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PREMIÈRE PARTIE
VI
Forcella

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De même que Chiaja est la rue des étrangers et de l'aristocratie, de même que Toledo est la rue des flâneurs et des boutiques, Forcella est la rue des avocats et des plaideurs.

Cette rue ressemble beaucoup, pour la population qui la parcourt, à la galerie du Palais-de-Justice, à Paris, qu'on appelle salle des Pas-Perdus, si ce n'est que les avocats y sont encore plus loquaces et les plaideurs râpés.

C'est que les procès durent à Naples trois fois plus long-temps qu'ils ne durent à Paris.

Le jour où nous la traversions, il y avait encombrement; nous fûmes forcés de descendre de notre corricolo pour continuer notre route à pied, et nous allions à force de coups de coude parvenir à traverser cette foule lorsque nous nous avisâmes de demander quelle cause la rassemblait: on nous répondit qu'il y avait procès entre la confrérie des pèlerins et don Philippe Villani. Nous demandâmes quelle était la cause du procès: on nous répondit que le défendeur, s'étant fait enterrer quelques jours auparavant aux frais de la confrérie des pèlerins, venait d'être assigné afin de prouver légalement qu'il était mort. Comme on le voit, le procès était assez original pour attirer une certaine affluence. Nous demandâmes à Francesco ce que c'était que don Philippe Villani. En ce moment, il nous montra un individu qui passait tout courant.

– Le voici, nous dit-il.

– Celui qu'on a enterré il y a huit jours?

– Lui-même.

– Mais comment cela se fait-il?

– Il sera ressuscité.

– Il est donc sorcier?

– C'est le neveu de Cagliostro.

En effet, grâce à la filiation authentique qui le rattache à son illustre aïeul, et à une série de tours de magie plus ou moins drôles, don Philippe était parvenu à accréditer à Naples le bruit qu'il était sorcier.

On lui faisait tort: don Philippe Villani était mieux qu'un sorcier, C'était un type: don Philippe Villani était le Robert Macaire napolitain. Seulement l'industriel napolitain a une grande supériorité sur l'industriel français; notre Robert Macaire à nous est un personnage d'invention, une fiction sociale, un mythe philosophique, tandis que le Robert Macaire ultramontain est un personnage de chair et d'os, une individualité palpable, une excentricité visible.

Don Philippe est un homme de trente-cinq à quarante ans, aux cheveux noirs, aux yeux ardens, à la figure mobile, à la voix stridente, aux gestes rapides et multipliés; don Philippe a tout appris et sait un peu de tout; il sait un peu de droit, un peu de médecine, un peu de chimie, un peu de mathématiques, un peu d'astronomie; ce qui fait qu'en se comparant à tout ce qui l'entourait, il s'est trouvé fort supérieur à la société et a résolu de vivre par conséquent aux dépens de la société.

Don Philippe avait vingt ans lorsque son père mourut: il lui laissait tout juste assez d'argent pour faire quelques dettes. Don Philippe eut le soin d'emprunter avant d'être ruiné toute fait, de sorte que ses premières lettres de change furent scrupuleusement payées: il s'agissait d'établir son crédit. Mais toute chose a sa fin dans ce monde; un jour vint où don Philippe ne se trouva pas chez lui au moment de l'échéance: on y revint le lendemain matin, il était déjà sorti; on y revint le soir, il n'était pas encore rentré. La lettre de change fut protestée. Il en résulta que don Philippe fut obligé de passer des mains des banquiers aux mains des escompteurs, et qu'au lieu de payer six du cent, il paya douze.

Au bout de quatre ans, don Philippe avait usé les escompteurs comme il avait usé les banquiers; il fut donc obligé de passer des mains des escompteurs aux mains des usuriers. Ce nouveau mouvement s'accomplit sans secousse sensible, si ce n'est qu'au lieu de payer douze pour cent, don Philippe fut obligé de payer cinquante. Mais cela importait peu à don Philippe, qui commençait à ne plus payer du tout. Il en résulta qu'au bout de deux ans encore don Philippe, qui éprouvait le besoin d'une somme de mille écus, eut grand'peine à trouver un juif qui consentit à la lui prêter à cent cinquante pour cent. Enfin, après une foule de négociations dans lesquelles don Philippe eut à mettre au jour toutes les ressources inventives que le ciel lui avait données, le descendant d'Isaac se présenta chez don Philippe avec sa lettre de change toute préparée; elle portait obligation d'une somme de neuf mille francs: le juif en apportait trois mille; il n'y avait rien à dire, c'était la chose convenue.

Don Philippe prit la lettre de change, jeta un coup d'oeil rapide dessus, étendit négligemment la main vers sa plume, fit semblant de la tremper dans l'encrier, apposa son acceptation et sa signature au bas de l'obligation, passa sur l'encre humide une couche de sable bleu, et remit au juif la lettre de change toute ouverte.

Le juif jeta les yeux sur le papier; l'acceptation et la signature étaient d'une grosse écriture fort lisible; le juif inclina donc la tête d'un air satisfait, plia la lettre de change et l'introduisit dans un vieux portefeuille où elle devait rester jusqu'à l'échéance, la signature de don Philippe ayant depuis long-temps cessé d'avoir cours sur la place.

A l'échéance du billet, le juif se présente chez don Philippe. Contre son habitude, don Philippe était à la maison. Contre l'attente du juif, il était visible. Le juif fut introduit.

– Monsieur, dit le juif en saluant profondément son débiteur, vous n'avez point oublié, j'espère, que c'est aujourd'hui l'échéance de notre petite lettre de change.

– Non, mon cher monsieur Félix, répondit don Philippe. Le juif s'appelai Félix.

– En ce cas, dit le juif, j'espère que vous avez eu la précaution de vous mettre en règle?

– Je n'y ai pas pensé un seul instant.

– Mais alors vous savez que je vais vous poursuivre?

– Poursuivez.

– Vous n'ignorez pas que la lettre de change entraîne la prise de corps?

– Je le sais.

– Et, afin que vous ne prétextiez cause d'ignorance, je vous préviens que, de ce pas, je vais vous faire assigner.

– Faites.

Le juif s'en alla en grommelant, et fit assigner don Philippe à huitaine.

Don Philippe se présenta au tribunal.

Le juif exposa sa demande.

– Reconnaissez-vous la dette? demanda le juge.

– Non seulement je ne la reconnais pas, répondit don Philippe, mais je ne sais pas même ce que monsieur veut dire.

– Faites passer votre titre au tribunal, dit le juge au demandeur.

Le juif tira de son portefeuille la lettre de change souscrite par don Philippe et la passa toute pliée au juge.

Le juge la déplia; puis, jetant un coup d'oeil dessus:

– Oui, dit-il, voilà bien une lettre de change, mais je n'y vois ni acceptation ni signature.

– Comment! s'écria le juif en pâlissant.

– Lisez vous-même, dit le juge.

Et il rendit la lettre de change au demandeur.

Le juif faillit tomber à la renverse. L'acceptation et la signature avaient effectivement disparu comme par magie.

– Infâme brigand! s'écria le juif en se retournant vers don Philippe.

Tu me paieras celle-là.

– Pardon, mon cher monsieur Félix, vous vous trompez, c'est vous qui me la paierez au contraire. Puis se tournant vers le juge:

– Excellence, lui dit-il, nous vous demandons acte que nous venons d'être insulté en face du tribunal, sans motif aucun.

– Nous vous l'accordons, dit le juge.

Muni de son acte, don Philippe attaqua le juif en diffamation, et comme l'insulte avait été publique, le jugement ne se fit pas attendre.

Le juif fut condamné à trois mois de prison et à mille écus d'amende.

Maintenant expliquons le miracle.

Au lieu de tremper sa plume dans l'encre, don Philippe l'avait purement et simplement trempée dans sa bouche et avait écrit avec sa salive. Puis, sur l'écriture humide, il avait passé du sable bleu. Le sable avait tracé les lettres; mais, la salive séchée, le sable était parti et avec lui l'acceptation et la signature.

Don Philippe gagna six mille francs à ce petit tour de passe-passe, mais il y perdit le reste de son crédit; il est vrai que le reste de son crédit ne lui eût probablement pas rapporté six mille francs.

Mais si bien qu'on ménage mille écus, ils ne peuvent pas éternellement durer; d'ailleurs, don Philippe avait une assez grande foi dans son génie pour ne point pousser l'économie jusqu'à l'avarice. Il essaya de négocier un nouvel emprunt, mais l'affaire du pauvre Félix avait fait grand bruit, et, quoique personne ne plaignit le juif, chacun éprouvait une répugnance marquée à traiter avec un escamoteur assez habile pour effacer sa signature dans la poche de son créancier.

Sur ces entrefaites, on arriva au commencement d'avril. Le 4 mai est l'époque des déménagemens à Naples: don Philippe devait deux termes à son propriétaire, lequel lui fit signifier que s'il ne payait pas ces deux termes dans les vingt-quatre heures, il allait, par avance et en se pourvoyant devant le juge, se mettre en situation de le renvoyer à la fin du troisième.

Le troisième arriva, et, comme don Philippe ne paya point, on saisit et l'on vendit les meubles, à l'exception de son lit et de celui d'une vieille domestique de la famille qui n'avait pas voulu le quitter et qui partageait toutes les vicissitudes de sa fortune. La veille du jour où il devait quitter la maison, il se mit en quête d'un autre logement. Ce n'était pas chose facile à trouver: don Philippe commençait à être fort connu sur le pavé de Naples. Désespérant donc de trouver un propriétaire avec qui traiter à l'amiable, il résolut de faire son affaire par force ou par surprise.

Il connaissait une maison que son propriétaire, vieil avare, laissait tomber en ruines plutôt que de la faire réparer. Dans tout autre temps, cette maison lui eût paru fort indigne de lui; mais don Philippe était devenu facile dans la fortune adverse. Il s'assura pendant la journée que la maison n'était point habitée, et, lorsque la nuit fut venue, il déménagea avec sa vieille servante, chacun portant son lit, et s'achemina vers son nouveau domicile. La porte était close, mais une fenêtre était ouverte; il passa par la fenêtre, alla ouvrir la porte à sa compagne, choisit la meilleure chambre, l'invita à choisir après lui, et une heure après tous deux étaient installés.

Quelques jours après, le vieil avare, en visitant sa maison, la trouva habitée. C'était une bonne fortune pour lui: depuis deux ou trois années elle était dans un tel état de délabrement qu'il ne pouvait plus la louer à personne; il se retira donc sans mot dire; seulement, il fit constater l'occupation par deux voisins.

Le jour du terme, don Bernardo se présenta, cette attestation à la main, et après force révérences: – Monsieur, lui dit-il, je viens réclamer l'argent que vous avez bien voulu me devoir, en me faisant l'agréable surprise de venir loger chez moi sans m'en prévenir.

– Mon cher, mon estimable ami, lui répondit don Philippe en lui serrant la main avec effusion, informez-vous partout où j'ai demeuré si j'ai jamais payé mon loyer; et si vous trouvez dans tout Naples un propriétaire qui vous réponde affirmativement, je consens à vous donner le double de ce que vous prétendez que je vous dois, aussi vrai que je m'appelle don Philippe Villani.

Don Philippe se vantait, mais il y a des momens où il faut savoir mentir pour intimider l'ennemi.

A ce nom redouté, le propriétaire pâlit. Jusque-là il avait ignoré quel illustre personnage il avait eu l'honneur de loger chez lui. Les bruits de magie qui s'étaient répandus sur le compte de don Philippe se présentaient à son esprit, et il se crut non seulement ruiné pour avoir hébergé un locataire insolvable, mais encore damné pour avoir frayé avec un sorcier.

Don Bernardo se retira pour réfléchir à la résolution qu'il devait prendre. S'il eût été le diable boiteux, il eût enlevé le toit; il n'était qu'un pauvre diable, il se décida à le laisser tomber, ce qui ne pouvait, au reste, entraîner de longs retards, vu l'état de dégradation de la maison. C'était justement dans la saison pluvieuse, et quand il pleut à Naples on sait avec quelle libéralité le Seigneur donne l'eau; le propriétaire se présenta de nouveau au seuil de la maison.

Comme nos premiers pères poursuivis par la vengeance de Dieu, à laquelle ils cherchaient à échapper, don Philippe s'était retiré de chambre en chambre devant le déluge. Le propriétaire crut donc, au premier abord, qu'il avait pris le parti de décamper, mais son illusion fut courte. Bientôt, guidé par la voix de son locataire, il pénétra dans un petit cabinet un peu plus imperméable que le reste de la maison, et le trouva sur son lit tenant d'une main son parapluie ouvert, de l'autre main un livre, et déclamant à tue-tête les vers d'Horace: Impavidum ferient ruinæ!

Le propriétaire s'arrêta un instant immobile et muet devant l'enthousiaste résignation de son hôte, puis enfin, retrouvant la parole:

– Vous ne voulez donc pas vous en aller? demanda-t-il faiblement et d'une voix consternée:

– Écoutez-moi, mon brave ami, écoutez-moi, mon digne propriétaire, dit don Philippe en fermant son livre. Pour me chasser d'ici, il faut me faire un procès; c'est évident: nous n'avons pas de bail, et j'ai la possession. Or, je me laisserai juger par défaut: un mois, je formerai opposition au jugement: autre mois; vous me réassignerez: troisième mois; j'interjetterai appel: quatrième mois; vous obtiendrez un second jugement: cinquième mois; je me pourvoirai en cassation: sixième mois. Vous voyez qu'en allongeant tant soit peu la chose, car je cote au plus bas, c'est une année de perdue, plus les frais.

– Comment les frais! s'écria le propriétaire; c'est vous qui serez condamné aux frais.

– Sans doute, c'est moi qui serai condamné aux frais, mais c'est vous qui les paierez, attendu que je n'ai pas le sou, et que, comme vous serez le demandeur, vous aurez été forcé de faire les avances.

– Hélas! ce n'est que trop vrai! murmura le pauvre propriétaire en poussant un profond soupir.

– C'est une affaire de six cents ducats, continua don Philippe.

– A peu près, répondit le propriétaire, qui avait rapidement calculé les honoraires des juges, des avocats et des greffiers.

– Eh bien! faisons mieux que cela, mon digne hôte, transigeons.

– Je ne demande pas mieux, voyons.

– Donnez-moi la moitié de la somme, et je sors à l'instant de ma propre volonté, et je me retire à l'amiable.

– Comment! que je vous donne trois cents ducats pour sortir de chez moi, quand c'est vous qui me devez deux termes!

– La remise de l'argent portera quittance.

– Mais c'est impossible!

– Très bien. Ce que j'en faisais, c'était pour vous obliger.

– Pour m'obliger, malheureux!

– Pas de gros mots, mon hôte; cela n'a pas réussi, vous le savez, au papa Félix.

– Eh bien! dit l'avare faisant un effort sur lui-même, eh bien! je donnerai moitié.

– Trois cents ducats, dit don Philippe, pas un grain de plus, pas un grain de moins.

– Jamais! s'écria le propriétaire.

– Prenez garde que, lorsque vous reviendrez, je ne veuille plus pour ce prix-là.

– Eh bien! je risquerai le procès, dût-il me coûter six cents ducats!

– Risquez, mon brave homme, risquez.

– Adieu; demain vous recevrez du papier marqué.

– Je l'attends.

– Allez au diable!

– Au plaisir de vous revoir.

Et tandis que don Bernardo se retirait furieux, don Philippe reprit son ode au Justum et tenacem.

Le corricolo

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