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II
LA SOCIÉTÉ—LES SALONS

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Table des matières

Trois époques apparaissent dans la société du dix-huitième siècle. Trois évolutions de son histoire attribuent trois formes à son esprit social et lui imposent trois modes. Le commencement du règne de Louis XV, la fin de ce règne, le règne de Louis XVI apportent au monde qu'ils transforment et renouvellent successivement le changement de trois âges. Et c'est la physionomie de ces trois âges qu'il faut étudier d'abord. Mais où la saisir? où la prendre? Le livre nous donnera-t-il le dessin, la nuance, le ton général qui peint un monde et le fait revivre? Trouverons-nous dans les Mémoires cette âme extérieure d'une société, son expression animée, sa représentation vivante? Non. Il sera temps tout à l'heure de leur demander des souvenirs, des portraits, tout ce qu'une réunion d'hommes et de femmes laisse de bruits éphémères et de fugitives images. Mais pour entrer dans la société du dix-huitième siècle, pour la toucher du regard, ouvrons un carton de gravures, et nous verrons ce monde, comme sur ses trois théâtres, dans le salon de 1730, dans le salon de 1760, dans le salon de 1780.

Ici, dans le premier salon, le monde est encore en famille. C'est une assemblée intime, un plaisir qui a l'apaisement et l'heureuse tranquillité d'un lendemain de bal. Dans la pièce large et haute, entre ces murs où les tableaux montrent des baigneuses nues, sur les ramages des panneaux de soie, sur les lourds fauteuils aux bras, aux pieds tordus, près de cette cheminée où flambe un feu clair et d'où monte la glace sortant d'une dépouille de lion et couronnée de sirènes, il semble que l'œil s'arrête sur un Décaméron au repos. Ces femmes qui se chauffent, un bichon sur les genoux, celles-là qui penchées feuillettent d'un doigt volant, d'un regard errant, un cahier de musique, celles-là qui font une reprise d'hombre, indolentes au jeu et à demi rieuses, jusqu'à la jeune personne qui retournée sur sa chaise s'amuse à agacer un chat avec un peloton de fil, tout ce tableau fait songer à ces paradis de Watteau qui n'étaient que l'idéal d'un salon français: même douceur, même paix, même coquetterie du maintien, même sourire de l'heure présente. La noblesse vient seulement de «s'enversailler»; et l'on trouverait encore dans ce salon bien clos et dans ces passe-temps d'hiver un souvenir de la vie de château. Et pourtant la vie du dix-huitième siècle est déjà commencée: voilà le caprice de ses modes, les galants négligés des femmes piqués de fleur sur fond blanc, les toques, les plumes, les colliers de fourrure. Sur les livres on croirait entendre voltiger un esprit qui vient de Boccace et qui va à Marivaux. Puis çà et là, près de cet homme enveloppé d'un manteau qui semble un domino, au coin d'un fauteuil, sur le tapis d'Orient on pose la bourse de velours du jeu, un masque pend ou repose, le masque de la Régence, noir aux joues, blanc à la bouche, comme le masque d'Arlequin,—le masque du Bal et de la Folie que vont prendre aux nuits de Venise les nuits de Paris [62].

Le second salon du siècle, le voici tout brillant, tout bruyant. Le brocart se retrousse en portières aux portes du fond. Les amours jouent et folâtrent au-dessus des portes. Des médaillons de femmes sourient dans les trumeaux. Des rosaces du plafond descendent les lustres de cristal de Bohême, rayonnant de bougies. Les feux des bras se reflètent dans les glaces. La vaisselle de Germain et les pyramides de fruits apparaissent sur le buffet, par une porte ouverte. C'est le plaisir dans sa vivacité, c'est le Bal. Le tambourin, la flûte, la basse et le violon jettent leurs notes mariées du haut d'une estrade. Les souliers de satin glissent sur le parquet losangé, les colliers sautent sur les gorges, les bouquets fleurissent les robes, les montres battent à la ceinture, les diamants étincellent dans les cheveux. Au milieu du salon, la danse noue les couples, noue les mains dégantées: les sveltes cavaliers font volter contre eux les danseuses légères; les dentelles se chiffonnent contre les manchettes de fourrure que Lauzun se taillera dans le manteau des princesses polonaises. La causerie voltige et sourit. Les femmes s'éventent et se parlent à l'oreille. Les cordons bleus, les chevaliers de l'Ordre, penchés sur les fauteuils, font leur cour aux jeunes mariées. Près du feu, la vieillesse se retrouve et s'amuse de ses souvenirs en tendant à la flamme la semelle de ses mules, et en laissant tomber des oranges dans la main des enfants. Joie voluptueuse! Fête enivrante et délicate! Le peintre qui nous en a laissé cette image délicieuse semble avoir fait tenir dans un coin de papier la danse, l'amour, la jeunesse du temps, ses nobles élégances, la fleur de toutes ses aristocraties, à leur moment de plein épanouissement, à leur heure de triomphe [63].

Entre ce salon du temps de Louis XV et un salon du temps de Louis XVI, il y a la différence des deux règnes. Le salon du temps de Louis XV paraissait ouvrir sur le présent, le salon du temps de Louis XVI ouvre sur l'avenir. Ses murs, son architecture, s'attristent comme la cour et comme la société, par la réforme, le sérieux, la roideur. Des amours jouent bien encore au plafond, mais ils paraissent laissés là, oubliés comme des génies du passé; et déjà les pilastres se profilent droits à côté du cintre nu des glaces. Et dans ce grand salon où deux chiens seulement mettent du bruit, ce n'est plus la danse, ce n'est plus un étourdissement. Vous ne verrez plus de couples, mais des groupes, formés çà et là: à une table de jeu, deux femmes jouent contre un homme, et se retournent pour consulter en montrant leurs cartes; à une table de trictrac, une femme tenant le cornet joue avec un abbé. Contre la cheminée, une femme cause. Auprès de la fenêtre, une jeune femme lit un livre [64]. C'est encore la société, mais ce n'est plus le plaisir. Il y a déjà, dans ce salon, l'air de 1788 et de 1789; la causerie y prend des attitudes de dissertation, le jeu y semble du temps gagné contre l'ennui, la lecture met sa gravité sur le front de la femme. On attend, on se prépare, on écoute, et si l'on rit, c'est de Turgot. Jeux, lectures, groupes détachés, froideur, sécheresse, tout me montre dans ce salon, peint par Lavreince, une société disgraciée et qui s'assombrit, un salon de Chanteloup, par exemple, mais où Mme Necker aurait pris la place de Mme de Choiseul.

Les deux plus grands salons de Paris au dix-huitième siècle étaient deux petites cours; le Palais-Royal et le Temple.

Le Palais-Royal était ouvert à toutes les personnes présentées, qui pouvaient y venir souper sans invitation tous les jours de représentation d'Opéra. Ce jour-là, toute la bonne compagnie y passait et s'y succédait. Les petits jours une société intime entourait la table. Cette société se composait à peu près de vingt personnes qui, invitées une fois pour toutes, pouvaient venir quand il leur plaisait, et qui le soir, allant et venant dans le salon, promenaient d'un bout du salon à l'autre la gaieté, la vivacité d'une conversation piquante. A ces réunions libres et charmantes, l'on voyait le plus souvent Mme de Beauvau, Mme de Boufflers, Mme de Luxembourg, Mmes de Ségur, mère et belle-fille, la baronne de Talleyrand, avec son joli visage vieillot, et la marquise de Fleury. Le haut du salon était tenu par une dame d'honneur de la duchesse de Chartres, Mme de Blot qui devait sa grande place au Palais-Royal à une passion du duc d'Orléans que sa victorieuse résistance avait changée en amitié tendre et respectueuse. Des traits charmants, la fraîcheur du teint, la légèreté de la taille, des dents un peu longues, mais éclatantes de blancheur, la nuance de cheveux la plus agréable, un art de parure remarquable [65], toutes sortes de grâces, de celles qui survivent à la première jeunesse et en donnent comme le dernier parfum, valaient à Mme de Blot les hommages de tous. Sage dans une cour qui ne s'était point piquée de retenue, elle se faisait pardonner la sagesse par la gaieté, la vertu par l'amabilité. Elle rachetait sa bonne réputation par un naturel et un enjouement qui s'effacèrent du jour, dit-on, où elle lut Clarisse, pour faire place à un fond de sentimentalité jusque-là cachée, à de grandes affiches, à de longues thèses de sensibilité, au plus fin galimatias de la pruderie. Elle imagina de porter à son cou en miniature la façade de l'église où son frère avait été enterré: elle eut le bel esprit du cœur, et elle devint une précieuse de vertu. Auprès de Mme de Blot, la vicomtesse de Clermont-Gallerande s'abandonnait à tout ce qu'elle pensait, s'échappait en saillies, en plaisanteries, amusait, déridait, emportait le rire, non par l'esprit qu'elle avait, mais par celui qu'elle rencontrait, par la fantaisie de l'humeur, les changements de caractère, la vivacité des impressions, le mouvement des idées, le jet imprévu et l'heureux hasard des paroles. Puis venait cette femme à talents, la fée de la Pédanterie: Mme de Genlis.

A ces femmes se joignaient d'autres femmes, moins jeunes en général, et qui avaient été attachées à la feue duchesse: Mme de Barbantane, qui, au dire de son intime ennemie, ne possédait plus de ses charmes passés qu'un nez rouge, une tournure commune, et une réputation assez bien établie de sagesse et d'esprit; Mme la comtesse de Rochambeau, agréable vieille femme qui se rajeunissait rien qu'en souriant, et dont la mémoire était toute pleine d'amusantes anecdotes; la vieille comtesse de Montauban, qui donnait à la société le spectacle comique de sa gourmandise, de ses étourderies et de son amour effréné du jeu. Mais une femme faisait surtout l'amusement et la distraction du Palais-Royal: c'était la marquise de Polignac, qui devait à sa laideur, à sa figure de vieux singe, à la brusquerie de ses manières et de ses plaisanteries, à l'audace de sa langue, une réputation d'originalité qu'elle semblait prendre à tâche de justifier. Recherchée pour le plaisir qu'elle donnait, cajolée pour son esprit, que l'on craignait un peu, quoiqu'il eût plus de malice que de méchanceté, elle avait habitué les salons à ses grogneries, dont elle était la première à plaisanter, à son vieil amour pour le comte de Maillebois qu'elle avouait si vaillamment et dont elle proclamait si haut le ridicule. Elle avait imposé à ses amis ses brutalités de mauvaise humeur, ses boutades, ce ton qui tranchait si singulièrement sur la politesse générale et monotone, ce tour populaire, cette crudité des mots avec laquelle elle relevait ses pensées et qui lui faisait répondre à une personne s'extasiant sur la vivacité de Mme de Lutzelbourg, la femme de soixante-huit ans la plus active de France: «Oui, elle a toute la vivacité que donnent les puces [66].»

Au milieu de ce salon, Mme la marquise de Fleury, qui partageait avec la baronne de Talleyrand l'amitié intime de la duchesse de Chartres, paraissait comme une jeune Folie, avec son beau visage, ses yeux admirables, sa fureur d'enfantillages, cette fièvre d'imaginations extraordinaires et de soudaines extravagances qui tout à coup chez Mme de Guéménée au sortir de la cour lui faisait ôter son panier, sa robe, et ne lui lassait pour toute la soirée que son corps, sa palatine et un petit jupon de basin sur lequel ballottaient ses deux poches. Espiègle enragée qui faisait dire à Walpole: «Que fait-on de cela a logis?» la duchesse de Fleury avait, sauf l'esprit d'ordre, tous les esprits, de l'esprit de mots qui se moquait de tout et de l'esprit d'idées qui ne respectait rien. Lorsque d'Alembert à la retraite de Turgot parlait avec éloge du furieux abattis qu'avait fait le ministre dans la forêt des préjugés, elle ripostait à la grosse phrase du philosophe: «C'est donc pour cela qu'il nous a donné tant de fagots [67].» Une autre fois, soutenant contre Mme de Laval les droits de la noblesse attaqués par Turgot: «Vous m'étonnez,—disait-elle à Mme de Laval en défendant la noblesse française avec une parole d'un orgueil tout castillan,—quelque respect que j'aie pour le Roi, je n'ai jamais cru lui devoir ce que je suis. Je sais que les nobles ont fait quelquefois des souverains; mais quoique vous ayez autant d'esprit que de naissance, je vous défie, Madame, de me dire le roi qui nous a fait nobles [68].»

Il est au musée de Versailles un tableau où un petit maître à peu près inconnu nous a laissé comme une miniature de ce grand salon: le Temple. Voilà ce beau et clair salon, aux boiseries blanches, aux lignes droites; entre les hautes fenêtres aux rideaux de soie rose, on aperçoit des arbres et du ciel; des portraits de femmes sourient au-dessus des portes; dans un angle, une gaîne de bois doré se dresse où l'heure se balance; et c'est, avec des bras qui se tordent au bas des glaces, tout l'or qui paraît: nous sommes chez le prince de Conti, dans le salon des Quatre glaces. Et toutes ces petites figures, debout ou assises sur les fauteuils de tapisserie à fond blanc, passant, marchant, ou se reposant, ont un nom et font repasser devant nos yeux le souvenir d'une femme, son ombre, sa robe même. Ici c'est la princesse de Beauvau habillée de violet tendre, un fichu noir au cou. Celle-là, qui laisse traîner derrière elle la queue de son ample robe rouge, cette vieille grande dame de si belle mine sous son petit bonnet rabattu par devant, est la comtesse d'Egmont, la mère. Non loin de la maréchale de Luxembourg en robe de satin blanc garnie de fourrure, Mlle de Boufflers, les cheveux à peine poudrés, vêtue de rose, les épaules couvertes de gaze blanche, apparaît dans la vapeur d'un matin de printemps. La maréchale de Mirepoix en noir porte une fanchon sur la tête, et au cou un fichu blanc bouffant attaché à la ceinture. La dame en pelisse bleu de ciel à fourrures est Mme de Vierville. Cette charmante femme au bonnet blanc et rose, au fichu blanc, à la robe d'un rose vif, au tablier à bavette de tulle uni mettant sur le rose la trame blanche d'une rosée, cette jolie servante qui sert de ce plat posé sur ce réchaud, s'appelle la comtesse de Boufflers. N'oublions pas là-bas, auprès du guéridon, cette femme en robe de soie rayée de blanc et de cerise, Mlle Bagarotti, dont le prince de Conti payera les dettes. Mais au milieu de toutes il en est une qui appelle le regard: c'est cette petite personne qui passe, au premier plan du tableau, portant un plat, tenant une serviette. Avec son petit chapeau de paille aux bords relevés, ses rubans d'un violet pâle au chapeau, au cou, au corsage, aux bras, son fichu blanc, sa robe d'un gris tendre, son grand tablier de dentelle, elle semble une bergère d'opéra sur le chemin du petit Trianon: c'est la comtesse d'Egmont jeune, née Richelieu. Çà et là entre les femmes, au milieu d'elles, on voit aux tables ou la main sur le dossier d'une chaise, le bailli de Chabrillant et le mathématicien d'Ortous de Mairan, les comtes de Jarnac et de Chabot, le président Hénault, dont le vêtement noir se détache d'un paravent de soie rose à fleurs, Pont de Veyle, le prince d'Hénin, le chevalier de la Laurency, et le prince de Beauvau qui lit une brochure. Le maître de la maison lui-même, si connu pour sa répugnance à se laisser peindre, est là représenté: par grande faveur, il a permis au peintre, pour que le tableau fût complet, de montrer sa perruque et de le faire ressemblant de dos, tandis qu'il cause avec Trudaine. Du côté du prince de Conti un clavecin est ouvert que touche un enfant tout petit sur un grand fauteuil: cet enfant sera Mozart. Et près de l'enfant, Jélyotte chante en s'accompagnant de la guitare. Salon de plaisir, de liberté et d'intimité sans façon: de la musique, des chiens et point de domestiques, c'est l'habitude de ces fêtes familières du prince de Conti, dont les thés à l'anglaise sont si joliment servis par des femmes en tablier, coupant les gâteaux, allumant le feu des bouilloires, versant à boire, portant les plats, et dont les soupers même se passent de livrée, grâce aux servantes placées sous la main des convives aux quatre coins des tables.

De cette société du Temple, l'âme était la maîtresse du prince de Conti: la comtesse de Boufflers. Le prince de Conti avait commencé à la connaître auprès de sa sœur la duchesse d'Orléans, dont elle était dame d'honneur. Les années avaient resserré cette liaison, et le temps ajoutant à l'habitude ce qu'il ôtait à l'amour, le commerce du prince et de la comtesse était devenu, par l'intimité aussi bien que par l'aveu public, une sorte de ménage où la constance faisait oublier le scandale, et dont le bonheur était comme la décence.

Cette femme qui était la moitié de la vie du prince de Conti, à laquelle il consacrait toutes les heures qu'il ne donnait pas à la chasse, cette reine de l'Ile-Adam, l'Idole du Temple, madame de Boufflers passait pour être la personne la plus aimable du monde. Elle avait de l'esprit, beaucoup d'esprit, et un esprit à elle, neuf, vif, brouillé parfois avec le bon sens par horreur naturelle du lieu commun, mais toujours piquant et décisif, donnant dans la contradiction l'accent d'une âme rebelle à plier et d'une personnalité libre. Sa causerie était surtout charmante et brillante quand elle jouait avec des thèses déraisonnables: le paradoxe donnait alors à sa parole un feu, un caprice, un imprévu, toute l'heureuse audace des causes désespérées. Gaie de la gaieté qu'elle répandait, heureuse d'amuser, à l'aise et bienveillante, sachant rendre l'attention, elle donnait à l'esprit des autres un sourire si joli, si bien placé, que tous le recherchaient comme une approbation de la grâce, et qu'une cour de jeunes gens et de jeunes personnes entouraient cette femme de quarante ans conservant sur son visage sa jeunesse de vingt ans.

A l'agrément que la comtesse de Boufflers apportait au salon du prince de Conti se joignait le charme d'une jeune et jolie femme, sa belle-fille, la comtesse Amélie de Boufflers. Celle-ci avait dans toute sa personne un tel air de candeur, de douceur, d'ingénuité, d'enfance, que l'on retrouve ses traits dans ce portrait d'une femme appelée avec le petit style du temps «le modèle des grâces mignardes, de la démarche enfantine, de tout ce qui fait chérir une femme comme un bijou». Mais cette candeur cachait bien de la finesse; cette naïveté, ce rôle d'ingénue, dont s'enveloppait la jeune comtesse de Boufflers, couvraient une ruse savante, un raisonnement aiguisé, une intelligence prompte aux reparties déconcertantes. Souvent elle donnait à sa belle-mère de cruelles contrariétés; mais comme elle les rachetait, comme elle se les faisait vite pardonner avec ces mots délicieux et soudains, si profonds dans la délicatesse, qui lui sortaient de l'esprit et qu'on eût dit partis de son cœur! «Je crois toujours qu'il n'est que votre gendre,» répondait-elle un jour à la mère de son mari qui lui faisait reproche de la façon dont elle parlait du jeune comte de Boufflers. Une autre fois, pour désarmer sa belle-mère et rentrer de vive force dans ses tendresses, elle eut un mot, un cri presque sublime. On jouait à un jeu fort à la mode un moment, le jeu des Bateaux, dans lequel, vous supposant prêt à périr avec les deux personnes que vous aimiez ou que vous deviez aimer le mieux, sans pouvoir en sauver plus d'une, on avait la très-méchante indiscrétion de vous demander quel choix vous feriez. Le bateau rempli par sa belle-mère et par sa mère, qui ne l'avait point élevée et qu'elle avait à peine connue, on demandait à la comtesse Amélie qui elle sauverait: «Je sauverais ma mère, et je me noierais avec ma belle-mère!»—Et c'était encore une femme à talents. Elle avait la plus jolie voix, et sa harpe était un des enchantements des petits concerts que présidait le prince de Conti [69].

Aux hommes, aux femmes représentés par Olivier dans le tableau de Versailles, que l'on ajoute la duchesse de Lauzun, la princesse de Pons, madame d'Hunolstein, la comtesse de Vauban, le vicomte de Ségur, le prince de Pons, le duc de Guines, l'archevêque de Toulouse, l'on aura les noms et les figures de la société intime du prince de Conti. C'est le fond de ce petit monde, ce sont les habitués de tous les jours, les amis de la maison garnissant les deux tables de ce grand salon à alcôve, peint dans un autre tableau d'Olivier, où le style de la Renaissance rayonne sourdement sur fond d'or, où la nappe retombe sur les touches du clavecin résonnant [70].

Mais le Temple avait ses grandes réceptions. A ses soupers du lundi passaient tous les hommes et toutes les femmes de la cour. Un monde de cent cinquante personnes emplissait les salons; jours de foule. Un soir, devant la presse, la marquise de Coaslin faillit rebrousser chemin, et comme le prince de Conti se moquait de sa prétendue timidité: «Jugez-en, Monseigneur, lui dit-elle, j'avais tellement perdu la tête que j'ai fait la révérence à M***,»—et elle désignait un de ses ennemis [71].

Dans une autre maison princière qui semblait réserver toutes ses magnificences de réception pour Chantilly, à l'hôtel Condé, deux grands bals étaient donnés pendant l'hiver de 1749, l'un paré, dont les femmes de la finance étaient exclues pour ne pas nuire, dit un journaliste du temps, «aux beautés d'épée»; l'autre masqué, où l'on invitait une douzaine de filles de par le monde pour animer la fête et relever par le contraste la vertu des duchesses [72].

Que l'on remonte au commencement du siècle, les soupers du Régent au Palais-Royal, les nuits de la duchesse du Maine, les fêtes données à l'Ile-Adam, à Chantilly, à Berny, et qui n'approchent point de celles que le siècle verra aux mêmes lieux, c'est à peu près tout le bruit du plaisir, c'est presque tout le mouvement de la société. Dans le peu de documents qui nous restent sur ce temps, à peine si çà et là l'on retrouve la trace d'un endroit de réunion où le monde se rassemble, où les esprits s'appareillent, le souvenir d'une maison qui ait été un centre de rencontres, de conversations, le rendez-vous et le lien d'une famille d'intelligences ou de caractères. Les plaisirs, les fêtes, les grands dîners, les grands soupers, les hospitalités larges, les réceptions qui dépassent le cercle de l'intimité, semblent réservés à la cour et aux princes. Si parfois on les rencontre encore à Paris, ce n'est plus que dans des salons sans passé, sans histoire, sans goût, dans les hôtels de quelques financiers et de mississipiennes passées subitement de la grisette à l'étoffe d'or et des colliers d'ambre aux colliers de perles [73]. Et devant ce monde qui fait une débauche de la richesse, une orgie du luxe, il s'échappe, au milieu de la Régence, une grande plainte des femmes délicates sur la disparition de ces maisons où il était permis autrefois de penser et de parler: les regrets vont à l'hôtel de Rambouillet, à ces entretiens d'où l'on sortait, comme des repas de Platon, l'âme nourrie et fortifiée [74].

Ce que le dix-huitième siècle appellera «le monde» n'existe pas encore pour la société française. Le Versailles de Louis XIV absorbe encore tout; et il faut attendre jusqu'au milieu du règne de Louis XV pour que la vie sociale, se détachant de ce point unique et retombant sur elle-même, reflue à Paris, s'élance, se ramifie, batte partout, circule dans mille hôtels. Alors seulement apparaît dans son agrément et dans sa force, dans sa splendeur et dans son élégance, épanoui, multiple, ce grand pouvoir du temps qui devait finir par annihiler Versailles: le salon.

Les femmes célèbres de la Régence, les plus brillantes, les plus adorées, Mme de Prie, Mme de Parabère, Mme de Sabran, ne laissent point derrière elles la tradition d'un salon. Elles manquent de cette immortalité que donnera bientôt à la moindre des femmes la réunion d'une société, l'entour de quelques noms autour de son nom, l'accompagnement de sa mémoire par la mémoire de ses amis et de ses hôtes.—A cette première heure du dix-huitième siècle, où les mœurs du temps s'ébauchent dans la grossièreté, quels sont les salons?

C'est la misérable maison de la vieille marquise d'Alluys, maison d'affaires et de toutes sortes d'affaires, où le Paris galant, les gens gais, les amants, les ménages viennent déjeuner à midi de boudins, de saucisses, de pâtés de godiveau, de marrons arrosés de vin muscat, assaisonnés de toutes les nouvelles scandaleuses du jour [75]. Ce sont quelques autres pauvres maisons, gênées, ruinées par le système, presque affamées, pareilles à cette maison de la princesse de Léon, où la matinée se passe à obtenir des marchands, à force de diplomatie, le souper du soir. Et ce n'est point là un fait exceptionnel ou exagéré: chez la maréchale d'Estrées, à un souper maigre, le souper n'était pas servi, parce que la marchande de beurre avait refusé de faire crédit [76].

Si l'on excepte deux ou trois bureaux d'esprit, les livres, les anecdotes, les mémoires ne nomment guère dans la première moitié du siècle d'autres salons dignes de ce nom, d'autres maisons ouvertes que l'hôtel de Sully, où l'on voyait à côté de Voltaire Mme de Flamarens et sa touchante beauté, Mme de Gontaut et sa beauté piquante [77]; l'hôtel de Duras, qui mêlait habituellement les plaisirs de l'esprit aux plaisirs du bal et de la table [78]; et l'hôtel de Villars, rempli jusqu'à la mort de la maréchale en 1763 par toutes les personnes de la haute société, grand salon où Mme de Villars mettait le charme de son visage admirable, le charme de ce ton que la cour seule donnait et que le temps ne reconnaissait qu'à celles qui y avaient vécu [79]. Il ne faut pas oublier les soupers de Mme de Chauvelin, où les sept femmes assises à sa table une nuit de 1733 étaient représentées, dans un vaudeville qui courut Paris, sous la figure des sept péchés capitaux: Mme la vidame de Montfleury représentait l'Orgueil; Mme la marquise de Surgères, l'Avarice; Mme de Montboissier, la Luxure; Mme la duchesse d'Aiguillon, l'Envie; Mme de Courteille, la Colère, Mme Pinceau de Luce, la Paresse [80].

Vers les derniers mois de l'année 1750, se fondait à Paris un salon qui allait être pendant toute la seconde moitié du dix-huitième siècle, le premier salon de Paris, le salon de l'ancienne Mme de Boufflers, de la toute nouvelle maréchale de Luxembourg. Rien n'était épargné par la maréchale pour en faire le centre d'un siècle d'intelligence. Jalouse du bruit, de l'influence de l'hôtel Duras, de l'agrément que lui donnait Pont de Veyle, elle imaginait de décider la duchesse de la Vallière, son amie intime, à donner congé à Jélyotte pour s'attacher le comte de Bissy; et le comte de Bissy, qu'elle faisait entrer à l'Académie par le crédit de Mme de Pompadour, devenait ce personnage de première nécessité, ce meuble de fondation: l'homme d'esprit de la maison [81]. Pourtant le véritable homme d'esprit de ce salon, ce ne fut point Bissy, ce fut la maréchale elle-même, avec son ton si tranché, à la fois sévère et plaisant, ses épigrammes, l'originalité de ses jugements, son autorité sur l'usage, le génie de son goût. Elle appela chez elle le plaisir, l'intérêt, la nouveauté, les lettres, la Harpe, qui venait y lire les Barmécides, Gentil Bernard, qui y déclamait son manuscrit de l'Art d'aimer [82]. Et à ces distractions se joignaient, dernier agrément, la critique frondeuse, une critique qui ménageait si peu les ministres et la famille royale elle-même, qu'un moment il fut fait défense à Mme de Luxembourg de paraître à la cour [83].

Là, dans ce salon d'une femme, sous ses leçons, se formait et se constituait cette France si fière d'elle-même, d'une grâce si accomplie, d'une si rare élégance, la France polie du dix-huitième siècle,—un monde social qui jusqu'en 1789 allait apparaître au-dessus de toute l'Europe, comme la patrie du goût de tous les États, comme l'école des usages de toutes les nations, comme le modèle des mœurs humaines. Là se fondait la plus grande institution du temps, la seule qui resta forte jusqu'à la révolution, la seule qui garda, dans le discrédit de toutes les lois morales, l'autorité d'une règle: là se fondait ce qu'on appela la parfaitement bonne compagnie, c'est-à-dire une sorte d'association des deux sexes dont le but était de se distinguer de la mauvaise compagnie, des sociétés vulgaires, des sociétés provinciales, par la perfection des moyens de plaire, par la délicatesse de l'amabilité, par l'obligeance des procédés, par l'art des égards, des complaisances, du savoir-vivre, par toutes les recherches et les raffinements de cet esprit de société qu'un livre du temps compare et assimile à l'esprit de charité. Air et usages, façons, étiquette de l'extérieur, la bonne compagnie les fixait; elle donnait le ton à la conversation; elle apprenait à louer sans emphase et sans fadeur, à répondre à un éloge sans le dédaigner ni l'accepter, à faire valoir les autres sans paraître les protéger; elle entrait et faisait entrer ceux qu'elle s'agrégeait dans ces mille finesses de la parole, du tour, de la pensée, du cœur même, qui ne laissaient jamais une discussion aller jusqu'à la dispute, voilaient tout de légèreté, et, n'appuyant sur rien plus que n'y appuie l'esprit, empêchaient la médisance de dégénérer en méchanceté toute noire. Si elle ne donnait point la modestie, la réserve, la bonté, l'indulgence, la douceur et la noblesse de sentiments, l'oubli de l'égoïsme, elle en imposait du moins les formes, elle en exigeait les dehors, elle en montrait l'image, elle en rappelait les devoirs. Car la bonne compagnie ne fut pas seulement dans le dix-huitième siècle la gardienne de l'urbanité; elle fit plus que de maintenir toutes les lois qui dérivent du goût: elle exerça encore une influence morale en mettant en circulation de certaines vertus d'usage et de pratique, en faisant garder un orgueil aux âmes, en sauvant la noblesse dans les consciences. Que représente-t-elle en effet dans son principe le plus haut? La religion de l'honneur, la dernière et la plus désintéressée des religions d'une aristocratie. Tout ce qui est du ressort de l'honneur, c'est elle qui le juge; tout ce qui y manque, bassesses, vilenies, instincts ou vices qui dégradent, c'est elle qui le punit avec la rigueur et la puissance d'une opinion publique. Et que cette bonne compagnie repousse un homme, qu'elle fasse dire de lui: «On lui a fermé toutes les portes,» voilà une existence perdue.

Mme la maréchale de Luxembourg donnait d'ordinaire deux grands soupers par semaine. On citait après ses soupers les soupers de Mme de la Vallière, dont le visage céleste, la première fois qu'elle avait paru à la cour, avait arraché ce cri au duc de Gesvres: «Nous avons une Reine [84]!» Mme de la Vallière n'avait point d'esprit pour faire naître le plaisir, mais elle était agréable naturellement, par manière d'être. Indolente jusque dans ses passions, indifférente dans l'amour, et ne consultant pas même son cœur pour le choix de ses amants, elle dut à des qualités passives, à des vertus de société un peu froides, à la paix de son humeur, à la mollesse de ses affections, à la douceur de ses antipathies, un certain charme tranquille qui, joint à de grandes et excellentes façons de maîtresse de maison [85], remplit pendant tout le siècle son salon du plus beau monde. Venaient ensuite les soupers de Mme de Forcalquier, la Bellissima, «cette honnête bête obscure et entortillée» qui pourtant eut une fois l'esprit aussi vif que la main. Ce fut ce jour où, ne pouvant se faire séparer sur un soufflet reçu de son mari en tête-à-tête et sans témoin, elle alla trouver le brutal dans son cabinet et au moment de la restitution: «Tenez! Monsieur, voilà votre soufflet: je n'en peux rien faire [86].» Le monde qui se réunissait chez Mme de Forcalquier s'appelait la société du Cabinet vert, et c'est dans le Cabinet vert que Gresset trouva sa comédie du Méchant [87].

On soupait en compagnie de quelques hommes de lettres chez la princesse de Talmont, l'ancienne amie du Prétendant, la plus originale, la plus extravagante des femmes, qui marquait tout au coin de sa bizarrerie, ses actions, ses paroles, sa tenue, sa toilette et ses repas [88]. On soupait chez cette comtesse de Broglie qui ressemblait à une tempête, et dont la force, la vivacité, les éclats eussent animé, au dire de Mme du Deffand, douze corps comme le sien. On soupait chez Mme de Crussol. On soupait chez Mme de Cambis. On soupait chez Mme de Bussy. On soupait chez Mme de Caraman, la sœur aînée du prince de Chimay. On soupait chez la femme qui appelait, avec son temps, le souper «une des quatre fins de l'homme», on soupait chez Mme du Deffand.

Il y avait les fins soupers du président Hénault, cuisinés par le fameux Lagrange [89], dont les honneurs étaient faits par l'amabilité un peu intéressée de Mme de Jonsac, et par l'amabilité empressée, mais un peu commune, de Mme d'Aubeterre, la nièce du président [90]. Et l'on allait encore aux excellents soupers de cette marquise de Livry si jeune, si naturelle, si vive, qui d'un bout du salon à l'autre, dans le feu d'une discussion, envoyait à la tête du discuteur sa mule,—une vraie pantoufle de Cendrillon [91].

Pendant tout un hiver, l'hiver de 1767, Paris s'entretint d'une fête, de ce fameux bal chinois où l'on avait vu vingt-quatre danseurs et vingt-quatre danseuses en costumes du Céleste Empire, divisés en six bandes de quatre hommes et de quatre femmes dont la première était menée par le duc de Chartres et la comtesse d'Egmont. Ce bal, où le prix de la beauté fut accordé à Mme de Saint-Mégrin, avait été offert par la duchesse de Mirepoix à Mme d'Henin. Nulle femme n'était plus aimée, plus aimable que cette amusante duchesse de Mirepoix, toujours désordonnée, noyée d'embarras d'argent, ruinée par le jeu, perdue de contrariétés et de gêne au milieu de ses cent mille livres de rente [92]; et cependant, quand elle s'échappait de Versailles et tombait à Paris, toujours gaie, sans humeur, douce, complaisante, gracieuse à tous, empressée à plaire, ne demandant que des services à rendre, si bonne qu'elle réussissait à faire oublier ses lâchetés à la cour et à remplacer autour d'elle l'estime par la sympathie [93]. Mme de Mirepoix ne faisait pas seulement danser la cour, elle avait aussi des soupers auxquels Mme du Deffand reconnaissait un ton de gaieté et une légèreté de causerie qu'elle se plaignait de ne point retrouver chez elle. Un moment ces soupers avaient lieu chez Mme de Mirepoix tous les dimanches [94]; et la table n'était pas assez grande pour les neveux, nièces, cousins, cousines, parents, alliés de cette femme de cour qui avait la vocation de l'obligeance et dont le crédit semblait appartenir aux autres.

Un salon rivalisait avec le salon de la maréchale de Luxembourg: le salon de la maréchale de Beauvau. Mme de Beauvau était, comme Mme de Luxembourg, une maîtresse des élégances et des convenances, un conseil et un modèle des usages du monde. Mais des formes moins cassantes, moins brusques, une noblesse de manières peut-être supérieure, lui donnaient une politesse particulière, et faisaient d'elle une des femmes qui contribuaient le plus à faire regarder Paris comme la capitale de l'Europe par les gens bien nés de tous les pays. C'était une politesse douce, sans sarcasme, encourageant le trouble, rassurant la timidité, communiquant l'aisance par son aisance naturelle [95]. Sans être belle, Mme de Beauvau avait un visage plaisant par son air ouvert et franc. Mais un charme en elle effaçait tout le reste: son talent de conversation, cet art de causer [96] qui fut sa gloire et son enchantement. Et que de dons elle y apportait, au dire des contemporains: l'élévation de l'âme, une chaleur qui allait à l'enthousiasme, sans effort, sans affectation, la séduction de la caresse et la force du raisonnement, une logique d'homme maniée par l'esprit délicat d'une femme!

Il y avait encore dans ce salon comme un vieil et pur honneur, comme un éclat des vertus domestiques qui y attiraient le monde. Les sympathies, les respects allaient à cet heureux ménage qui donnait le grand exemple de l'amour conjugal. On aimait et on estimait les Beauvau pour leur noblesse d'âme, leur indépendance, leur dédain de la faveur malgré des alliances qui les mettaient si avant dans la cour, la constance et le dévouement qu'ils montraient en restant attachés à Choiseul disgracié, en soutenant Necker dans toutes les variations de son crédit, en adoucissant la chute à Loménie de Brienne. Le monde accourait donc dans ce salon où il trouvait à côté de Mme de Beauvau deux charmantes femmes: l'une, qui n'était pas jolie et qui boitait même un peu, la princesse de Poix, la belle-fille de Mme de Beauvau, avait un si beau teint et tant d'esprit sur le visage qu'on ne voyait que cela de sa personne; l'autre, la princesse d'Henin, fille de Mme de Mauconseil, mariée au jeune Beauvau, était l'enfant gâtée qu'elle fut toute sa vie, une diabolique petite personne, tournant à tout vent, volontaire, impérieuse, coquette, et se faisant tout pardonner avec un fond de bonté, de gaieté et d'esprit, un esprit d'observation, de finesse et de nuances, qui trouva de si jolis mots sur la politesse des hommes [97].

C'était une autre maison que celle de la maréchale d'Anville sur laquelle se reportaient la considération acquise par les la Rochefoucauld, l'estime des vertus et de la bienfaisance héréditaires dans ce noble sang, dans cette famille que les dignités, les places n'avaient pu corrompre [98]. Continuant ces traditions de charité généreuse, Mme d'Anville avait la passion du bien, ou plutôt du mieux public. Son cœur était à toutes les utopies, son esprit à tous les systèmes d'illusion. Amie des philosophes, amie de Mlle Lespinasse que l'on voit si souvent s'asseoir chez elle à ces dîners d'une heure d'où la société se levait pour aller à l'Académie [99], Mme d'Anville était la femme à laquelle Voltaire s'adressait pour obtenir un sauf-conduit [100], la femme de France qui se montrait la plus dévouée à la fortune de Turgot, à la gloire de ses idées. De ce dévouement, elle ne recueillit guère qu'une caricature la représentant, à la chute du ministre, en cabriolet avec l'ancien contrôleur général, culbutée sur un tas de blé, avec ce mot sur ses jupes: Liberté, liberté, liberté tout entière [101].

Les idées philosophiques, l'esprit de l'Encyclopédie trouvaient encore asile et protection chez une autre grande dame qui recueillait l'abbé de Prades et le sauvait de la persécution, chez la duchesse douairière d'Aiguillon [102]. Une bouche enfoncée, un nez de travers, un regard fou, ne l'avaient pas empêchée longtemps d'être belle par l'éclat du teint. Massive de corps, elle était lourde d'esprit: le goût lui manquait comme la grâce; mais dans cette femme qui se dessinait toute en force, la force sauvait tout. Avec une parole inspirée, presque égarée, elle étonnait, elle subjuguait. Son intelligence, sa conversation, ses idées, ses mouvements, sa personne, un signe les marquait: la puissance [103].

Au milieu de tous ces salons de la noblesse où les doctrines nouvelles trouvaient tant d'échos, tant d'applaudissements, la complicité de passions si vives, l'encouragement d'amitiés si chaudes, une femme faisait de son salon le point de ralliement des protestations, des résistances, des colères que les philosophes s'honoraient de soulever. Nous avons de cette ennemie personnelle de l'Encyclopédie, de cette héroïque adversaire du parti philosophique, de la princesse de Robecq, un portrait où l'agonie lui donne comme une canonisation: la gravure où Saint-Aubin l'a représentée la tête sur l'oreiller, à sa dernière heure, lui prête la sainteté de la mort. On la retrouve, on la voit encore dans une mauvaise brochure du temps, sous la figure de l'Humanité, avec la paix au front, de grands yeux bleus sous des sourcils noirs, des cheveux blonds, sereine et douce [104]. Pourtant que d'ardeur sous ce visage! C'est cette femme dont les blasphèmes de la philosophie blessent non point l'esprit, mais le cœur, qui excite la religion aux représailles, qui retourne la satire contre ses maîtres! La comédie des Philosophes s'élabore dans son salon, sous ses yeux: Palissot l'écrit, la main poussée, pressée par cette mourante de trente-six ans, qui, n'ayant que quelques mois à vivre, anime le pamphlétaire avec ses impatiences, l'échauffe, l'inspire, lui dicte la scène capitale de son œuvre. Et la pièce finie, l'ordre de la jouer obtenu, par un crédit singulier, du ministre des philosophes, de M. de Choiseul, la princesse de Robecq ne demandait plus à Dieu que la grâce de vivre jusqu'à la première représentation, la grâce de mourir en disant: «C'est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre servante; car mes yeux ont vu la vengeance [105]...»

Dans le salon d'une dévote plus accommodante, d'une bonne personne un peu précieuse, d'une sœur du duc de Noailles, qui n'avait rien de la hauteur de son rang, chez la comtesse de Lamarck, brillait et coquetait, montrant son petit pied, ses mains délicieuses, une femme de manége et de séduction, l'ancienne Mme Pater, toujours jolie sous son nouveau nom de Mme Newkerque, et qui le sera encore sous le nom de Mme de Champcenets.

Parmi les six ou sept grands salons du temps, il ne faut pas oublier le salon de Mme de Ségur mère, cette fille naturelle du Régent, qui malgré la vieillesse gardait encore une pointe d'esprit et de gaieté, se plaisait aux jeunes compagnies, et les amusait avec sa mémoire où le passé revenait en riant. Charmante de douceur et d'élégance, sa belle-fille, la femme du maréchal de Ségur, l'aidait à faire les honneurs de son salon [106].

Il existait un salon, le salon de la comtesse de Noisy, dont le grand amusement était la guerre acharnée et spirituelle que s'y faisaient un prince du sang et un lieutenant de police: le prince de Conti et M. de Marville. En sortant de ce salon pour aller patronner le fils de Mme de Noisy au bal de l'Opéra, M. de Marville trouvait au bal toutes les filles de Paris, auxquelles le prince de Conti avait fait donner le mot, et qui le saluaient de mille injures. Le lendemain d'une soirée passée chez Mme de Noisy, le prince partant de grand matin, incognito, pour une campagne où il était attendu à dîner de bonne heure, trouvait sur toute sa route, à tous les bourgs et villages, les officiers municipaux en grand costume, armés de si longues harangues qu'il n'arrivait qu'à sept heures du soir [107].

Dans un hôtel de la place du Carrousel, la société trouvait une femme aux traits réguliers et singulièrement belle, Mme de Brionne, une Vénus, comme l'appelait le temps, à laquelle manquait l'air de volupté pris par la comtesse d'Egmont [108], une Vénus qui ressemblait à Minerve. Princesse dans toute l'étendue du mot et avec tous les dehors de l'orgueil, elle était digne, imposante, haute dans son maintien, sévère dans ses manières; et, tenant les gens à distance, elle avait l'air de compter ses regards pour des grâces, ses paroles pour des services, sa familiarité pour des bienfaits. Elle avait l'âme de son visage: la chaleur, la vivacité lui manquaient: mais la sûreté de son jugement, la finesse de son tact, un sens rare acquis dans la pratique des affaires politiques, une facilité de parole qui se montait au ton le plus haut, la constance de son amitié, un mélange de roideur et de grandeur froides, lui valaient les respects du monde qui n'abordait son salon qu'avec une certaine gêne [109]. Quoiqu'elle refusât les dédicaces, et qu'elle affichât un dédain de grande dame pour le parfum des vers, si goûté par toute la société qui l'entourait, Mme de Brionne offrait souvent aux invités de ses dîners la distraction d'une lecture: c'était chez elle que Marmontel donnait pour la première fois connaissance de ces Contes moraux qui remplissaient de larmes tant de beaux yeux [110].

Les dîners, à l'imitation des dîners de Mme de Brionne, faisant dans quelques maisons concurrence aux soupers, la mode venait des bals d'après dîners [111]. Les plus courus de ces bals étaient donnés par la comtesse de Brienne qui avait apporté à son mari une si énorme fortune; par la marquise du Chastelet, une des femmes les plus estimables de la cour; et par Mme de Monaco, qui passait pour belle, en dépit de ses traits aplatis dans une figure trop large [112].

La société se pressait dans les salons d'une autre grande dame, galante à l'excès, et à laquelle le monde prêtait l'archevêque de Lyon, M. de Montazet, Radix de Sainte-Foix [113], et quelques autres [114]. C'était du reste la seule générosité du monde à l'égard de cette femme, Mme de Mazarin, qu'une mauvaise fée semblait avoir maudite. Belle, le monde qui allait chez elle ne la trouvait que grasse; fraîche, la maréchale de Luxembourg disait qu'elle avait la fraîcheur de la viande de boucherie; riche des plus beaux diamants du monde [115], on la comparait, lorsqu'elle en était chargée, à un lustre; obligeante et polie, elle passait pour méchante; spirituelle quand elle se trouvait à l'aise, elle avait la réputation d'être ridicule, et l'usage était de la trouver sotte; mangeant sa fortune, elle était réputée avare. Beauté, parure, esprit, prodigalité, rien chez cette femme ne trouvait grâce auprès du public, et «son guignon» s'étendait jusqu'à ses fêtes. On avait ri longtemps de cette singulière entrée dans le grand salon de danse, décoré de glaces du parquet au plafond, l'entrée d'un troupeau de moutons savonnés et enrubannés qui devaient défiler à travers un transparent sous la conduite d'une bergère d'Opéra; fourvoyés, débandés, ils s'étaient précipités dans le salon en troupe furieuse, et quel tumulte! que de glaces cassées! que de danseurs et de danseuses culbutés [116]! L'accident pourtant n'avait point arrêté les fêtes; et les salons de Mme de Mazarin continuaient à être la grande salle de bal de ce siècle dansant, qui suit avec les révolutions de sa danse les révolutions de ses mœurs. Au menuet grave, majestueux, monotone, succèdent les danses vives, animées, volantes. C'est le règne de la contredanse, et l'on danse la Nouvelle Badine, les Étrennes mignonnes, la Nouvelle Brunswick, la Petite Viennoise, la Belzamire, la Charmante, la Belle Amélie, la Belle Alliance, la Pauline [117]. Mais les figures, les noms même de toutes ces danses, une danse venue de l'étranger va les faire oublier. Toutes se perdent et disparaissent dans le triomphe de l'Allemande, notre seule conquête de la guerre de Sept ans, qui règne sans partage et qui a l'honneur d'être représentée dans le Bal paré de Saint-Aubin. Danse charmante, qui n'est qu'enlacement, passage des danseuses sous le pont d'amour formé par les bras des danseurs, dos à dos liés par les mains pressées. Arrivée en France «grossièrement gaie», l'Allemande est renouvelée par les grâces françaises, dès qu'elle touche les parquets de Paris. Débarrassée de la rudesse et de la pesanteur germaines, elle prend la flexibilité, la mollesse, le liant, et suit la légèreté d'une cadence vive. «Voluptueuse, passionnée, lente, précipitée, nonchalante, animée, douce et touchante, légère et folâtre», l'Allemande dessine toutes les coquetteries du corps de la femme; elle donne occasion à toutes les expressions de sa physionomie [118]. Et par l'abandon des attitudes, par l'entrelacement des bras, par le mariage des mains, par les regards qui se cherchent et semblent se jeter un sourire ou un baiser par-dessus l'épaule, elle unit si agréablement et si mollement les couples que le temps l'accuse d'être un des grands périls de la vertu de la femme [119].

Une femme qui eut le talent de mettre sa grâce dans ses défauts et dans ses faiblesses [120], la princesse de Bouillon, donnait dans son hôtel du quai Malaquais de gais soupers de femmes dont les familières étaient la duchesse de Lauzun, Mme de la Trémouille, la marquise de la Jamahique, la princesse d'Henin. Le dessert de ces soupers, au rapport des médisants, était la venue de M. de Coigny, fort occupé de la princesse d'Henin, et la venue de M. de Castries, fort assidu auprès de la princesse de Bouillon [121].

Une cousine de Mme de Pompadour, appelée familièrement par la favorite «mon torchon», Mme d'Amblimont, donnait à l'Arsenal ces fêtes où M. de Choiseul faisait solliciter M. de Jarente par deux actrices costumées en abbé, qui paraissaient sur le théâtre après avoir attendri le prélat sur leur sort, et rejouaient en face de la salle, dans les rires, la comédie qu'elles venaient de jouer [122].

Une personne sans méchanceté, mais impitoyablement curieuse et cruellement bavarde, jalouse d'ailleurs de la réputation de femme amusante et piquante, Mme d'Husson tenait un salon tout plein d'un bruit d'anecdotes et d'un sifflement de malices: la médisance y jouait avec le scandale. Le monde s'y pressait pourtant, sans se croire obligé d'accorder la moindre considération à la maîtresse de la maison [123].

Chez la comtesse de Sassenage avaient lieu des bals, des fêtes, courus par ce que Paris avait de plus jeune et de plus aimable. Pour s'y montrer, pour obtenir du maréchal de Biron une permission d'abord refusée, Létorière se faisait saigner trois fois en un jour [124].

De jolis soupers étaient les soupers de Mme Filleul, gais, animés, enchantés par la beauté naissante, l'enjouement de la jeune comtesse de Seran, et de cette spirituelle Julie devenue plus tard Mme de Marigny [125].

Du bruit, du mouvement, des joies délicates, des fêtes spirituelles, musiques, concerts, spectacles, tous les plaisirs qui vont à l'âme et à l'intelligence, un salon les réunit qui semble la salle de répétition des Menus, de l'opéra, de la comédie: c'est le salon de la duchesse de Villeroy, la sœur du duc d'Aumont, premier gentilhomme de la chambre; et ce salon est la femme même, pleine d'affaires, toujours allante, parlante, agissante, le tintamarre personnifié, «un ouragan sous la forme d'un vent coulis [126]», une femme dont le théâtre est la passion, la vie, la fièvre. C'est chez elle qu'on essaye les pièces arrêtées; chez elle que l'on joue jusqu'à des opéras à machines. Elle fait rentrer Clairon au théâtre, elle monte les représentations de la cour, elle y préside, elle ramène Athalie à Versailles [127]. Au milieu de tout, elle a de l'esprit, un esprit qui prend feu dans la contradiction, des traits qui partent, des mots qui éclatent sur les visages des gens de la cour, toutes sortes de coups de lumière sur les hommes, les ouvrages d'esprit, les opérations des ministres. Il semble qu'elle passe à tout moment de sa mémoire à son intelligence, et de son intelligence à son imagination, sans arrêt, sans repos, toujours ardente, extrême, hurluberlue, étourdie sauf dans la haine et la vengeance, échappée d'elle-même à moins qu'elle ne joue la comédie, qu'elle ne parle sentiment, qu'elle ne promette un service, qu'elle n'offre son crédit: alors on lui croirait un cœur, on se jugerait déjà engagé par les liens de la reconnaissance, on penserait avoir affaire à une protectrice zélée, à une amie généreuse [128].

Quand la duchesse et le duc de Choiseul n'étaient point retenus à Versailles, du temps du ministère du duc, quand, au temps de la disgrâce, ils quittaient Chanteloup et venaient prendre pied à Paris, ils déployaient dans leur hôtel de Paris les magnificences d'une hospitalité princière, presque royale. Leur grande réception n'était point le dîner, qui se composait simplement tous les jours d'une table de douze couverts; c'était le souper. Dans l'immense galerie qu'une cheminée et deux grands poêles avaient peine à échauffer, sous la lumière de soixante-douze bougies, autour d'une grande table de jeu où l'on jouait à ce jeu du temps fait de toutes sortes de jeux, la Macédoine, près d'autres tables plus petites occupées par le whisk, le piquet, la comète, près d'autres où le trictrac faisait son bruit, dans les salons où les billes roulaient sur un billard, dans les salons où l'on s'amusait à lire, se réunissait toute la société du temps, les grands et les petits seigneurs, les plus hautes dames, les plus jeunes, les plus belles [129]; véritable cour rangée, pressée autour de cette adorable duchesse de Choiseul, la Raison animée par le feu du cœur, la femme d'esprit la plus tendre du temps, la femme de ministre à laquelle Mme de Pompadour reconnaissait le grand art de dire toujours la chose qui convient [130], admirable maîtresse de maison, qui sut rester naturelle en ne laissant jamais échapper un mot méchant ou piquant.—Un quart d'heure avant dix heures, Lesueur, le maître d'hôtel, venait jeter un coup d'œil dans les salons; et, au juger, il faisait mettre cinquante, soixante, quatre-vingts couverts. Ces soupers avaient lieu tous les jours à l'exception du vendredi et du dimanche, que le duc et la duchesse se réservaient pour aller chez Mme du Deffand ou dans quelque autre intime société [131]. L'exemple de cette splendeur superbe, de ce train de maison prodigieux, ruineux, absorbant et au delà les 800,000 livres de rente des Choiseul, apportait un grand changement dans les habitudes du monde: les soupers priés passaient de mode; toutes les riches maisons se faisaient gloire de tenir table ouverte à tout venant,—révolution fatale qui devait transformer peu à peu le salon en lieu banal, presque public, où la conversation allait s'éteindre sous le bruit, où la société n'allait plus se reconnaître [132].

A côté de ce salon, M. de Choiseul remplissait un autre salon, auquel présidait son nom, sa gloire, un salon tout occupé de sa personne, tout fier de sa fortune, et tenu par sa sœur, la duchesse de Grammont. Désirable, selon l'expression de Lauzun, malgré la dureté de ses traits et de sa voix, plaisante sans réputation d'esprit, sans mots à citer [133], Mme de Grammont s'attachait les gens par des qualités un peu masculines, et surtout par une étude de politesse, poussée jusqu'à l'infiniment petit du détail, jusqu'à la dernière nuance: jamais elle ne laissait entrer personne dans son salon sans se lever, entamer une conversation debout et la finir avant de se rasseoir [134]. Son salon était assiégé dès le matin; et la maîtresse à peine éveillée, sa porte était poussée par les princes, les plus grands seigneurs, les plus grandes dames. Toute la politique du temps y aboutissait; tous les secrets de Versailles, jusqu'aux secrets d'État, y tombaient d'heure en heure: ce salon avait le mouvement, l'autorité, les portes secrètes, les profondeurs voilées et redoutables d'un salon de maîtresse de roi. Tout le jour, les gens en place et postés au plus haut de la faveur s'y pressaient, accourant demander des conseils à cette intelligence de femme rompue à la pratique des affaires, soumettant leurs plans, confiant leurs projets à cette exilée volontaire de Versailles, qui, de Paris, touchait à tout ce qu'il y avait de grand à la cour et de caché dans le ministère. Toutefois, si grande que fût dans ce salon la préoccupation de la politique, les lettres n'y étaient pas oubliées, et elles faisaient comme un charmant intermède dans les soupers de vingt-cinq couverts [135].

Dans le salon Brancas, accusé par Grimm de trop rappeler l'hôtel Rambouillet [136], régnait paisiblement cette belle duchesse de Brancas qui à côté de la duchesse de Cossé semblait le repos de la terre à côté de son mouvement [137]. C'était la personne la plus sage et la plus paresseuse, la grâce recueillie dans un bon fauteuil au coin du feu.

Une femme spirituelle, mais tourmentée par le désir de montrer de l'esprit, prétentieuse, affectée, et qui faisait par le travail et l'effort de ses grâces le pendant de Mme d'Egmont,—on les appelait toutes deux les deux minaudières du siècle,—Mme la comtesse de Tessé recevait à Paris, et plus tard à Chaville, dans ce somptueux château dont son ridicule mari portait une vue sur sa tabatière, entourée de ce vers de Phèdre:

Je lui bâtis un temple et pris soin de l'orner [138].

Ce salon de Mme de Tessé ressemblait à sa maîtresse: un ton entortillé y régnait, une fausse délicatesse y mettait sa glace. Toutefois, bon nombre de prudes y venaient souper, moins pour la cuisine du cuisinier vanté par Sénac [139], que pour faire dire: «Elles vont là [140].»

L'exemple de ces réceptions à la campagne avait été donné par la marquise de Mauconseil dans sa maison de Bagatelle au bois de Boulogne, un joli palais champêtre tout rempli des fêtes, des amusements, des surprises et des changements à vue d'une féerie. Tout Paris avait parlé des fêtes offertes par elle au roi Stanislas en 1756; tout Paris s'entretenait des fêtes qu'elle montait chaque année en l'honneur du maréchal de Richelieu [141], fêtes que Favart imaginait le plus souvent, et dont le scénario remplit deux volumes manuscrits conservés à la bibliothèque de l'Arsenal.

Vers le temps où Mme de Tessé s'établissait à Chaville, Mme de Boufflers, quittant le Temple à la mort du prince de Conti, ralliait ses amis et son ancienne société dans cette jolie maison d'Auteuil qui faisait l'envie de la princesse de Lamballe. Trois fois par semaine, elle y donnait un grand souper; et, tous les jours, elle y recevait à dîner douze à quatorze personnes [142].

La mère de l'amant de Clairon, Mme la comtesse de Valbelle, avait à Courbevoie un salon où la compagnie était détestable [143], mais où le jeu faisait oublier la compagnie. On y faisait les plus furieux cavagnols; et toute la nuit, du cercle des femmes en arrêt sur leurs numéros et leurs avantages, tout occupées à arroser, l'on n'entendait partir que ces mots: «J'ai joué d'un guignon qui n'a point d'exemple... J'ai perdu la possibilité... J'avais douze tableaux, je ne crois pas qu'ils aient marqué trois fois [144].»

Trouvant qu'il n'y avait plus de gaieté dans les soupers, qu'on n'y buvait plus de champagne, qu'on y périssait d'ennui, que les femmes, au lieu d'y apporter de la gaieté, y mettaient de la gêne et de la contrainte, y répandaient du sérieux, Mme de Luxembourg avait imaginé d'organiser des soupers d'hommes [145]. En opposition à ces soupers d'hommes, et comme protestation, la comtesse de Custine improvisait des soupers de femmes, fixés aux jours où les maris allaient coucher à Versailles pour chasser le lendemain avec le Roi. Ces soupers se composaient presque exclusivement de la maîtresse de la maison, de Mme de Louvois, de Mme de Crenay, de Mme d'Harville, et de cette Mme de Vaubecourt si naïve, si charmante. Qui eût dit qu'elle serait enfermée pour la fin de ses jours dans un couvent, à la suite d'aventures d'éclat [146]?

Une société amusante, jeune et gaie, en tête de laquelle se remarque le cardinal de Rohan, entoure dans sa retraite de l'Abbaye au Bois la marquise de Marigny, la femme du frère de Mme de Pompadour, tout heureuse de sa séparation, et des 20,000 livres dont sa pension est augmentée [147]. Celle qui fut d'abord Julie Filleul est toujours une des plus jolies personnes de son temps; et, libre de la jalousie de son mari, débarrassée des ombrages de son amour, des taquineries de sa tendresse, elle semble renaître à la jeunesse, à la gaieté, à tous ces agréments de la raison, de l'esprit, du caractère, qui font grossir autour d'elle le monde de ses amis [148].

. Mme de Rochefort, «cette bégueule spirituelle», ainsi que l'appelait Baudeau [149], tenait au Luxembourg un salon où les grosses et petites nouvelles de la politique avaient la grande place. C'était une personne réfléchie, d'esprit délicat, d'amabilité douce, savante sans prétention, de grâces un peu effacées, et dont tout le rôle consistait à être l'amie décente du duc de Nivernois, «la grande prêtresse de ses admirateurs», disait une femme [150]. Pour garder cet hôte assidu de son salon, pour avoir tous les soirs cet esprit caressant et léger qui faisait si bon ménage avec le sien, elle faisait refuser le ministère à M. de Nivernois lors de la mort de Louis XV. Le salon de Mme de Rochefort, quand il n'était pas réduit à la petite coterie intime convoquée pour entendre une fable du fabuliste grand seigneur, contenait beaucoup de monde illustre. Aux habitués survivants de l'hôtel de Brancas, les Maurepas, les Flamarens, les Mirepoix, les d'Ussé, les Bernis, se joignaient les relations de la seconde moitié de la vie de l'élégante précieuse, les Belle-Isle, les Cossé-Brissac, le vieux duc, l'ancien gouverneur de Paris, l'antique chevalier que Walpole rencontrait là avec ses bas rouges, les Castellane, Mmes de Boisgelin et de Cambis, M. de Keralio qui habitait le Luxembourg. L'ami des hommes, le père de Mirabeau, était un familier du salon, un attentionné de la dame du lieu, s'intéressant à ses tortues et aux pannequets de sa table mal cuits. Il y avait beaucoup d'Anglais et d'Anglaises introduits par l'ancien ambassadeur de France en Angleterre, entre autres la sœur de lord Chatam, une Anglaise très-amoureuse de notre France du dix-huitième siècle, et encore des étrangers comme le baron de Gleichen, comme l'original et spirituel Gatti. On entendait dans ce salon l'impérieuse voix de Duclos et la verve endiablée de Diderot qui étonnait si fort le marquis de Mirabeau. Et bon nombre d'évêques et d'abbés étaient mêlés à des femmes comme Mme Lecomte vivant publiquement avec Watelet et des chanteuses comme la Billioni. Quelquefois un théâtre se dressait dans une salle, et les acteurs de la comédie italienne représentaient un proverbe du duc de Nivernois, un proverbe mêlé d'ariettes et entremêlé de couplets adressés aux grandes dames et aux prélats de l'assemblée [151].

La femme au dix-huitième siècle

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