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IV
ОглавлениеJACINTHE
Dans la mesquine ville de province où, lymphatiquement, s’en allaient les jours avec une morose indolence, sans être comptés, et tranquilles, tracassés seulement par des cogitations dont personne ne se doutait, habitait en même temps que lui, de quelques mois plus âgée, une pâlotte fillette qui était sa cousine et dont le nom de Jacinthe le berçait d’une harmonie de tendresse.
Parfois, quelque soir bourgeois de dimanche, après vêpres, ayant au bras son épouse, de l’autre main traînant sa famille sur ses talons, grave, digne, rigide, le verbe sobre, les sourcils calmes, foncièrement intègre et juste, le père d’Albert, à pas ni trop lents, ni trop brefs, se dirigeait du côté de la demeure du père de Jacinthe.
«C’est mon frère» disait-il alors de sa voix rare; «nous lui devons une visite.»
Ils arrivaient, grimpant les uns derrière les autres l’escalier en tire-bouchon. En haut, une grande pièce sombre les recevait, vieille de la solennité des ans, tendue d’antiques et défroquées tapisseries, meublée de bahuts, de fauteuils sculptés, de gothiques tables à pieds de chimère. Le jour n’y entrait que purifié des trop vifs rayons par les lourdes ampleurs de rideaux. Un tableau, si obscur que l’on avait peine à discerner de rouges robes d’homme sous des chapeaux sanglants, immense et solitaire, en face de la cheminée, pendait. Les flammes, quand le bois brûlait, en hiver, le coloraient de leurs reflets en forme de langues. Tous se taisaient involontairement, après avoir pénétré. Lointaine, une sonnette. Ils expectaient, perdus en le bruit de ce tintement.
Bientôt, une porte s’ouvrant dans la paroi, livrait passage à un personnage court et voûté.
«Mon frère, vous êtes bien bon de venir me voir, avec ma belle-sœur et tous vos enfants» disait-il en reconnaissant, après avoir ajusté des lunettes, ses visiteurs.
Les deux frères se donnaient respectueusement l’accolade. Puis, les salutations achevées, le maître du logis s’esquivait, pour revenir, quelques instants plus tard, en compagnie de sa femme et de sa fille.
«Jacinthe, présentez vos compliments à vos cousins et cousines.»
Et tandis que les adultes s’appesantissaient sur une longue et ennuyeuse conversation, à l’autre bout de la salle pleine d’ombre, d’abord intimidés, ensuite—quoique sans jamais fuir tout à fait la sorte d’effarouchement inspirée par le lieu—prenant peu à peu confiance, jouaient les enfants.
Fine comme une hermine quant à sa taille et à ses bras doucereux, si délicatement frappée de visage que les plus touchants masques eussent paru grossiers auprès de ses fragiles lignes, précieuse des limpidités suaves qui n’appartiennent qu’à l’azur, au cygne et au rêve était Jacinthe. Son cou sortait de la guimpe excessif de blancheur, continuée aussi blanche à toute la figure, sauf des marbres bleus autour des yeux et sur la diaphanéité du front. Cendrées et incertaines les boucles de sa tête épandues aux épaules baignées. Les expressions mobiles flottaient ainsi que d’argentines ailes et d’énigmatiques voiles, séraphiques. En chacune de ses gracilités, des parfums d’huiles, de conciliatrices grâces. Ses mots s’envolaient sur des sourires charmeurs, qui les transmettaient avec pénétration. Dans cette vétuste serre sensitive délébile cultivée, l’inquiétude d’un contraste naissait entre la petite aux alliciantes candeurs et les hautes dominations de l’appartement.
Albert la respirait telle que se respire la fleur préférée et troublante. De réminiscences il la suivait, si, rentré au fade chez soi, il laissait les absorptions contemplatives ravissamment l’extasier. Et chaque nuit, avant de s’endormir, des apparitions d’elle et des bruissements de ses paroles hantaient les courtines chuchoteuses.
Savait-il même pourquoi?
Le sentiment éclos peu à peu s’accroissait en une innocente création. Il n’eût pu être taxé que des plus pures fraîcheurs des aurores; les virginités printanières du cœur y frissonnaient du frissonnement dont frissonnent les commençantes verdures poignant, frileuses, sous l’écorce encore hiémale, à l’haleine d’un zéphyr presque algide. Papillotant aussi comme le papillon qui papillonne, à peine issu du ténébreux cocon, sur les plaines d’esparcettes, et, dans la neuve lumière, hésite et frémit.
Albert savait-il même le nom de l’amour?
Mais, en était-ce?
Août revenait, torpide. Le jour de la Saint-Hyacinthe, l’enfant osa (seul il y avait pensé) grimper l’escalier en tire-bouchon et pénétrer dans la grande pièce sombre. Un bouquet aux mains, il se présenta. «Mon oncle» dit-il, «s’il m’était permis de voir ma cousine ...»
—«Elle est malade.»
Néanmoins, on l’introduisit dans la chambre où, emmaillotée de couvertures, malgré la chaleur, sur une chaise longue, la petite reposait. Ses yeux aux iris dilatés envahissaient extrêmement son teint si pâle. Des maigreurs élégantes et tristes s’accentuaient à ses joues. Belle d’une beauté non habituelle et d’une morbidesse captivante, elle semblait une moisson de lis couchée—humides très peu des atteintes prochaines d’une imperceptible défleuraison.
«Jacinthe» dit Albert en s’approchant sur la pointe des pieds, «je vous apporte des jacinthes pour votre fête ...»—Elle éleva sur lui ses souriants regards, qui l’enlacèrent de remerciement et de gentillesse. «Ces jacinthes me sont très agréables» dit-elle en répandant, de ses doigts mièvres, leurs érubescences sur les laits de ses coussins.
Enchantement des choses futiles! Une adoration s’insinua et remua l’âme impressionnée d’Albert. D’inconnues sensibilités en son sein s’accumulèrent, le gonflant d’une intempérance extraordinaire de plaisir. Rien, jusqu’à ces moments, n’eût fait prévoir ces émotions éprouvées. A quelle attraction inouïe cédait-il, sans cause précise sinon Jacinthe: et, celle-ci, était elle-même nommée en un intime aveu?
Au fort d’un silence plein d’aspirations retenues, la petite, comme obéissant à un caprice, mais à un caprice saturé d’exquises pensées, amena son ami sur elle d’un geste subit autour du cou.
«Embrassez-moi!» voulut-elle dans un murmure.
Albert déposa sur sa lèvre un baiser qui ne quitta jamais sa mémoire. Au toucher de cette peau satinée et déteinte, de vifs battements surprirent ses tempes et provoquèrent une espèce de subtil vertige. Il ne fit que l’effleurer, car les enfants sont exempts des notions charnelles et ne connaissent de l’amour que ce qu’en connaissent les caresses ingénues des sylphes. Cependant, toute sa substance tressaillit, de même qu’au contact d’un fluide, où il est plongé, un organisme; et une lente ambroisie le noya.
«Nous nous marierons ensemble» lui dit-il après ce baiser.—«Oui» répondit solennellement Jacinthe.
Alors, il perçut une ambition nette, lucide, claire, au milieu du fouillis confus de ses précédents essors: épouser Jacinthe lui parut être le but formel de sa vie. Un bonheur incomparable en résultait, et une invincible audace pour y tendre.
Quelques jours après, on enterrait Jacinthe, morte d’un épuisement de constitution. L’agonie, pointillée de légères souffrances, avait un peu contracté ses traits. Aspergé d’eau bénite et sous un marmottage de prières, le menu cercueil descendit dans la fosse ouverte; et les pelletées de terre, sonnant sur la caisse, symbolisèrent le dédaigneux oubli des vivants par la disparition totale du corps dont ils se débarrassaient.
De désespérées larmes jaillissaient deux à deux et dégringolaient le long des joues d’Albert.
C’était sa première ambition qui venait d’être anéantie, comme une bulle de savon brillamment enluminée, sur laquelle a soufflé le hasard.
Son père, le voyant pleurer, ne soupçonnant point que des attaches de cœur avaient été brisées, lui dit, peut-être pour le consoler:
«Ne pleure donc pas ainsi! Jacinthe est fille unique: tu hériteras.»