande envie. Osera-t-on repousser une idée si simple, d'une exécution si facile? Car si jamais cela se peut, c'est aujourd'hui. Lord Melbourne se moquera de cela probablement, et lord Palmerston aussi.

«On bavarde beaucoup sur l'ouverture du Parlement; on dit que Peel et les radicaux renverseraient aisément le Ministère, mais je n'en vois pas de bonnes raisons dans ce moment. Nous verrons.

«L'Académie a été un événement pour vingt-quatre heures. M. Molé a eu un grand succès; moi qui n'ai fait que lire son discours, j'ose le trouver un peu apprêté. Il fait cet effet sur beaucoup de monde; on ajoute même qu'il est assez insignifiant. Je n'ai rien à dire de celui de M. Dupin: comme convenance, il est jugé; mais il m'a divertie. – C'est que j'ai le goût très mauvais!

«Vous ne vous serez pas trompée, j'espère, sur le dénouement d'Égypte. Méhémet-Ali, quoi qu'il arrive, conserve le Pachalik héréditaire: mais quelle confusion entre ces marins, cet Ambassadeur et ce Ministre des Affaires étrangères!

«On dit, ma chère Duchesse, que le Roi de Prusse est un peu vague dans sa conduite, que cela se remarque dans son pays, que sa popularité est fort en déclin, et que tous les jours on regrette davantage le vieux Roi.»

Rochecotte, 12 janvier 1841.– Voici ce que m'écrit M. de Salvandy. «Il me paraît que les Puissances cherchent sérieusement l'occasion et le moyen de nous faire rentrer dans le concert européen. Les déclarations de M. de Metternich, la dépêche russe, si nouvelle dans ses expressions sur la sagesse du Roi, les services qu'il rend à l'Europe, et le désir de s'entendre avec son gouvernement; les sentiments enfin de la Prusse, plus français et moins russes que jamais, donnent à réfléchir à l'Angleterre. Lord Palmerston se voit plus d'embarras qu'il ne pensait. Le duc de Wellington et sir Robert Peel proposeront des amendements; on dit qu'ils seront français et qu'ils passeront; les Tories s'en prétendent assurés. Je ne puis le croire. Je ne saurais imaginer que les succès réels de Palmerston sur tout le continent asiatique, depuis Saint-Jean d'Acre jusqu'à la Chine, fussent la date et l'occasion de sa chute. Quoiqu'il en soit, il est certain que l'Angleterre, gouvernement et nation, se préoccupe de notre isolement et de notre liberté d'action.

«Ici, la question des fortifications tient tout en suspens. Elle s'est simplifiée par le parti qu'a pris M. Thiers de ne rien proposer qui ne soit consenti par le Gouvernement. Il renonce à ses amendements, ou les modifie selon les vœux du Cabinet; ainsi là ne sera pas la lutte. La victoire ou l'échec seront communs à MM. Thiers et Guizot; cependant, par une étrange disposition des esprits, M. Guizot est, il semble, menacé dans ce début. MM. de Lamartine, Passy et Dufaure, quarante voix de la gauche, Tracy et Garnier-Pagès réunis, en tout cinquante voix au moins, repoussent le projet. On se demande si le maréchal Soult n'est pas aussi de l'opposition à cet égard. Il y a des nuages autour de lui; on se demande si les réserves qu'il a faites pour les forts détachés en 1833, contre le système mixte et l'enceinte continue en 1840, ne dominent pas sa pensée plus que tout autre intérêt; s'il n'espère pas les faire prévaloir par le rejet d'une moitié de la loi, ce qui pourrait bien la renverser tout entière, et renverserait aussi la partie oratoire du Cabinet, liée à la défense du projet entier; on se demande encore si ce dernier résultat n'est pas le but de la stratégie parlementaire du Maréchal. Le Prince Royal, que j'ai vu hier, me paraît inquiet de ce soupçon. Quelle serait alors l'arrière-pensée? Une combinaison Passy-Dufaure, Passy aux Affaires étrangères? Ce serait la Restauration du ministère du 2 Mai, qui n'était pas viable la première fois, qui ne le serait pas davantage maintenant qu'il est mort. Une combinaison Soult-Molé, c'est peu vraisemblable. Enfin, M. Molé sortirait-il de ses ruines? Tout cela est fort obscur. M. Molé est bien difficile. Il y a encore trop de gens pour qui l'adhésion serait une amende honorable. Quoi qu'il arrive, il est certain que M. Guizot est entamé, et qu'aux Tuileries même on accepte mieux qu'on ne l'eût fait autrefois les chances de sa mortalité. On remarque qu'il ne nomme pas Londres. Les choses en seraient-elles au point que lui, qui n'a jamais douté de sa fortune, en doutât cette fois et qu'il se réservât une retraite?

«Rambuteau a, hier, pendu la crémaillère dans ses nouveaux appartements de l'Hôtel de Ville. Ils sont magnifiques. Il y a grandeur, luxe, bon goût; les peintures, les ornements, les meubles sont admirables. On a plaisir à voir un monument qu'on peut louer, et puisque nous sommes sous le régime de l'élection, je suis bien aise de voir qu'il en peut sortir des choses marquées au coin du bon goût et d'une certaine grandeur. Mais il est curieux de voir la Ville de Paris traiter ainsi son Préfet. Espérons que cela fera planche pour les Rois.

«M. Pasquier a eu un grand chagrin, celui de ne pas remplacer à l'Académie M. Pastoret. Il y a beaucoup pensé, mais la candidature de M. de Sainte-Aulaire était trop bien établie. Il se réserve pour la succession de l'évêque d'Hermopolis1. N'admirez-vous pas, Madame, qu'à son âge on capte des héritages, et que dans son rang on ait encore des ambitions?»

Rochecotte, 18 janvier 1841.– Voici ce que Mme de Lieven m'écrit de Paris, sous la date d'avant-hier: «Mme de Nesselrode est très préoccupée des grands hommes de France; décidément, c'est eux qu'elle est venue voir à Paris. M. Eynard, de Genève, en tient boutique ici. Il fait dîner Mme de Nesselrode alternativement avec eux; je ne crois pas qu'il lui en manque maintenant un seul, si ce n'est Garnier-Pagès.

«On attend le discours de la Reine d'Angleterre avec quelque curiosité. Dira-t-elle un mot convenable pour ici? Ici, on ne se détourne pas d'une ligne de ce qu'on a résolu. Paix armée, attente tranquille, isolement, ne menaçant personne; ni inquiet, ni inquiétant. Les voisins, cependant, sont agités; ils voudraient voir finir cet état de suspens; l'obstination de lord Palmerston les désespère, car il n'est que trop vrai que c'est le véritable Cupidon qui gouverne l'Europe. Il faut trouver un moyen de raccrocher la France à quelque chose, et le Cupidon n'a pas encore été trouvé. Quant à l'hérédité pour le Pacha, elle est certaine.

«La France a fait la paix avec Buenos-Ayres, et Rosas, le tyran de cette République, s'annonce ici comme ambassadeur; il viendra au printemps. L'Angleterre arrangera le différend entre l'Espagne et le Portugal.

«On ne parle que fortifications. On ne sait pas trop si la Chambre en voudra. Le Roi d'un côté, M. Thiers de l'autre y prennent des peines infinies. Le Ministère soutiendra, parlera, mais ne mourra pas de chagrin si elles ne passent pas.

«M. de Barante a ordre de rester à Pétersbourg. Il y a là des coquetteries très innocentes; il faudra du temps pour qu'elles deviennent quelque chose. M. de Lamartine a eu une audience de deux heures et demie du Roi, dont il s'est dit très frappé; il en parle beaucoup. Ce n'est qu'après la note sur les fortifications qu'on s'occupera des mutations diplomatiques.»

Voici maintenant les nouvelles que me donne Mme Mollien: «On désire bien fort la loi des fortifications aux Tuileries, et très peu à la Chambre. On sait gré, au Château, à M. Thiers, de s'être, dans son rapport, renfermé dans la généralité. Il veut rassurer la Chambre sur son compte. On dit qu'il commence à être très fatigué de ses partisans de la gauche, et qu'il a eu une scène vive jusqu'à l'injure avec Odilon Barrot dans laquelle il a appliqué l'épithète de canaille aux journalistes du parti. Le fait est que si cette loi ne passait pas, les trente millions déjà dépensés, les travaux commencés, les propriétés particulières achetées, détruites, bouleversées, le bois de Boulogne dévasté, tout cela le mettrait dans une situation terrible; aussi se fait-il doux comme un mouton; il envoie sa femme aux Tuileries. Le Ministère se consolerait de ce qui ferait son embarras. Le Château, au contraire, fait en ceci cause commune avec lui. C'est une position fort complexe. M. le Duc d'Orléans est très mécontent; le rappel du maréchal Valée, prononcé en deux heures, sans l'avoir averti, l'a fort blessé; il craint son retour, parce que c'est un de ses ennemis personnels, et il craint pour l'Afrique entre les mains de Bugeaud. Du reste, il s'efface de plus en plus, pour déférer à la pensée du Roi, qui s'effarouche de son successeur comme Louis XIV le faisait du Grand Dauphin. Tous nos Princes vivent comme des Infants d'Espagne, dans la solitude et l'obscurité. Le Pavillon Marsan est un cloître où on s'ennuie. Au rez-de-chaussée, pas trop d'esprit; au premier, pas le contraire. Le Roi a toujours la même confiance impériale dans son étoile. Il tient moins à M. Guizot qu'il y a quelque temps, ne s'effrayant plus autant d'un changement ministériel.»

Rochecotte, 27 janvier 1841.– Le duc de Noailles, qui nous est arrivé hier, a lu ce matin, dans le salon, la moitié du morceau qu'il a écrit sur le Jansénisme, et qui doit trouver place dans la publication qu'il prépare sur Mme de Maintenon2. Cette partie est faite avec talent et clarté. Je lui reproche, cependant, de se montrer trop partial pour les Jansénistes et de ne pas tenir assez le juste milieu.

Rochecotte, 1er février 1841.– J'ai reçu hier ce bulletin de M. de Salvandy: «Nous avons le ministère le plus aplati, le plus amoindri, le plus évanoui qui se soit jamais vu. Je ne sais si je vous ai, Madame, répété ce que je leur ai dit souvent, c'est qu'il n'y avait pour eux qu'un danger: non pas d'avoir une opinion qui serait battue, mais de n'avoir pas d'opinion, ou, ce qui serait pis, d'en avoir deux. Ils ont donné en plein dans l'écueil, d'une façon sublime, par le discours de Guizot; d'une façon niaise, par celui du maréchal Soult; d'une façon misérable, par l'attitude et le langage de tous. La vérité est que, dans le principe, ils ont présenté le projet de loi sur les fortifications contre l'opinion du Maréchal, violentant leur chef en fait d'art militaire, parce qu'ils croyaient que l'opinion publique était là. Depuis, le rôle qu'a pris M. Thiers comme rapporteur les a empêchés de dormir, et tout en s'accordant avec lui dans la Commission, ils lui quêtaient, près de nous, dans la Chambre, des échecs. L'amendement Schneider a été présenté d'accord avec eux, contre M. Thiers, et, par une autre combinaison plus ou moins avouée, d'accord avec le Maréchal, contre M. Guizot. Aussi M. Guizot s'est-il tout à coup ravisé, et après nous avoir, par une phrase significative, demandé de le voter dans son grand discours, il est venu sur tous les bancs, il y a trois jours, déclarer solennellement qu'il le combattrait. L'immense succès de M. Dufaure a changé de nouveau ces dispositions, car on craint que la force ne soit là. Hier soir, Thiers les a sommés de s'expliquer. Ils ont demandé la nuit pour y réfléchir; la réflexion ne peut rien apprendre qui rende digne, ni politique une telle conduite. Jamais on ne gouverna si mal une question. Ils ont réussi à se placer sous le protectorat de M. Thiers, en l'exaspérant par des trahisons évidentes, et à se séparer de MM. Passy et Dufaure, en blessant au même moment le parti conservateur dont la majorité repousse la grande muraille de M. Thiers. Quoi qu'il arrive, ils sont battus, car ils ont tour à tour conspiré contre tous. Que sortira-t-il de tout ceci? Au moins un grand discrédit et de profondes divisions. Je vais à la Chambre, d'où j'essayerai encore de vous dire, par post-scriptum, le langage du Cabinet et le vote de l'Assemblée, mais je m'attends à des tempêtes, et présidant la Chambre, au lieu et place de M. Sauzet, il me faudra avoir la main sur l'outre aux ouragans.»

«Post-scriptum de la Chambre.– Le Maréchal nous fait un discours insensé de duplicité cousue de gros fil, qui met le feu à la Chambre. Je n'ai que le temps de vous offrir mes hommages et d'envoyer à la poste.»

Rochecotte, 2 février 1841.– Les lettres d'hier ne disent rien; les journaux annoncent le rejet de l'amendement Schneider et l'adoption probable des forts et de l'enceinte continue, et cela, après le plus inconcevable discours du maréchal Soult, rajusté par celui, vraiment habile, de M. Guizot.

Rochecotte, 4 février 1841.– Il faisait bien froid hier, mais il faisait très clair, et je me suis promenée avec mon gendre dans les bois, où, malgré l'absence de feuilles, on est toujours plus abrité; mais aujourd'hui, il neige comme en Sibérie; cette nuit, le thermomètre est tombé à plus de 10 degrés. Quelle jolie reprise d'hiver!

Les journaux nous disent les fortifications votées; ceux mêmes qui les ont votées ne les voulaient pas, et on ne sait vraiment pas qui est dupe dans tout ceci. Une des plaisanteries de Paris, c'est de ne plus dire, quand il est question du maréchal Soult ce qu'on en a dit si longtemps, l'illustre Épée, mais de dire l'illustre Fourreau. C'est assez drôle et m'a fait rire.

Rochecotte, 5 février 1841.– Voici le passage principal d'une lettre de la comtesse Mollien: «Nous voilà donc fortifiés. Dans cette question très compliquée, tout le monde s'est attrapé, et, en définitive, on ne voit pas trop qui y gagne, excepté M. Thiers dont la joie, encore, est fort troublée par le succès de M. Guizot, car on convient, généralement, que c'est son dernier et très admirable discours qui a entraîné la Chambre des Députés. Reste maintenant celle des Pairs, qui pourrait bien, dit-on, se montrer assez taquine. Elle veut bien des forts extérieurs, plus ou moins éloignés, rattachés, etc… mais on aura de la peine à lui faire admettre l'enceinte continue. En lisant les articles du Journal des Débats, vous aurez vu sans doute qu'il était favorable à cette loi. Il n'en est rien, cependant; c'est Auguste de Veaux, le fils de Bertin de Veaux, qui seul était de cet avis, même avec une telle chaleur qu'il a violenté le journal en dépit de son père et de son oncle, non moins violents que lui dans l'opinion contraire, mais qui ont fini par céder à la jeunesse et à la qualité de député. Au Château, on est ravi, mais on n'y cache pas assez, ce me semble, que l'enceinte n'était que le passeport du reste. M. Bertin de Veaux disait, avant-hier, que cette enceinte était le tombeau de la civilisation parisienne, en attendant qu'elle devînt celui de la Monarchie. Il est sûr qu'elle était déjà devenue celui de la conversation. On s'y était absorbé; femmes et hommes, jeunes et vieux, en faisaient leur unique préoccupation: c'était parfaitement ennuyeux et ridicule!

«Il y a eu un bal monstre aux Tuileries. Il n'y en aura pas d'autres: pas de petit bal, un seul concert, voilà tout; seulement, le lundi gras, un petit bal déguisé, uniquement pour la famille et les maisons. Il n'y aura de déguisé que la jeunesse; les femmes non dansantes tout en blanc pour faire ressortir les autres.»

Rochecotte, 7 février 1841.– Il paraît que la Chambre des Pairs prend très mal les fortifications et qu'elle veut leur résister; je doute qu'elle en ait l'énergie. Mlle de Cossé épouse le duc de Rivière. Elle sera fort riche et veut être duchesse; lui, a bien peu de fortune. La vieille Mme de la Briche est parfaitement en enfance; ce qui n'empêche pas qu'elle veuille voir du monde, et n'y dise et n'y fasse des choses étranges.

Rochecotte, 9 février 1841.– On mande à mon gendre que la désunion sur les fortifications et la manière dont tout cela a été mené, a préparé pour tout le monde une fausse position. La division est dans le Conseil, dans la Chambre, partout. La Chambre des Pairs est décidément agitée et mécontente, aspirant à voter un amendement, y étant poussée par le maréchal Soult, Villemain et Teste, mais arrêtée par Guizot et Duchâtel.

Au milieu de tous ces troubles, on laissera passer très aisément les fonds secrets. Il n'y a donc plus d'autre question grave pour cette session, et M. Thiers, dit-on, n'est pas en état de livrer bataille sur celle-là.

La situation, au fond, à ce que dit M. Guizot, lui semble bonne, car la gauche, ajoute-t-il, est hors des affaires pour longtemps. Il se montre de plus en plus content du dehors, des avances qu'on lui fait, et dont il se vante beaucoup. Il va jusqu'à dire que le faisceau des quatre Puissances est rompu, ce qui me paraît un peu prématuré.

Rochecotte, 11 février 1841.– Je trouve ceci dans une lettre que m'écrit le duc de Noailles: «J'étudie les fortifications, puisque cette absurde loi nous arrive. Je ne puis la digérer et je ne veux pas qu'elle passe avec mon silence. Mgr le duc d'Orléans y est acharné. Il vient tous les jours à la Chambre des Pairs, même quand il n'y a que des pétitions à discuter; il note, il pointe, avec notre Grand Référendaire, M. Decazes, qui se traîne à la Chambre avec un carnet, tous les Pairs pour ou contre et compte les votes à l'avance. Il a dépêché hier quelqu'un, pendant la séance, à M. de Vérac, qui paraît rarement à la Chambre, pour savoir son opinion. Il a dit que si on manquait d'eau pour le mortier des constructions, il donnerait plutôt de son sang pour qu'elles ne soient pas interrompues. Il a dit à M. de Mornay, qui a parlé contre à la Chambre des Députés, qu'il avait parlé en marquis et non en patriote. Enfin, il chapitre tous les Pairs, les fait venir, leur donne à dîner, emploie tous les moyens. Il est vrai que presque toute la Chambre votera pour, tant les révolutions qui ont sillonné ce pays-ci l'ont aplati. Vous qui avez de l'attachement pour M. le duc d'Orléans, vous souffririez d'entendre tous les propos inconvenants et révolutionnaires que cette loi lui fait tenir, et qui circulent partout. M. Molé jette feu et flamme contre les fortifications, mais n'aura probablement pas le courage de parler contre; M. Pasquier est tout aussi furieux, et sera, probablement, tout aussi silencieux.

«Nous avons eu une charmante soirée pour les incendiés de Lyon, chez Mme Récamier3. Je m'étais chargé de l'arrangement des lieux, et l'estrade placée au fond du salon faisait à merveille pour la musique et la déclamation. Les artistes musiciens ont exécuté admirablement. La petite Rachel est arrivée tard, parce que le comité du Théâtre Français l'avait, par méchanceté, forcée à jouer ce même jour Mithridate. Elle est venue à onze heures, avec une bonne grâce, un empressement et une abnégation de toute prétention qui ont charmé tout le monde; elle a fort bien dit le Songe d'Athalie et la scène avec Joas. Ce sera bien mieux encore sur le théâtre, les effets de scène étant perdus dans un salon. On a été également ravi de sa conversation et de ses manières. La recette a été excellente: 5000 francs; deux cents billets ont été envoyés, à 20 francs le billet, mais presque tout le monde a payé 40 francs, 50 francs et même 100 francs le billet. C'est une très jolie forme de quête. M. de Chateaubriand, qui se couche à neuf heures d'habitude, est resté jusqu'à minuit. M. de Lamartine y était aussi, et deux abbés pour caractériser le couvent: l'abbé Genoude et l'abbé Deguerry.»

Le Duc s'est livré également à la politique et aux arts!

Rochecotte, 12 février 1841.– Plusieurs journaux légitimistes ont publié de soi-disant lettres, écrites pendant l'émigration par le roi Louis-Philippe au marquis d'Entraigues, et une longue lettre écrite à feu M. de Talleyrand par le Roi, durant l'ambassade de Londres. Le Cabinet a trouvé qu'il fallait saisir les journaux, arrêter les gérants et porter devant les tribunaux une plainte en faux. J'ai fait demander le journal qui contenait la lettre prétendue écrite à M. de Talleyrand. Elle est absolument controuvée, j'en ai la conviction. M. Delessert, préfet de police, a fait prier mon fils, M. de Valençay, de m'écrire pour me demander: 1o si je savais qu'on eût volé des papiers à M. de Talleyrand à Londres; 2o si on avait pu lui en soustraire à Paris durant sa maladie et au moment de sa mort; et 3o enfin, si je connaissais une femme mêlée à toute cette affaire4, qui prétend avoir habité Valençay et même le Château; enfin, quels sont mes souvenirs et mon opinion sur toute cette histoire. J'ai causé de tout cela avec mon gendre; nous avons trouvé qu'il n'y avait pas moyen de refuser une réponse; je l'ai donc faite à M. de Valençay, en lui disant de lire ma lettre à M. Delessert, sans la lui laisser entre les mains. Je dis dans cette lettre que je n'ai jamais connu cette femme, ni n'ai entendu parler d'elle, ce qui est l'exacte vérité; que tous les papiers importants de M. de Talleyrand ayant été déposés par lui en pays étrangers, en lieux et mains sûrs qui rendent la violation de dépôt impossible, on n'aurait pu en trouver aucun chez lui à Paris, si même on avait cherché à en soustraire, ce dont je ne m'étais nullement aperçue; et qu'enfin tous mes souvenirs et toutes mes impressions se réunissent pour être convaincue de la fausseté de la lettre en question. En effet, c'est une très longue lettre sur les affaires européennes, qui n'a jamais été écrite par le Roi. D'ailleurs, jamais le Roi, ni Madame Adélaïde, n'ont manifesté, dans leurs lettres à M. de Talleyrand, les pensées, ni les opinions, ni les projets exposés dans cette lettre. Il paraît que l'abbé Genoude et M. de La Rochejaquelein, dans un voyage qu'ils ont fait en Angleterre, ont acheté de cette femme les soi-disant lettres du Roi, et qu'ils sont venus les publier en France, dupes de leur animosité et esprit de parti. Cependant, le tout est une affaire très désagréable pour le Roi, et le procès fort ennuyeux à suivre. Ces messieurs prétendaient avoir les originaux de la main du Roi; ce sont sans doute des pièces de faussaires, mais il est odieux d'avoir à le prouver.

On publie aussi, dans les journaux légitimistes, des fragments de journal, ou plutôt des Mémoires de Mme de Feuchères; c'est d'une fausseté évidente pour moi qui n'ai pas ignoré les relations qui ont existé entre elle et la Famille Royale, et qui étaient fort différentes de ce que ces fragments les représentent. Sa famille et ses exécuteurs testamentaires ont fait publier une dénégation absolue de l'existence de ces prétendus Mémoires. Eh bien! les journaux légitimistes vont toujours leur train et continuent cette ridicule publication, et il y a des imbéciles ou des méchants qui veulent encore y croire.

Rochecotte, 15 février 1841.– On m'a demandé quelle espèce de personne est Mme de Salvandy, qui correspond avec le ministre d'Autriche aux États-Unis. Elle s'appelle Mlle Ferey de son nom, elle est nièce des Oberkampf: cela tient aux toiles peintes de Jouy5; ce n'est pas une personne distinguée, cependant elle n'est pas vulgaire; elle n'est pas jolie, mais elle n'est pas laide; elle n'est pas aimable, mais elle n'est pas mal élevée; elle n'est pas spirituelle, mais elle n'est pas sotte; il me semble qu'après cela, on peut être bien convaincu qu'elle n'est pas une négation. Il est juste d'ajouter qu'elle est bonne fille, bonne femme et bonne mère; qu'elle ennuie son mari et qu'elle fatigue ses enfants, le tout à force d'être correcte; pour achever, c'est une protestante exacte au prêche, et qui ne se lasse pas de semer de petites Bibles françaises, en cachette de son mari, qui, lui, est très bon catholique.

Voici le bulletin de ma correspondance, que j'ai trouvé ici hier en arrivant de Tours, où j'avais été passer quelques heures pour une loterie de charité:

Mme de Lieven: «La passion des Tuileries pour les fortifications de Paris remonte, dit-on, à Dumouriez. On les veut, on les aura, car la Chambre des Pairs donnera, à ce qu'on croit, la majorité, malgré la conspiration Pasquier-Molé-Légitimiste. L'Angleterre va être obligée de faire des avances à la France, car le Parlement l'y pousse, et l'Autriche aussi. Malgré les succès extérieurs du Cabinet anglais, le Ministère s'affaiblit; on va jusqu'à dire qu'il croulera. Lord Palmerston seul est plein de confiance en sa fortune. Toute l'Europe montre une grande confiance à M. Guizot, surtout M. de Metternich qui ne lui demande qu'une chose, c'est de durer. Je le crois aussi solide qu'on peut l'être en France. Je crois que le projet sur Jérusalem ne tombera pas dans l'eau.»

La duchesse de Montmorency: «Je vous ai mandé, il y a quelques jours, que Mgr Affre avait, dans un moment de mauvaise humeur, défendu au Chapitre de se rassembler, et qu'alors, celui-ci, pour suivre ses ordres dans toute leur rigueur, n'avait pas été lui souhaiter la bonne année, puisque, pour cela, il fallait se réunir. Tout cela a jeté dans le clergé un désordre qui, aujourd'hui, est au comble. Et voilà qu'aux Tuileries même, on commence à se repentir du triste choix qu'on a fait de M. Affre, car il a fait une scène violente à M. Guillon, évêque de Maroc, premier aumônier de la Reine et fort aimé au Château. Celui-ci, quoiqu'il eût été grand ennemi de Mgr de Quélen, a été se plaindre au Roi de Mgr Affre. Malheureusement, on ne peut le destituer. Il a fait quitter à M. de Courtier, curé très populaire des Missions étrangères, sa paroisse; celui-ci ne vit plus que de ses messes. Les chanoines de Notre-Dame ne disent plus la messe au maître-autel, parce que ce serait une façon de se rassembler; de même à matines et aux autres offices. C'est comme si la Cathédrale était en interdit. Mgr Affre est si violent, qu'ayant dicté d'étranges lettres à son secrétaire, jeune et innocent abbé, celui-ci s'est permis une observation; aussitôt il a été mis à la porte avec le bâton blanc. Comme c'est chrétien, pastoral, évangélique!

«M. Demidoff a renvoyé le secrétaire, le maître d'hôtel et les domestiques qu'il avait ici. On ne le sait point encore arrivé en Russie, ni si l'Empereur Nicolas permettra à sa femme d'y entrer avec lui: on en doute.

«Le duc Decazes a ses affaires dans un affreux désordre, ses gens le quittent; on le dit, du reste, fort malade.»

M. Raullin: «Nous avons eu hier, à Notre-Dame, une prédication du Révérend Père Lacordaire, qui veut rétablir ou établir en France l'ordre des Dominicains, avec leur bel habit blanc. Tout Paris y est venu: l'église était comble. On a beaucoup dit, pour et contre ce sermon; c'était une prédication à la manière de Pierre l'Ermite prêchant la Croisade aux peuples, seulement la Croisade n'était contre personne, mais pour le catholicisme. C'était Rome et la France, marchant ensemble depuis Clovis à la conquête de la vraie liberté et de la civilisation. Il y avait, dans tout cela, un mélange de papauté et de nationalité, de monarchie spirituelle et de liberté universelle, de manière à faire trembler les piliers et à remuer les fondements de toutes les églises gallicanes. Je ne voudrais pas qu'on renouvelât souvent de pareils essais, mais une fois, en passant, ce n'est pas un mal. J'ai surtout été frappé de cet immense concours de monde et de l'attention infinie avec laquelle on suivait toutes les paroles de ce résurrecteur des Dominicains. Que sera-t-il de cette tentative? J'ai peur que l'imagination seule et le pittoresque n'en fassent les frais. Je n'aime pas qu'on débute par l'extraordinaire.»

La duchesse d'Albuféra: «Mme de Rambuteau, pour se tirer de la terrible foule qui envahit les salons de l'Hôtel de Ville, a déclaré qu'elle n'inviterait, en fait de nouvelles connaissances, que ceux qui se feraient présenter chez elle les mardis matin. C'est ce qu'elle a répondu à un billet de Mme d'Istrie, qui lui demandait de lui présenter sa sœur, Mme de La Ferronnays. On a trouvé ce mot de présentation ridicule de la part de Mme de Rambuteau envers Mme de La Ferronnays; on en glose, on s'en moque, et beaucoup de personnes comme il faut ne veulent plus retourner à l'Hôtel de Ville.

«Mme de Flahaut n'est occupée qu'à attirer le faubourg Saint-Germain chez elle; cela donne beaucoup d'humeur à M. le duc d'Orléans: mais comme les Princes ne vont plus dans les salons, Mme de Flahaut dit qu'elle ne continuera pas à sacrifier ses goûts aux fantaisies de M. le duc d'Orléans. Émilie, sa fille, qui gouverne la maison, pousse dans ce sens-là. Les jeudis, on danse chez Mme de Flahaut: on disait, chez la marquise de Caraman, que c'étaient des bals de jeunes personnes; à cela, la Marquise a repris: et de jeunes femmes, car j'y suis priée. Là-dessus, on s'est souvenu de son extrait de baptême, qu'on n'a pas trouvé d'accord avec cette prétention!»

Enfin, M. de Valençay m'écrit que Mme de Saint-Elme, l'auteur des Mémoires de la contemporaine, est fort impliquée dans l'affaire des soi-disant lettres du Roi. Le Préfet de police est toujours très occupé d'arriver au fond de cette intrigue.

M. de Valençay a été entendre le Père Lacordaire qui représentait, dit-il, un beau tableau espagnol. Son discours a été très républicain, ses expressions très différentes de celles employées jusqu'à présent en chaire, mais il a beaucoup de talent et de verve.

Il ajoute que M. de Chateaubriand lit ses Mémoires chez Mme Récamier: Mme Gay s'y pâme d'admiration; Mme de Boigne y fait la grimace: ces deux sensations sont devenues évidentes à un portrait très brillant de M. le duc de Bordeaux. Mme la duchesse de Gramont-Guiche, qui y était, a été médiocrement contente d'un passage où il était question d'elle, et où M. de Chateaubriand dit: Madame de Guiche qui A ÉTÉ d'une grande beauté.

Voilà tout ce que je trouve dans mes lettres qui vaille la peine d'être extrait, et encore y a-t-il bien du fatras.

Rochecotte, 23 février 1841.– On m'avait conseillé, il y a quelque temps, de lire un roman de M. de Sainte-Beuve, sans m'effrayer du titre: Volupté. J'en ai lu la moitié hier: malgré un peu de divagation plus métaphysique que religieuse, une certaine afféterie et le raboteux du style de Sainte-Beuve, je suis touchée de cet ouvrage, dans lequel il y a une connaissance profonde du cœur humain, un sentiment vrai du bien et du mal, et, en général, une élévation délicate de la pensée, rare chez nos auteurs modernes.

On mande de Paris à mon gendre que la Chambre des Députés a été émue du rapport de M. Jouffroy sur les fonds secrets. Il paraît que la Chambre vivait dans une quiétude profonde et que ce rapport l'a troublée: il ranime toutes les querelles, met tous les Ministères passés sur la sellette; il fait de la politique du Cabinet actuel des définitions inacceptables pour beaucoup de ceux qui le soutiennent. Enfin, c'est un incident malheureux, qui a de la portée, en donnant de la force à cette fraction importante de la Chambre qu'on appelle Dufaure-Passy.

Rochecotte, 24 février 1841.– J'ai trouvé dans l'Ami de la religion, petit journal que je reçois pour le prêter à mon curé, un long extrait du fameux sermon de M. Lacordaire, qui a fait dernièrement tant de bruit à Paris, et qui, heureusement, parait y avoir été fort désapprouvé. En effet, ce que j'y ai lu est inimaginable, quoique semé de passages pleins de verve et de talent. Mais ils sont noyés dans des choses étranges jusqu'au scandale et au danger. Il a pris pour texte le devoir des enfants à l'égard des parents, et il part de là pour faire de la démocratie avec enivrement. Il dit que Jésus-Christ était un bourgeois, classe moyenne avant tout, et que la France est protégée de Dieu parce qu'elle respire la démocratie. Feu Mgr de Quélen avait bien raison de ne jamais permettre à M. Lacordaire de prêcher, à moins qu'il n'y assistât pour le surveiller: il se défiait de ces étranges doctrines, puisées jadis dans son commerce avec M. de Lamennais, et, quoiqu'il soit resté catholique, il est resté aussi imbu du mauvais lait sucé dans sa jeunesse.

Le prince Pierre d'Aremberg m'écrit que, le jour de la quête à Notre-Dame, Mgr Affre s'est fait nommer les dames quêteuses à la sacristie; qu'il ne leur a pas dit un mot, qu'il ne les a pas remerciées, à quoi elles s'attendaient, y ayant toujours été habituées par Mgr de Quélen, qui le faisait toujours avec une grâce parfaite, et qu'il les a fait entrer dans l'église par un: Allons, marchons, des plus militaires, ce qui, à la lettre, a été accueilli par des murmures de la part de ces dames!

M. de Valençay m'écrit savoir de bonne source qu'on attend toujours une ouverture de la part du Cabinet anglais, et que, pour le coup, on croit qu'elle va venir. Il avait rencontré Mme de Lieven qui l'avait chargé de me le mander, et d'ajouter que M. Guizot est au mieux avec les Cours allemandes. Il paraît que cette semaine va se décider le sort du Cabinet anglais, qui sera fort attaqué.

Les fortifications ne seront votées ou rejetées par la Chambre des Pairs que dans quinze jours: elles seront rudement attaquées par M. Molé, par le Chancelier et les légitimistes. La Cour est fort en colère contre les deux premiers. On ne sait vraiment pas encore quel pourra être le sort de cette loi.

Mme de Nesselrode a quitté Paris, pleine d'engouement pour la vie qu'on y mène, pour les choses et pour les personnes. Je continue à rendre justice à son bon cœur, à son âme généreuse, mais je n'ai plus aucune considération pour son jugement.

Rochecotte, 26 février 1841.– On m'écrit, de Paris, qu'il y a eu chez Mme Le Hon un bal très bien composé; qu'à présent, elle et Mme de Flahaut cherchent à épurer leur salon et à y attirer le faubourg Saint-Germain; qu'on espère, à cet égard, une sorte de réaction, que l'on veut absolument être du grand monde, qu'on dédaigne ceux qu'on recherchait et qu'on courtise ceux qu'on dédaignait.

On m'écrit de Vienne que la fille du ministre de Prusse Maltzan, jeune et jolie personne de vingt-quatre ans, épouse lord Beauvale, ambassadeur d'Angleterre: il pourrait être grandement son père; il a été fort libertin, il est rongé de goutte; cependant, elle l'a préféré à plusieurs autres partis, parce qu'il est Pair d'Angleterre, Ambassadeur et frère du Premier Ministre. Elle était décidée à faire un brillant mariage.

Rochecotte, 27 février 1841.– Ma fille a reçu hier une longue lettre de la jeune lady Holland, qu'elle a beaucoup connue à Florence. Cette petite Lady est maintenant à Londres. J'ai demandé à ma fille la permission d'extraire de cette épître ce qui en est intéressant. Les fautes de français sont dans l'original, je les y laisse pour conserver la couleur locale, si respectée aujourd'hui: «Je crois qu'en cherchant bien, on ne trouverait pas une position plus pénible que la nôtre, parce que je crois qu'il n'existe pas, peut-être, une femme comme lady Holland, ma belle-mère. C'est quelque chose qui surpasse tout ce qu'on pourrait imaginer de plus extraordinaire, de plus rapace, de plus égoïste: c'est un caractère que, dans un roman, on trouverait exagéré, impossible. Elle a, vous l'avez su, tout, tout au monde, dans la succession de mon beau-père; mais cela ne lui suffit pas; elle veut détruire Holland-House où elle a passé quarante ans de sa vie; elle veut bâtir, elle veut vendre, Dieu sait ce qu'elle ne veut pas, car elle voulait, l'autre jour, par un arrangement avec son fils, nous enlever notre petite rente fixée à notre mariage, de sorte que si le Ministère changeait demain (chose fort possible) et que nous quittions, comme de raison, notre poste, nous serions réduits à vivre sur les intérêts de ma dot. Heureusement, elle ne peut détruire Holland-House sans le consentement de mon mari, et il a dit qu'on lui couperait plutôt la main que de le faire consentir à sacrifier la plus petite partie, même du parc. De même, elle ne peut vendre l'autre propriété d'Ampthill sans son consentement: il le donnerait volontiers, pour lever les hypothèques considérables dont elle a chargé des biens qui étaient immenses et sans une dette à l'avènement de son mariage avec lord Holland, si elle, de son côté, voulait faire quelque chose. Elle a tant dans son pouvoir, tant, dont malheureusement elle peut disposer, qu'on a conseillé à mon mari de demander quelque chose d'équivalent pour ce consentement; il ne lui demandait que de conserver la maison telle qu'elle était du vivant de son père, de ce père qu'il adorait, dont la mémoire lui est si chère; que la bibliothèque, les papiers qu'il a laissés, toutes ces choses lui tiennent plus au cœur cent fois que le solide, que l'argent dont elle peut disposer. Eh bien! elle ne veut pas, elle ne veut rien faire. Elle a consulté tous ses amis, qui tous lui ont démontré la vérité, l'ont priée de faire ce qu'elle doit faire. Non, ce sont des scènes, des injustices; et il faut tout voir, tout entendre, et ne pas se plaindre! La position est difficile, et quelquefois je sens mon sang bouillir dans mes veines; mais pour mon mari, je me retiens, et je fais comme ses fils, comme sa fille, qui sont des anges pour elle, et qui se conduisent avec une délicatesse, une tendresse, une réserve dont elle n'est, parfois, sûrement pas digne. Enfin, il faut espérer qu'un jour viendra où nous pourrons vivre tranquilles et rentrer dans cette chère maison qu'il ne nous a pas été permis d'approcher depuis notre arrivée. Pour le moment, il faut partir sitôt que nous le pourrons et retourner à Florence en passant par Paris.

«Fanny Cowper n'épouse pas Charles Gore; elle ne peut encore se fixer, ni se décider; elle est toujours fort jolie6. La beauté par excellence, c'est lady Douro. Le duc de Wellington est de nouveau rétabli, mais il fait de telles imprudences qu'on ne peut jamais être en sûreté sur lui. On siffle lord Cardigan au théâtre, ce qui est fort ennuyeux pour ceux qui y vont. J'ai été à son jugement, qui m'a fort intéressée7. Il est bel homme, et il était pâle et intéressant; aussi, avons-nous été, nous Pairesses, contentes de sa libération. Mais c'était un peu théâtral, et je crains que, dans ces temps de réforme et de mécontentement, cela ne donne des griefs contre la Chambre des Pairs. Mon mari a prononcé bien les paroles: Pas coupable, sur mon honneur, mais celui qui les a prononcées mieux que personne était mon cousin, lord Essex. Du reste, vers le soir, les robes des Pairs, les tapisseries rouges, la présence des dames, etc., tout cela faisait un effet frappant. Les dames les plus admirées étaient lady Douro, lady Seymour, lady Mahon, ma cousine Caroline Essex.

«Notre chère tante, miss Fox, que nous aimons tant, puisqu'elle a été une vraie mère pour mon mari, nous a mis dans la peine; elle a été bien malade, mais j'espère qu'elle est sauvée; elle pleure son frère qu'elle aimait pour lui, pour lui seul; ni vanité, ni regrets d'importance ou d'ambition n'entrent dans sa douleur, et tout ce qu'elle a vu ou entendu depuis sa mort l'a choquée, peinée. Nous avons été aussi en alarme pour ma pauvre cousine lady Melbourne: elle a été à la mort, d'une fausse couche de cinq mois; elle est sauvée, je crois et j'espère, mais ce sont des scènes qui font mal et restent empreintes sur le cœur. Elle croyait mourir, et quittait tout ce qu'elle aimait avec tranquillité, soumission et tendresse, n'oubliant rien de ce qui pouvait conduire au bonheur de son mari qu'elle laissait.

«Nous passâmes une semaine, le premier de l'An, à Windsor; un tableau de bonheur parfait; notre chère petite Reine, le beau Prince Albert et la petite Princesse, bel enfant de bonne humeur, se laissant tout faire avec un sourire, signe certain de bonne santé. On dit que la Reine est encore grosse. Nous y dînâmes il y a quatre ou cinq jours, elle me parut un peu souffrante, mais deux soirs après, elle dansa beaucoup; mais, au reste, elle est si forte qu'on ne peut juger sur les apparences.»

Rochecotte, 1er mars 1841.– Voici mon dernier mois de Rochecotte qui commence. Je l'envisage à regret. Je me suis trouvée ici aussi bien que je puis être à présent; j'y vis exemptée de fatigue, d'agitations, de blessures et de contrainte; je retrouverai tout cela à Paris, mais comme il y aurait une certaine affectation à n'y pas aller du tout, et qu'avant de partir pour l'Allemagne, j'ai pas mal de petits arrangements à prendre, de préparatifs à faire, qui ne peuvent s'accomplir qu'à Paris, j'en prends, quoiqu'en grommelant, mon parti pour le mois d'avril.

J'ai reçu, hier, une lettre de Mme Mollien, qui me paraît assez amusante d'un bout à l'autre: «Il faut donc vous parler de ce bal costumé, vrai bal de carnaval et qui fera époque dans les annales des Tuileries pour avoir, pendant quelques heures, ramené dans ses murs, d'ordinaire assez tristes, la folle, franche et vive gaieté qui ne se voit guère que dans de plus simples salons: c'est au Prince de Joinville qu'est dû le succès de cette soirée. Rien ne peut résister à son entrain. Les costumes étaient variés, en général assez riches et de bon goût, à quelques exceptions près; il y a des exceptions partout. La Reine, les vieilles Princesses et les vieilles dames non costumées s'étaient rendues successivement dans la galerie Louis-Philippe; tous les costumes, hommes et femmes, se réunissaient dans une autre partie du Château, pour faire une entrée solennelle, qui eut lieu vers huit heures et demie, au bruit d'une musique infernale, composée de toutes sortes d'instruments plus ou moins barbares, que le Prince de Joinville a rapportés de ses voyages. Lui-même, en vrai costume turc, portait devant lui un immense tambour, oriental s'il en fut, dont il faisait un très bruyant usage. Un magicien, en guise de héraut, précédait le cortège, qui était conduit par la Duchesse d'Orléans: elle était superbe et avait le plus grand air. Son costume était celui de Marie de Bourgogne, velours noir, richement brodé d'or et garni d'hermine; le grand bonnet pointu, qui fait partie de ce costume, était orné par devant d'une barbe de velours, bordée tout autour par d'énormes chatons; le susdit bonnet était lui-même en drap d'or, surmonté à son extrémité d'un voile de tulle brodé en or. Deux dames et deux hommes, également en costume du temps de Louis XI, escortaient la Princesse: les deux femmes, dont le costume était pareil au sien, mais seulement moins riche, étaient Mmes de Chanaleilles et Olivia de Chabot; les hommes étaient M. Asseline, son secrétaire des commandements, et M. de Praslin, qui était à merveille dans un vêtement long, tout de velours brun et en martre, et qui s'appelait Philippe de Commines. Ma pauvre Princesse Clémentine n'était pas bien: elle portait un costume turc, rapporté par le Prince de Joinville, lors de son voyage en Syrie; c'était riche, mais lourd, peu gracieux, et sa mobile et charmante figure n'a retrouvé tous ses avantages qu'après souper, lorsque, pour danser plus à son aise, elle s'est débarrassée de son énorme coiffure qui l'écrasait. La Duchesse de Nemours, au contraire, était ravissante: elle avait copié un portrait de la femme du Régent, à qui on prétend qu'elle ressemble; une robe de dessus en velours, rouge, très courte, bouffante, relevée tout autour par des rubans et des diamants, sur une jupe de satin blanc, garnie de deux rangs de grosses franges chenilles et perles posées en guirlandes; un petit toquet de velours, avec une seule petite plume droite, posé en biais et bordant le front, en le dégageant extrêmement d'un côté; des cheveux très blonds, légèrement poudrés, frisés, mousseux, relevés de côté, tombant de l'autre, tout cela avait un certain air coquet, et, en même temps, négligemment abandonné qui était charmant; je ne l'ai jamais vue si jolie: ce n'était qu'un cri. Le reste ne vaut pas la peine d'être nommé. Cependant, il y avait de très belles toilettes. Des dames du temps de la Ligue, de la Fronde, de Louis XIII, de Louis XIV, quelques Espagnoles, et, entre autres, une vivandière du temps de Louis XV, qui faisait fureur. Mme de Montalivet et Mme de Praslin s'appelaient, à l'envi l'une de l'autre, Mlle de Hautefort. Beaucoup de dames poudrées. Le Duc d'Orléans n'était pas revenu de Saint-Omer, comme il l'avait fait espérer, au grand chagrin de la Princesse, pour qui, je crois, cela a beaucoup gâté la soirée. Le Prince de Joinville s'est promptement délivré de son costume turc. Ses deux jeunes frères étaient d'abord apparus en costumes militaires des derniers siècles. Après la première contredanse, tous trois s'en allèrent et revinrent bientôt, le Prince de Joinville et le Duc d'Aumale, en débardeurs, et le Duc de Montpensier en fifi du temps de la Régence. Si vous avez près de vous quelque habitué des bals masqués (je ne pense pas que ce soit M. de Castellane), faites-vous expliquer ce que sont ces costumes. Leur principal mérite, et qui, probablement, les avait fait choisir, est de seconder merveilleusement les projets de gaieté, car ils en autorisent et même en exigent l'allure. Les contredanses ne se formaient que sur deux rangs; comme on avait beaucoup de place, on se mettait à l'aise. Comme les couples des deux bouts auraient eu trop d'espace à parcourir, chaque figure n'était répétée que deux fois au lieu de l'être quatre; ainsi, toujours en mouvement, sans repos, sans relâche, chaque contredanse se terminait par un galop général, sur l'air final joué seulement sur une mesure beaucoup plus vive. Cela a duré ainsi jusqu'à trois heures et demie du matin, dans une progression de mouvements et d'ardeur de danse à laquelle je ne croyais plus. La Reine s'est fort amusée; le Roi lui-même a paru prendre plaisir à toutes ces gaietés: il est resté jusqu'au souper, qui a été servi dans la galerie de Diane, sur de petites tables rondes, comme aux petits bals. Les Infants et Infantes d'Espagne étaient tous costumés, excepté cependant père et mère: celle-ci n'a dansé que l'anglaise qui a terminé le bal; elle avait pour cavalier un Incroyable de la Révolution. C'était… incroyable! Elle s'est cependant dispensée du dernier galop qui a mis fin à l'anglaise et qui a surpassé tous les autres. Le Prince de Joinville avait pour page le Duc de Nemours, qui a pris, toute la soirée, une part très joyeuse à toutes ces gaietés; il tâchait bien un peu d'imiter son frère, mais ce Prince de Joinville, si fou, en même temps si grave et si beau de figure, si plein de verve et d'originalité, est, de tous points, inimitable. J'ai oublié de vous citer M. et Mme de Chabannes; elle, en dame de la Cour de Charles IX; son costume, dessiné, disait-elle, par Paul Delaroche, était parfaitement exact et rigoureux, et la rendait parfaitement laide; lui, s'était enveloppé de la tête aux pieds de ces flots de mousseline blanche dont se revêtent les Arabes; ce n'était pas une imitation: costume, poignard, pistolet, de plus un énorme fusil, pris par lui à Blidah, Milianah, etc… tout cela venait d'Alger. Il était de service, et c'est dans cet équipage qu'il a précédé le Roi et la Reine, lorsqu'ils ont passé de leur appartement dans la salle de bal. J'ai trouvé que ce n'était pas celle de ses campagnes où il avait montré le moins de courage.

«Le bal a eu un lendemain. Tous les costumés dansants et de bonne volonté se sont réunis chez M. de Lasalle, officier d'ordonnance du Roi, l'Incroyable de l'Infante, dont la femme avait un très riche costume dit Mademoiselle de Montpensier. Le Duc de Nemours, le Prince de Joinville et le Duc d'Aumale ont été à cette réunion improvisée, qui s'est prolongée jusqu'à cinq heures du matin, et qui a été, dit-on, prodigieusement gaie. C'était le Mardi-Gras: tout est permis ce jour-là. La matinée avait aussi voulu être amusante: Madame Adélaïde avait, comme de coutume, son déjeuner d'enfants. Le Roi et la Reine y vont toujours, ainsi que les Princesses. C'est au Palais-Royal, dans les appartements mêmes de Madame, que cela se passe. Plusieurs tables sont dressées dans trois pièces; la famille royale s'établit à une de ces tables, qui sont servies de toutes sortes de choses recherchées. C'est là, le grand divertissement. Madame y avait ajouté, cette année, un petit spectacle pour amuser le Roi: on jouait une pièce du théâtre des Variétés, le Chevalier du guet, qui a peut-être amusé le Roi, mais les enfants pas du tout; j'en suis garant: j'avais mes deux neveux, que Madame avait invités avec une obligeance qui ne m'avait pas permis de refuser; je suis restée là depuis trois heures jusqu'à sept, puis je suis encore retournée passer la soirée aux Tuileries, parce que j'étais de service, ce qui fait que, le mercredi des Cendres, j'étais morte de fatigue.

«Pas un mot aujourd'hui des fortifications, ni des fonds secrets, quoiqu'à vrai dire, certains hommes d'État pourraient ne pas se trouver tout à fait déplacés au milieu des déguisements du Carnaval.»

Rochecotte, 2 mars 1841.– M. de Valençay me mande qu'il a dîné hier jeudi chez le maréchal Soult, un grand dîner de quarante couverts. Les Ailesbury, les Seaford, lady Aldborough, les Brignole et Durazzo, les Francis Baring y assistaient. Mon fils était assis à table à côté de Francis Baring, homme d'un esprit agréable qu'il avait beaucoup vu chez M. de Talleyrand, surtout en Angleterre et qui semble avoir conservé de l'attachement pour sa mémoire. Ils ont beaucoup causé. Sir Francis lui a dit qu'un grand nombre de lettres de M. de Talleyrand lui avaient dernièrement passé par les mains, car il venait de parcourir et de mettre en ordre toute la correspondance de son beau-père, le duc de Bassano. Il a ajouté que son impression, après cette lecture, était de donner toute raison à mon oncle dans les différends qu'il a eus avec le duc de Bassano sur la politique de l'Empereur Napoléon. Dans le courant de cette conversation, Francis Baring a dit, comme un avis qui pourrait nous être utile, qu'un de ses amis est venu chez lui, il y a peu de temps, et lui a dit: «Vous ne savez pas que Thiers se vante d'avoir trouvé, en fouillant dans des papiers, des choses qui compromettent M. de Talleyrand dans l'affaire du duc d'Enghien.» Mon fils est entré alors dans quelques détails, pour démontrer à Baring que les renseignements prétendus trouvés par M. Thiers ne pouvaient être qu'erronés; que son oncle avait toujours ignoré les projets de l'Empereur, sa pensée secrète sur le duc d'Enghien, et tous ceux qui ont connu Napoléon ne s'en sont point étonnés.

Je suis bien aise de savoir ce que M. Thiers se plaît à répandre, pour donner crédit à l'Histoire du Consulat et de l'Empire qu'il écrit en ce moment.

Quand vous serez revenu de votre exil8, je vous prierai de demander à Francis Baring communication des lettres dont il a parlé à mon fils; ces pièces figureraient bien, ce me semble, dans notre grand ouvrage9.

La discussion sur les fonds secrets s'est prolongée beaucoup plus qu'on ne s'y attendait. Le vote, du reste, n'est pas douteux.

La nouvelle d'hier était la faible majorité du Ministère anglais sur le bill de lord Morpeth. Le chiffre de cinq est bien faible10. Indiquerait-il la chute prochaine du Cabinet?

On ne peut pas dire encore quel sera le sort des fortifications de Paris à la Chambre des Pairs. Le duc de Broglie se montre des plus violents en faveur de cette loi.

Les journaux apprennent le mariage du vieux Roi des Pays-Bas avec la comtesse d'Oultremont11. La tante du Roi de Prusse, la vieille électrice de Hesse, vient de mourir. La pauvre femme a eu une triste existence semée de bien d'épreuves et de traverses! Son vilain mari épouse cette dame avec laquelle je l'ai souvent rencontré à Bade.

Rochecotte, 3 mars 1841.– Le duc de Noailles m'écrit que M. de Flahaut fait une cour assidue à M. Guizot, partout, et surtout chaque soir, chez Mme de Lieven, où ses prévenances commencent dès la porte. Bref, il lui paraît dévoué comme il l'était à M. Thiers; cependant, il n'aura Vienne que si Sainte-Aulaire va à Londres, et pour cela, il faut que M. de Broglie, qu'on presse d'accepter Londres, continue de s'y refuser.

Le Duc mande encore que le Roi regarde la question des fortifications comme une question de paix et dit qu'il faut rendre les guerres plus difficiles pour les rendre plus rares; qu'il est bon que l'Allemagne se fortifie chez elle, et que nous nous fortifiions chez nous, parce qu'il faut arrêter notre fougue et élever mutuellement des obstacles qui empêchent de s'attaquer. Le duc d'Orléans, au contraire, prend la chose du côté révolutionnaire. Il dit que l'Europe ne s'arrangera jamais de sa dynastie, ni du principe de gouvernement qui a triomphé en 1830; qu'un jour ou l'autre, elle l'attaquera, et qu'il faut, dès aujourd'hui, préparer sa défense. Quant au duc de Noailles, il me paraît, lui, préparer un discours, auquel il met beaucoup de prétention.

Rochecotte, 5 mars 1841.– Voici un passage d'une lettre que j'ai reçue, hier, de M. Molé: «La Coalition a rendu le bien désormais impossible; on ne peut plus exercer le pouvoir qu'au prix de concessions, que je ne ferai jamais; je regarde donc ma carrière politique, ou plutôt ministérielle, comme terminée. Quand les choses en vaudront la peine, je ferai mon devoir à la Chambre des Pairs; rien de plus, rien de moins; j'y suis irrévocablement décidé. L'aveuglement est partout, mais là surtout où il importait tant de trouver la clairvoyance. C'est ce qui me fait le plus redouter l'avenir. Je me le représente sous de sombres couleurs, et je vais jusqu'à craindre qu'il ne soit prochain.»

M. de Salvandy, dans une lettre où il me dit qu'allant ce mois-ci, pour des affaires de famille, à Toulouse, il me demandera l'hospitalité en passant, ajoute: «La campagne des fonds secrets a été aussi pitoyablement menée que celle des fortifications. M. Thiers en sort battu et impossible; M. Guizot, victorieux en paroles, affaibli par le fait, car la majorité reste inquiète des réserves de M. Dufaure. La session semble terminée, cependant les lois de crédit la réveilleront aux dépens de M. Thiers, et la discussion de la loi des fortifications, si elle tournait, à la Chambre des Pairs, selon les désirs de M. Molé, ce que je ne crois pas, la compliquerait encore davantage.»

Les journaux annoncent la mort de M. de Bellune, qui a reçu tous les sacrements de la main de mon cousin, l'abbé de Brézé, en présence de M. de Chateaubriand, du marquis de Brézé et de M. Hyde de Neuville. On ne saurait finir en plus pur carlisme. M. Alexandre de La Rochefoucauld est mort aussi, mais moins légitimement.

M. Royer-Collard reste triste, accablé, souffrant, et indigné que M. Ancelot ait eu la succession académique de M. de Bonald au lieu de M. de Tocqueville.

Rochecotte, 7 mars 1841.– Je suis charmée de votre goût pour les lettres de Mme de Maintenon12 et beaucoup trop honorée des analogies que vous trouvez entre mon genre d'esprit et le sien; du reste, le duc de Noailles m'a dit plusieurs fois la même chose. Je voudrais justifier plus complètement cette ressemblance, car, outre la qualité de son esprit, elle avait, avec quelques-unes des faiblesses de son temps et de sa position, une élévation d'âme, une fermeté de caractère et une pureté de principes et de vie, qui la mettent bien haut dans mon estime, et qui expliquent, bien plus encore que sa beauté, ses grâces et sa hauteur de pensée, l'étonnante fortune qui l'a couronnée.

Rochecotte, 8 mars 1841.– Hier au soir, mon gendre nous a lu un très joli article sur Mlle de Lespinasse, dans le numéro de la Revue des Deux Mondes du 1er mars. Cet article est bien fait et m'a rappelé plusieurs particularités que M. de Talleyrand m'a racontées sur cette personne qui ne lui plaisait pas. Il trouvait qu'elle manquait de simplicité, car un des caractères supérieurs du goût de M. de Talleyrand était son respect et son attrait pour la simplicité. Il l'admirait en toutes choses: dans l'esprit, dans les manières, dans le langage, dans les sentiments, et il a fallu un concours de circonstances bien étranges, une position bien forcée, pour que ce noble instinct de simplicité ne se soit pas toujours conservé dans son caractère et dans ses actions. L'exagération et l'affectation lui ont toujours été antipathiques et son commerce m'en a singulièrement corrigée. J'en avais un peu lorsque je me suis mariée, et j'espère qu'il ne m'en reste guère; c'est bien à lui que je le dois, ainsi que tant d'autres choses dont je ne puis assez rendre grâce à sa mémoire. Pour en revenir à Mlle de Lespinasse, je me souviens parfaitement d'avoir lu ses Lettres, qui parurent peu après celles de Mme du Deffant. Elles ne m'attirèrent pas beaucoup. La fausse exaltation n'est pas de la vraie sensibilité; la passion n'est pas de la tendresse. Dans l'absence de principes qui caractérise le dix-huitième siècle, on ne se sauvait que par le joug qu'imposait le grand monde, par ses coutumes et par ses exigences. Pour peu que l'on n'y appartînt pas absolument, rien n'arrêtait; l'imagination entraînait bien loin et bien bas. Mlle de Lespinasse, sans famille et sans fortune, n'étant pas obligée de compter avec un monde auquel elle n'appartenait qu'à moitié, a mené la vie d'un homme d'esprit à bonnes fortunes. Mais me voilà faisant moi-même un article de revue: celui que nous lisions hier vaut beaucoup mieux.

Rochecotte, 9 mars 1841.– Voici l'extrait d'une lettre que j'ai reçue de la duchesse de Montmorency: «Ici on ne pense qu'aux fortifications. Les moins politiques en sont occupés, et ceux qui sont supposés devoir voter pour, sont très mal traités dans la société. Mon mari dit qu'il n'est pas encore éclairé; cela fait dire par notre famille qu'il est gagné par le Roi; le fait est qu'il est travaillé par mon fils, qui en est chargé par le Château; tout cela m'excède.

«M. Gobert, trésorier de l'Œuvre des orphelins du choléra, et qui est resté fort dévoué à la mémoire de feu Mgr de Quélen, a eu une horrible scène avec Mgr Affre, qui, à l'assemblée de l'Œuvre, a voulu le chasser. M. Gobert a répondu qu'il ne bougerait pas; bref, cela a été très scandaleux: on ne peut comprendre comment ces scènes, ces colères, ces abus d'autorité finiront.

«Le duc de Rohan marie sa fille au marquis de Béthisy: c'est un mariage convenable.

«Vous verrez, dans le journal, la comédie filiale du prince de la Moskowa. On loue M. Pasquier de ne pas lui avoir accordé la parole. On m'a raconté que c'est le duc d'Orléans qui a décidé le prince de la Moskowa à faire son entrée aux Pairs, afin de voter pour ces sottes fortifications. C'est aussi le duc d'Orléans qui tient le Journal des Débats. Le vieux Bertin et les principaux rédacteurs sont très opposés aux fortifications, mais le jeune Bertin, officier d'ordonnance du duc d'Orléans, et M. Cuvillier-Fleury, secrétaire des commandements du duc d'Aumale, font insérer dans le journal ce qu'ils veulent, ou plutôt ce que le Château veut. Je sais que Bertin de Veaux a dit, l'autre jour, à quelqu'un de ma connaissance: «Ne croyez pas au moins que je sois pour une aussi fatale mesure.»

Rochecotte, 14 mars 1841.– Il faisait si beau hier, et j'étais si en retard d'une visite à rendre à ma sous-préfète13, que je me suis décidée à aller, entre le déjeuner et le dîner, à Chinon, avec mon gendre. La route qui mène de chez moi à Chinon est jolie et facile. J'ai été visiter, à Chinon même, les grandes et nobles ruines du Château, qui domine la riante et riche vallée de la Vienne; la salle où Jeanne d'Arc est venue offrir sa sainte épée à Charles VII; la tour où Jacques Molay, le Grand Maître des Templiers, a été longtemps détenu; le passage souterrain menant à la maison d'Agnès Sorel; tout cela s'aperçoit encore; surtout, on y porte l'œil de la foi, ce qui est le mieux en fait d'archéologie. Si on soignait cette ruine comme celle de Heidelberg, on en ferait un objet tout à fait pittoresque. Je me suis arrêtée un quart d'heure au Bureau de bienfaisance, où se trouve maintenant une Sœur supérieure qui a passé quatorze ans dans l'établissement de Valençay, et qui m'avait plusieurs fois exprimé le désir qu'elle aurait de me voir. C'est une sainte personne, qui partout est chérie; elle a été pleurée à Valençay. Quand j'ai sonné au portail, une sœur est venue me dire que la Supérieure était à la mort, et avait reçu, peu d'heures auparavant, les derniers Sacrements. Cependant, ayant voulu que la malade sût que j'étais là, celle-ci a voulu absolument me voir. J'ai été bien attendrie de cette entrevue qui a illuminé le visage défaillant de cette excellente personne. Elle m'a dit la même chose que feu Mgr de Quélen: c'est que, depuis le jour où elle m'avait vue pour la première fois jusqu'à celui de sa mort, qui allait avoir lieu, il ne s'était pas passé une journée où elle n'eût prié pour moi. C'est doux d'être aimée par des âmes chrétiennes: elles ont une fidélité qui n'appartient qu'à elles.

En revenant de Chinon, j'ai trouvé deux lettres, qui auront influence sur l'emploi de mon été. L'une est du Roi de Prusse qui a appris mes projets de voyage et me demande d'aller le voir à Sans-Souci. Ceci me décide à être à Berlin vers le 12 mai. Voilà un premier point arrêté. La seconde est de mes sœurs, qui me mandent qu'elles resteront à Vienne jusqu'au 1er juillet, et que je devrais bien réaliser le projet que j'avais fait d'y aller voir Mme de Sagan, si elle avait vécu. Je tiens à ce que mes sœurs et moi restions unies: je le trouve convenable, et puis cela m'est doux et repose le cœur; nous sommes réduites à un si petit groupe; et les liens du sang ont une puissance qu'on est bien étonné de voir subsister, à travers tout ce qui, naturellement, devrait la détruire, ou au moins l'affaiblir.

Rochecotte, 16 mars 1841.– J'ai eu hier cette lettre de Mme de Lieven: «Le firman d'hérédité a l'air d'un vrai humbug. Le Pacha l'a trouvé aussi et Napier, l'amiral anglais, l'a trouvé encore davantage; il a conseillé au Pacha de refuser, ce que celui-ci a fait très poliment. Pendant que ceci se passait en Orient, ici on recevait une invitation très polie de Londres de rentrer dans le concert européen pour régler la question générale de l'Orient, et cette invitation était précédée d'un protocole annonçant que la question égyptienne était vidée entièrement. Comme les termes de l'invitation paraissaient bons, on s'est montré ici disposé à entamer les pourparlers. Votre Gouvernement a proposé des changements de rédaction qui ont été tout de suite acceptés, et voilà qu'on était à peu près à la veille de conclure, lorsqu'arrivent les nouvelles que je vous ai dites plus haut. M. Guizot a, sur-le-champ, tout suspendu, car au lieu de l'affaire égyptienne terminée, elle recommence, et le Sultan et le Pacha s'entendent moins que jamais. C'est lord Ponsonby qui a dicté le firman, les trois autres représentants s'y étaient opposés. Les Anglais qui sont à Paris sont honteux de ce méprisable trick; tout le monde regarde ce fait comme un acte de mauvaise foi, et ici on rit un peu de l'embarras que cela va causer aux puissances du Nord, parce qu'il faut redresser cela, sous peine de voir recommencer toute la querelle, comme s'il n'y avait pas eu de traité du 15 juillet. En attendant, les Allemands grillent de voir finir l'isolement de la France, qui les force à des armements fort coûteux et la France ne se prêtera à aucun rapprochement, tant que subsistera le différend avec l'Égypte.

«Et l'Amérique!.. Lady Palmerston m'écrit toutes les semaines et me dit dans sa dernière lettre: «Nous sommes très contents des nouvelles d'Amérique, tout cela s'arrangera»; c'est-à-dire que le pauvre Mac Leod sera pendu, et le territoire anglais sera envahi: si cela leur convient, à la bonne heure14. En Chine, les affaires anglaises vont aussi très mal.

«Bresson retournera sûrement à Berlin. M. de Sainte-Aulaire arrive ces jours-ci. Il ira à Londres… mais!.. quand?.. Quand vous y enverrez un ambassadeur. Je ne sais qui aura Vienne.

«Lord Beauvale a pris un accès de goutte pendant la bénédiction nuptiale15. Il a dit au prêtre de se dépêcher; on l'a ramené chez lui très malade; le lendemain, il était dans son lit, sa femme dînant sur une petite table à côté! Ils viendront à Paris en allant en Angleterre.

«Adèle de Flahaut se meurt. Le père est comme un fou; la mère a le courage d'un homme.

«Je me décide à vous envoyer la lettre même de lady Palmerston, pour que Pauline y lise des détails qui l'intéresseront.»

Voici cette lettre de lady Palmerston à la Princesse: «Je viens vous annoncer le mariage de ma fille Fanny avec lord Jocelyn. C'est un charmant jeune homme de 28 ans, de belle figure, très gai, très dévoué, spirituel et aimable, et qui a voyagé dans toutes les parties du monde. Il revient en ce moment de la Chine, dont il donne des détails très intéressants. Nous sommes tous fort contents de ce mariage, qui est tout à fait un roman. Il a écrit sa proposition de Calcutta, il y a un an et demi, mais sans pouvoir attendre la réponse, étant obligé de partir pour Chusan; il a passé ainsi près de deux ans, ballotté entre la crainte et l'espérance, et il est arrivé à Liverpool sans savoir s'il ne la trouverait pas mariée à un autre, car dans les papiers anglais qu'il voyait parfois, il trouvait souvent l'annonce du mariage de Fanny avec d'autres. Le père de lord Jocelyn est lord Roden, grand tory, mais vous savez que c'est là une bagatelle qui ne nous inquiète pas, car le bonheur de Fanny est notre premier objet, et l'amour ne suit pas la politique; et puis, il n'est pas enragé comme son père, mais très raisonnable et sage dans ses idées.

«Les nouvelles d'Amérique sont assez bonnes au fond; tout est clabaudage et affaire de parti; ceux qui sortent veulent rendre difficile la position de ceux qui entrent; c'est à peu près comme en Europe.»

Je veux copier aujourd'hui une petite romance, composée par Henri IV et que j'ai trouvée dans les Mémoires de Sully. Elle me paraît pleine d'élégance et de charme, et plus gracieuse encore que Charmante Gabrielle.

Viens, Aurore,

Je t'implore,

Je suis gai quand je te vois;

La Bergère

Qui m'est chère,

Est vermeille comme toi.

Elle est blonde,

Sans seconde,

Elle a la taille à la main;

Sa prunelle

Étincelle,

Comme l'astre du matin,

De rosée

Arrosée.

La rose a moins de fraîcheur;

Une hermine

Est moins fine;

Le lys a moins de blancheur!


Que c'est joli! Les lettres de Henri IV sont aussi charmantes. Enfin c'est lui, quand il est en scène, qui donne de l'intérêt à ce singulier ouvrage, le plus lourd, le plus diffus possible, mais néanmoins attachant pour qui y sait ramer avec patience.

Rochecotte, 27 mars 1841.– On a écrit à mon gendre que le discours de M. Molé contre les fortifications n'avait pas répondu à l'attente générale; que celui de M. d'Alton-Shée, que l'on dit avoir été fait par M. Berryer, étincelait d'esprit et de bonnes moqueries, et avait charmé la Chambre des Pairs, tout aussi foncièrement contre la loi que l'était la Chambre des Députés; néanmoins, elle la votera probablement tout comme a fait l'autre.

Rochecotte, 29 mars 1841.– Me voici dans ma dernière semaine de campagne. Elle va être remplie par mille affaires, rangements, comptabilité, ordres à laisser. Je regretterai beaucoup ma solitude, ma paix, l'ordre uniforme de mes journées, la simplicité de mes habitudes, l'activité efficace, sans fatigue et sans agitation, qui profite aux autres, et par conséquent à moi-même. Je ne suis pas sans inquiétude de quitter la retraite protectrice où je m'abritais pour remettre à la voile. La navigation du monde est la plus difficile, la plus orageuse, et je ne m'y sens plus du tout propre; je n'ai plus de pilote et je ne sais pas, à moi seule, conduire ma barque; j'ai toujours peur de me briser contre quelque écueil. Mes nombreuses expériences ne m'ont pas rendue habile, seulement elles m'ont mise en défiance de moi-même, et cela ne suffit pas pour faire bonne traversée!

Rochecotte, 2 avril 1841.– J'ai vu, dans le journal, la mort de la vicomtesse d'Agoult, dame d'atours de Mme la Dauphine. Il me semble que la perte d'une amie si ancienne et si dévouée doit être, en exil surtout, un coup bien sensible pour cette Princesse, à laquelle pas un chagrin, pas une épreuve n'ont été épargnés.

Rochecotte, 3 avril 1841.– Les journaux m'ont appris que l'amendement, qui aurait fait retourner la loi sur les fortifications à la Chambre des Députés, a été rejeté par les Pairs à une assez grande majorité, ce qui indique que la loi même sera adoptée. Le Château en sera ravi!

La duchesse de Montmorency me mande que je retrouverai Paris occupé de magnétisme. Chacun a sa somnambule. On a de petites matinées ou soirées, pour voir les effets du somnambulisme. C'est Mme Jules de Contades, sœur de mon voisin, M. du Ponceau, qui a mis cela en vogue. Son frère, qui est depuis trois mois à Paris, y a fait venir une Angevine, qui est un sujet principal de magnétisme. Elle était chez lui à Benais16 l'automne dernier et le Dr Orye m'en a raconté des merveilles. Il était très incrédule, mais ce qu'il a vu de cette personne l'a fort ébranlé.

Rochecotte, 4 avril 1841.– Décidément, voilà Paris embastillé. Le duc de Noailles m'écrit là-dessus une lettre très politique, probablement très judicieuse, mais qui m'a ennuyée. Il ajoute ceci: «Je vous dirai pour nouvelle, que la princesse de Lieven donne à dîner; elle a une très belle argenterie, de la vaisselle plate, et elle m'a engagé lundi dernier avec M. Guizot, Montrond, M. et Mme de La Redorte, M. Peel (frère de sir Robert Peel) et Mrs Peel. C'était le second dîner qu'elle donnait. Le premier avait été pour son Ambassadeur et sa nièce Apponyi. Elle a donné aussi une soirée à la Duchesse de Nassau, la veuve, fille du prince Paul de Wurtemberg, venue passer quinze jours à Paris pour voir son père, qui vient d'être à la mort et reste très menacé. La Duchesse de Nassau est sourde, mais agréable et gracieuse. Elle ne voulait pas aller aux Tuileries, son père l'y a obligée; toute la Famille Royale, excepté le Roi, est allée chez elle le lendemain. Elle a été invitée à dîner pour trois jours après et a refusé, disant qu'elle devait aller ce jour-là à Versailles; elle a refusé avant d'en parler à son père, qui n'est assurément pas Philippiste, mais qui a senti l'inconvenance de ce refus; il a exigé qu'elle demandât l'heure de la Reine pour aller prendre congé; la Reine a fait dire qu'elle était très fâchée, mais que les devoirs de la Semaine sainte ne lui permettaient pas de la recevoir. La Cour avait, dès son arrivée, mis des loges à sa disposition; elle a refusé, disant qu'elle n'irait pas du tout au spectacle, et cependant, elle a été à l'Opéra dans la loge de la duchesse de Bauffremont. Dans notre Faubourg, on est charmé de cette conduite, qui me paraît pleine de sottise et de mauvais goût.» En effet, je trouve cette équipée absurde.

Puisque vous lisez17 le petit Fénelon, souvenez-vous que je vous recommande surtout le troisième et le quatrième volumes. Je les mets à l'égal, tout à la fois, de Mme de Sévigné et de la Bruyère. Le tout fondu dans la grâce inimitable et le sérieux fin et doux de l'évêque chrétien, grand seigneur, homme de Dieu et du monde, et qui, comme disait Bossuet, avait de l'esprit à faire peur.

Je pars dans une heure. J'ai le cœur fort gros de m'en aller. Quand et comment reviendrai-je? L'imprévu a une trop large part dans la vie de chacun.

Paris, 6 avril 1841.– M'y voici, dans ce grand Paris. La première impression n'est pas du tout gracieuse!

Paris, 9 avril 1841.– Mme de Lieven, qui m'avait écrit pour me voir et que j'avais priée à dîner tête à tête avec moi, ce qu'elle a accepté, est apparue parée, démaigrie, de bonne humeur. Elle m'a raconté que son Empereur est toujours également farouche, que la petite Princesse de Darmstadt se trouve fort mal du climat de Saint-Pétersbourg, que le froid lui a rougi le nez; le jeune héritier n'en est plus du tout épris, cependant il va épouser. La Princesse assure qu'il n'y a rien du tout de décidé pour les mouvements diplomatiques, si ce n'est que Sainte-Aulaire ira à Londres et Flahaut à Naples; le reste est très au hasard. On croit que Palmerston encourage secrètement les étranges procédés Ponsonby, car rien ne se termine dans la question d'Orient. Lord Granville est obligé de donner sa démission à cause de sa santé. Lady Clanricarde désire extrêmement Paris, mais la petite Reine et lady Palmerston ne l'aiment pas: elle s'est cependant réconciliée avec lord Palmerston qu'elle détestait jadis. On dit que la Reine a envie de nommer à Paris lord Normanby, qui est insuffisant dans le Cabinet.

M. Decazes est déjà assez mal pour qu'on pense à son successeur; les uns parlent de M. Monnier, les autres nomment des noms que je n'ai pas retenus.

Paris, 10 avril 1841.– Je voudrais avoir quelque chose d'intéressant à conter de Paris, où tant d'intérêts s'agitent et se combattent; eh bien! point du tout; il me semble que j'y suis plus stérile et hébétée qu'à Rochecotte. Cependant, j'entends beaucoup de paroles bourdonner à mes oreilles, mais elles ne laissent pas de traces, et elles empêchent seulement le cours tranquille de mes réflexions.

Hier, après mon déjeuner, j'ai été chez Madame Adélaïde, qui, ayant appris indirectement que j'étais à Paris, m'a fait demander. J'avais compté ne me manifester au Château qu'après Pâques. Je l'ai trouvée souffrante et singulièrement changée, maigrie, voûtée, fatiguée, vieillie. Elle a été parfaitement bonne pour moi, mais vraiment ennuyeuse par son interminable morceau sur les fortifications. Je crois que c'était pour me l'adresser qu'elle m'avait fait venir, comme si j'avais, ou qu'il fût important que j'eusse une opinion à ce sujet. Ce qui m'a amusée davantage, c'est le portrait de la Reine Christine d'Espagne, qu'elle m'a montré et qui est très agréable. Cette Reine n'a point été jusqu'à Naples parce que son frère n'a pas voulu l'y recevoir. Elle doit être maintenant à Lyon, et on suppose qu'elle reviendra ici, où la Cour me paraît lui être très favorable. On s'y montre moins bien disposé pour la grosse Infante; on lui en veut d'avoir, tout dernièrement, mis ses trois filles aînées au couvent: cela ne s'explique pas. Depuis qu'elle était ici, elle avait mené ses trois Princesses au bal et partout, et puis, maintenant, cette réclusion!

M. Molé est venu me voir à la fin de la matinée, il est très sombre sur la politique. Le fait est que, très évidemment, personne n'a gagné en force, ni en considération. Il paraît que la Cour s'est tellement commise pour ces malheureuses fortifications, dont personne ne veut, pas même ceux qui ont voté pour, que l'effet a été jusqu'au ridicule. On a blessé, à cette occasion, bien du monde, et tous ceux qui ne promettaient pas leur vote ont été moqués et injuriés à bout portant. On dit que le Prince Royal ne s'y est pas épargné. J'en suis bien peinée, car je le serai toujours de tout ce qui peut lui nuire. Il est, en ce moment, à Saint-Omer.

Paris, 12 avril 1841.– On entre chez moi, à l'instant, me dire une nouvelle saisissante. La jolie duchesse de Vallombrose, si jeune encore, grosse de son second enfant, et heureusement accouchée il y a quelques jours, a été saisie le surlendemain d'une fièvre puerpérale, et la réponse au domestique que j'ai envoyé pour savoir de ses nouvelles, est qu'elle est morte cette nuit. Quelle horreur! C'est la même maladie dont la petite maîtresse d'école de Rochecotte a été guérie par des médecins de campagne, tandis que la duchesse de Vallombrose, entourée de toute la Faculté, meurt en dépit de cette prétendue science. Ah! que la vie tient peu ce qu'elle promet!

Paris, 13 avril 1841.– Partout, hier, on ne parlait que de cette mort de la duchesse de Vallombrose. Elle ne se doutait pas de son danger, la malheureuse, et quand on a fait chercher un prêtre, qui, heureusement, s'est trouvé homme d'esprit habile (l'abbé Dupanloup), il a eu à la préparer à ce terrible inattendu. Voilà de ces morts qui, du temps de Louis XIV, auraient opéré de soudaines conversions, mais rien n'agit plus sur les esprits blasés et les consciences éteintes de notre temps, où tout est plat et écrasé, au dedans et au dehors.

Paris, 14 avril 1841.– M. de Sainte-Aulaire est venu déjeuner chez moi, hier, et me questionner sur les détails matériels et sociaux de l'ambassade de Londres, à laquelle il se prépare. M. Royer-Collard est arrivé avant qu'il ne fût parti; ils ont parlé de l'Académie française et d'un nouveau travail dont s'occupe M. Nodier, l'Histoire des mots. On dit que ce sera un ouvrage curieux et sérieux, fait à merveille par un homme de beaucoup d'esprit, un vrai monument.

M. Royer-Collard m'a dit que le jour de la mort de sa fille la porte de son cabinet s'est ouverte trois fois en un quart d'heure, pour y faire entrer M. Molé, ce qui était tout simple, M. Thiers, ce qui l'était moins, et M. Guizot, ce qui ne l'était pas du tout. La réunion rendait la chose plus singulière encore. M. Guizot s'est jeté, pâle et en larmes, sur M. Royer-Collard qui, dans ce jour de deuil, n'a pas eu la force de le repousser, ce dont je l'ai fort loué. Deux des enfants de M. Guizot ayant été depuis à la mort et ayant été tirés d'affaire par M. Andral18, M. Royer-Collard a été chez M. Guizot lui faire compliment sur leur rétablissement. Depuis ce temps, quand ces messieurs se rencontrent à la Chambre, ils se donnent la main et échangent quelques paroles. Moi, qui suis pour les pacifications générales, et qui trouve que plus on avance dans la vie, plus il faut y tendre, j'ai dit et répété à M. Royer-Collard que j'étais charmée de le voir adouci.

J'ai eu mes enfants à dîner. Après leur départ, je me suis couchée. Il ne tiendrait qu'à moi d'aller dans le monde ou d'en recevoir chez moi; mais j'en ai le plus invincible dégoût, et l'heure pendant laquelle je laisse ma porte ouverte me semble la plus longue de la journée. M. de Talleyrand, notre cher M. de Talleyrand, qui avait tant de perspicacité et qui disait, sur chacun, bien plus vrai encore que je ne croyais, disait sur moi, avec grande raison, que, mes enfants mariés, je ne resterais pas dans le monde. En effet, je ne puis plus du tout m'y supporter: mon curé, mes sœurs blanches, mon jardinier, mes pauvres et mes ouvriers, voilà mon monde. Ce qu'on appelle les amis, dans le monde, pâlit auprès d'eux; Mme de Maintenon disait: «Mes amis m'intéressent, mais mes pauvres me touchent.» Je me suis bien souvent fait l'application de cette phrase, que je comprends merveilleusement.

Paris, 16 avril 1841.– C'était hier que le duc de Rohan-Chabot, dont nous sommes un peu parents, mariait sa fille aînée au marquis de Béthisy. C'était une belle noce, dans le plus pur du faubourg Saint-Germain. J'étais priée à la messe de mariage. Saint-Thomas-d'Aquin contenait à peine la foule. On étouffait dans la sacristie, on s'est grossièrement coudoyé sur le péristyle; la pluie battante augmentait la confusion, au lieu de modérer la hâte que chacun avait de rentrer chez soi. L'abbé Dupanloup, qui, chaque jour, baptise, confesse, enterre ou marie quelqu'un de notre quartier, a fait un discours un peu long, mais touchant pour ceux qui l'écoutaient; presque personne ne songeait à autre chose qu'à ce qui occupe dans un salon: la toilette et la coquetterie. Il est bien rare qu'à Paris et dans notre monde un mariage soit grave et recueilli, et les paroles dites par le prêtre sont les seules qui tombent sérieusement au milieu de cette extrême frivolité, qui ne permet pas même de les laisser écouter. C'est un spectacle qui fait faire plus d'une triste réflexion, surtout pour ceux qui se rappelaient que la veille on avait dit, dans cette même église, les dernières prières sur le cercueil de cette jeune et belle duchesse de Vallombrose.

Paris, 17 avril 1841.– J'ai profité hier de l'obligeance du comte de Rambuteau, qui m'avait offert sa loge pour la dernière représentation de Mlle Mars. La foule était grande, la salle remplie de tout ce qu'on connaît; toute la Famille Royale s'y trouvait. Mlle Mars avait épuisé tous les artifices de la toilette, et avec un succès étonnant. Elle a épuisé aussi toutes les ressources de son talent, et avec un succès plus complet encore. Son son de voix n'avait besoin d'aucun art, d'aucune étude; il était toujours jeune et modulé; si elle avait voulu renoncer aux rôles trop jeunes et modifier son emploi, elle aurait pu rester longtemps encore au théâtre. On lui a fait de brillants adieux: elle succombait sous les fleurs et les applaudissements. Le Misanthrope a été honteusement massacré par toute cette pauvre troupe, et Mlle Mars seule respectait Molière. Dans les Fausses Confidences, il y a eu plus d'ensemble et de mouvement, et Mlle Mars a triomphé.

Paris, 25 avril 1841.– M. Royer-Collard m'ayant dit, à son avant-dernière visite, qu'il avait une vingtaine de lettres de M. de Talleyrand, et qu'il me les donnerait, si cela me faisait plaisir, j'ai accepté, étant bien aise de réunir le plus possible d'autographes de lui. Il me les a apportées avant-hier. Je les ai relues hier, il y en a quelques-unes d'agréables par le cachet de simplicité gracieuse et fine qui lui était propre. J'y ai retrouvé quelque chose que je cherchais depuis longtemps, sans avoir pu remettre la main dessus: c'est la copie de la lettre que M. de Talleyrand écrivit à Louis XVIII, lorsque parurent les Mémoires du duc de Rovigo au sujet du duc d'Enghien19. Je savais qu'il avait écrit, mais j'avais confondu les dates; il m'était resté l'idée que cette lettre avait été adressée à lord Castlereagh, tandis que ce fut au Roi; M. de Talleyrand en envoya une copie à M. Royer-Collard, et c'est celle-là que j'ai retrouvée à ma grande satisfaction.

M. de Villèle, qui n'était pas venu à Paris depuis 1830, y est en ce moment. C'est un événement pour les légitimistes; ils désirent vivement qu'il se réconcilie avec M. de Chateaubriand, et cependant, ces deux messieurs ne se sont pas revus encore… Pourquoi? Parce qu'aucun des deux ne veut faire la première visite, tout en déclarant qu'ils seraient ravis de se revoir et d'oublier le passé.

Paris, 26 avril 1841.– Hier, avant le salut, j'ai fait mes adieux à toutes mes bonnes amies du Sacré-Cœur. Toutes ces dames sont très comme il faut, et Mme de Gramont est vraiment une personne rare par l'esprit, la bonté, la grâce et la fermeté réunis; elle est bonne pour moi, et je me trouve mieux avec elle qu'avec toutes les personnes du monde. C'est que je n'y suis plus propre du tout, au monde, j'en fais journellement l'expérience: outre qu'il me dégoûte, m'irrite et me déplaît, il me trouble, me blesse, m'agite, et j'y vais chaque jour moins; tout l'équilibre, toute la paix, difficilement reconquis dans ma retraite, se perdent ici; j'y suis mécontente de moi-même, et peu satisfaite de ceux mêmes dont je n'ai pas à me plaindre.

Paris, 29 avril 1841.– J'ai eu hier à la fin de la matinée une infinité de visites qui venaient me faire des adieux et qui m'ont toutes paru ennuyeuses; je n'en excepte que celle de ce bon et excellent ambassadeur20 de Russie, qui va aller passer une partie de l'été à Carlsbad. Décidément, sa souveraine ne va point à Ems. Il paraît que les Cours de Saint-Pétersbourg et de Berlin sont très mal ensemble, et que ce n'est que pour éviter une brouillerie complète que le Roi de Prusse a envoyé son frère Guillaume assister aux noces du Grand-Duc héritier. La froideur des deux Cours tient à des intérêts de commerce très opposés, à l'impopularité des Russes en Allemagne, dont les gouvernements sont obligés de tenir compte, mais surtout à la tenue des États dans le grand-duché de Posen et à la liberté qui y est accordée de se servir de la langue polonaise. L'Empereur Nicolas est entré en rage et a dit qu'autant vaudrait être voisin de la Chambre des Députés français. Ces détails sont très officiels, je les tiens du Roi lui-même, que j'ai vu longtemps hier, chez sa sœur à laquelle j'avais été faire mes adieux. J'ai trouvé, lui et elle, très émus du jugement d'acquittement prononcé, il y a quelques jours, dans la fameuse affaire des fausses lettres attribuées au Roi21. Ce jugement est, en effet, bien inique et bien injuste, car personne ne peut, mieux que moi, connaître la fausseté de ces lettres. A cette occasion, il a été question dans notre entretien de bien des choses qui prouvent qu'on ne saurait trop peu écrire, qu'il ne faudrait presque rien confier au papier, et qu'il faudrait surtout tout détruire. Je suis rentrée chez moi avec une vraie terreur à cet égard.

Paris, 1er mai 1841.– Hier, j'ai été prendre les commissions de Mme la Duchesse d'Orléans pour Berlin; elle m'a montré ses deux enfants. Le Comte de Paris, l'aîné, est tout le portrait du Roi, son grand-père, timide du reste, et délicat; le second ressemble à sa mère et paraît avoir plus de vivacité que son frère.

Paris, 3 mai 1841.– Le temps s'est un peu rafraîchi par un orage dans la nuit, qui a eu le mérite de n'éclater qu'après tous les feux d'artifice et les illuminations faits à l'occasion du baptême du jeune Prince22. Tout s'est bien passé à Notre-Dame, noblement, dignement; le petit Prince a été charmant. On a remarqué l'extrême bonne grâce de Mme la Duchesse d'Orléans, ses belles révérences, et le soin avec lequel elle a fait faire les signes de croix, dès l'entrée à l'église. J'avais voulu y aller, et j'avais toutes les facilités pour le faire grâce aux bontés de Madame Adélaïde, mais inquiète de ma fille, et ne voulant pas manquer la visite de son médecin, je n'y ai pas été23.

Paris, 5 mai 1841.– M. Bresson, qui est venu me faire ses adieux hier, me paraît destiné à retourner tout simplement à Berlin, ce qui lui plaît médiocrement; il s'était évidemment flatté d'aller à Vienne. Le Roi veut y envoyer Montebello, mais M. Guizot, poussé par Mme de Lieven, veut que Vienne soit donné à M. de Flahaut. Il circule beaucoup que Mme de Lieven fait et défait les ambassadeurs, et les cris, contre elle, dans le Corps diplomatique français, sont violents.

Pauline est mieux, mais pas assez bien pour m'accompagner à Berlin; j'ai le cœur gros de la quitter; ce long voyage à faire seule me pèse lourdement. C'est du véritable isolement. Enfin je serai ravie quand je me retrouverai en Touraine; je sens que c'est là que sont mes vraies racines; j'y ai des intérêts, des devoirs, un bon centre d'activité. Partout ailleurs je vivote, mais je ne m'enracine pas.

Metz, 6 mai 1841.– Me voici donc hors de Paris, n'y regrettant rien que ma fille, mais n'espérant pas grand'chose de mon voyage comme agrément; je redoute les déplacements et cette vie fatigante, vide et bête, des grandes routes et des auberges.

Mannheim, 8 mai 1841.– Je suis repartie de Metz hier à midi, après m'être bien reposée. De là, je suis venue ici sans m'arrêter et j'y suis arrivée à 10 heures du matin. Je n'ai point été fouillée à la frontière, mais dans la nuit un orage flamboyant a failli me faire perdre courage; cependant, j'ai fait (c'est le cas de le dire) tête à l'orage, et me voici à Mannheim. L'invariable Schreckenstein me guettait et a voulu me mener au Château où on m'avait préparé un appartement; j'ai résisté, et je crois que j'ai aussi bien fait pour les autres que pour moi-même. Après m'être habillée, j'ai été chez la Grande-Duchesse Stéphanie qui avait mis une voiture à ma disposition. Elle est mieux, d'aspect, qu'à Umkirch, où elle couvait sa terrible maladie, mais elle a de la peine à mouvoir son bras gauche et traîne un peu la jambe. On murmure autour d'elle que ce qu'elle prend pour du rhumatisme est plus sérieux; les médecins vont l'envoyer à Wildbad. Elle cause toujours de la même manière. La Princesse Marie est un peu alourdie et un peu fanée, pas trop encore, mais il ne faudrait plus attendre pour la marier.

J'ai été chez la baronne de Sturmfeder, grande maîtresse en titre, et chez la vieille Walsch, égayant sa vieillesse avec le Charivari, les Guêpes et les Nouvelles à la main, libelles qui sont à la mode maintenant; c'est là dedans qu'elle puise ses notions et ses bienveillances. En sortant du Château, je me suis fait conduire chez la duchesse Bernard de Saxe-Weimar, que j'ai connue en Angleterre, et dont le mari est l'oncle chéri et chérissant de Mme la Duchesse d'Orléans. C'était une preuve d'égard, d'autant plus convenable à donner que je dois les rencontrer tantôt à dîner au Château. Me voici rentrée, et me reposant jusqu'à l'heure de ce dîner, qui est à 4 heures et demie.

Depuis Paris, j'ai beaucoup lu; d'abord un nouveau roman de Bulwer: Night and Morning; cela a quelque intérêt, mais ne vaut pas les premiers ouvrages du même auteur. Puis, un livre fort court, mais qui m'a ravie: ce sont les Lettres de la princesse de Condé, sœur du dernier duc de Bourbon, morte religieuse au Temple. Ces lettres ont été écrites, dans sa jeunesse, à quelqu'un qui vit encore et pour qui elle a eu une affection très vive, mais très pure. C'est M. Ballanche, l'ami de Mme Récamier, qui les a publiées, sans en être le héros. Elles sont authentiques, simples, élevées, tendres, pleines de dévouement, de délicatesse, de sensibilité, de raison, de courage, et écrites à une époque et au milieu d'un monde où l'auteur, son style et ses sentiments, tout faisait exception. C'est d'un charme extrême24. Enfin, j'ai lu un petit opuscule de lord Jocelyn, mari actuel de Fanny Cowper, sur la campagne des Anglais en Chine. Le nom de l'auteur m'a tentée, mais le livre ne m'a pas du tout intéressée.

Mannheim, 9 mai 1841.– J'ai dîné hier chez la Grande-Duchesse, qui, ensuite, m'a montré tout le Château, que j'ai eu l'air de voir pour la première fois. Elle m'a dit tant de choses que j'ai peine à me souvenir de quelques-unes. Ce qui m'est resté net dans la mémoire, c'est que la Princesse Sophie de Würtemberg, mariée au Prince héréditaire des Pays-Bas, est fort mal avec sa belle-mère, qui ne veut pas même voir les enfants de son fils. Cette Reine a établi la plus sévère étiquette, et des costumes de Cour à l'infini.

J'ai appris aussi que le Roi de Prusse avait établi une loi qui rendait le divorce fort difficile dans ses États. Il était, il est vrai, scandaleusement facile à obtenir; mais la Grande-Duchesse, qui espérait celui du Prince Frédéric de Prusse, a bien du chagrin de ce contre-temps. Le fait est que ce pauvre Prince Frédéric, dont la femme est folle, devrait avoir quelque moyen de rompre un si triste nœud. Le premier usage qu'il en ferait serait d'épouser la Princesse Marie.

La duchesse de Weimar m'a dit que sa sœur, la Reine douairière d'Angleterre25, avait tout un côté des poumons détruit, et l'autre très délicat. La vue de la duchesse de Weimar m'a rappelé Londres, Windsor, le beau temps enfin. Sa ressemblance avec sa sœur, et jusqu'à leur son de voix semblable (quoique ce ne soit pas leur belle partie) tout m'a émue, en me reportant à ces années déjà si loin de moi!..

Mannheim, 10 mai 1841.– Je vais quitter Mannheim, après y avoir été fort gracieusement reçue. La pauvre Grande-Duchesse parle beaucoup de sa mort, ce qui ne l'empêche pas de faire beaucoup de projets. Je voudrais que celui de marier sa fille fût réalisé. Elle m'a promenée, hier, en calèche, dans d'assez jolies promenades aux bords du Rhin. On a fait à Mannheim un port qui attire le commerce et donne du mouvement à cette ville qui en manquait depuis si longtemps, et qui, à tout prendre, me paraît préférable à Carlsruhe. J'ai eu, ici, une lettre de mon gendre, écrite le lendemain de mon départ de Paris. Pauline n'allait pas plus mal, quoiqu'elle fût encore nerveusement ébranlée et très faible. Voici, en outre, ce que contient sa lettre: «Au baptême du Prince, on a signé l'acte dans l'ordre suivant: le Roi et sa famille, puis les Cardinaux, le Président et le Bureau de la Chambre des Pairs, puis celui de la Chambre des Députés; arrive là M. de Salvandy (vice-président) qui refuse publiquement de signer, sur ce que la Chambre des Députés ne peut passer après les Cardinaux. Il veut porter ceci à la tribune; cela aurait un effet d'autant plus fâcheux que la Chambre se montre, à l'occasion de la loi sur l'instruction secondaire, de très mauvaise humeur contre la réaction qui s'opère visiblement en faveur de la religion, et que cette susceptibilité de plus peut faire éclater un mauvais orage.»

Gelnhausen, 11 mai 1841.– J'ai été menée beaucoup plus vite que je ne pensais; et au lieu de coucher à Francfort comme c'était mon intention, j'ai fait dix lieues de plus, et me voici dans une petite auberge qui, du moins, n'est pas sale; ce qui me permettra de gagner demain Gotha sans entamer la nuit en voiture. J'ai déjeuné à Darmstadt. En traversant Francfort, j'ai été assaillie par bien des souvenirs, car je l'ai déjà traversée à différentes époques, et dans des circonstances bien diverses. La première a été la plus importante, car c'est à Francfort que je me suis mariée. Plus tard, c'est là que j'ai vu, pour la première fois, le bon Labouchère; il me l'a souvent rappelé depuis.

La Grande-Duchesse Stéphanie m'a donné un livre qui vient de paraître à Stuttgart, mais qui a été évidemment publié sous une direction autrichienne, car les pièces qu'il contient me paraissent devoir originer de Vienne et, qui plus est, du cabinet du prince de Metternich, ou peu s'en faut. Ce petit volume contient les notes rédigées en français par Gentz, sur plusieurs questions politiques, toutes très anti-françaises; leur publication actuelle et l'avant-propos de l'éditeur me paraissent leur donner une intention. Ce qui y a le plus d'intérêt pour moi, c'est le journal de Gentz, pendant son séjour au quartier général prussien, dans la semaine qui a précédé la bataille d'Iéna. C'est finement observé, vivement écrit; c'est curieux, très curieux. Il y a aussi des commentaires sur une correspondance entre M. Fox et M. de Talleyrand, lors de la rupture de la paix d'Amiens. Ce volume a vraiment plusieurs genres de mérite.

Gotha, 12 mai 1841.– Je voulais arriver hier soir ici, mais il y a tant de côtes aux environs de Fulda et d'Eisenach qu'il m'a fallu coucher à Eisenach, où, comme de raison, j'ai rêvé à sainte Élisabeth! Je m'arrête ici quelques heures, pour voir la Duchesse douairière qui était fort aimée de ma mère, et qui m'en a voulu, l'année dernière, d'avoir été en Allemagne sans être venue jusqu'ici. Mon très ennuyeux voyage se passe du reste sans accident et par un assez beau temps.

Wittemberg, 13 mai 1841.– La Duchesse douairière de Gotha m'a reçue avec mille bontés, m'a fait dîner chez elle, en faisant inviter en toute hâte cinq à six personnes de la ville, qui m'avaient connue dans mon enfance. Elle dîne à 3 heures; à 6 heures, je lui ai demandé la permission de la quitter pour continuer ma route. Je serais restée, si la pauvre Duchesse n'était pas devenue tellement sourde que c'était, à la lettre, exténuant d'avoir l'honneur de lui répondre. J'ai préféré passer la nuit en voiture, car si j'avais couché à Gotha, il m'aurait fallu passer la soirée au Château. Je vais donc me reposer longuement ici, afin d'arriver un peu en force à Berlin. J'ai assez bien supporté la route jusqu'ici: ma petite station à Mannheim avait agréablement coupé la longueur de ma vie roulante.

J'ai lu, pendant ces deux derniers jours, une vie de la Reine Blanche de Castille par une demoiselle, dont les journaux ont dit du bien. Les faits sont intéressants, mais le style est de la mauvaise école et l'esprit très anti-catholique. Tout en lisant, j'argumente tout bas contre l'écrivain; le tout bas est surtout à propos ici, à Wittemberg, l'ancien berceau de la Réforme, car c'est du couvent des Augustins, dont les restes sont encore devant mes yeux, que Luther a jeté son premier brandon, et c'est dans l'église, à côté de l'auberge, qu'il est enterré.

Berlin, 15 mai 1841.– Je suis arrivée ici hier au soir; je n'y ai vu encore que mon homme d'affaires, M. de Wolff. A midi, j'ai été chez la comtesse de Reede, Grande-Maîtresse de la Reine, et ancienne amie de ma mère; puis, chez la Grande-Maîtresse de la Princesse de Prusse, remettre les nombreux paquets que m'avait confiés Mme la Duchesse d'Orléans pour cette Princesse. Ensuite chez les Werther, la comtesse Pauline Néale et Mme de Perponcher. Je n'ai trouvé personne.

Berlin, 16 mai 1841.– Devinerait-on qui vient de me donner le bras pour me conduire à la messe d'où j'arrive? Pierre d'Arenberg, qui est ici pour demander que ses propriétés sur la rive droite du Rhin soient érigées en fief pour un de ses fils.

Berlin, 17 mai 1841.– Aujourd'hui est un jour qui me retombe lourdement et douloureusement sur le cœur: ce troisième anniversaire de la mort de notre cher M. de Talleyrand a encore une bien grande vivacité de souvenirs et je suis sûre qu'ils exerceront aussi leur puissance sur d'autres. Je regrette de ne pouvoir le passer dans le recueillement, ce qui est impossible ici.

La journée d'hier a été d'un mouvement inaccoutumé pour moi et dont je suis toute fatiguée. La messe, puis des visites indispensables aux grandes dames du pays; un dîner chez les Wolff, le thé chez la Princesse Guillaume, tante du Roi; une prima sera chez les Radziwill; une fin de soirée chez le vieux prince de Wittgenstein. A travers tout cela, une longue visite de Humboldt, qui part dans peu de jours pour Paris; il n'y avait pas moyen de respirer. Ce qui est terrible ici, c'est que tout commence de si bonne heure et que les coupes des journées sont si singulières, qu'elles fractionnent le temps de la manière la plus désagréable.

Berlin, 18 mai 1841.– J'ai dîné, hier, chez le Roi et la Reine, qui étaient venus passer quelques heures en ville. Ils sont très bons et aimables pour moi. J'y ai vu arriver le Prince Frédéric de Prusse, venant de Düsseldorf, aussi une de mes anciennes connaissances d'enfance: il a l'air étonnamment jeune encore. On attend ici sa femme, qui, de folle qu'elle était, n'est plus à ce qu'il paraît qu'imbécile.

On disait, hier, chez le Roi, qu'une de ces malheureuses Infantes d'Espagne que leur mère avait mises au couvent si cruellement, s'en était échappée, avec un réfugié polonais, mais qu'elle avait été reprise à Bruxelles: c'est une jolie équipée pour une Princesse! Aussi comment enfermer du sang espagnol de vingt ans? Le Roi a dit encore qu'Espartero avait été proclamé seul Régent et Dictateur en Espagne.

Berlin, 20 mai 1841; jour de l'Ascension.– Je suis partie, hier, par le premier convoi du chemin de fer de Berlin à Potsdam. Le Roi m'avait fait inviter à assister à une grande parade: c'était très beau, le temps propice, les troupes superbes, la musique excellente, mais la journée a été un peu fatigante.

Avant-hier, j'avais dîné chez la Princesse de Prusse, et le soir j'avais été à un raout chez la comtesse Nostitz, sœur du comte Hatzfeldt. Ici, il n'y a qu'à marcher, à se montrer de bonne humeur, de bonne grâce et reconnaissante de tout bon accueil; ce qui n'empêche pas que quand je pourrai rentrer dans ma vie paresseuse, je serai ravie.

Berlin, 21 mai 1841.– La vie d'ici se ressemble beaucoup; les dîners chez les Princes, etc… Hier, j'ai dîné chez la Princesse Charles; avant, j'avais passé une heure chez la Princesse de Prusse dont la conversation est sérieuse et élevée. Le soir, j'ai été, pendant quelque temps, près du fauteuil de la vieille comtesse de Reede, où était sa fille Perponcher, puis il a fallu faire acte d'apparition chez les Werther qui reçoivent le jeudi.

Berlin, 22 mai 1841.– Hier soir, j'ai été chez les Wolff, qui avaient réuni quelques savants, artistes, gens de lettres. A Berlin, la société de la haute bourgeoisie est celle qui offre le plus de ressources de conversation.

Le Roi actuel a les plus grands projets d'embellissement pour sa capitale, et donne une impulsion remarquable aux arts.

Ma vie est toujours assez semblable: hier, un dîner chez la Princesse Guillaume, tante; une première soirée chez la Princesse de Prusse, et une fin de soirée chez Mme de Perponcher, où un artiste distingué, Hensel, nous a montré son album, plein de portraits curieux. Tout cela par une chaleur inusitée.

La Princesse Frédéric, celle de Düsseldorf, qui a de temps en temps la tête un peu dérangée, dînait chez la Princesse Guillaume; elle a pu être assez belle, et n'a rien de trop étrange.

Pauline m'écrit de Paris que, pour changer d'air et essayer ses forces, elle va aller à Genève, et, si elle y est en train, elle viendra par la Bavière me retrouver à Vienne.

Je retourne ce matin à Potsdam où j'ai été engagée à passer la journée: je reviendrai demain. Ah! que mon petit manoir tourangeau me paraîtra doux à retrouver!

Berlin, 24 mai 1841.– La soirée ayant fini à Potsdam à 10 heures, j'ai pu revenir hier au soir par le dernier convoi du chemin de fer, après une journée passée auprès de la Reine, qui gagne beaucoup à être vue de près, ce qui arrive toujours aux personnes simples et un peu intérieures. La promenade du soir a été agréable, et la conversation pendant le thé sous les portiques de Charlottenhof très intéressante, le Roi ayant beaucoup causé sur l'état des arts en Allemagne.

Berlin, 25 mai 1841.– J'ai été hier aux manœuvres avec la Princesse de Prusse, son jeune fils et la Princesse Charles. L'état-major du Roi était très brillant, l'emplacement fort beau, le temps à souhait, le coup d'œil des troupes, celui des spectateurs venus en foule de la ville, les calèches des dames, enfin l'ensemble, vraiment digne du pinceau d'Horace Vernet; cela n'a pas été long: une heure, pas davantage. La Princesse de Prusse m'a ramenée déjeuner chez elle, et m'a gardée à causer presque jusqu'au dîner. Mme de Perponcher est venue me prendre, pour aller dîner près du fauteuil de sa mère, que la goutte rend toujours un peu infirme. J'ai été ensuite, avec les Radziwill, au jubilé de l'Académie de chant. Elle est composée de quatre cent cinquante membres, tous amateurs de toutes classes. D'après l'institution, il ne leur est pas permis d'avoir d'autre orchestre qu'un simple piano et on n'y exécute que de la musique sacrée. Cela ressemble à l'Ancient music de Londres, mais ici on exécute infiniment mieux, et avec un ensemble, une justesse et une majesté remarquables. Il n'y a que des Allemands pour chanter ainsi les fugues les plus compliquées, sans soutien d'orchestre, et avec une si énorme masse de voix!

A une soirée chez la comtesse Néale où j'ai été ensuite, lord William Russell racontait que son Ministère avait eu une énorme minorité dans le Parlement mais, en même temps, il ne semble pas croire à sa retraite. Il m'a dit que ce pauvre Mitford que j'ai rencontré dernièrement si à l'improviste, descendant de la diligence à Fulda pour rejoindre sa femme à Wiesbaden, l'a trouvée partie, avec qui? avec Francis Molyneux. Elle n'est plus très jeune, elle n'est pas très belle, elle a des enfants!..

Mon fils Valençay me mande que les courses, à Chantilly, ont été très brillantes et élégantes; il a demeuré au Château, et m'en raconte des merveilles. Il dit que l'Infante, reprise et ramenée, demeure chez Mme Duchâtel, femme du Ministre de l'Intérieur, ayant refusé positivement de rentrer sous la gouverne de sa mère, dont elle craint les coups. Elle persiste à dire qu'elle a épousé le Polonais, mais elle s'obstine à cacher le nom du prêtre qui les aurait mariés.

Berlin, 26 mai 1841.– Le vieux Roi des Pays-Bas, qui est ici sous le nom de Comte de Nassau, est en fort mauvais état de santé; on le croit atteint de la gangrène sénile. Sa femme26, qui est très bien traitée par la famille royale de Prusse, soigne beaucoup le Roi, qui ne peut se passer d'elle un moment; elle ne bouge pas d'auprès de lui. On dit qu'au fond elle est très ennuyée et porte péniblement cet illustre mariage, qu'on ne veut pas reconnaître en Hollande, ce qui met le vieux Roi en fureur. On fonde le refus de reconnaître en Hollande ce mariage sur ce que les bans n'ont pas été publiés; et on n'a pas osé les publier, parce qu'on a craint les démonstrations les plus violentes du public.

J'ai été hier matin, avec les Wolff et M. d'Olfers, le Directeur des Beaux-Arts, voir l'atelier de Wichmann, où j'ai fait une commande, d'après un charmant modèle que j'y ai vu; c'est une nymphe qui puise de l'eau: cela sera exécuté dans un an.

Le Prince de Prusse m'a fait une longue et intéressante visite. Il m'a beaucoup parlé de l'état du pays et des difficultés du gouvernement. Certes, il y en a, et plus d'une, mais aussi il y a encore ici des points d'appui solides.

Berlin, 28 mai 1841.– Ma matinée d'hier s'est passée en affaires avec M. de Wolff. Notre entretien a été interrompu par le Grand Maréchal de la Cour, qui m'a apporté, de la part du Roi, un cadeau auquel je suis fort sensible. C'est la copie en fer d'une statue que j'ai trouvée jolie, l'année dernière, à Charlottenhof: un jeune faune, qui, du haut d'une colonne placée au milieu d'un bassin, jette de l'eau par une urne sur laquelle il s'est accroupi. Le tout a six pieds. C'est fort joli. Le Roi m'a fait dire qu'il me demanderait de le placer sur une des terrasses de Rochecotte, ce qui sera certainement exécuté.

J'ai dîné chez la Princesse Albert. Son père va mieux; elle part ces jours-ci avec lui pour la Silésie. Son mari m'a impatientée; quant à elle, c'est un petit cheval échappé. Le tout n'était pas fort à mon gré. M. et Mme de Redern, qui y dînaient aussi, m'ont menée dans leur loge à la Comédie allemande, pour entendre Seidelmann dans le rôle du Juif27. C'est l'acteur à la mode; mes souvenirs d'Iffland me l'ont fait paraître inférieur.

Berlin, 30 mai 1841.– Les Radziwill ont très obligeamment arrangé une matinée musicale chez eux, dans une jolie salle voûtée, ouvrant sur leur superbe jardin. On a exécuté le Faust de Gœthe, mis en musique par le feu prince Radziwill, père de la génération actuelle. Devrient, le premier tragique du théâtre de Berlin, déclamait certains passages, accompagné par les instruments; puis un nombreux détachement du Conservatoire exécutait les chœurs. C'était d'un très bel effet, et cela m'a fait réellement plaisir28.

Berlin, 31 mai 1841.– Je veux partir demain d'ici, pour Dresde, et de là, pour Vienne.

Hier, j'ai été à la grand'messe de la Pentecôte, qui a été très bien exécutée et chantée à l'église catholique, mais cette église était si encombrée de monde, et la chaleur si étouffante, que j'ai cru m'y trouver mal. Cependant, il a fallu, en sortant de la messe, aller aux audiences de congé de la Princesse de Prusse et de la Princesse Charles, puis à un dîner chez une ancienne amie. Pendant que nous étions à table, m'est arrivée l'invitation de me rendre pour le thé à Schœnhausen, maison de plaisance du Roi, à deux lieues de Berlin. Je suis heureusement arrivée à temps à Schœnhausen; on y a pris le thé, et plus tard on a soupé à l'italienne sous une vérandah éclairée par des lampes. Outre la Famille Royale et le service, il y avait le Duc et la Duchesse de Leuchtenberg, M. d'Arenberg, moi, Rauch, Thorwaldsen, et le directeur général du Musée, M. d'Olfers. C'était agréable et intéressant. Thorwaldsen a une belle tête, dans le genre de celle de Cuvier, mais avec une coiffure étrange, de longs cheveux blancs qui tombent sur ses épaules. Je préfère le visage de Rauch, mieux proportionné et, à mon sens, plus noble et plus simple. La Duchesse Marie de Leuchtenberg ressemble extrêmement à son père, l'Empereur Nicolas, avec une expression toute différente; c'est une tête classique, mais trop longue pour le corps, qui est petit. Elle est blanche comme un lis: des façons sautillantes et évaporées ne m'ont pas charmée. La Reine m'a nommée à elle, et le Roi m'a amené le Duc de Leuchtenberg qui ressemble, à frapper, à sa sœur la Duchesse de Bragance, mais dont l'ensemble est commun, et ne justifie en aucune façon la mésalliance. J'ai fait à Schœnhausen mes derniers adieux.

Dresde, 2 juin 1841.– Avant-hier, je suis partie de Berlin, comblée, gracieusée, gâtée, mais fatiguée par une chaleur effroyable. Le baron de Werther, que j'ai vu le dernier jour à Berlin, m'a dit qu'il craignait que M. Bresson ne s'y trouvât plus aussi bien que pendant les dernières années; que, décidément, son discours avait fort déplu et inspiré une grande méfiance; qu'il était mal instruit s'il croyait le contraire, et que toutes ses bonnes voies d'information et d'action étaient fermées depuis la mort du feu Roi. La Princesse de Prusse et Mme de Perponcher m'ont parlé dans le même sens. J'ai su aussi que, lorsque le traité du 15 juillet avait été connu ici, M. Bresson avait eu un mouvement de violence inconcevable, au point de se promener sous les Tilleuls et d'y vociférer la guerre, de la façon la plus étrange. Je suis vraiment peinée pour lui qu'il reprenne ce poste qu'il s'est gâté.

Dresde, 3 juin 1841.– J'ai été hier soir au Théâtre, pour voir la nouvelle salle qu'on vient de construire et qui a une grande réputation en Allemagne. Elle est, en effet, assez grande, d'une fort jolie forme, très bien décorée. Les loges sont commodes, on est bien assis; le tout a un air de grandeur. Les décorations sont très fraîches, les costumes brillants; l'orchestre bon, mais les chanteurs si mauvais que je n'ai pu y rester plus d'une demi-heure.

Prague, 5 juin 1841.– Prague n'est pas sans intérêt pour moi: j'y ai passé, avec ma mère et mes sœurs, l'année du deuil de mon père; j'y suis revenue deux fois depuis, peu après le Congrès de Vienne. J'y ai passé la journée d'aujourd'hui, y ai pris une voiture et crois avoir vu tout ce qu'il y avait de curieux, ou à peu près. Les trois principales églises, le tombeau de Tycho-Brahé, son observatoire; tous les ex-voto en l'honneur de saint Jean Népomucène, ses reliques, le vieux Château, le Calvaire d'où l'on plonge sur Prague en panorama; le cheval de bataille empaillé de Wallenstein; toutes les diverses traces de la guerre des Hussites, de celle de Trente ans; enfin les bombes lancées par Frédéric II; la chapelle, qui recevait deux fois par jour les prières de Charles X et qui a été restaurée par lui, porte les armes de France et de Navarre. Prague, comme Nuremberg, est une des plus anciennes villes d'Allemagne: si cette dernière est plus intéressante pour les artistes, la première l'est davantage pour l'archéologue; je me range parmi ceux-là. Prague renferme seize couvents; on y rencontre des moines de toute espèce; en bien plus grand, cela rappelle Fribourg, en Suisse. Mais ce qui lui donne un aspect tout particulier, ce sont ces grands hôtels, presque tous inhabités par les grands seigneurs bohèmes, leurs possesseurs, qui, pour la plupart, désertent Prague pour aller à Vienne. J'ai eu la curiosité d'aller un moment au spectacle voir jouer une farce locale du théâtre de la Leopoldstadt, de Vienne. La salle, assez laide, était comble et l'hilarité du public inextinguible; je n'y suis pas restée longtemps, il faisait trop chaud, et les lazzi viennois ne sont pas à mon goût: je ne les comprends pas!

Vienne, 8 juin 1841.– J'ai fait, de Prague ici, le plus maussade voyage; le temps s'est gâté, il a fait froid, orageux, humide. J'ai passé la première nuit en voiture, et la seconde dans une humble auberge. Je suis enfin arrivée cette après-dînée à trois heures, et je suis descendue dans un appartement que mes sœurs avaient retenu pour moi. J'ai déjà vu mon ci-devant beau-frère, le comte de Schulenbourg, dont je vais faire mon majordome; c'est essentiellement sa vocation!

Il me semble bien étrange de me retrouver à Vienne29. Vienne!.. Toute ma destinée est dans ce mot! C'est ici que ma vie dévouée à M. de Talleyrand a commencé, que s'est formée cette association singulière, unique, qui n'a pu se rompre que par la mort, et quand je dis se rompre, j'ai tort; je devrais dire se suspendre, car je sens mille fois dans l'année que nous nous retrouverons ailleurs. C'est à Vienne que j'ai débuté dans cette célébrité fâcheuse, quoique enivrante, qui me persécute bien plus qu'elle ne me flatte. Je me suis prodigieusement amusée ici, j'y ai abondamment pleuré; ma vie s'y est compliquée, j'y suis entrée dans les orages qui ont si longtemps grondé autour de moi. De tout ce qui m'a tourné la tête, égarée, exaltée, il ne reste plus personne; les jeunes, les vieux, les hommes, les femmes, tout a disparu. Eh! mon Dieu! Le monde n'a-t-il pas changé tout à fait deux fois depuis? Et ma pauvre sœur, chez laquelle je devais demeurer? morte aussi! Reste le prince de Metternich. Il m'a fait dire des paroles fort aimables; je le verrai probablement demain…

Je ne suis pas bien sûre de dormir cette nuit; je suis fort troublée de tous ces fantômes que les lieux évoquent, et qui me parlent tous le même langage, celui de la profonde vanité des choses de ce monde.

Vienne, 10 juin 1841.– Le choix de M. de Flahaut comme ambassadeur de France ici, qui semble de plus en plus probable, d'après les dernières nouvelles de Paris, est généralement redouté. Pour désarmer cette opinion, Mme de Flahaut a écrit à lord Beauvale, ambassadeur d'Angleterre, qu'il ne fallait pas s'effaroucher de l'arrivée de son mari puisqu'elle ne pourrait l'y suivre de longtemps! Je trouve cette façon de se faire accepter incomparable!

Je suis rentrée chez moi, hier, à deux heures après midi, pour y attendre le prince de Metternich, qui m'avait fait dire qu'il y viendrait à cette heure-là. En effet, il est venu. Je ne l'ai pas trouvé très changé; j'ai eu un véritable plaisir à le revoir et à le retrouver avec toute sa fraîcheur d'esprit, son excellent jugement, sa grande connaissance des hommes et des choses et une bienveillance amicale et affectueuse pour moi, dont il ne s'est jamais départi. Il est resté deux heures, qui m'ont été fort précieuses. Il ne fait, en général, de visites à personne. Quant à sa femme, elle m'a fait dire que, si elle n'avait pas craint de me gêner, elle serait venue; car elle avait le plus grand désir de me connaître. Il est impossible d'être plus gracieuse. Je dîne aujourd'hui chez eux, dans leur villa du faubourg, où ils passent le printemps.

On m'écrit que Schlegel, l'admirateur platonique de Mme de Staël, est à Berlin, pour aider à la publication des œuvres du grand Frédéric. On y attendait M. Thiers, que je suis charmée d'éviter. On était décidé à l'y traiter en académicien, historien, mais nullement en homme politique, encore moins en homme d'État. Pendant ce temps, il paraît que M. Guizot se promène avec la princesse de Lieven, à 9 heures du matin, sous les ombrages des Tuileries: c'est, pour eux, réveiller la nature.

J'ai trouvé la carte du maréchal Marmont, hier au soir, en rentrant; je l'avais vu, lui, de loin, à l'Opéra.

Vienne, 11 juin 1841.– J'ai dîné, hier, chez M. de Metternich: c'est un joli établissement, qui ressemble en petit à Neuilly, où il a réuni beaucoup d'objets d'art, mêlés agréablement à de belles fleurs et à beaucoup d'autres choses, sans que cela soit surchargé. Il n'y avait à ce dîner, outre les maîtres de la maison, que la fille non mariée du premier mariage, mes sœurs, les Louis de Sainte-Aulaire et les deux messieurs de Hügel, qui sont les habitués de la maison. La princesse de Metternich a une fort jolie tête, beaucoup de naturel, du trait, de l'originalité, et ayant eu la bonne grâce de vouloir me plaire, il était impossible qu'elle n'y réussît pas. Après le dîner, j'ai été chez quelques membres de la famille Hohenzollern qui sont ici, et enfin prendre le thé chez une amie intime de mes sœurs: il s'y trouvait une douzaine de personnes qui m'étaient presque toutes inconnues, excepté le prince Windisch-Graetz, un comte O'Donnel, vieux débris de l'hôtel de Ligne, et le maréchal Marmont, qui ne m'a pas semblé changé.

Vienne, 12 juin 1841.– J'ai été hier matin, avec mes sœurs, chez la princesse Amélie de Suède, leur grande amie. J'ai vu, chez elle, sa sœur, la Grande-Duchesse d'Oldenbourg; elle va avec son mari à Munich, y voir la Reine des Grecs, qui est venue y faire un voyage. J'ai été ensuite chez une Polonaise, que j'avais connue jadis chez la princesse Tyszkiewicz, à Paris, dont elle était nièce à la mode de Bretagne. Elle s'appelait Mme Soba[´n]ska, et a eu une certaine célébrité. Je l'ai trouvée pas mal changée; elle a de l'esprit, de beaux yeux, mais elle est méchante et commère; c'est une de ces personnes à redouter. A peine étais-je rentrée de ces courses, que j'ai eu la visite du maréchal Marmont. Il m'a beaucoup parlé de son désir de rentrer en France, mais il a encore, je crois, plus de raisons pécuniaires que de motifs politiques qui l'en empêchent. Il passe sa vie ici à l'ambassade de France.

Vienne, 14 juin 1841.– J'ai été, hier, entendre la messe chez les Capucins, afin de voir ensuite le P. François, celui qui a assisté ma sœur dans ses derniers instants. Je désirais avoir de lui des détails religieux que mes autres sœurs ne pouvaient me donner. J'ai trouvé un homme doux et fin qui, sous sa robe de frère mendiant, m'a paru connaître le monde et aussi s'y frayer sa route. On dit qu'il dirige ici toutes les consciences combattues entre Dieu et le monde. C'est une rude tâche dans laquelle les triomphes définitifs sont difficiles.

Vienne, 15 juin 1841.– Louis de Sainte-Aulaire est venu me voir hier matin. Il m'a conté que la maladie du maréchal Soult, dont parlent les gazettes, tient moins au rejet de la loi de recrutement, contre laquelle M. le Duc d'Orléans a voté publiquement, qu'à une colère paternelle. Il a regardé la nomination de M. de Flahaut à Vienne comme un passe-droit fait à son fils. Il menaçait de se retirer, et on ne sait pas si M. de Flahaut aura la gloire de causer une dislocation du Cabinet, ou bien s'il lui faudra définitivement renoncer à Vienne. M. Bresson était parti de Paris pour Berlin de fort mauvaise humeur.

Vienne, 16 juin 1841.– J'ai reçu, hier, de Paris, une lettre de Mme de Lieven; en voici l'extrait: «Le maréchal Soult fait une petite crise ministérielle. Le Duc d'Orléans a voté contre lui dans la loi de recrutement; le Maréchal a été battu; il a été fort colère; il est survenu des spasmes au cœur, une menace d'apoplexie, ce qui fait qu'il menace de sa retraite. Le Duc d'Orléans est allé chez lui, il a refusé de le voir; il est fort douteux qu'on parvienne à l'apaiser; de plus, la Maréchale a sérieusement peur pour sa vie. Voilà donc un gros embarras, car il faudra le remplacer pour les deux postes qu'il occupe. M. Guizot est bien décidé à ne point se faire Président du Conseil. Enfin… on espère cependant encore que le Maréchal restera. En Angleterre, c'est plus gros que cela: la dissolution du Parlement va avoir lieu probablement demain, mais les élections sont douteuses; il se pourrait qu'il revînt une Chambre pareille à celle qu'on renvoie, et alors, il n'y aurait plus moyen de gouverner pour personne. En attendant, le pays sera fort agité. L'affaire d'Orient n'est point arrangée; au contraire, la Turquie se dérange tous les jours davantage.

«Lady Jersey veut que sa fille épouse Nicolas Esterhazy; il y a grande passion entre les jeunes gens. Paul Esterhazy tâche de s'en défaire, ce qui est difficile.

«L'accueil fait au Prince de Joinville à La Haye a été des plus empressés: le Roi et la Reine l'ont comblé d'amitié! Qu'en dira-t-on à Pétersbourg?

«M. de Flahaut a été proposé pour Vienne; on l'y accepte avec peu d'empressement. En tous cas, il ne peut encore y avoir ici ni mutations, ni nominations, car le poste de Londres restant vacant, vu que lord Palmerston suspend la clôture de l'affaire d'Orient, rien ne se fera avant l'envoi de Sainte-Aulaire à Londres.»

Vienne, 17 juin 1841.– Charles de Talleyrand est venu hier me conter les nouvelles les plus fraîches de Paris. L'affaire du maréchal Soult est arrangée. Il reste, et son fils ira comme ambassadeur à Rome. Le Maréchal reçoit six cent mille francs pour liquider je ne sais quelle avance, qu'il prétend avoir faite à l'État. L'affaire turco-égyptienne est finie: l'acte ratifié est parti pour Alexandrie et les cinq Cours se rencontreront à Londres, si déjà elles ne s'y sont tendu la main.

Vienne, 18 juin 1841.– Hier soir, j'ai été entendre une tragédie allemande, puis prendre le thé chez le prince de Metternich, où le Prince se mit à causer, à la fin de la soirée, autour d'une table ronde, et où il est, vraiment, très aimable et intéressant. Excepté le dimanche, qui est leur jour de réception, il y vient peu de monde, ce qui rend la chose beaucoup plus agréable, à mon gré. Le maréchal Marmont y est tous les jours.

Vienne, 19 juin 1841.– J'ai été, hier, avec mes sœurs, visiter la Galerie Impériale des tableaux. Je suis étonnée qu'on n'en parle pas davantage; elle contient de fort belles choses. Elle est hors de la ville, dans un palais nommé le Belvédère, qui a été bâti par le prince Eugène de Savoie: ses proportions intérieures sont très belles.

J'ai dîné chez la princesse Paul Esterhazy avec le prince et la princesse de Metternich et leur fille, le prince Wenzel, Lichtenstein, Schulenbourg, lord Rokeby, le comte Haugwitz et le baron de Hügel. La princesse Esterhazy était fort comique, avec ses terreurs d'avoir lady Jersey pour co-belle-mère. Le mariage n'est cependant pas encore certain.

Vienne, 21 juin 1841.– Je suis ravie que vous aimiez les Lettres de Fénelon30. Tout est là, et sous une forme qui explique bien le culte fidèle et courageux dont cet aimable et saint Archevêque a été l'objet de la part des courtisans du grand Roi. Il sait donner à la religion un charme et une grandeur, une simplicité et une élévation entraînantes, et si, en s'initiant dans son commerce avec ses amis, on ne se convertit pas absolument, il est, du moins, impossible de n'y pas puiser le goût du bien, du beau, et le désir de mieux vivre pour bien mourir.

L'Histoire de Port-Royal, de Sainte-Beuve, a certainement de l'intérêt; le sujet est grand, mais traité avec un langage qui n'est ni assez sérieux, ni assez simple, pour parler dignement des âpres et imposantes figures du Jansénisme.

Vienne, 25 juin 1841.– Je veux partir mercredi prochain et reprendre par Prague la route qui me ramène en Saxe chez mes nièces; de là, par la Lusace, d'abord dans la Haute-Silésie, chez ma sœur Hohenzollern, qui y sera alors, puis enfin chez moi, à Wartenberg, où je compte être le 26 juillet.

Vienne, 26 juin 1841.– J'ai dîné hier chez le prince de Metternich; il n'y avait que strictement la famille. De là, je suis allée au spectacle, puis au Volksgarten, espèce de Tivoli où Strauss joue ses valses, où des Styriens chantent, où toute la bonne et la mauvaise compagnie de Vienne se réunissent dans cette saison. Mes sœurs, qui étaient avec moi, m'ont ensuite ramenée chez elles où nous avons pris le thé.

On est bien mécontent de lord Palmerston, qui toujours au moment de terminer la question égyptienne suscite de nouveaux empêchements. Sa conduite est singulièrement louche. On se perd en conjectures, et on en a beaucoup d'humeur où je dînais hier.

Vienne, 28 juin 1841.– Il a fait hier, ici, un temps fort singulier. Il a soufflé, du midi, un vent violent qui a fait tourbillonner des flots de poussière; la ville et les environs en étaient enveloppés; ce vent brûlant était un véritable siroco qui desséchait et accablait.

J'ai été à la messe aux Capucins, pour faire mes adieux au P. François, qui m'a donné sa bénédiction. Je suis rentrée chez moi pour attendre et entendre le maréchal Marmont: il m'avait demandé d'écouter les quarante pages de ses Mémoires manuscrits, qu'il a consacrés à sa justification, relativement à sa conduite dans les journées de juillet 1830. Je ne pouvais refuser. Cela ne m'a pas appris grand'chose de nouveau, car je connaissais tous ces faits singuliers, qui prouvent si évidemment que l'imbécillité du gouvernement a été idéale et que le Maréchal a été très malheureux d'être appelé à une action aussi mal imaginée que mal préparée. Il n'avait donc pas à se justifier à mes yeux, mais enfin, j'ai écouté, avec intérêt surtout, les détails de la scène avec Monseigneur le Dauphin, dont je ne savais pas l'existence, et dont les paroles, les gestes sont inimaginables31. Cette lecture, interrompue par plusieurs réflexions, a duré d'autant plus longtemps que le Maréchal lit lentement, barbouille et ânonne extrêmement; son débit est le plus embourbé qu'il soit possible.

Je suis allée ensuite avec mon beau-frère Schulenbourg dîner à Hitzinger, village près de Schœnbrunn, chez la comtesse Nandine Karolyi, qui ne me plaît pas du tout, mais qui, m'ayant fait la politesse de me prier, a été fort obligeante. Elle habite la moitié d'un cottage charmant, qui appartient à Charles de Hügel le voyageur, qu'un dépit amoureux, ayant la princesse de Metternich pour objet, a fait passer sept ans en Orient. Il en est revenu, a bâti cette maison, l'a remplie de choses curieuses rapportées de l'Inde. Il habite une moitié de la maison, Nandine l'autre; le tout, entouré de fleurs et dans une jolie situation, a un aspect fort anglais. Je ne me suis pas du tout plu à ce dîner: la maîtresse de maison est singulière, l'exagération du type viennois et les messieurs qui l'entourent à l'avenant. Je suis partie le plus tôt possible, et suis allée passer une heure en tête à tête et faire mes adieux à la princesse Louise de Schœnbourg.

Vienne, 29 juin 1841.– Hier, à la chute du jour, j'ai été avec mes sœurs, Schulenbourg et le comte Haugwitz, au Volksgarten, où tout Vienne cherchait à humer un peu de rosée, à travers des nuages de tabac; un feu d'artifice et Strauss faisaient diversion. Ce qui y était positivement rafraîchissant, c'étaient les glaces, dont on m'a paru faire une énorme consommation. La population de Vienne est paisible, bien habillée, de bon aspect, et toute mêlée, dans ce genre de plaisir, à la plus haute aristocratie. Aucune trace de police qui serait parfaitement inutile.

Vienne, 30 juin 1841.– Je quitte Vienne ce soir. La chaleur est toujours excessive, et je crois qu'elle va rendre mon voyage bien pénible. Je n'expédierai cette lettre que de Dresde; pour la correspondance, il vaut mieux être hors des États autrichiens. Il m'est égal qu'on trouve dans la mienne l'expression de mon affection, mais non pas mes impressions et mes jugements; aussi, j'espère avoir été très prudente sous ce rapport pendant mon séjour ici.

Tabor, 1er juillet 1841.– J'ai quitté Vienne hier à sept heures du soir. J'avais eu, dans l'après-midi, la visite du prince de Metternich: il a été aimable, confiant, cordial; il n'est pas du tout vrai qu'il soit baissé; il a peut-être un peu plus de lenteur et de diffusion dans le débit, mais aucun trouble dans les idées; le jugement est net et ferme; il conserve de la modération dans l'action et de la douceur dans l'humeur; enfin, il est bien lui-même. Il m'a fort engagée à prendre mon chemin de retour par le Johannisberg, où il ira, de Kœnigswart, au mois d'août, pour y rester jusqu'en septembre. Sa femme m'y a fort engagée aussi, et a été extrêmement gracieuse pour moi. J'aime fort sa beauté, qu'un mauvais son de voix, des façons parfois communes, un langage assez rude, gâtent souvent. Elle est généralement détestée à Vienne; je m'en étonne, car je crois le fond très bon, quoique inculte. Plusieurs personnes sont venues me dire adieu au dernier moment, très obligeamment. Mes sœurs, Schulenbourg, le comte Maurice Esterhazy, le plus petit et le plus spirituel de tous les Esterhazy, m'ont reconduite à deux lieues de Vienne, où ma voiture de voyage m'attendait. Le comte Esterhazy est le même que celui qui était à Paris; il a, depuis, été attaché à la mission d'Autriche à Berlin, où je l'ai vu dernièrement et d'où il est arrivé, il y a quelques jours, à Vienne, se rendant en congé en Italie, où sa mère est assez malade en ce moment. Il est fort de la société de mes sœurs, assez malicieux, comme tous les très petits hommes, mais fin causeur et beaucoup plus civilisé et de bon goût qu'on ne l'est en général à Vienne, surtout chez les hommes, qui y sont, au fond, très ignorants. En tout, je préfère le ton de Berlin à celui de Vienne. A Vienne, on est plus riche et plus grand seigneur, très naturel, trop naturel! A Berlin, je conviens qu'il y a un peu de prétention et de recherche, mais bien plus de culture et d'esprit. A Vienne, la vie est extrêmement libre et facile; on y fait tout ce qui plaît, sans que cela paraisse singulier; mais, sans s'étonner des autres, on n'en médit pas moins très couramment du prochain, et je dirais volontiers qu'il y règne une fausse bonhomie très dangereuse; à Berlin, on est plus solennel, on observe beaucoup plus un certain décorum, un peu raide, je l'avoue, mais aussi on y a plus de mesure dans le langage, et, avec moins de motifs de médisance, une bienveillance plus réelle. Personnellement, je ne puis assez me louer de l'hospitalité de ces deux villes, et je reste reconnaissante envers l'une et l'autre. Ce qui m'a fort déplu, à Vienne, c'est cette façon qu'a chacun, homme ou femme, de s'appeler par les noms de baptême. Pour peu qu'on se connaisse un peu, et qu'on soit de la même coterie, il n'est plus question du nom de famille, et c'est assez mal de s'exprimer autrement. Les femmes s'embrassent prodigieusement entre elles, et habituellement sur la bouche, ce qui me semble horrible; les hommes prennent et baisent les mains des femmes constamment; aussi, au premier aspect, tout le monde a l'air, au moins, de frères et sœurs. Vingt personnes, en parlant de moi ou à moi, disaient: Dorothée; les moins familiers disaient duchesse Dorothée; les très formalistes chère Duchesse; personne ni Madame, ni madame la Duchesse; et pour mes mains, je suis étonnée qu'il m'en reste; mes joues, que je tâchais de substituer à mes lèvres, ont été aussi vraiment martelées. La galanterie des femmes est évidente à Vienne; aucune ne cherche à dissimuler, ce qui n'empêche pas les églises d'être pleines et les confessionnaux assiégés, mais personne n'a l'air recueilli, et la dévotion sincère et effective de la Famille Impériale n'a aucune influence sur la société, dont toute l'indépendance est concentrée dans une fronderie habituelle contre la Cour.

Dresde, 3 juillet 1841.– Me voici revenue où j'étais il y a un mois. Je suis venue de Tabor sans m'arrêter autrement que pour dîner hier à Prague et pour déjeuner ce matin à Téplitz. Je ne me lasse pas d'admirer le pays qui est entre Téplitz et Dresde. C'est la belle Saxe, riche et gracieuse, se mariant agréablement à la forte et sauvage Bohême; c'est la seule partie pittoresque de la route entre Vienne et Dresde, si j'en excepte Prague et ses environs rapprochés.

Aux portes de Téplitz, j'ai vu descendre, du haut d'une montagne surmontée d'une chapelle, une procession de pèlerins, des rosaires à la main, et chantant des cantiques: c'était touchant, et m'a donné envie de monter à mon tour faire mes vœux, mais un orage qui commençait à gronder m'a forcée de continuer sans arrêt.

Je lis l'Histoire de la vie, des écrits et de la doctrine de Luther, par M. Audin. C'est ce que j'ai lu à ce sujet de plus érudit, de plus impartial, de plus intéressant et de plus catholique. J'ai fini, en quittant Vienne, la Vie de saint Dominique, par l'abbé Lacordaire. C'est écrit à l'effet et ne me plaît que médiocrement.

J'entends dire ici, dans l'auberge, qu'on y attend M. Thiers depuis trois jours; j'espère qu'il n'y arrivera que demain après mon départ. Je compte me rendre ce soir même à Kœnigsbruck chez mes nièces et y rester quelques jours.

Kœnigsbruck, 5 juillet 1841.– Je suis arrivée hier ici à cinq heures. J'avais eu, à Dresde, la visite du duc Bernard de Saxe-Weimar, qui logeait dans la même auberge que moi. Il venait de Berlin, où il avait passé quinze jours chez sa nièce la Princesse de Prusse.

La même auberge m'a fait aussi revoir la comtesse Strogonoff, précédemment comtesse d'Ega, que j'ai vue l'année dernière à Bade et qui, là, m'avait prise fort à gré. Elle m'a raconté qu'aussitôt après mon départ de Bade, jusqu'au moment où Mme de Nesselrode était elle-même partie pour Paris, celle-ci passait toutes ses soirées à la table publique du jeu de Benacet, et, en regard du vieux électeur de Hesse, perdant ou gagnant dans la soirée, avec le même sang-froid imperturbable, les vingt louis, taux qu'elle s'était fixé. Quelle étrange personne!

A la messe, à Dresde, j'ai revu la veuve du Prince Maximilien de Saxe, revenue de Rome, où elle a épousé son chambellan, un comte Rossi, cousin du mari de Mlle Sontag. Elle est obligée de revenir de temps en temps à Dresde, à cause de son douaire; son mari, toujours en guise de chambellan, l'accompagne. Elle n'est, ce me semble, ni jeune, ni jolie, ni bien tournée, ni élégante; lui est grand, avec une barbe jeune France, et les certaines allures spéciales d'un mari de Princesse.

J'ai trouvé ici le comte de Hohenthal, sa femme et Fanny, mes deux nièces, fort affectueux dans leur accueil, tout pleins des souvenirs rapportés de leur voyage en Italie. Il fait très beau temps; le silence, le calme et le repos de la campagne me font plaisir. J'ai aussi trouvé des lettres de Paris. M. Molé m'écrit quatre pages, dans lesquelles il n'y a rien ce me semble, si ce n'est que Mme de Lieven règne et gouverne à Paris, pour ne rien dire de plus.

La duchesse d'Albuféra me mande que la princesse de Lieven donne des petites soirées musicales, pour faire entendre sa nièce, la comtesse Annette Apponyi. La Princesse reprend tous les goûts de la jeunesse et du bonheur. Il serait heureux que le don de M. Guizot allât jusqu'à faire reverdir et refleurir les destinées de la France.

La duchesse de Montmorency me mande que la vicomtesse de Chateaubriand est allée faire son service près de Mme la Duchesse de Berry. Se serait-on douté qu'elle fût Dame? Elle l'a demandé il y a longtemps. Elle a emmené avec elle la nourrice de M. le Duc de Bordeaux, celle qui n'a pu le nourrir que trois jours. Quel singulier voyage! On n'y comprend rien.

Le duc de Noailles m'écrit qu'il se prépare, en face des événements qui s'accomplissent en Orient par le soulèvement successif des provinces, un mouvement à Paris, qui pourrait être analogue à celui qui a eu lieu à l'occasion de la Grèce, il y a quelques années. On veut former un Comité pour le soulagement (c'est-à-dire pour le soulèvement) des populations chrétiennes de l'Orient; ce Comité est composé d'hommes de la gauche et d'hommes du centre; on propose aux légitimistes d'en faire partie, et on leur offre la présidence, qui serait dévolue à lui, duc de Noailles. Cette question a été compliquée par le parti royaliste, qui voulait aussi faire quelque chose dans ce sens, qui a même déjà commencé, mais maladroitement, petitement.

Mon fils, M. de Dino, me mande qu'un nouvel arrêté de l'Archevêque de Paris a ordonné qu'il n'y eût plus de portes au milieu des confessionnaux. On dit que cela paraît fort ridicule; en effet, c'est une précaution un peu humiliante d'une part pour le Clergé et de l'autre bien superflue, car les côtés des confessionnaux sont tous fermés de façon à ce qu'il y ait toujours une séparation très effective entre les pénitentes et les confesseurs, et le milieu étant fermé, le confesseur pouvait, du moins, sans distraction, écouter ses pénitentes. Ce Mgr Affre ne sait qu'imaginer comme ridicule.

Kœnigsbruck, 6 juillet 1841.– La mort de la Reine de Hanovre32, que je viens d'apprendre, me fait de la peine. Encore une image de Londres effacée pour moi!

La duchesse d'Albuféra me mande que la princesse de Lieven, dans sa petite maison de campagne, à Beauséjour, où elle passe la journée, mène une vie toute pastorale; elle y a un petit jardin qu'elle arrose avec de petits arrosoirs, qu'on a vu déposer à sa porte, rue Saint-Florentin, par M. Guizot, qui va tous les jours dîner à Beauséjour. Aux obsèques de M. Garnier-Pagès, le député radical, l'affluence du monde a été telle que la tête du convoi était déjà à la Bastille, quand la queue était encore à la porte Saint-Denis. Les discours prononcés sur sa tombe sont tous remplis de maximes révolutionnaires et divines, à la façon des Paroles d'un croyant, de M. de Lamennais. Le rédacteur du journal le Peuple a dit: «Nous te portons nos regrets, mais cela ne suffit pas, nous te portons aussi nos promesses!» Voilà mes rapsodies de Paris.

Hohlstein, 11 juillet 1841.– J'ai quitté mes nièces avant-hier après le dîner et suis arrivée ici hier dans la matinée33. J'ai traversé toute la Lusace, qui est une belle province; le temps était enfin redevenu beau, mais aussitôt arrivée ici, la pluie a recommencé avec fureur; elle a continué pendant toute la nuit, et en ce moment elle tombe avec rage, ce qui gâte la belle vue que je devrais avoir des fenêtres de ma chambre qui donnent sur les montagnes de Silésie.

Hohlstein, 13 juillet 1841.– J'ai profité, hier, de quelques éclaircies, pour visiter le parc, le potager, les alentours. Le tout est joli, soigné, parfois pittoresque. J'ai reçu une lettre de Mme d'Albuféra, dont voici quelques passages: «Mme de Flahaut part demain, avec ses filles, pour Ems; elle est bien affectée de ce qui se passe au sujet de son mari. Hier, elle était en larmes, à Beauséjour, chez la princesse de Lieven. Il ne paraît que trop décidé qu'ils n'iront pas à Vienne. On pense assez que ce sera M. Bresson et que le marquis de Dalmatie lui succédera à Berlin; resteraient Turin et Madrid à donner: Mme de Flahaut m'a dit que si on proposait l'un ou l'autre à son mari, elle est d'avis de refuser, mais que c'est à lui de décider; je sais que ses amis l'engageraient à accepter. Il reste à Paris pour attendre la fin de tout ceci; il dissimule ses peines mieux que sa femme, mais on voit qu'il souffre de plus d'une manière. Il n'est pas question de Naples, où on dit que le Roi ne veut pas d'eux.

«Tout ce qui se passe en Angleterre ajoute à la tristesse de Mme de Flahaut: le triomphe des Tories paraît sûr, et la déchéance des Whigs inévitable. Les Granville sont à la Jonchère34, attendant l'issue de tout cela. Lord Granville ne peut pas remuer la main et a encore un peu de difficulté à s'exprimer, mais son intelligence est intacte.»

Hohlstein, 21 juillet 1841.– Les journaux donnent la date officielle du jour où les plénipotentiaires des cinq Cours ont signé enfin le protocole collectif relatif à l'Orient35.

Je m'imagine que cela va faire décider le mouvement dans le Corps diplomatique français.

J'ai une longue lettre de M. de Chalais, mais il ne me parle que de son intérieur, sans nouvelles, si ce n'est que la princesse de Lieven a écrit une longue lettre au duc de Noailles pour le prier de permettre que, dans son testament, elle le nomme son exécuteur testamentaire, ayant, dit-elle, l'intuition de mourir à Paris. En attendant, elle paraît s'y porter à merveille.

M. Royer-Collard me mande ceci, en me parlant du discours académique de M. de Sainte-Aulaire: «Il faut bien que je vous dise un mot de la réception de Sainte-Aulaire. Les journaux le flattent; l'auditoire était fort brillant, le discours du Récipiendaire pâle et froid; celui de M. Roger a mieux réussi qu'il ne le méritait, tant pis pour le public.» M. Royer-Collard me dit aussi qu'après avoir été avec sa fille visiter Versailles, il a eu un retour de cette fièvre qui a failli l'emporter, il y a quelques années, à Châteauvieux. Il est bien évident que toute son organisation a reçu alors un choc dont il ne se remettra plus.

Günthersdorf, 27 juillet 1841.– Je suis partie de Hohlstein avant-hier matin et suis arrivée à deux heures à Sagan. Après le dîner, j'ai été au Château indiquer quelques portraits de famille que je veux faire copier pour Rochecotte; ensuite à l'église, pour y fixer le lieu et la forme du petit monument qu'il est temps enfin d'élever à mon père, dont les restes, au bout de quarante ans, sont enterrés dans cette église, sans que l'on sache, autrement que par la tradition, le lieu où ils sont placés. Hier, j'ai été, de bonne heure, à la petite église pittoresquement située au bout du parc de Sagan, dans le caveau de laquelle les restes de feu ma sœur sont déposés. J'y ai fait dire une messe, à laquelle j'ai assisté, pour le repos de son âme. Elle était toute remplie de belles fleurs et de plantes rares, que le jardinier du Château y avait portées; il y était venu aussi beaucoup de monde. Je suis ensuite partie pour Deutsch-Wartenberg, qui m'appartient, après quoi, je suis venue ici, le soir, avec M. de Wolff, qui reste deux ou trois jours, pour se rencontrer avec M. de Gersdorf que j'attends. A eux deux, ils verront à aplanir la question litigieuse entre mes fils et ma sœur Hohenzollern, relativement aux prétentions allodiales de celle-ci sur la majeure partie de Sagan.

J'ai trouvé ici quelques améliorations; le jardin est bien tenu et le tout fort propre.

J'ai reçu plusieurs lettres: une, de Mme de Lieven, en date du 15, me dit que la Reine Victoria fait une tournée de châteaux chez les ministres Whigs, qu'on trouve fort déplacée dans les circonstances actuelles, et qu'on ne serait pas étonné d'un coup d'État de sa part, plutôt que de subir les Tories; qu'il serait possible aussi que, pour éviter sir Robert Peel, elle fît appeler lord Liverpool, ce qui n'aurait aucun succès. On dit que le fils aîné de lady Jersey va épouser la fille de sir Robert Peel; que lady Palmerston est la plus révolutionnaire et la plus enragée d'avoir à quitter le Ministère. Tous ces on-dit sont assez vides et vagues.

La duchesse de Montmorency dit le mariage de Mlle Vandermarck, fille de l'agent de change, avec le comte de Panis, propriétaire du beau château Borelli, près de Marseille.

Günthersdorf, 31 juillet 1841.– M. Bresson m'écrit de Berlin, qu'il y attend, du 15 au 20 août, le général de Rumigny que le Roi de Prusse a fait inviter aux manœuvres de Silésie et de Berlin. C'est à la même époque, me dit-il, que M. et Mme Thiers doivent arriver à Berlin.

Le duc de Noailles m'écrit que lady Clanricarde passera l'hiver prochain à Paris, et qu'on croit lord Cowley appelé à la succession de lord Granville. Il ajoute que la petite Rachel venait d'arriver à Paris; qu'il n'y avait que le maréchal Soult dont le triomphe en Angleterre pût être comparé au sien; qu'il avait reçu de ses lettres, de Londres, dans lesquelles elle montrait tout le ravissement de ses succès, sans que (nouveau prodige!) ils lui tournassent la tête. Je crois celle du Duc moins ferme dans cette circonstance.

Günthersdorf, 1er août 1841.– Mme de Perponcher me mande que le Roi de Hanovre est au dernier degré du désespoir de la mort de sa femme qu'il paraît avoir admirablement soignée. Il s'était longtemps fait illusion sur son état: quand les médecins lui ont annoncé qu'elle était désespérée, il est resté comme atterré. Cependant, aussitôt qu'il a eu repris ses spirits, il est entré chez la Reine et lui a parlé de ses devoirs religieux, comme un catholique aurait pu le faire. La Reine a reçu cette terrible annonce avec la plus grande fermeté; elle a communié avec le Roi, sa fille, la duchesse d'Anhalt et le pauvre prince Georges. Le désespoir de celui-ci a été déchirant: ne pouvant voir sa mère, il ne pouvait se persuader qu'elle fût morte, et a demandé qu'on lui fit toucher ses restes; dans le moment où le père a mis la main glacée de la mère dans celle du fils, le pauvre aveugle a été saisi comme d'un accès de folie; on l'a, depuis, fait partir pour les bains de mer. Ces détails sont cruels et vraiment très attendrissants.

Günthersdorf, 6 août 1841.– Mes sœurs sont ici depuis le 1er de ce mois et paraissent s'y plaire assez, malgré le temps détestable que nous avons.

J'ai reçu hier une lettre de M. Bresson qui me dit: «Rien de positif de Paris; M. de Flahaut a refusé Turin et il évite de se prononcer sur l'offre de Madrid; il s'en tient, dit-il, à la promesse qui lui a été faite de Vienne, ce que M. Guizot n'admet pas. Faite ou non, il se donne tout le mouvement possible pour qu'elle s'accomplisse, et Mme de Flahaut guette, d'Ems, l'arrivée de M. et de Mme de Metternich au Johannisberg. Pour moi, je conserve mon attitude expectante, fort décidé à ne quitter Berlin que pour Vienne ou Londres.

«M. de Werther a donné sa démission de ministre des Affaires étrangères. Il sera remplacé par le comte Maltzan, mais on ne sait pas encore qui remplacera celui-ci à Vienne. Le Roi a accordé à Werther l'Aigle noir et a rendu héréditaire dans sa famille le titre de Baron, qui jusqu'à présent n'avait été que personnel. Arnim, de Paris, est nommé Comte.

«Les affaires de Toulouse36 m'inquiètent plus; aucune autre ville de France n'a imité ce triste exemple: Les journées de Juillet ont été célébrées avec ordre. L'emprunt ne sera pas nécessaire en totalité; les brèches financières se réparent, et il nous restera la France retrempée et sa force militaire réorganisée. Que tout cela ne profite qu'à la paix, je le désire ardemment.»

Voilà la prose, ou si on aime mieux, la poésie de M. Bresson.

Günthersdorf, 7 août 1841.– J'ai reçu une lettre de M. Molé, qui se plaint de sa santé, traite les troubles de Toulouse et tout l'état de la France avec autant de tristesse que M. Bresson en parlait avec satisfaction dans la lettre citée hier.

La duchesse de Montmorency m'écrit que Mgr Affre, ayant défendu à M. Genoude de prêcher, celui-ci est venu lui demander le motif de cette interdiction. Monseigneur a répondu que c'était à cause de ses opinions anti-gouvernementales. M. Genoude s'est fâché et a répliqué que, si Monseigneur persistait dans cette défense, il ferait imprimer tout ce que Mgr Affre a écrit, il y a quelques années, contre la Monarchie de Juillet, et dont il a en mains les pièces originales et signées. Sur ce, l'Archevêque s'est radouci, et M. Genoude prêchera. Voilà, ce me semble, une attitude épiscopale bien digne! Cela me fait faire des comparaisons avec le passé, et me confirme dans ma conviction que Mgr de Quélen a été le dernier véritable Archevêque de Paris. Le temps actuel ne semble plus comporter aucune grande et noble existence en aucun genre. Tout se réduit, tout s'avilit et s'aplatit.

Günthersdorf 16 août 1841.– En mettant cette date à ce papier, je ne puis m'empêcher d'être saisie au cœur par un souvenir qui me sera toujours cher et sacré: c'est aujourd'hui la Saint-Hyacinthe, la fête de feu Mgr de Quélen! Je suis sûre qu'au Sacré-Cœur on entend la messe à son intention. Pendant bien des années, on lui portait, ce jour-là, un arbuste de ma part. Il y a deux ans, encore malade, à Conflans, il fit entrer mon domestique qui lui portait un oranger, et me fit écrire, par Mme de Gramont, que de tous les bouquets qu'il venait de recevoir le mien lui avait fait le plus de plaisir. Je ne puis, maintenant, que lui adresser des prières dans le Ciel. Je me figure souvent qu'il y est réuni à Celui pour lequel il a tant prié lui-même, et que tous deux demandent pour moi, à Dieu, la grâce d'une bonne mort, et avant tout, celle d'une vie chrétienne, car il est rare qu'on arrive à l'une sans l'autre, et si Dieu fait quelquefois des grâces tardives, il ne faut pas s'y reposer et négliger de les mériter. Je me dis souvent de ces paroles vraies et sérieuses, sans trouver qu'elles me profitent assez. L'esprit du monde, ce vieil ennemi, est difficile à déraciner.

A Wartenberg, j'ai inspecté l'école protestante. L'an dernier, j'avais assisté à l'examen des enfants catholiques; sans prévention, je puis assurer que cette dernière est infiniment supérieure à l'autre.

La poste m'a apporté une lettre du Maréchal de la Cour, qui m'annonce officiellement, de la part de Leurs Majestés, leur passage ici, le 31 de ce mois.

Günthersdorf 18 août 1841.– J'ai reçu une lettre de M. Bresson, qui, m'ayant depuis longtemps annoncé sa visite, me demande de la placer le 31 de ce mois, de rester ici le 31, pour le passage du Roi, et de repartir le 1er. Il me dit que le Roi, ayant su son projet de venir ici, venait de lui dire à sa dernière audience qu'il espérait le rencontrer chez moi. Il me dit aussi que les nominations diplomatiques ne se feront qu'après l'installation du ministère Tory, auquel la Reine d'Angleterre ne pourra pas échapper.

Il ajoute que M. et Mme Thiers sont à Berlin et y provoquent une vive curiosité. On fait haie sur leur passage. M. Thiers paraît s'appliquer à ôter à son voyage tout caractère politique et se montre très circonspect. Il a demandé à voir le Roi. M. Bresson attendait, quand il m'écrivait, la réponse de Sans-Souci à cette demande.

Günthersdorf, 20 août 1841.– J'ai fait hier une longue course dans mes propriétés, de l'autre côté de l'Oder. Il faisait très beau. Le temps est aussi, ce matin, fort clair; Dieu veuille qu'il en soit ainsi le jour où le Roi passera ici.

Günthersdorf, 21 août 1841.– En Allemagne, on fête encore plus les jours de naissance que les jours de fête37; aussi, depuis hier, les compliments et bouquets vont leur train. Tous les curés catholiques sont venus, hier, m'offrir des vœux et m'ont promis de dire ce matin la messe à mon intention. Hier au soir, tous les maîtres d'écoles catholiques (il y en a douze dans mes terres), se sont réunis, quoiqu'il y en ait qui demeurent à huit lieues d'ici; ils sont venus me chanter, en parties, avec les meilleurs élèves de leurs écoles, des vers simples et touchants, réellement très bien dits et inspirés, sans accompagnement d'instruments: c'était fort joli et aimable. Je suis très sensible aux témoignages d'affection; j'ai donc été fort touchée.

Günthersdorf, 22 août 1841.– J'ai eu, hier, une nombreuse compagnie à dîner; je l'ai menée au tir arrangé dans la Faisanderie. Tous les gardes, fermiers et employés y étaient réunis; il y avait de la musique dans les bosquets, des fleurs partout, et du soleil à souhait. J'ai donné trois prix: une carabine de chasse, un couteau de chasse et une gibecière. Les deux Préfets, dans les départements desquels j'ai des terres, sont venus après le dîner et ont pris le thé. Il faisait si beau que, malgré la nuit, tout le monde n'est parti qu'à l'heure de mon coucher.

Günthersdorf, 25 août 1841.– J'ai eu, hier, une lettre de la princesse de Lieven; en voici le principal: «On dit que la société viennoise ferait mauvais accueil à M. Bresson: M. de Metternich le fait insinuer ici. Il n'a pas grand goût à aucun de ceux qui sont sur les rangs pour cette place, mais encore moins pour Bresson que pour les autres; Apponyi ne se gêne pas pour le dire. Je pense que lord Cowley remplacera lord Granville. Lady Palmerston est désolée de perdre Downing Street38. Lord Palmerston fait meilleure contenance qu'elle. Son discours aux électeurs de Tiverton l'a tout à fait achevé dans l'opinion du public français; il en reste ici bien de la rancune, et l'on se sépare de lui assez mal.»

Je compte quitter la Silésie d'aujourd'hui en huit; je voudrais fort saluer ma douce Touraine au 1er octobre. Les gazettes locales ne disent rien, si ce n'est que le Roi a reçu M. Thiers, non pas à Sans-Souci, mais à Berlin, en audience particulière, et que l'audience a duré vingt minutes. M. Thiers portait l'habit d'académicien et les ordres de Belgique et d'Espagne. Il a été, dans tout son voyage, l'objet d'une curiosité extrême mais plus vive que bienveillante, et s'il comprenait l'allemand, il aurait pu entendre plus d'une parole déplaisante.

J'ai fait des arrangements avec mon jardinier et un architecte, pour les décorations du jour où le Roi s'arrêtera ici. Elles consisteront en beaucoup de guirlandes, pyramides, festons et arceaux de dahlias de toutes couleurs, qui, depuis l'avenue jusqu'à la maison, décoreront la route que suivra le Roi. Ce lieu-ci n'a rien de grandiose, d'imposant; il n'a aucune vue; il est frais, vert, les arbres sont beaux, le jardin soigné, la maison grande, mais plate, sans architecture, et surmontée d'un fort grand et vilain toit; il n'y a donc qu'à force de fleurs qu'on peut donner à tout cela une certaine grâce. Le vestibule intérieur se transforme en orangerie; enfin, le tout aura un petit air de fête, sans prétentions, qui prouvera au moins ma bonne volonté.

Günthersdorf, 30 août 1841.– Ma nièce Hohenthal m'est arrivée hier. Elle m'a raconté que Mme Thiers était si malade à Dresde que de l'auberge on l'avait transportée dans la maison du médecin. M. Thiers a dit à quelqu'un, de qui ma nièce le tenait, que son audience chez le Roi de Prusse avait été courte et froide et que le Roi ne lui avait parlé que d'art, en quoi il me paraît avoir eu parfaitement raison. Le général de Rumigny, au contraire, est traité à merveille.

Günthersdorf, 31 août 1841.– Hier, après dîner, je suis partie avec mon neveu Biron et nous avons été à Grünberg y attendre Leurs Majestés chez la Grande-Maîtresse de la Reine qui l'y avait précédée. La prodigieuse quantité d'arcs de triomphe, de députations, de harangues, de cavalcades, a si bien retenu les Majestés qu'Elles ne sont arrivées à leur coucher qu'à dix heures et demie du soir, ce qui, du reste, a été très favorable aux illuminations et feux d'artifice de notre chef-lieu. Plusieurs des principaux propriétaires de ce district y étaient venus. Le Roi, ainsi que la Reine, m'ont reçue seule d'abord, puis le reste du monde. Leurs Majestés voulaient me retenir à souper, mais, ayant encore beaucoup de choses à régler ici, j'ai demandé la permission de me retirer. Je suis rentrée à une heure et demie du matin. Heureusement, la nuit était admirable et le clair de lune superbe.

J'ai trouvé le général de Rumigny à Grünberg. Il suit le Roi aux manœuvres et vient ici ce matin. Le temps est charmant, éclatant, et j'ai envie de me mettre à genoux devant le soleil, pour le remercier de sa bonne grâce.

Günthersdorf, 1er septembre 1841.– La journée d'hier s'est très bien passée. Leurs Majestés étaient de très bonne humeur et très aimables, le temps à souhait, les fleurs en abondance, le déjeuner bon, le service convenable, la population, en habits de fête, fort nombreuse et fort respectueuse. J'ai suivi le Roi, en calèche, avec mon neveu, jusqu'au premier relais, qui est dans un village à moi, où Sa Majesté a trouvé encore un arc de triomphe, mes gardes, et toutes sortes d'accueils champêtres. Le Roi, qui ne savait pas que je suivais, car je n'en avais pas prévenu, a été tout surpris de me voir; il est descendu de sa voiture et m'y a fait prendre sa place, parce que la Reine a voulu encore m'embrasser; enfin, ils ont eu l'air satisfait, et cela m'a fait un très grand plaisir.

Le général de Rumigny est parti aussitôt après le Roi, M. Bresson après le dîner, les Biron après le thé, ma nièce Hohenthal cette nuit; je suis seule ici.

Günthersdorf, 2 septembre 1841.– Je pars décidément ce soir; je trace, avant de partir, un nouvel ajouté au jardin, qui le rendra vraiment grandiose, et je laisse de la besogne à l'architecte pour changer le toit lourd et pourri en un attique à toit plat.

Berlin, 3 septembre 1841.– J'arrive ici, ayant mis dix-sept heures pour faire cinquante-quatre lieues de France. Ici, où on ne peut pas faire courir devant soi, c'est très bien aller.

M. Bresson m'a conté qu'il était impossible d'être plus maussade et plus désagréable que Mme Thiers; elle a été malade, ou a fait semblant, et a déclaré qu'elle mourrait si elle restait plus longtemps en Allemagne, qui lui apparaissait comme la Sibérie.

Berlin, 5 septembre 1841.– Je suis allée hier chez les Werther, qui vont bientôt changer leur position diplomatique contre une situation de Cour; c'est Werther qui, en bon courtisan, a demandé ce changement, en temps utile; il s'est, par là, épargné un dégoût et procuré une bonne situation. Mme de Werther et Joséphine regrettent ce qu'elles quittent.

Berlin, 6 septembre 1841.– Je vais me livrer au chemin de fer jusqu'à Potsdam. A Potsdam, je ferai ma toilette et dînerai chez la Princesse Charles de Prusse, au Klein Glienicke, aux portes de la ville; je me remettrai ensuite en route et passerai la nuit en voiture, pour arriver demain dans la matinée à Leipzig, où je trouverai les Hohenthal qui m'amènent ma nièce Fanny Biron que j'ai consenti à emmener avec moi en France; on redoutait pour sa santé, qui est délicate, un hiver de Saxe.

Leipzig, 7 septembre 1841.– J'ai quitté mon auberge de Berlin hier matin. J'ai été prendre du chocolat chez Mme de Perponcher, où j'ai appris la triste nouvelle de la mort subite de ma jeune et charmante voisine, la princesse Adélaïde Carolath, mariée sous les auspices les plus dramatiques, il y a un an, à son cousin, et qu'une rougeole rentrée a enlevée en peu d'heures. C'était une personne vraiment idéale, et j'ai été bien saisie de cette disparition si prompte.

J'ai été de Berlin à Potsdam avec le baron d'Arnim, Maître des cérémonies, qui dînait aussi à Glienicke. La Princesse m'a fait faire, en poney-chaise, le tour du parc; après le dîner, une promenade à pied, puis les adieux.

Weimar, 9 septembre 1841.– Nous nous sommes séparées hier matin, à Leipzig, des Hohenthal. Les deux sœurs ont eu le cœur gros en se quittant, cependant le grand air, le joli pays que nous avons traversé ont remis Fanny.

J'ai reçu ici une lettre de la Princesse de Prusse, qui, établie à Kreuznach sur le Rhin, me prie de l'y aller voir, du Johannisberg. J'irai certainement, quoique cela me fasse rester un jour de plus en route.

Francfort-sur-le-Mein, 11 septembre 1841.– Je suis arrivée ici ce matin. Le temps est très beau. Ma nièce va aller, avec son ancienne gouvernante, passer quelques jours à Bonn près de son frère, qui y est en garnison et qui est malade en ce moment. Nous nous retrouverons le 15 à Mayence. Moi, je vais demain au Johannisberg.

Francfort, 12 septembre 1841.– Hier, à l'heure du thé, nous est arrivé le comte Maltzan, qui de Kreuznach où il prend les bains est venu voir sa nièce Fanny. Il est fort aise d'être Ministre des Affaires étrangères. Je doute qu'à la longue il convienne au Roi de Prusse, car il est véhément, irascible, emporté, et le Roi, bon comme un ange, est vif comme salpêtre; mais cela ne me regarde pas. Le Comte est aimable et doux dans sa conversation de salon, et quand il sera déshabitué du commérage, défaut dont il a été infecté à Vienne, il sera très agréable, pour ceux qui n'auront pas d'affaires à traiter avec lui.

Johannisberg, 13 septembre 1841.– Je suis arrivée ici hier à deux heures par une chaleur extrême. Je connaissais déjà ce lieu-ci; on y a fait peu de changements. La vue est très étendue, très riche, mais je trouve celle de Rochecotte, qui est analogue, plus gracieuse, tant à cause de la forêt qui couronne ma maison, que par la végétation de la Loire et des coteaux qui sont en face de moi, et qui rendent la vallée plus verte et plus belle. Ici, les vignes seules envahissent tout. Le château est très grand, et les appartements spacieux, mais assez pauvrement meublés. J'y ai été reçue à merveille, non seulement par les maîtres de la maison, mais par bien d'autres personnes de ma connaissance; mon cousin Paul Medem, qui aime autant retourner à Stuttgart comme Ministre que d'aller à Vienne comme Chargé d'affaires; M. de Tatitscheff, à peu près complètement aveugle, et Neumann qui retourne demain à Londres.

Je ne sais aucune nouvelle; le prince de Metternich dit qu'il n'y en a pas. Il est fort aise de la chute des Whigs en Angleterre, et fort gracieux pour M. Guizot; il regrette qu'on ne lui envoie pas le duc de Montebello à Vienne; il reçoit des lettres humbles de M. de Flahaut, et commence à trouver qu'un Ambassadeur qui fait d'avance des platitudes doit être plus facile à manier que tout autre. Du reste, rien n'est encore officiellement connu sur le mouvement diplomatique français. On attend aujourd'hui les Apponyi, venant de Paris, et s'arrêtant ici avant de se rendre en congé en Hongrie; ils apporteront, croit-on, quelque chose de positif sur la nomination de l'Ambassadeur de France à Vienne.

Johannisberg, 14 septembre 1841.– Je suis venue à bout de ma course à Kreuznach, qui a pris toute ma journée d'hier. Je ne suis revenue qu'à huit heures et demie du soir; j'ai dû traverser le Rhin dans l'obscurité, ce qui m'a fait un très médiocre plaisir, malgré la beauté du spectacle, car les bateaux à vapeur portant des réverbères, les lumières des rivages se reflétant dans la rivière, les masses des rochers grandis encore par les ombres de la nuit, tout cela faisait un effet imposant, dont je n'ai joui qu'à moitié, parce que j'avais un peu peur. A Kreuznach, j'ai passé plusieurs heures avec la Princesse de Prusse, toujours parfaite pour moi; j'ai eu le chagrin de la trouver fort changée, inquiète de sa santé, fatiguée par les eaux, et, jusqu'à présent, n'en éprouvant pas d'autre effet. J'ai dîné chez elle avec le comte Maltzan.

Le prince de Metternich a reçu, hier, la nouvelle officielle de la nomination de M. de Flahaut à l'ambassade de Vienne: cela lui plaît médiocrement. Le reste du mouvement diplomatique français n'était pas connu.

M. de Bourqueney est fort à la mode ici. Le Prince, sans le connaître personnellement, a beaucoup loué sa façon de faire à Londres, quoiqu'il ait ajouté qu'un diplomate collaborateur du Journal des Débats était une des étrangetés de notre époque.

Johannisberg, 15 septembre 1841.– Hier, je n'ai pas quitté le château de toute la journée, quoiqu'il fît très beau. J'étais bien aise de me reposer; d'ailleurs, on est ici trop occupé à recevoir toutes les personnes qui se succèdent pour songer à la vie de campagne proprement dite.

Mayence, 16 septembre 1841.– J'ai quitté le Johannisberg hier, fort touchée de toute la bienveillance des maîtres du lieu, et fort aise de mon séjour auprès d'eux. Je suis arrivée ici de bonne heure. J'y ai trouvé Mme de Binzer, Paul Medem et le baron de Zedlitz qui m'y attendaient; le baron, poète connu, est maintenant le successeur de Gentz, auprès du prince de Metternich, pour je ne sais quelle publication politique. Pendant que je dînais avec tout ce monde, trois coups de canon ont signalé le bateau à vapeur sur lequel la Princesse de Prusse remontait le Rhin pour se rendre, par Mannheim, à Weimar. Le bateau relâchant dix minutes ici, à trente pas de l'auberge, j'ai été passer ces dix minutes à bord avec la Princesse. Elle ne s'y attendait pas, et m'a témoigné la plus aimable satisfaction de cette petite attention.

La soirée étant chaude et belle, nous avons été nous promener en calèche autour de la ville, dont les environs sont jolis, et voir la statue de Gutenberg, par Thorwaldsen, qui est d'un beau style. En rentrant, nous avons appris qu'un courrier des Rothschild, arrivant de Paris, avait apporté la nouvelle d'une petite émeute à Paris, et d'un coup de pistolet tiré sur le duc d'Aumale, mais qui ne l'a pas atteint39.

Metz, 18 septembre 1841.– Je suis arrivée hier soir ici, accompagnée d'une pluie diluvienne, qui rend les voyages fort peu agréables. J'ai trouvé à l'auberge le général d'Outremont, qui a longtemps commandé à Tours. Il est en inspection à Metz, et a demandé à me voir; il m'a parlé des troubles de Clermont comme plus sérieux encore que ceux de Toulouse; en effet, le journal qu'on vient de me prêter en parle très gravement.

Paris, 20 septembre 1841.– Me voici donc rentrée dans la grande Babylone. Barante, le bon et excellent Barante, guettait mon arrivée; il a passé la soirée ici, et voici ce qu'il m'a appris: les troubles de Clermont ont eu, ont peut-être encore le caractère le plus grave; c'est une véritable Jacquerie, et les manifestations sont plus inquiétantes que tout ce qui s'est vu en France, depuis 183040. Barante, après trois ans et demi d'absence, est frappé et effrayé des dégradations en tous genres, et surtout dans la morale politique, qui se manifestent ici. Il disait spirituellement qu'il n'avait point encore vu, ici, un homme en estimant un autre. Il va aller passer six semaines chez lui, en Auvergne, puis restera l'hiver ici, et ne retournera qu'au printemps à Saint-Pétersbourg. Sainte-Aulaire est parti, il y a quarante huit heures, pour son nouveau poste à Londres. Sa femme ne le rejoindra qu'au mois de février, et Mme de Flahaut n'ira à Vienne qu'après avoir marié sa fille Émilie, pour laquelle il ne se présente pas encore d'épouseur.

Voilà Bertin l'aîné mort, et Bertin de Veaux avec une nouvelle attaque!

Paris, 21 septembre 1841.– Mme de Lieven m'a relancée hier de très bonne heure. Elle venait pour questionner, et ne m'a rien raconté. Elle pourra répéter à l'Europe ce que je lui ai dit du coin que je connais! J'ai pris le parti de dire du bien de tout le monde, ce qui l'a impatientée! J'ai fini par lui dire que, partout, on croyait et disait que c'était elle qui faisait et défaisait les ambassadeurs, ce qui l'a embarrassée! Du reste, ce que je disais là était vrai; on le croit partout, et je crois qu'on a raison de le croire. Elle m'a invitée à dîner jeudi à Beauséjour.

Humboldt est venu à son tour. Je lui ai conté la Silésie. Enfin, M. de Salvandy est arrivé, ravi d'être ambassadeur à Madrid, et se réservant de revenir pour la session de la Chambre des Députés, et d'y garder sa vice-présidence. Mon fils Valençay est venu dîner avec moi, et m'a appris la mort du vieux Hottinger, qui me fait de la peine; c'était un homme très honorable, attaché à feu M. de Talleyrand, et ami de Labouchère. Il y a là bien des souvenirs d'un passé qui s'efface extérieurement avec une effrayante rapidité.

Il y a une petite émotion permanente dans les quartiers éloignés de Paris. On n'en comprend pas même le but; mais il me semble que ce soit comme l'état normal de Paris. Revenir aux grands éclats de 1831! C'est se rajeunir sans se fortifier, quand il faudrait se vieillir pour se grandir. Heureusement que les troupes sont excellentes partout; mais aussi, il en faut partout. On est fort décidé et même désireux à s'en servir vigoureusement; c'est très bien, mais qu'il est heureux de le pouvoir, et de n'avoir pas une guerre extérieure à côté des plaies du dedans!

Mes lettres d'Auvergne ne sont pas satisfaisantes41. Décidément, Pauline passera son hiver dans le midi, à Rome si je ne vais pas à Nice. Elle désire si vivement me revoir, que je me décide pour Nice, où j'irai au mois de décembre pour en revenir au mois de mars. J'espère que ce sera bon aussi pour ma nièce Fanny. Pour moi, personnellement, c'est un grand sacrifice; j'aurais besoin d'un long repos, et de me caser pour longtemps à Rochecotte; mais Pauline est réellement malade, elle me désire beaucoup, et me l'exprime si tendrement; son mari se joint à elle avec tant d'insistance, qu'il n'y a pas à hésiter.

Paris, 22 septembre 1841.– J'ai été, hier soir, avec mon fils Valençay à Saint-Cloud, où j'ai pu, tout d'une fois, voir la Famille Royale réunie, même les Majestés belges. Tous partent pour Compiègne. La Reine avait des nouvelles du prince de Joinville, de Terre-Neuve. Il se dirigeait vers Halifax.

Paris, 23 septembre 1841.– J'ai vu hier l'abbé Dupanloup, qui m'a dit avoir en sa possession une correspondance de M. de Talleyrand avec le cardinal Fesch, du plus grand intérêt, et aussi celle de M. de Talleyrand avec le Chapitre d'Autun, aux époques les plus délicates et les plus difficiles; il est d'autant plus heureux de ces découvertes, qu'elles confirment son système sur M. de Talleyrand, et font, en général, beaucoup d'honneur à celui-ci.

J'ai été dîner hier à Beauséjour, chez Mme de Lieven, et j'y ai mené Barante, qui était prié. Les autres convives étaient le duc de Noailles, M. Guizot et M. Bulwer. La conversation a été assez animée et variée, et celle de Barante de beaucoup la plus naturelle et la plus agréable. Quant à des nouvelles, on n'en disait pas.

Paris, 26 septembre 1841.– J'ai été hier, à Champlâtreux avec le baron de Humboldt. Le temps nous a été fort contraire, et a gâté cette course. Je connaissais Champlâtreux d'ancienne date. Les années ne lui ont pas nui, au contraire, car M. Molé l'a noblement arrangé, c'est-à-dire, que ce qui est arrangé est bien, mais il faudrait continuer, et surtout enlever aux grands appartements les tout petits carreaux des croisées, qui nuisent à l'effet général. A tout prendre, c'est une noble demeure, point du tout féodale, mais grave, parlementaire, telle qu'elle convient au descendant de Mathieu Molé, dont, avec raison, le souvenir est partout. Ce qui est très bien, c'est que le portrait de la grand'mère, fille de Samuel Bernard, est dans le grand appartement. C'est avec sa dot que le grand-père de M. Molé a bâti le château actuel. Le parc est beau et largement dessiné. M. et Mme Molé sont de fort gracieux et aimables maîtres de maison.

C'est de Paris à Saint-Denis que les fortifications sont le plus avancées. Cela est, pour le moment, tout simplement affreux, et représente le chaos!

L'événement d'hier (car, dans ce pays, chaque jour a le sien) a été l'acquittement vraiment scandaleux du National42. Il faut convenir que nous avons ici de bien mauvais visages.

Paris, 1er octobre 1841.– J'ai vu hier, chez moi, M. Guizot, auquel je voulais parler en faveur de Charles de Talleyrand, qui, j'espère, ira bientôt rejoindre M. de Sainte-Aulaire à Londres. M. Guizot m'a appris que c'était décidément lord Cowley qui serait ambassadeur à Paris. C'était le choix désiré ici. Sir Robert Peel a refusé à lord Wilton et au duc de Beaufort des charges de Cour, disant qu'il fallait, auprès d'une jeune Reine, des personnes plus sérieuses, et d'une moralité moins douteuse. Le duc de Beaufort a refusé l'ambassade de Saint-Pétersbourg, et le marquis de Londonderry celle de Vienne. Tous deux voulaient Paris; ils ont beaucoup d'humeur de ne pas l'obtenir, et forment déjà un petit centre d'opposition.

M. Guizot explique comme ceci les deux nominations, assez singulières, de M. de Flahaut, comme ambassadeur à Vienne, et de M. de Salvandy à Madrid. C'est qu'il a trouvé de bonne politique d'enlever l'un à M. Thiers et l'autre à M. Molé. C'est une admirable explication, et très utile aux intérêts du pays!

Courtalin, 3 octobre 1841.– Je suis arrivée hier soir ici, après avoir dîné et couché à Jeurs, chez Mme Mollien. Me voici au milieu de toute la famille Montmorency, dont une grande partie se trouve ici en ce moment.

Rochecotte, 7 octobre 1841.– Me voici enfin rentrée dans mon petit Palazzo où je suis arrivée hier dans la matinée, enchantée de m'y retrouver, et de voir tous les arrangements et embellissements qui y ont été faits pendant mon absence.

Rochecotte, 12 octobre 1841.– J'ai employé tous les derniers jours à l'arrangement de ma nouvelle bibliothèque et au placement des livres. Cela m'a un peu fatiguée, mais fort amusée. Mon fils et ma belle-fille Dino sont arrivés, ainsi que ma nièce Fanny et sa gouvernante qui ont passé quelques jours à Paris, après mon départ.

J'ai eu hier la visite de la Supérieure des Filles de la Croix, de Chinon, cette sainte fille qui, au printemps dernier, venait d'être administrée quand je fus la voir; cette bonne sœur prétend que c'est depuis ma visite qu'elle a commencé à aller mieux. Elle m'a apporté des chapelets, et a désiré prier dans ma chapelle; elle a enlevé ma lithographie d'une chambre où elle l'a trouvée, et n'a pas eu beaucoup de peine à me décider à fonder une place d'orpheline dans l'établissement qu'elle dirige. J'ai donc acquis le droit d'envoyer une orpheline du village de Saint-Patrice, dont Rochecotte fait partie, recevoir une éducation chrétienne chez ces excellentes dames, et je vais procéder aujourd'hui au choix.

Rochecotte, 14 octobre 1841.– On est fort occupé à Paris de la nouvelle face des affaires d'Espagne. La guerre civile y est vraiment rallumée; tout cela fait horreur, et tournera, en définitive, au massacre de l'innocente Isabelle43. La Reine Christine n'a aucune envie de quitter Paris, où elle s'amuse. Elle a la terreur de rentrer en Espagne, dont elle parle avec dégoût et mépris. Elle passe, auprès de tous ceux qui la connaissent, pour spirituelle, aimable et au besoin courageuse; mais naturellement paresseuse, aimant son plaisir, s'y livrant tant qu'elle peut, et au désespoir de jouer, forcément, un rôle politique; aimant beaucoup les enfants qu'elle a de Munoz, et se souciant très peu de ses filles Royales.

1

Le duc Pasquier devait être, en effet, élu membre de l'Académie française le 17 février 1842, en remplacement de Mgr Frayssinous, évêque d'Hermopolis (1765-1841) et grand-maître de l'Université, qui, en janvier 1841, était déjà fort malade.

2

Publication qui devait paraître en 1848 sous ce titre: Histoire de Madame de Maintenon et des principaux événements du règne de Louis XIV.

3

Mme Récamier était venue, au commencement de la Restauration, et après la ruine de son mari, s'établir à l'Abbaye-au-Bois. Toutes les illustrations de l'époque briguaient la faveur d'être reçues dans son salon, qui, abstraction faite de la politique, était une sorte d'Hôtel de Rambouillet du dix-neuvième siècle, dont la belle Mme Récamier était la Julie.

4

Cette femme, Eselina Vanayl de Yongh, était sous le nom d'Ida de Saint-Elme une aventurière célèbre; ces prétendues lettres de Louis-Philippe avaient été de toutes pièces fabriquées par elle.

5

Allusion à la manufacture de toiles peintes fondée au dix-huitième siècle par Oberkampf, à Jouy-en-Josas, en Seine-et-Oise, non loin de Versailles.

6

Fille d'un premier mariage de lady Palmerston, et nièce de lord Melbourne, lady Fanny devait épouser, quelques mois plus tard, lord Jocelyn.

7

Le jeune colonel Cardigan avait eu plusieurs démêlés avec les officiers de son régiment, et, à la suite d'un duel avec le capitaine Harvey-Tuckett, qu'il blessa, il fut, en février 1841, traduit devant la Chambre des Lords constituée en Cour de justice. Un verdict d'acquittement y fut rendu en sa faveur: son accusation n'était qu'un hommage nécessaire rendu aux lois du pays contre le duel.

8

M. de Bacourt, à qui s'adressait cette lettre, était toujours ministre de France à Washington. On trouve ici l'explication du refroidissement qui est survenu dans les relations de la duchesse de Talleyrand et de M. Thiers.

9

Ce grand ouvrage consistait en la copie et le classement des papiers réunis sous le titre: Mémoires du prince de Talleyrand.

10

Le bill de l'inscription des électeurs en Irlande avait été proposé par lord Morpeth à la Chambre des Communes, où il trouvait une très considérable opposition.

11

Le 16 février 1841, le Roi Guillaume Ier des Pays-Bas avait épousé, morganatiquement, la comtesse d'Oultremont-Vegimont, après avoir abdiqué, en 1840, en faveur de son fils, le Roi Guillaume II.

12

Extrait d'une lettre.

13

Le sous-préfet de Chinon était alors M. Viel.

14

Pendant la rébellion du Canada, en 1837 et 1838, le vapeur Caroline avait été brûlé sur la rivière de Niagara, et M. Amos Durfee (Anglais) fut tué. M. Alexandre Mac Leod, citoyen des États-Unis, fut accusé d'avoir été le meurtrier, mais M. Gridley, juge à Utica, réussit à prouver son innocence.

15

Voir à la page 28 (26 février) l'annonce du mariage de lord Beauvale avec Mlle Maltzan.

16

Benais, château près de Rochecotte, appartenait alors à M. et Mme de Messine, parents de Mme du Ponceau.

17

Extrait de lettre.

18

Le docteur Andral était le gendre de M. Royer-Collard.

19

Cette lettre de M. de Talleyrand au Roi Louis XVIII, et la réponse que M. de Villèle lui adressa au nom du Roi, se trouvent dans l'Appendice du troisième volume des Mémoires du prince de Talleyrand.

20

Le comte Pahlen.

21

Voir à la page 19 (12 février 1841). Une instruction judiciaire avait été ouverte contre M. de Montour, gérant du journal la France qui avait publié les fausses lettres. L'affaire, longtemps retardée par la défense, ne vint devant le jury que le 24 avril. Me Berryer plaida habilement la bonne foi de M. de Montour, qui avait cru les lettres authentiques (sans s'en assurer). A la suite de cette plaidoirie, le gérant de la France fut acquitté par 6 voix contre 6.

22

Le Comte de Paris, né le 24 août 1838, avait été ondoyé aux Tuileries, le jour de sa naissance. Il ne fut baptisé à Notre-Dame que près de trois ans plus tard, le 2 mai 1841, en grande pompe.

23

La marquise de Castellane fut alors très malade d'une violente esquinancie dont les suites la firent longtemps souffrir.

24

Ces lettres sont adressées à M. de La Gervaisais, un jeune gentilhomme breton, officier des carabiniers de Monsieur, que la princesse de Condé avait connu, en 1786, à Bourbon-l'Archambault, où elle avait été prendre les eaux, et pour lequel elle eut un sentiment aussi profond que pur.

25

La Reine Adélaïde.

26

La comtesse d'Oultremont.

27

Dans le Marchand de Venise, de Shakespeare.

28

Le prince Antoine Radziwill avait été envoyé à Gœttingen pour y terminer ses études, et pendant ce séjour en Allemagne, en 1794, il connut Gœthe, qui travaillait déjà à la première partie de Faust. Le prince Radziwill, très enthousiasmé par la beauté de cette œuvre, et, lui-même, parfait mélomane, entreprit de mettre en musique quelques scènes de la création du grand poète allemand, puis il compléta petit à petit cette composition. Le Prince était en relations personnelles avec Gœthe, qui, à sa demande, modifia un peu la scène du jardin entre Faust et Marguerite. La première représentation de Faust avec la musique du prince Radziwill fut donnée à Berlin, en 1819, sur le théâtre du palais de Monbijou, en présence de toute la Cour de Prusse. L'Académie de musique de Berlin, à laquelle le Prince fit don de son œuvre, l'exécute presque tous les ans depuis cette époque.

29

L'auteur avait accompagné le prince de Talleyrand à Vienne, à l'époque du Congrès de 1815, et le Prince en parla en ces termes dans ses Mémoires: «Il me parut aussi qu'il fallait faire revenir la haute et influente société de Vienne des préventions hostiles que la France impériale lui avait inspirées. Il était nécessaire, pour cela, de lui rendre l'ambassade française agréable; je demandai donc à ma nièce, Mme la comtesse Edmond de Périgord, de vouloir bien m'accompagner et faire les honneurs de ma maison. Par son esprit supérieur et par son tact, elle sut plaire et me fut fort utile.» (Tome II, p. 208.)

30

Extrait de lettre.

31

Cette scène lamentable, qui marqua douloureusement la dernière soirée que le Roi Charles X et le Dauphin passèrent à Saint-Cloud, est racontée tout au long dans les Mémoires du duc de Raguse dont il est ici question (tome VIII, livre XXIV), et reproduite en partie dans un livre de M. Imbert de Saint-Amand, intitulé: La Duchesse de Berry et la Révolution de 1830, paru en 1880.

32

La Reine de Hanovre était la duchesse de Cumberland, née princesse de Mecklembourg-Strélitz, morte le 29 juin, après trois mois d'une maladie consomptive.

33

Hohlstein était la propriété de la princesse de Hohenzollern-Hechingen, née princesse de Courlande.

34

La Jonchère était la propriété de M. Thiers à la Celle-Saint-Cloud.

35

Ce protocole de clôture de la question égyptienne fut signé le 13 juillet 1841, par l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse, la Russie et la Turquie. La convention des Détroits, signée en même temps, joignit la signature du plénipotentiaire français aux cinq autres.

36

La question du recensement avait agité les habitants de Toulouse, dans les journées des 9 et 10 juillet. Ces troubles paraissaient apaisés, quand tout à coup éclata le 12 une émeute sérieuse: de nombreux rassemblements parcoururent les rues, des barricades furent formées, et la journée du 13 fut très menaçante. La ville fut sauvée par la sagesse du maire par intérim, M. Arzac, qui sut habilement ramener le calme et la tranquillité.

37

La duchesse de Talleyrand était née le 21 août 1793.

38

C'est dans Downing Street que se trouvait la demeure du ministre des Affaires étrangères.

39

Les factions révolutionnaires, toujours en effervescence, poursuivaient avec acharnement l'idée de l'anéantissement de la Famille Royale: le 4 septembre 1841, un coup de pistolet fut tiré sur le duc d'Aumale, au moment où il descendait la rue du Faubourg-Saint-Antoine, à la tête de son régiment, le 17e léger; le cheval du lieutenant-colonel Levaillant, qui se tenait à côté du Prince, fut tué par une balle.

40

Le recensement fut, à Clermont-Ferrand comme à Toulouse, le prétexte de désordres qui éclatèrent le 13 septembre 1841, et qui continuèrent toute la journée du lendemain: les émeutiers attaquèrent la force armée, de nombreux soldats lurent tués ou blessés; les barrières de la ville furent brûlées, et le combat acharné. On eut à diriger des forces militaires considérables sur la ville, pour faire cesser la résistance et pour rétablir l'ordre.

41

Le marquis et la marquise de Castellane y étaient établis, dans leur terre d'Aubijou.

42

Le National ayant publié, au sujet des troubles de Clermont, une correspondance remplie de faussetés et d'invectives contre la Monarchie, fut accusé d'avoir porté atteinte à l'inviolabilité du Roi, et soumis à un jugement. Le 24 septembre 1841, il était déclaré, par le jury de la Seine, non coupable des délits qui lui étaient imputés, et il fut acquitté.

43

Le 7 octobre 1841, à 8 heures du soir, les généraux Léon et Concho, profitant de l'arrivée à Madrid d'un régiment que ce dernier avait commandé, et qui lui était dévoué, voulurent tenter un coup de main pour enlever la Reine et l'Infante: ils se rendirent au Palais à la tête d'un escadron de la garde royale et, tandis qu'un régiment entourait le Palais, ils montèrent aux appartements de la Reine, heureusement bien gardés par les hallebardiers, qui opposèrent une vive résistance, les reçurent à coups de fusil et les repoussèrent à plusieurs reprises. – Espartero déjoua ce complot militaire et fit fusiller, le 15 octobre, le général Diégo Léon.

Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)

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