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II
ОглавлениеLe trajet jusqu'à Magdebourg n'est pas long. Après Ilsenburg, il y a Wernigerode, puis Dannstedt, puis Halberstadt, où l'on rejoint la ligne de Halle. D'Halberstadt à Magdebourg on met une heure et demie.
Il faisait un temps superbe. Partout régnaient la gaieté, le soleil, la vie normale, paisible et laborieuse. Les gens montaient et descendaient, pressés ou lents, des paniers au bras, des paquets aux mains, les dames en parasol, les hommes le cigare aux lèvres, causant diversement de choses et d'autres, s'abordant, se reconnaissant, s'interpellant. J'aperçus sur le quai d'Halberstadt un groupe d'étudiants de Halle, la casquette sur l'oreille, la badine sous l'aisselle. Des touristes circulaient, des Anglais à Baedeker, des Russes à lunettes d'or. D'entre ces nombreux visages qui passaient ainsi sous mes yeux, y en avait-il un qui trahit une inquiétude? Y en avait-il un seul pour se douter que dans quelques jours peut-être il aurait à changer brusquement d'aspect sous l'effet d'une formidable nouvelle dont il n'avait pour lors aucune idée?
Je ne fus cependant pas sans remarquer qu'à chaque station montaient deux ou trois jeunes gens à l'air préoccupé, munis d'un léger bagage. Il en descendit une cinquantaine à Halberstadt. Quelques-uns avaient comme moi une valise; la plupart, des paysans et des ouvriers, portaient un baluchon de toile nouée. Mais, dans le mouvement de la gare, leur présence ne souleva nulle curiosité.
Nienhagen, Oschersleben, Blumenberg... De nombreux réservistes montaient, qui descendirent à Magdebourg avec moi. Pas un uniforme en gare. Je chargeai un commissionnaire de porter ma cantine à la caserne et m'en fus faire un tour en ville. Tout y était habituel et calme. Les magasins étalaient leurs vitrines, devant lesquelles baguenaudait la foule bourgeoise. Les promeneurs animaient la Kaiserstrasse. Devant le théâtre étaient placardées les affiches d'une troupe estivale. Des enfants se dirigeaient par bandes vers les ombrages du jardin Frédéric-Guillaume. Une seule chose m'étonna: l'absence à peu près complète de soldats, dans cette ville qui à l'ordinaire en regorge.
J'avais encore deux heures de liberté. Je décidai de les employer à me rafraîchir dans une brasserie, car il faisait terriblement chaud. J'entrai au Franziskaner. L'immense taverne était pleine. Je finis cependant par trouver une place et me mis aussitôt à vider des cruchons avec la même soif que si j'avais été notre valeureux Fuchsmajor, le gros von Pumplitz, surnommé Falstaff.
A toutes les tables, des journaux étaient déployés devant le nez alourdi de consommateurs absorbés. Présumant qu'il pouvait être survenu quelques événements importants, je me fis apporter les dernières gazettes et ne tardai pas à être plongé dans cette lecture aussi profondément que mes voisins.
Comme il était à prévoir, la Serbie continuait à faire des siennes. Cette insolente peuplade se refusait à accepter les conditions exceptionnellement modérées de la note autrichienne, forçant ainsi le gouvernement austro-hongrois à rompre les relations diplomatiques. Le ministre d'Autriche avait quitté Belgrade et le ministre de Serbie à Vienne avait reçu ses passeports.
La nouvelle de la rupture des relations diplomatiques avec la Serbie, annonçait-on de Vienne à la Gazette de Magdebourg, a été rendue publique par des éditions spéciales des journaux. La foule massée dans les rues a accueilli la nouvelle par des acclamations en l'honneur de l'Empereur. Partout règne un grand enthousiasme.
Les manifestations à Berlin, mandait l'agence Wolff, ont duré toute la nuit. Un cortège de cent mille personnes a parcouru la ville en chantant la Wacht am Rhein. Devant l'ambassade de Russie des cris hostiles ont été poussés. On a acclamé l'ambassade d'Autriche et l'ambassade d'Angleterre.
Aux dernières dépêches, les informations suivantes étaient données, datant du jour même:
Berlin, 27 juillet.—S. M. l'Empereur a décidé d'interrompre sa croisière sur les côtes de Norvège, pour rentrer directement à Berlin.
Copenhague, 27 juillet.—Le président de la République française, interrompant son voyage, a pris la décision de revenir immédiatement en France.
Il se passait assurément quelque chose. Mais quoi?
Les articles de la presse étaient divers et contradictoires. J'en lus attentivement une douzaine.
Vienne et Berlin, écrivait la Neue Freie Presse, mêlent aujourd'hui leurs sentiments, et des millions d'hommes, dominés par la même émotion, se retrouvent frères comme autrefois. Le peuple a raison: la guerre doit être menée jusqu'à la dernière extrémité.
Cette guerre, exposait la Zeit, décidera du sort de l'Autriche-Hongrie des Balkans, peut-être de toute l'Europe: du sort de l'Autriche-Hongrie, si on la laisse seule avec la Serbie; de celui des Balkans, si un État balkanique intervient; de celui de l'Europe, si la Russie bouge.
Les Dernières Nouvelles de Munich disaient:
L'Autriche veut être libérée de cet éternel danger qui a son origine en Serbie. Nous avons l'espoir que l'Angleterre s'abstiendra de toute intervention dans le conflit austro-serbe, ainsi que dans une collision éventuelle entre la Triplice et la Duplice.
L'Allemagne mobilisera, si c'est nécessaire spécifiait la Deutsche Tageszeitung. Il n'est pas douteux que notre mobilisation ne soit préparée jusque dans ses moindres détails.
Et la National Zeitung insistait, dirigeant plus particulièrement son avertissement du côté de l'Ouest:
La France ne sait-elle pas ce qu'elle entreprend, en voulant, avant d'avoir achevé ses armements, rencontrer de nouveau l'adversaire de 1870? A-t-elle oublié le siège de Paris? Ne ressent-elle déjà plus la perte des cinq milliards qu'elle a dû payer? En a-t-elle assez de la République et désire-t-elle un autre régime? C'est sur la France que l'Allemagne s'indemnisera. Seulement, cette fois, on se servira d'une autre mesure qu'il y a quarante-quatre ans. Au lieu de cinq milliards ce sera cinquante milliards que devra payer la France. Tu l'as voulu, Georges Dandin!
C'était ce qui s'appelle envoyé!
La presse étrangère, dont nos journaux donnaient de larges extraits, laissait en général une impression favorable, à l'exception des feuilles françaises et russes dont le ton, à en juger par les passages cités, me parut suspect.
Le Daily Chronicle disait:
Si l'effort diplomatique en vue de la paix échoue, il ne faudra pas en rejeter la responsabilité sur Londres ou sur Berlin, non plus que sur Paris ou sur Rome, car le seul rayon d'espoir est donné par l'ardent désir de paix des quatre puissances qui ne sont pas directement intéressées dans le conflit.
La presse de notre alliée italienne se prononçait en termes qui me semblèrent fort justes sur la situation.
L'Autriche a absolument toutes les raisons et la Serbie tous les torts, décidait le Popolo Romano. L'attitude de l'Autriche à l'égard de la Serbie ne pouvait pas être plut correcte.
Et la Tribuna, le journal gouvernemental, commentant le voyage du président Poincaré à Saint-Pétersbourg, formulait:
La politique extérieure française a eu deux objectifs en ces dernières années: lier l'Angleterre à la France et à la Russie par un pacte d'alliance et donner à la politique russe une orientation anti-germanique. La France à ce point de vue a complètement échoué.
Quant au socialisme, son pacifisme intransigeant s'exprimait en déclarations catégoriques:
Pour le prolétariat allemand et international, écrivait le Vorwærts le 25 juillet, la situation est claire. Quoi qu'il arrive, le prolétariat ne doit pas se croiser les bras. Si la classe ouvrière est sincère dans son intention de maintenir la paix entre les peuples et d'éviter les conflits internationaux, elle doit être à son poste. Le peuple ne veut pas d'aventure guerrière; il veut une politique qui garantisse la paix.
Sur quoi le leader français Jaurès, lui faisant écho par dessus la frontière, répondait dans son organe l'Humanité:
Tout ce que nous voyons à l'heure présente, dans cette obscurité, c'est que nos camarades socialistes d'Allemagne ont vigoureusement protesté contre le caractère menaçant et offensant de la note autrichienne. Que les socialistes de tous les pays redoublent d'efforts pour éclairer l'opinion et pour opposer leur solidarité à l'épouvantable catastrophe dont est menacé le monde.
J'en étais là de ma lecture, quand je me sentis frappé sur l'épaule.
—Guten Abend, Herr Wilfrid, vous êtes donc à Magdebourg?
C'était un ami de mon père, le juge de district Obercassel, dont je fréquentais la maison pendant mon année de volontariat.
—Comme vous le voyez, monsieur le juge de district, je suis ici de passage.
—Quoi de nouveau? Tout le monde va bien, à Ilsenburg?
—Tout le monde va bien, je vous remercie. Mon père fait chaque jour son heure de trapèze, ma mère cultive son piano et mes petites sœurs grandissent.
—Tant mieux, tant mieux, Et vous, Herr Wilfrid? Vous étudiez à Halle, je crois?
—A Halle, parfaitement, monsieur le juge de district.
—Oh! oh! fit-il en m'examinant, mes félicitations! Vous avez ramassé là une superbe balafre. Cela vous va fort bien, mon cher!
Il me secoua cordialement la main, s'assit en face de moi, commanda un litre et, remarquant l'amoncellement de journaux qui formait sur la table une pile presque aussi haute que celle de mes rondelles de cruchons, il demanda:
—Vous avez lu les feuilles du soir? Quelles sont les nouvelles? L'Autriche a-t-elle fait sa déclaration de guerre?
—Pas encore, monsieur le juge de district. Nous en sommes toujours à la rupture diplomatique. Vous croyez donc à la guerre?
—Naturellement.
—Et la médiation des puissances?
—Bêtise! L'Autriche veut avoir la Serbie, elle l'aura! Elle n'en fera qu'une bouchée.
—C'est certain. Mais il y a la Russie. Que fera la Russie?
—La Russie fera ce qu'elle voudra. Cela nous est égal.
—Comment, cela nous est égal? Mais si la Russie bouge, nous intervenons!
—Eh bien, nous intervenons.
—Vous croyez donc aussi à la guerre européenne?
—J'y crois aussi.
—Cependant, notre gouvernement assure qu'il veut la paix.
—Il l'assure, sans doute. Il faut toujours assurer qu'on veut la paix. Mais je pense que c'est précisément pour avoir un bon motif d'intervention qu'il laisse François-Joseph donner tête baissée dans l'affaire balkanique. Vous comprenez que, si l'Allemagne voulait réellement la paix, notre empereur n'aurait qu'un mot à dire pour que tout rentre aussitôt dans l'ordre.
—Ce mot, l'empereur va peut-être le dire. Qui sait s'il ne rentre pas aujourd'hui à Berlin pour cela?
—Je ne le pense pas. L'Allemagne a tout intérêt à une guerre européenne. Jamais la situation ne nous aura été plus favorable: la Russie sans chemins de fer et perdue par ses grèves, la France plus qu'aux trois quarts pourrie, incapable d'un effort militaire, l'Angleterre en proie à la guerre civile et devant forcément rester neutre.
—C'est juste. Mais si la situation nous est si favorable, ne pensez-vous pas, monsieur le juge de district, qu'aucun pays n'osera nous attaquer? Il faudrait donc que ce soit l'Allemagne qui prenne l'offensive? Assumerait-elle la responsabilité de déclarer la guerre?
—Pourquoi pas? Je ne vois pas pourquoi l'Allemagne ne déclarerait pas la guerre, si c'est nécessaire. Offensive, défensive, tout cela ne signifie rien, Herr Wilfrid. En réalité, on se défend toujours, même quand on attaque. Or, nous nous sentons attaqués, parce qu'on ne nous laisse pas faire ce que nous voulons. En attaquant à notre tour, nous ne faisons donc que nous défendre. Il n'y a pas un Allemand qui ne comprenne cela.
—Vous vouiez dire que, de quelque façon que la guerre s'engage, cette guerre ne sera jamais pour nous qu'une guerre défensive?
—C'est exactement ce que je veux dire. Tenez, les socialistes eux-mêmes... Je vois que vous venez de lire cette peste de Vorwærts, fit-il en posant son gros index poilu sur la feuille socialiste... Eh bien, les socialistes eux-mêmes finiront aussi par le comprendre.
Et comme j'avais un geste d'incrédulité:
—Vous verrez, affirma-t-il.
Puis, après avoir allumé un cigare et fait renouveler son litre, le juge de district Obercassel continua:
—C'est maintenant qu'il nous faut agir. Dans quelques années, il serait trop tard. Nous avons besoin de nous étendre, de briser autour de nous des résistances qui pourraient devenir trop fortes. Il nous faut les ports du nord, les mines de fer et les colonies françaises. Il nous faut la Vistule et la mainmise sur la Baltique. Il nous faut l'accès de la Méditerranée et la domination surtout l'empire ottoman. Voilà pour commencer. Dans vingt ans, ce sera le tour de l'Angleterre. Dans cinquante ans, les États-Unis seront allemands, le Brésil de même; le canal de Panama nous appartiendra et nous pourrons alors nous occuper sérieusement de la Chine.
—C'est magnifique! m'écriai-je enthousiasmé.
—Nous ne verrons pas tout cela. Vous peut-être, pas moi. Mais je suis modeste, je mécontenterai d'assister à la première partie de cette colossale trilogie.
Il prononçait tout cela tranquillement, l'œil doucement émerillonné, en ingurgitant à petits coups sa bière blonde.
—Mais j'y songe, fit-il, vous êtes mobilisable, Herr Wilfrid. Vous n'avez encore rien reçu?
J'hésitais à répondre. Mais je voulus maintenir le secret.
—Non, dis-je en rougissant.
—Cela m'étonne, car chez nous l'artillerie et les pionniers sont déjà partis.
—Quand?
—Il y a trois jours. Ils doivent être bien loin maintenant.
—Vous les avez vus?
—Non. Peu de gens les ont vus. Ils sont partis de nuit. Le 26e régiment d'infanterie est également parti, mais la nuit dernière seulement. Il s'est embarqué à la gare de Neustadt.
—Et le 183e?
—Le 183e, on ne le voit pas non plus. Mais je crois qu'il est encore ici. Il doit être consigné dans sa caserne. Est-ce au 183e que vous êtes incorporé?
—Pour le moment, oui. Mais je serai peut-être affecté à son régiment de réserve.
—C'est probable. Vous êtes sous-officier maintenant?
—J'ai été libéré avec ce grade, mais je ne sais si on me le conserverait dans une campagne.
—Oh! certainement. On n'a jamais trop de sous-officiers. Et, si la chance vous favorise, vous ne serez pas longtemps sans avoir le porte-épée. Il y aura vite des trous à combler, expliqua-t-il placidement.
Ceci me rappela la caserne. Je tirai ma montre. Il était cinq heures et demie.
Je réglai ma consommation et, prétextant un train à prendre, je laissai le juge Obercassel dans la salle enfumée du Franziskaner.
—Mes amitiés chez vous, me cria-t-il encore... et bonne chance!... Si vous allez en France, vous m'enverrez une carte postale timbrée de Paris!
La grosse horloge du corps de garde sonnait six heures, quand je fis mon entrée à la caserne. Une vie intense la remplissait du haut en bas. A tous les étages s'agitaient des gestes, s'activaient des silhouettes, à toutes les fenêtres s'astiquaient ou se brossaient des effets militaires. Sous la haute majuscule de leur lettre d'ordre, les multiples portes engouffraient on dégorgeaient un flot incessant d'uniformes. Un sourd remuement continu, sans éclat, sans vacarme, montait ou descendait de partout, coupé de brefs commandements ou du bruissement cadencé des pas. Sur tout un côté de la cour principale étaient alignés trois ou quatre cents hommes en calot rond et vareuse de coutil qui faisaient l'exercice sous les ordres d'un premier-lieutenant et d'une demi douzaine de sous officiers. Des cours annexes parvenaient des odeurs d'écurie, de piscine, de cordonnerie et de soupe au lard.
J'aperçus tout d'abord le lieutenant Kœnig, occupé à dénombrer un amoncellement de bagages à l'entrée du magasin de bataillon. Une liste à la main, il en vérifiait le compte, pendant que deux soldats du train rangeaient les colis et les classaient sous ses yeux. J'allai aussitôt à lui.
—Tiens, Hering! Wie geht's, bester Freund?
—Fort bien. Un peu ahuri seulement par tous ces événements.
—Hein! Qui nous aurait dit aux dernières manœuvres...
—Alors quoi? Nous partons?
—Nous partons. Mais quand, das weiss ich nicht. Le colonel reste mystérieux. Quand avez vous reçu votre ordre?
—Avant-hier.
—Parfait. Avez-vous vu le capitaine?
—Pas encore. J'arrive.
—Eh bien, montez vous mettre en tenue. Je vous rejoindrai dans une demi-heure. Nous irons ensemble. Vous verrez, mon cher, un homme extraordinaire.
—Qui ça, Braumüller?
—Mais non, Kaiserkopf... le capitaine Kaiserkopf. Puis, voyant mon étonnement:
—C'est juste, vous ne savez pas... Braumüller est parti avec l'active.
—Le régiment n'est plus ici?
—Non. Nous autres, nous sommes affectés au cadre de réserve. Nous avons un nouveau capitaine, et c'est le capitaine Kaiserkopf.
—Kaiserkopf..., répétai-je, comme pour me graver dans la tête ces syllabes sonores.
—Vous verrez. C'est un homme... je ne sais pas s'il vous plaira... c'est un homme extraordinaire... Il vient de Torgau.
—Qu'a-t-il de si extraordinaire?
—Vous verrez. A propos, fit Kœnig, ce n'est pas la peine de sortir votre tenue de service. On distribue depuis ce matin les uniformes de campagne. Faites-vous délivrer le vôtre. A tout à l'heure.
—C'est entendu. Mais qu'est-ce que c'est donc que tous ces gens-là, demandai-je, montrant les hommes à l'exercice. Il y a là pour le moins, un demi-bataillon.
—Une compagnie, mon cher, une seule compagnie, la sixième.
—Une compagnie! m'écriai-je. Vous plaisantez.
—Aucunement, mon ami. Toutes les compagnies de notre régiment vont avoir trois cent cinquante hommes sur pied de guerre.
Je restai suffoqué. Trois cent cinquante hommes par compagnie, cela me semblait un chiffre énorme.
—Kanonenfutter, murmura philosophiquement le lieutenant Kœnig. Ah! les Français ne se doutent pas de ce qu'ils vont recevoir sur le dos: l'active et la réserve, tout à la fois, et des compagnies de trois cent cinquante hommes!
Sur quoi il se remit à sa besogne d'estampillage.
Je montai à la compagnie. Notre étage bourdonnait comme une ruche en travail. Par les portes des chambrées on voyait les hommes en tricot de coton préparer leurs paquetages, ordonner leur fourniment, graisser leurs bottes. Des sous-officiers s'évertuaient, bougonnaient des instructions, mâchaient des jurons entre leurs dents tabagiques. Une prenante odeur de suée, de pieds et d'aisselles flottait dans les corridors.
Je rencontrai le fourrier Schmauser devant les lavabos.
—Ah! vous voilà, Hering! Je vous ai logé chez le feldwebel Schlapps. Vous ne vous plaindrez pas!
—Le feldwebel est absent?
—Le feldwebel est parti en avant avec le lieutenant-colonel Preuss pour les cantonnements.
—Où?
—Je n'en sais rien.
—Quand partons-nous!
—Je n'en sais rien.
—Mais, savez-vous au moins si nous partons?
—Je n'en sais rien de rien. Tout ce que je sais, c'est qu'on s'occupe de nous cantonner quelque part. Voici la clef du feldwebel. Je vais vous envoyer le tailleur, puis vous irez au magasin d'habillement choisir un casque. Tout le monde est équipé à neuf des pieds à la tête.
—Quel remue-ménage!
—Ne m'en parle pas! Voici deux nuits que je ne dors pas. Les chambrées sont archi-pleines, je ne sais où caser mes hommes.
Tout pénétré de son importance, le fourrier Schmauser épongeait son front moite.
Je trouvai ma cantine qui m'attendait devant la porte du feldwebel. Le logement était des plus confortables. Il se composait de deux pièces donnant sur la cour de la manutention, l'une servant de salon, l'autre de chambre à coucher. Le meuble en était cossu et voyant. Un fort bureau recouvert d'un tapis de peluche écarlate à grosses franges d'or supportait un cabaret à liqueurs, des pots à tabac et quelques livres de service. Sous une panoplie de pipes auréolant de leurs rayons divergeants le portrait en couleur de l'empereur, s'étalait, très fatigué, un large divan bleu de Prusse, devant lequel traînait une peau de renard. Aux fenêtres pendaient de lourds rideaux de panne jaune serin. Les murs tendus d'un papier gaufré à fleurs vertes se hérissaient de pointes de casques, d'aigrettes, de plumets, de crosses de pistolets, de poignards, de fers de lances, de bois de cerfs, de couteaux de chasse et d'armes exotiques. Sur la cheminée, entre deux enveloppes d'obus garnies d'herbes stérilisées, je reconnus la jolie pendule en porcelaine de Meissen que j'avais donnée au feldwebel pendant mon volontariat pour me concilier sa bienveillance. Mais ce qui surprenait le plus dans l'appartement du feldwebel Schlapps, c'était la quantité prodigieuse de souvenirs de femmes qui en ornaient tous les coins et recoins. On ne comptait pas les écharpes, les rubans, les mouchoirs, les débris de gaze, les bouquets fanés, les gants jaunis, les jarretières, les nœuds de chemise qui s'accrochaient à tous les clous, rôdaient sur les meubles, chargeaient des étagères, piquaient les angles des cadres et des miroirs. Les plus intimes de ces objets étaient naturellement dévolus à la décoration de la chambre à coucher, où l'on pouvait voir jusqu'à un pantalon de linon, avec des faveurs roses et des dentelles, servant de têtière à un fauteuil oriental. Le nombre des photographies surtout était considérable: il y en avait de toutes les sortes, dans toutes les poses et dans tous les costumes. Les unes présentaient de sémillants minois en toilette de ville, d'autres des déshabillés suggestifs, d'autres de piaffantes mascarades de théâtre-variété. Il y en avait de poétiques et de provocantes, de sensuelles et de sentimentales, de lascives, de perverses, de triviales; quelques unes même pouvaient être qualifiées de nettement obscènes. Tout ce qui avait passé sur les scènes des music-halls de Magdebourg, sur la piste de son cirque, dans ses tavernes, dans ses confiseries, dans ses bals publics, dans ses bars, sur ses trottoirs ou dans ses maisons louches s'étalait là, paradant, aguicheur, érotique et brutal, témoignage impressionnant des robustes appétits et des succès féminins de notre feldwebel.
J'en étais là de ma contemplation et ma pensée rougissante s'en allait déjà, portée par un courant naturel, errer à la dérive du côté des charmes encore à peine entrevus de ma chère Dorothéa, quand le tailleur Stich entra. Il avait les bras chargés de deux ou trois tuniques et d'autant de pantalons.
—A vos ordres, monsieur l'aspirant. J'ai conservé vos mesures de l'année dernière. Avez-vous grandi? Avez-vous grossi?
—Pas d'un pouce, Stich.
—Alors, fit-il de sa voix nasillarde, voilà qui doit vous aller comme un gant.
Il me présenta un uniforme et m'aida à l'endosser. J'en examinai l'effet dans la grande glace de Schlapps.
C'était le fameux uniforme feldgrau, dont j'avais déjà porté un spécimen aux manœuvres.
La glace me renvoyait mon image guerrière, grise du collet aux genoux. Tout y était feldgrau, jusqu'aux pattes d'épaules, jusqu'aux parements des manches. La couleur du corps d'armée ne se remarquait que par le mince liseré rouge des pattes d'épaules, sur lesquelles s'inscrivait en rouge le numéro du régiment. Un rang de boutons jaunes fermait la tunique. Un passepoil rouge et un galon doré de sous-officier bordaient le collet et les parements.
—Eh bien, murmurait Stich en me tapotant de tous les côtés, il me semble que ça va!
—Ça va.
—C'est un peu ample, mais vous serez mieux à votre aise. Vous n'allez pas à la parade, vous allez à la guerre.
Je lui donnai un mark de pourboire, puis j'allai au magasin d'habillement et à l'armurerie toucher le reste de mon équipement. Je choisis un casque, recouvert de sa housse en toile verdâtre, une casquette avec son bandeau rouge et sa cocarde prussienne, un manteau avec sa patte de drap rouge au collet, une paire de demi-bottes de cuir jaune, un havresac avec sa marmite individuelle, ses sachets à vivres, sa toile et ses accessoires de tente, un ceinturon avec ses trois cartouchières, son étui-musette et son petit bidon, un sabre-baïonnette avec son fourreau bruni et sa fausse dragonne aux couleurs du bataillon et de la compagnie, enfin un fusil avec sa lame-chargeur, sa hausse et son curseur. Tout cela avait pris un certain temps et quand je fus de retour chez le feldwebel, j'y trouvai Kœnig qui m'attendait.
—Et maintenant, mein lieber, allons voir le capitaine Kaiserkopf.
Le bureau du capitaine était situé à l'extrémité de l'étage occupé par notre compagnie. Une sentinelle en tenue de guerre, baïonnette au canon, en gardait l'entrée. Au passage de Kœnig, l'homme rectifia la position et présenta l'arme. Nous fûmes reçus dans l'antichambre par l'ordonnance.
—Monsieur le capitaine est-il là?
—A vos ordres, monsieur le lieutenant. Monsieur le capitaine est là, avec le vice-feldwebel Biertümpel.
Nous pénétrâmes dans une grande pièce qui s'éclairait sur la cour principale par deux hautes fenêtres à stores verts. Derrière un bureau de chêne chargé de dossiers, se hérissait, entre une énorme chope de bière et un revolver de gros calibre, une tête étrange et presque monstrueuse. Sous la casquette à visière un front proéminent, bossué, corroyé comme du cuir de botte projetait une paire de formidables sourcils aux soies épaisses et menaçantes. Le nez se gonflait et bourgeonnait entre les poches des yeux et les puissants méplats des joues aux teintes calcinées. Une rude et gigantesque moustache grisonnante boisait entièrement les lèvres et retombait pesamment autour du menton bestial. Le col rouge, érigé entre les pattes d'épaules plates en argent piquées de leurs deux étoiles, soutenait violemment cette figure énergique et féroce.
Je m'étais figé dans une attitude raide, les talons joints, la main gantée à la jugulaire du casque, attendant que le capitaine Kaiserkopf daignât lever les yeux sur moi. Un crayon à la main, il s'occupait à pointer sur un état d'effectifs des noms que lui défilait la voix éraillée du vice-feldwebel Biertümpel:
—Schuhmacher, Hans; Müller, Jakob; Petermann, Otto; Schnupf, Siegfried...
Cela aurait pu durer longtemps ainsi et j'aurais pu l'examiner encore plus en détail, si, ce qui lui arrivait sans doute à intervalles rapprochés, il n'avait éprouvé le besoin de boire. Sa main velue se porta vers l'anse de sa chope, de gros yeux gris de fer se levèrent, roulèrent un instant sous leurs sourcils énormes et se fixèrent sur moi. J'en profitai pour m'annoncer:
—Offiziers-Aspirant Wilfrid Hering!
Il aperçut en même temps Kœnig qui le saluait; il lui tendit deux doigts, puis, montant sa chope à ses lèvres, il y trempa largement sa moustache, tandis que Kœnig prononçait:
—Monsieur le capitaine, l'aspirant Hering est notre meilleur volontaire de la classe 1912. C'est un sujet distingué, qui fera honneur au régiment. Le capitaine Braumüller faisait grand cas de lui.
—Braumüller, Braumüller... grommela le capitaine Kaiserkopf. Ce n'est pas une raison.
—Ce n'est pas une raison, sans doute, monsieur le capitaine, mais c'est une indication.
—Schœn, Schœn. Voyons ses notes, Biertümpel.
Puis tandis que le vice-feldwebel feuilletait en dossier:
—Belle mine, solide gaillard, formula-t-il en me jaugeant de son œil gris. Superbe balafre.
—S'il vous plaît, monsieur le capitaine, croassa le vice-feldwebel en lui présentant la feuille qui me concernait.
Le capitaine Kaiserkopf y plongea le nez.
—Ah! voyons... Einjæhrig-Freiwilliger Wilfrid Hering, c'est bien ça... octobre 1912... stimmt... Tenue, bonne; instruction militaire bonne; baïonette, passable... Ah! ah! il paraît que vous n'êtes pas fort sur la baïonnette? Teufel! voilà qui est mauvais, monsieur Hering, voilà qui est très mauvais! La baïonnette, Donnerwetter! c'est capital. Comment voulez-vous vous en tirer, si vous n'êtes pas fort sur la baïonnette? Vous vous ferez embrocher comme un poulet! Voyons la suite. Vous avez en plusieurs fois des prix de tir; c'est mieux. Vous avez obtenu les aiguillettes de soie avec glands; Schœn. Vous avez été promu exempt au bout de six mois de service et trois mois plus tard sous officier surnuméraire. Vous avez subi avec succès votre examen d'officier de réserve et reçu votre qualification avec la note très bien; ce n'est pas mal... Mais, Donnerwetter! il y a encore quelque chose qui ne me satisfait pas, monsieur Hering, pas du tout...
Il engoula une ample rasade, puis continua:
—Donnerwetter! dis-je, il y a encore quelque chose qui ne me satisfait pas. Vous n'avez pas, monsieur Hering, paraît-il, la voix assez forte pour pousser convenablement notre hourrah national. Cela, monsieur Hering, c'est impardonnable. Ne savez-vous pas. Donnerwetter! que le hourrah allemand est avec la baïonnette allemande le moyen le plus puissant que connaisse notre infanterie pour jeter la terreur dans les rangs de l'ennemi? Un Allemand qui ne sait pas manœuvrer proprement sa baïonnette, ni pousser hardiment son hourrah ne sera jamais qu'un zéro devant le perfide adversaire. Allons, monsieur Hering, criez après moi: Hourrah!
Son organe fit trembler les vitres. Je rassemblai mon énergie et hurlai avec un souffle que je ne me connaissais pas:
—Hourrah!
—Hourrah! nom de Dieu! hourrah!
—Hourrah!
—Cela manque de coffre. Vous ne buvez pas assez de bière, monsieur Hering.
Je songeai à tout ce que j'avais absorbé peu d'heures auparavant, mais je n'en répondis pas moins avec subordination:
—J'en boirai davantage, monsieur le capitaine.
Le lieutenant Kœnig crut bon à ce moment d'intervenir de nouveau:
—Je vous demande la permission d'ajouter, monsieur le capitaine, que l'aspirant Hering est le fils du conseiller de commerce Karl Hering, de la province de Saxe, possesseur de nombreuses fabriques, membre des conseils d'administration de sociétés importantes, grand propriétaire foncier, décoré de l'ordre de l'Aigle Rouge et admis à la fréquentation de la plupart des familles nobles du pays. Le conseiller de commerce Karl Hering est plusieurs fois millionnaire.
Ce petit discours parut faire une certaine impression sur le capitaine Kaiserkopf. Son visage renfrogné se détendit visiblement et il proféra aussi aimablement qu'il lui était possible:
—Je vous félicite, monsieur Hering, d'appartenir à une bonne famille. Les bonnes familles sont les bonnes familles, chacun sait ça, Sacrament! et l'Allemagne peut compter sur leur dévouement.
Et se levant solennellement de derrière son bureau,—sa stature me parut énorme,—il prononça en faisant le salut militaire:
—Aspirant Hering, êtes-vous prêt à verser votre sang pour Sa Majesté l'Empereur?
Je répondis d'un ton pénétré:
—Je le suis, monsieur le capitaine.
—Pour la patrie allemande?
—Je le suis, monsieur le capitaine.
—Pour votre capitaine?
—Je le suis, monsieur le capitaine.
—C'est bien, fit-il en se rasseyant. Je vois en outre que vous avez eu l'honneur de conduire une demi-section en présence de Sa Majesté, lors de la dernière manœuvre impériale. Je ne puis vous donner de demi-section, car nos cadres sont au grand complet, mais vous commanderez un groupe: ce sera le cinquième de la troisième section. Et maintenant, aspirant Hering, allez: n'oubliez pas le hourrah, la baïonnette... et surtout beaucoup de bière allemande!
L'audience était terminée. Je claquai des talons, bombai le buste et partis au pas de parade, tandis que le vice-feldwebel Biertümpel reprenait d'une voix rauque:
—Staufifier, Fritz; Schmidt, Ruprecht; Schmidt, Anastasius...
Kœnig me rejoignit dans le corridor. Il avait l'air très satisfait.
—Vous avez de la chance, me dit-il, le capitaine a été charmant pour vous.
—Diable! fis-je, qu'est-ce que c'est donc quand il n'est pas charmant!
—Je vous répète que vous avez fait bonne impression.
Je compris alors la tactique de Kœnig et pourquoi il avait tenu à assister à ma présentation, pour diriger sans en avoir l'air, et dans le sens qui pût m'être le plus favorable, cette périlleuse formalité. Je le remerciai vivement de son amitié.
—Et maintenant, proposai-je, il me semble qu'il serait temps de souper. Voulez-vous que nous allions au casino!
—Ce serait avec plaisir, fit Kœnig, mais depuis trois jours, mon cher, nous ne pouvons sortir de la caserne. Les officiers supérieurs seuls ont le droit d'aller en ville. On nous a aménagé une cantine dans la salle d'honneur des sous-officiers. C'est là que nous allons nous rendre.
En passant, nous entrâmes dans la chambrée numéro 35, qu'occupaient mes hommes.
—Fixe! cria le plus ancien en apercevant l'officier.
Aussitôt les sept ou huit soldats présents se précipitèrent chacun devant son armoire et s'immobilisèrent dans la position de front, les mains au pantalon.
—Combien d'hommes dans cette chambrée? interrogea Kœnig.
—A vos ordres, monsieur le lieutenant. La chambre est occupée par vingt hommes, dont quinze du groupe cinq de la troisième section et cinq en supplément.
La chambre, disposée en temps normal pour huit à dix hommes d'un groupe, contenait une dizaine de lits et autant de paillasses destinées à être étendues sur le plancher et pour le moment roulées contre le mur. Chaque armoire servait pour deux hommes.