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Chapitre LXXX – Manicamp et Malicorne

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Donc, Malicorne partit, comme nous l'avons dit, et alla trouver son ami Manicamp, en retraite momentanée dans la ville d'Orléans. C'était juste au moment où ce jeune seigneur s'occupait de vendre le dernier habit un peu propre qui lui restât.

Il avait, quinze jours auparavant, tiré du comte de Guiche cent pistoles, les seules qui pussent l'aider à se mettre en campagne, pour aller au-devant de Madame, qui arrivait au Havre.

Il avait tiré de Malicorne, trois jours auparavant, cinquante pistoles, prix du brevet obtenu pour Montalais.

Il ne s'attendait donc plus à rien, ayant épuisé toutes les ressources, sinon à vendre un bel habit de drap et de satin, tout brodé et passementé d'or, qui avait fait l'admiration de la cour.

Mais, pour être en mesure de vendre cet habit, le dernier qui lui restât, comme nous avons été forcé de l'avouer au lecteur, Manicamp avait été obligé de prendre le lit.

Plus de feu, plus d'argent de poche, plus d'argent de promenade, plus rien que le sommeil pour remplacer les repas, les compagnies et les bals.

On a dit: «Qui dort dîne»; mais on n'a pas dit: «Qui dort joue», ou «Qui dort danse». Manicamp, réduit à cette extrémité de ne plus jouer ou de ne plus danser de huit jours au moins, était donc fort triste. Il attendait un usurier et vit entrer Malicorne.

Un cri de détresse lui échappa.

– Eh bien! dit-il d'un ton que rien ne pourrait rendre, c'est encore vous, cher ami?

– Bon! vous êtes poli! dit Malicorne.

– Ah! voyez-vous, c'est que j'attendais de l'argent, et, au lieu d'argent, vous arrivez.

– Et si je vous en apportais, de l'argent?

– Oh! alors, c'est autre chose. Soyez le bienvenu, cher ami.

Et il tendit la main, non pas à la main de Malicorne, mais à sa bourse.

Malicorne fit semblant de s'y tromper et lui donna la main.

– Et l'argent? fit Manicamp.

– Mon cher ami, si vous voulez l'avoir, gagnez-le.

– Que faut-il faire pour cela?

– Le gagner, parbleu!

– Et de quelle façon?

– Oh! c'est rude, je vous en avertis!

– Diable!

– II faut quitter le lit et aller trouver sur-le-champ M. le comte de Guiche.

– Moi, me lever? fit Manicamp en se détirant voluptueusement dans son lit. Oh! non pas.

– Vous avez donc vendu tous vos habits?

– Non, il m'en reste un, le plus beau même, mais j'attends acheteur.

– Et des chausses?

– Il me semble que vous les voyez sur cette chaise.

– Eh bien! puisqu'il vous reste des chausses et un pourpoint, chaussez les unes et endossez l'autre, faites seller un cheval et mettez-vous en chemin.

– Point du tout.

– Pourquoi cela?

– Morbleu! vous ne savez donc pas que M. de Guiche est à Étampes?

– Non, je le croyais à Paris, moi; vous n'aurez que quinze lieues à faire au lieu de trente.

– Vous êtes charmant! Si je fais quinze lieues avec mon habit, il ne sera plus mettable, et, au lieu de le vendre trente pistoles, je serai obligé de le donner pour quinze.

– Donnez-le pour ce que vous voudrez, mais il me faut une seconde commission de fille d'honneur.

– Bon! pour qui? La Montalais est donc double?

– Méchant homme! c'est vous qui l'êtes. Vous engloutissez deux fortunes: la mienne et celle de M. le comte de Guiche.

– Vous pourriez bien dire celle de M. de Guiche et la vôtre.

– C'est juste, à tout seigneur tout honneur; mais j'en reviens à mon brevet.

– Et vous avez tort.

– Prouvez-moi cela.

– Mon ami, il n'y aura que douze filles d'honneur pour Madame; j'ai déjà obtenu pour vous ce que douze cents femmes se disputent, et pour cela, il m'a fallu déployer une diplomatie…

– Oui, je sais que vous avez été héroïque, cher ami.

– On sait les affaires, dit Manicamp.

– À qui le dites-vous! Aussi, quand je serai roi, je vous promets une chose.

– Laquelle? de vous appeler Malicorne Ier?

– Non, de vous faire surintendant de mes finances; mais ce n'est point de cela qu'il s'agit.

– Malheureusement.

– Il s'agit de me procurer une seconde charge de fille d'honneur.

– Mon ami, vous me promettriez le ciel que je ne me dérangerais pas dans ce moment-ci.

Malicorne fit sonner sa poche.

– Il y a là vingt pistoles, dit Malicorne.

– Et que voulez-vous faire de vingt pistoles, mon Dieu?

– Eh! dit Malicorne un peu fâché, quand ce ne serait que pour les ajouter aux cinq cents que vous me devez déjà!

– Vous avez raison, reprit Manicamp en tendant de nouveau la main, et sous ce point de vue je puis les accepter. Donnez-les moi.

– Un instant, que diable! il ne s'agit pas seulement de tendre la main; si je vous donne les vingt pistoles, aurai-je le brevet?

– Sans doute.

– Bientôt?

– Aujourd'hui.

– Oh! prenez garde, monsieur de Manicamp! vous vous engagez beaucoup, et je ne vous en demande pas si long. Trente lieues en un jour, c'est trop, et vous vous tueriez.

– Pour obliger un ami, je ne trouve rien d'impossible.

– Vous êtes héroïque.

– Où sont les vingt pistoles?

– Les voici, fit Malicorne en les montrant.

– Bien.

– Mais, mon cher monsieur Manicamp, vous allez les dévorer rien qu'en chevaux de poste.

– Non pas; soyez tranquille.

– Pardonnez-moi.

– Quinze lieues d'ici à Étampes…

– Quatorze.

– Soit; quatorze lieues font sept postes; à vingt sous la poste, sept livres; sept livres de courrier, quatorze; autant pour revenir, vingt-huit; coucher et souper autant; c'est une soixantaine de livres que vous coûtera cette complaisance.

Manicamp s'allongea comme un serpent dans son lit, et fixant ses deux grands yeux sur Malicorne:

– Vous avez raison, dit-il, je ne pourrais pas revenir avant demain.

Et il prit les vingt pistoles.

– Alors, partez.

– Puisque je ne pourrai revenir que demain, nous avons le temps.

– Le temps de quoi faire?

– Le temps de jouer.

– Que voulez-vous jouer?

– Vos vingt pistoles, pardieu!

– Non pas, vous gagnerez toujours.

– Je vous les gage, alors.

– Contre quoi!

– Contre vingt autres.

– Et quel sera l'objet du pari?

– Voici. Nous avons dit quatorze lieues pour aller à Étampes.

– Oui.

– Quatorze lieues pour revenir.

– Oui.

– Par conséquent vingt-huit lieues.

– Sans doute.

– Pour ces vingt-huit lieues, vous m'accordez bien quatorze heures?

– Je vous les accorde.

– Une heure pour trouver le comte de Guiche?

– Soit.

– Et une heure pour lui faire écrire la lettre à Monsieur?

– À merveille.

– Seize heures en tout.

– Vous comptez comme M. Colbert.

– Il est midi?

– Et demi.

– Tiens! vous avez une belle montre.

– Vous disiez?.. fit Malicorne en remettant sa montre dans son gousset.

– Ah! c'est vrai; je vous offrais de vous gagner vingt pistoles contre celles que vous m'avez prêtées, que vous aurez la lettre du comte de Guiche dans…

– Dans combien?

– Dans huit heures.

– Avez-vous un cheval ailé?

– Cela me regarde. Pariez-vous toujours?

– J'aurai la lettre du comte dans huit heures?

– Oui.

– Signée?

– Oui.

– En main?

– En main.

– Eh bien, soit! je parie, dit Malicorne, curieux de savoir comment son vendeur d'habits se tirerait de là.

– Est-ce dit?

– C'est dit.

– Passez-moi la plume, l'encre et le papier.

– Voici.

– Ah!

Manicamp se souleva avec un soupir, et s'accoudant sur son bras gauche, de sa plus belle écriture il traça les lignes suivantes: «Bon pour une charge de fille d'honneur de Madame que M. le comte de Guiche se chargera d'obtenir à première vue. De Manicamp.» Ce travail pénible accompli, Manicamp se recoucha tout de son long.

– Eh bien? demanda Malicorne, qu'est-ce que cela veut dire?

– Cela veut dire que si vous êtes pressé d'avoir la lettre du comte de Guiche pour Monsieur, j'ai gagné mon pari.

– Comment cela?

– C'est limpide, ce me semble; vous prenez ce papier.

– Oui.

– Vous partez à ma place.

– Ah!

– Vous lancez vos chevaux à fond de train.

– Bon!

– Dans six heures, vous êtes à Étampes; dans sept heures, vous avez la lettre du comte, et j'ai gagné mon pari sans avoir bougé de mon lit, ce qui m'accommode tout à la fois et vous aussi, j'en suis bien sûr.

– Décidément, Manicamp, vous êtes un grand homme.

– Je le sais bien.

– Je pars donc pour Étampes.

– Vous partez.

– Je vais trouver le comte de Guiche avec ce bon.

– Il vous en donne un pareil pour Monsieur.

– Je pars pour Paris.

– Vous allez trouver Monsieur avec le bon du comte de Guiche.

– Monsieur approuve.

– À l'instant même.

– Et j'ai mon brevet.

– Vous l'avez.

– Ah!

– J'espère que je suis gentil, hein?

– Adorable!

– Merci.

– Vous faites donc du comte de Guiche tout ce que vous voulez, mon cher Manicamp?

– Tout, excepté de l'argent.

– Diable! l'exception est fâcheuse; mais enfin, si au lieu de lui demander de l'argent, vous lui demandiez…

– Quoi?

– Quelque chose d'important.

– Qu'appelez-vous important?

– Enfin, si un de vos amis vous demandait un service?

– Je ne le lui rendrais pas.

– Égoïste!

– Ou du moins je lui demanderais quel service il me rendra en échange.

– À la bonne heure! Eh bien! cet ami vous parle.

– C'est vous, Malicorne?

– C'est moi.

– Ah çà! vous êtes donc bien riche?

– J'ai encore cinquante pistoles.

– Juste la somme dont j'ai besoin. Où sont ces cinquante pistoles?

– Là, dit Malicorne en frappant sur son gousset.

– Alors, parlez, mon cher; que vous faut-il?

Malicorne reprit l'encre, la plume et le papier, et présenta le tout à Manicamp.

– Écrivez, lui dit-il.

– Dictez.

– «Bon pour une charge dans la maison de Monsieur.»

– Oh! fit Manicamp en levant la plume, une charge dans la maison de Monsieur pour cinquante pistoles?

– Vous avez mal entendu, mon cher.

– Comment avez-vous dit?

– J'ai dit cinq cents.

– Et les cinq cents?

– Les voilà.

Manicamp dévora des yeux le rouleau; mais, cette fois, Malicorne le tenait à distance.

– Ah! qu'en dites-vous? Cinq cents pistoles…

– Je dis que c'est pour rien, mon cher, dit Manicamp en reprenant la plume, et que vous userez mon crédit; dictez.

Malicorne continua:

– «Que mon ami le comte de Guiche obtiendra de Monsieur pour mon ami Malicorne.»

– Voilà, dit Manicamp.

– Pardon, vous avez oublié de signer.

– Ah! c'est vrai. Les cinq cents pistoles?

– En voilà deux cent cinquante.

– Et les deux cent cinquante autres?

– Quand je tiendrai ma charge.

Manicamp fit la grimace.

– En ce cas, rendez-moi la recommandation, dit-il.

– Pourquoi faire?

– Pour que j'y ajoute un mot.

– Un mot?

– Oui, un seul.

– Lequel?

– «Pressé.»

Malicorne rendit la recommandation: Manicamp ajouta le mot.

– Bon! fit Malicorne en reprenant le papier.

Manicamp se mit à compter les pistoles.

– Il en manque vingt, dit-il.

– Comment cela?

– Les vingt que j'ai gagnées.

– Où?

– En pariant que vous auriez la lettre du duc de Guiche dans huit heures.

– C'est juste.

Et il lui donna les vingt pistoles.

Manicamp se mit à prendre son or à pleines mains et le fit pleuvoir en cascades sur son lit.

– Voilà une seconde charge, murmurait Malicorne en faisant sécher son papier, qui, au premier abord, paraît me coûter plus que la première; mais…

Il s'arrêta, prit à son tour la plume, et écrivit à Montalais:

«Mademoiselle, annoncez à votre amie que sa commission ne peut tarder à lui arriver; je pars pour la faire signer: c'est quatre- vingt-six lieues que j'aurai faites pour l'amour de vous…»

Puis avec son sourire de démon, reprenant la phrase interrompue:

– Voilà, dit-il, une charge qui, au premier abord, paraît me coûter plus cher que la première; mais… le bénéfice sera, je l'espère, dans la proportion de la dépense, et Mlle de La Vallière me rapportera plus que Mlle de Montalais, ou bien, ou bien, je ne m'appelle plus Malicorne. Adieu, Manicamp.

Et il sortit.

Le vicomte de Bragelonne, Tome II.

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