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UNE PREMIÈRE AMOUREUSE5
ОглавлениеLa Haye, avril 1845
Me voici établie ici, ma chère mignonne. J'ai un très-joli appartement qui donne sur la place du Marché. Ma chambre à coucher est tendue en rose; j'ai des jardinières en bambou avec des tulipes qui coûtent très-cher, à ce qu'il paraît; la petite cage chinoise que nous avons achetée ensemble au Havre, et dedans des oiseaux bleus et rouges, sur ma fenêtre: – et vous savez mon nid par cœur. Les indigènes sont très-curieux de moi. J'arrose mes tulipes. Je ne vis pas beaucoup. C'est le mieux. Si vous étiez ici, chère belle, je crois vraiment que je ne regretterais rien de Paris.
Dites à Élisa que je ne puis rien pour elle en ce moment; j'ai été assez malade; mon entretien ici est coûteux. En deux mots, je suis à sec. Qu'elle prenne patience. J'ai de fort belles robes, que je ne puis vendre puisqu'elles me sont nécessaires pour le théâtre; un bracelet qui ne me quitte jamais, et auquel je ne toucherais pas pour nourrir ma mère. Vous savez, chère amie, que ce n'est pas le cœur qui me manque; mais je suis au fond de ma bourse en ce moment, je vous assure. Que deviennent Edgar et Léon? Que devient Paris? Je n'ai rien à vous dire. Je vous écris absolument pour que vous me répondiez. Au revoir, ma chère Louise; je vous embrasse comme autrefois.
Mathilde.
Dijon, décembre 1846.
Enfin, ma chère Louise, une bonne et grande lettre de vous! J'en ai été toute surprise, et j'en suis toute réjouie. Votre lettre me rejoint à Dijon, où je compte passer l'hiver, attachée au théâtre, vous pensez bien. Il y a si longtemps que nous n'avons causé ensemble, et tant de fortunes diverses me sont arrivées depuis, que je pourrais facilement vous envoyer un in-octavo sur les impressions par moi éprouvées depuis huit mois. Qu'il vous suffise de savoir, pour le moment, que j'ai été heureuse à la Haye au delà de ce que je pourrais vous dire! que ce pays maussade, brumeux, sans soleil ni éclat, garde pourtant mes plus précieux souvenirs, mes plus chères ivresses; que je l'ai quitté désespérée, éperdue de chagrin, y laissant désormais tout l'amour et le vrai bonheur que je puis avoir en ce monde! Je vous expliquerai tout plus tard; j'ai voulu vous répondre immédiatement pour vous dire que je vous remercie d'avoir songé à moi, et que je suis aise de votre lettre et de vous avoir retrouvée.
Je suis contente que vous ayez rompu avec Théodore: un vilain nom d'abord! et puis il doit aimer comme son ami Edouard, qui prend ses maîtresses à proximité du café où il déjeune. Gustave fait-il toujours des vers? Le brave garçon! il est ennuyeux comme un album. Embrassez-le de ma part. – Camille est ruiné? Je le crois bien. Il faut avoir trop d'oncles pour hériter tous les ans. Je me rappelle quand nous avons été déjeuner au pavillon d'Henri IV, au sortir d'un bal de l'Opéra, et qu'il voulait allumer son cigare à un réverbère, vous souvenez-vous?
Que ne vous mettez-vous au théâtre? vous feriez merveille. C'est une vie animée, pleine de péripéties, de détails émouvants et grotesques, et de dîners de carton qui donnent à manger. Le théâtre ici manque de femmes; on n'exige ni talent ni habitude: de la grâce et de la beauté, voilà tout! Si vous le vouliez je vous y ferais entrer avec moi. Quelque chose, quelqu'un vous retient-il à Paris? – J'ai mille choses à vous dire; mais on m'attend chez un correspondant. Je vous quitte. Je vous embrasse.
Mathilde.
Dijon, janvier 1847.
Mon réengagement est signé d'hier. Je ne veux pas tarder, chère belle, à vous écrire cette bonne nouvelle, sachant toute la part que vous y prendrez. J'ai eu affaire à un directeur presque amoureux: c'est vous dire que j'ai tiré à moi la couverture. Comme je ne suis pas d'aujourd'hui au théâtre, et que je sais sur le bout du doigt tout le sous-entendu de ces messieurs, j'ai tout précisé. Je ne dois jouer que trois fois par semaine; et j'ai, de plus, un congé de quinze jours à prendre quand il me plaira. Vous concevez, ma mignonne, que j'attendrai un succès, et que le lendemain je me ferai racheter mes quinze jours ce que je voudrai.
Encore une fois, que ne vous mettez-vous au théâtre? Votre idée de Conservatoire est puérile: vous y entrerez très-difficilement; puis, ce que vous gagnerez vous permettra au plus d'acheter des bouquets de violettes. Le théâtre, à la bonne heure! Si vous avez quelque chance de faire fortune, c'est là, uniquement là. Vous savez que si vous avez du talent, cela sera un accessoire fort généreux de votre part, c'est la dernière chose qu'on vous demandera. Pourvu que vous ayez la jambe bien tournée et l'œil bien fendu, directeur et public seront satisfaits; or vous avez cela, et, en plus, une jolie voix, et vous êtes musicienne. Venez ici, je vous fais engager au théâtre. J'ai le directeur dans mon bas, ou peu s'en faut. Pour ce qui est de vos débuts, ne vous en faites pas un monstre d'avance. C'est une des nombreuses choses de la vie auxquelles il ne faut songer que le lendemain. L'habitude du public vous viendra peu à peu, ma chère, comme toutes les habitudes. Vous concevez bien que mes conseils et mes exhortations ne vous donneront pas du courage si vous n'en avez pas. Ceci, vous le sentez, est une condition toute physique. Mais, rassurez-vous; tout le monde est ému le premier jour; les débuts sont toujours pleins de troubles et d'émotions, et le public, je vous jure, le public de province surtout, ne songe pas à se formaliser de voir une jolie fille embarrassée d'être regardée et qui rougit sous son rouge. Mais vous ne voulez pas quitter Paris; vous tenez à votre Prosper. Passons.
Je vous envoie une lettre pour M. ***, rue…; vous lui direz qu'il vous fasse entrer au Vaudeville; il sera enchanté de vous recevoir. Puis il faut voir rue… nº 9, je crois: en prenant par la rue Montmartre, c'est la sept ou huitième maison à droite; il y avait des portraits au daguerréotype à la porte. Vous demanderez M. ***. C'est un charmant garçon qui a été mon amant pendant deux ans. Il fait des pièces de théâtre. On l'a joué. Il m'a passionnément aimée; ceci sans fatuité. Je l'ai rendu un peu malheureux parfois, en sorte qu'il ne m'aura pas oubliée. Vous lui écrirez qu'il vienne chez vous prendre des nouvelles de Mathilde ***. Il viendra, c'est sûr. Songez au théâtre.
Mathilde.
Dijon, mars 1847.
De soir en soir, je remets depuis quinze jours, ma chère Louise, pour vous répondre une longue lettre bien bavarde et bien paresseuse en même temps, de ces causeries à bâtons rompus, à branches cassées, dans lesquelles l'esprit se pose sans durée et s'arrête sans choix. Depuis votre dernière lettre, j'ai été occupée d'une façon absolue, excessive. J'en ai été malade. On a été forcé de faire venir une seconde amoureuse pour me seconder. Chère petite, quelles fatigues le public nous paye en bravos! Vous ne sauriez croire à quel point le théâtre est un maître exigeant, capricieux; comme il vous envahit la vie! C'est un amant qui a bien besoin de faire plaisir quelque peu pour qu'on le supporte. Enfin j'attrape au vol une heure de liberté franche et de flânerie: je viens à vous. J'ai toujours été égoïste. Bah! c'est toujours quelque chose de bien choisir ses défauts et ses victimes.
Ma chère mignonne, votre lettre est triste et toute vibrante d'une foule d'inquiétudes non avouées, et que j'ai bien comprises. Malheureusement, je ne puis en cela vous venir en aide. Un seul argument peut vous toucher, et celui-là précisément me manque. Ne doutez pas de ma bonne volonté et de mes généreuses pensées à votre égard. Croyez à mon impuissance. Je viens de jouer ces jours-ci un rôle Jenny-Vertpré dans Madame Pinchon. J'ai été rappelée avec deux autres personnes. C'était la première fois, depuis la Haye, que je revenais ainsi glorieusement devant le public. Eh bien! aucune jouissance d'amour-propre ne m'a fait battre le cœur. Ce cœur, cet amour-propre sont si complétement usés que rien maintenant ne les active, ne les réveille. Quand je ne dédaigne pas, je suis indifférente. C'est que, voyez-vous, aucun résultat, de quelque nature que ce soit, ne vaut les peines, les fatigues, les emplois de force et de pensées qu'on a donnés pour l'obtenir, et ce qu'on a désiré est toujours au-dessus de ce qu'on possède. Aussi, bien pénétrée à présent de cette vérité, je ne cours fougueusement au-devant de rien ici-bas. Si j'ai à portée de ma main des choses désirables et qui tentent quelque partie sensuelle ou très-délicate de mon individu, je les prends sans impatience, je les consomme le plus vite possible afin d'être débarrassée de la fantaisie que j'en ai eue. Si, au contraire, ces choses sont éloignées et d'un abord difficile, je fouille mon souvenir, et j'y trouve des joies et des sensations comme il ne me sera jamais plus possible d'en éprouver, et qui cependant ne valaient pas mes rêves… excepté une époque et un amour que je veux oublier! – Je ne fais plus de course à l'aventure. Je me suis assise en mon indifférence comme en une stalle commode pour voir la vie.
Je sais bien que tout ce que je vous dis là n'est guère pratique pour vous, ma chère belle. Vos illusions sont encore bleues comme des pervenches ouvertes le matin; vous faites un poëme intitulé: «Misère et Amour», et vous ne vous effrayez pas du dernier chapitre, qui est «Misère» seulement. Voyez, moi, j'ai été aimée, idolâtrée, pardonnée et gâtée comme Manon le fut à peine par Desgrieux. J'ai dormi sur des cœurs jeunes, forts et valeureux qui ne battaient que pour moi, sur des poitrines qui bondissaient d'ivresse et d'amour au toucher de ma main, dans des bras qui étaient toujours amoureux pour m'enlacer, toujours levés et tendus pour me soutenir, toujours prêts à me défendre; si ma bouche ne s'est pas usée sous les baisers délirants qu'elle a reçus, c'est que Dieu l'avait créée sans doute pour cela. Pendant cinq ans, cette vie fêtée, choyée, enveloppée de mailles brillantes, de dentelles, de velours, inondée de parfums et de soleil, cette vie a duré sans relâche; puis, un beau jour, je me suis trouvée seule, toute seule! Mes oiseaux, qui gazouillaient si bien et si passionnément dans les rideaux transparents de mon alcôve, se sont envolés l'un après l'autre, me laissant beaucoup de souvenirs-et autant de dettes… Tous ces hommes qui m'avaient sincèrement aimée, qui avaient animé près de moi leur triomphante jeunesse, qui avaient bu à mes lèvres les ivresses généreuses de la force, de la liberté, du plaisir réunis, cédaient à la froide et implacable logique de la vie, à l'inexorable cours des événements rationnels. Celui-ci s'est marié. Celui-là s'est rangé. On a fait un préfet de l'un. L'autre, un adorable et séduisant garçon s'il en fut, élève des bestiaux maintenant, je ne sais où. Enfin chacun poursuivait son ambition, sa chimère, son intérêt; laissant derrière eux, et presque sans regret, les ingrats! le nid chaud, parfumé et joyeux de leurs vraies, de leurs heureuses, de leurs indépendantes amours!.. Et moi, que m'est-il resté de tout cela? Un cœur usé, vieilli par ces abandons et ces désenchantements successifs; l'impuissance d'aimer; une vie incertaine, jetée au hasard de la faim et de la maladie! Rien dans mon existence, plus rien dans mon cœur: voilà le résultat des plus belles et plus heureuses amours qu'il ait été possible d'avoir en ce monde. Si cet exemple vous sert, tant mieux! Mais j'en doute. Si vous suiviez un bon conseil, vous quitteriez votre Paris, votre Prosper, et prendriez un engagement pour la province. Vous vous y formeriez à la scène. Vos études seraient bonnes, parce qu'elles pourraient être suivies. Au bout de deux ou trois ans, vous auriez peut-être du talent, et à coup sûr une routine aisée, suffisante. Vous retourneriez à Paris dans de bonnes conditions, et votre existence matérielle serait au moins assurée.
Mathilde.
Dijon, septembre 1847.
Chère bien-aimée, avez-vous cru que je vous abandonnais? Non, n'est-ce pas? Notre liaison n'est pas une de ces liaisons ordinaires qu'un silence fait défiantes. Vous me connaissez assez pour ne pas entrer en doute sur mon compte pour une paresse de plume. C'est sur l'intelligence de votre cœur que je compte pour ne pas me condamner sur les apparences, et pour croire que, malgré mon silence inqualifiable, je vous aime toujours, et que vous êtes toujours tout près de toutes mes pensées. Trop de charmants souvenirs lient mon souvenir au vôtre pour que je puisse oublier.
Si donc aucun message de moi n'a volé vers vous, accusez-en, chère petite, ces mille accablements de l'esprit découragé, ces riens qui se définissent difficilement, qui vous taquinent la pensée et la vie, ces ennuis de toute sorte qui, malgré leur vulgarité et leur insuffisance, ramènent à eux des facultés portées vers un point plus élevé et plus sympathique, en les isolant forcément de leur centre choisi. D'abord j'ai été accablée de répétitions et de lectures. Puis j'ai eu, non un amour, mais une liaison très-mouvementée, – comme disent MM. les romantiques: un père prudent, qui s'est jeté entre son fils éperdu et fou de passion, dont l'âme et la vie étaient fatalement livrées à cette sirène dangereuse que je suis, disent MM. les Dijonnais, et qui l'a arraché aux séductions bien émoussées, hélas! de votre désenchantée Mathilde. Cet incident m'a pris du temps et quelques préoccupations. Ce jeune homme, le seul qui vaille la peine qu'on s'occupe un peu de lui dans tout le département, a été malade de chagrin; mais il a engagé à sa famille sa parole d'honneur que tout était à jamais fini entre nous; et malgré tout, il tient sa parole! C'est beau!.. mais j'enrage! Le malheureux est chaque soir au théâtre. Si je suis en scène, il me mange des yeux; quand je suis dans ma loge, il rôde autour comme autour d'une chandelle un papillon. Les jeunes gens de Dijon, une sotte et cancanière engeance! sont vivement émus, et suivent avec une fièvre de curiosité les phases de ce petit roman provincial; il y a des paris d'engagés. Au milieu de cette effervescence, je suis d'un calme splendide, en apparence; car au fond je suis animée d'une colère assez colorée envers le père; et j'ai pour le fils un âpre regret, fruit de l'amour-propre et de l'entêtement. Avouez qu'il est difficile de se disséquer avec une meilleure grâce.
Et vous, cher ange, que devenez-vous? Comment menez-vous ces bienheureux drôles qui ont le droit de vous aimer et l'adresse de vous le prouver? Quelle génération éclopée et infime! Ces petits jeunes gens-là ont l'air de sortir de nourrice. Quel rien, et quelle fatuité! Ils sont poussifs comme des danseuses, et bêtes comme des écuyers. Ils n'ont que deux talents: celui de s'essuyer les lèvres, comme s'ils venaient de boire du madère, celui de marcher comme s'ils venaient de monter à cheval. Ah! les amusants petits bonshommes, avec leurs vices à bon marché, leurs ostentations, leur manque d'esprit, leur manque d'argent, apitoyant tout le monde, – et nous-mêmes, – des efforts qu'ils se donnent à paraître riches; commanditant à plusieurs les caprices d'une femme; subsistant de petites caresses et de grosses lâchetés! Amoureux de papier mâché, gris d'un doigt de vin, sur les dents d'une nuit blanche, fatigués, usés, blasés, finis! Ils se mettent à trois pour parier un louis sur un cheval qui appartient à un de leurs amis; ils fument leur cigare à la portière quand ils sont en coupé de louage, et on les rencontre au bal masqué avec leur papa!
Au revoir, ma belle mignonne. Je baise vos beaux yeux qui, je l'espère, ne m'envoient pas de grands vilains regards de courroux. Ah! si j'étais là-bas, je ne m'inquiéterais guère; mais de si loin, on a si peu de moyens de conviction!
Au revoir et mille baisers.
Mathilde.
Marseille, décembre 1847.
Vous ririez bien de me voir vous écrire, ma chère Louise, sur un coin de toilette, tout encombrée de pommades et de peignes à bandeaux. Je vous écris de ma loge pendant un acte où je ne parais pas; mon encrier est tout près de mon rouge végétal; j'ai pour tabouret un carton à chapeau. Mon habilleuse dort ou à peu près. J'ai encore une demi-heure avant d'entendre la sonnette au foyer. Causons.
Dimanche prochain, le public de Marseille va être appelé à décider du renvoi ou de l'admission des artistes. La soirée sera, dit-on, des plus orageuses. – Comme dans beaucoup de villes de province soucieuses de ressembler à Paris, se montrer fantasque et irraisonnable est une preuve de haut goût et d'exigences motivées. Puis les jeunes gens et les officiers, toujours peu alliés, jugent la femme bien plus que l'actrice, et profitent souvent du tumulte et des discussions théâtrales pour vider des querelles de rivalité ou d'amour. Quant à moi, j'ai ici une réputation d'esprit qui me nuit auprès des négociants, seuls individus qui par leur position financière soient acceptables. Je suis pour eux un charme dangereux, une attraction malfaisante, un feu follet séduisant, mais qu'il faut bien se garder de suivre, car il vous entraînerait sur des routes pleines d'abîmes. Le soir, sur le quai, tous ces honnêtes richards du négoce, qui guettent leurs arrivages de coton et d'indigo, se pressent autour de moi, me regardent et m'écoutent; les plus osés me suivent jusqu'à ma porte, mais ils s'arrêtent à l'antre de la louve! – J'ai à la tête de mon parti un officier de marine dont vous seriez amoureuse, j'en suis sûre: un bon et brave garçon, gai et crâne, ami de mes amis, qui m'aime comme un niais, c'est-à-dire sérieusement et qui va se faire quelque affaire fâcheuse dimanche, j'en ai peur. Déjà hier, j'avais deux rôles pour ma soirée, et on avait dit dans la ville que quelques jeunes gens devaient commencer les hostilités contre les artistes. Mon officier s'en va, en grande tenue, l'épée au côté, se planter au milieu du parquet, deux de ses amis un peu plus loin pour le soutenir. Là, avant le lever du rideau, il fait grand tapage, et jure par tous les saints du paradis que le premier qui sifflera la perle du théâtre, madame Mathilde, sera souffleté par lui. Aussi ai-je été bien accueillie à mon entrée en scène. Il est vrai que mes costumes m'ont été envoyés par Babin, et qu'hier précisément j'avais de très-belles toilettes. Enfin nous verrons la décision de dimanche. Mon cœur est toujours le même, rempli du souvenir d'Alphonse, inaccessible à tout amour nouveau! Je n'ai pas encore d'amant et n'en prendrai que par intérêt: c'est ignoble! mais c'est ainsi!
Et vous, chère enfant, quelle nouvelle de bourse ou de cœur? Avez-vous trouvé un filon? Croyez-moi, presque tous les hommes n'ont bien réellement qu'une valeur d'utilité. Êtes-vous toujours aussi remplie d'Octave? Celui-là est au moins un loyal et excellent cœur; et il offre à l'amour des circonstances atténuantes.
Envoyez-moi quelques notes de l'archet éblouissant de Musard. Cela me rappellera des jours de joyeuses folies, et d'ardentes fêtes, et de radieuses jouissances, jours que je ne regrette pas d'avoir vécu, que je ne regrette pas de ne plus vivre. – Mon entrée arrive.
Adieu, aimez-moi.
Mathilde.
Marseille, décembre 1847.
Je ne veux pas manquer à votre découragement, ma pauvre chère amie. Si vous étiez heureuse, gaie, je serais moins empressée. Mais vous êtes triste, accablée de soucis, je me dois donc à vous.
Hélas! je comprends votre situation, je la sais d'expérience, dans chacune de ses phases, dans la plus mystérieuse de ses douleurs! Moi aussi j'ai passé par là! moi aussi j'ai supporté les gênes journalières, les privations silencieuses, les anxiétés résignées, les inquiétudes du lendemain, pour garder un amour en lequel ma folie avait foi, et qui empruntait surtout à mon imagination et à mes propres délires ses attraits les plus séduisants, ses formes les plus charmantes! L'amour m'a quittée et la misère m'est restée. Ceci m'a été une déception profitable; car j'ai compris l'égoïsme des hommes ou leur insuffisance. On ne me reprendra plus aujourd'hui à avoir des transports d'ivresse dans une mansarde, à préférer une étoile à un diamant! à porter des robes d'indienne vertueuses, à négliger d'avoir des bas de soie! – Bien entendu que je ne parle pas d'Alphonse: son amour a été ma seule réalité vraiment enivrante, vraiment sincère et divine, sans désenchantement, sans rien qui soit venu faire réfléchir mon esprit ni glacer ma tendresse! Toute femme, quelque dépravée qu'elle soit devenue, porte en elle, dans un sanctuaire réservé, un nom, un souvenir, une rêverie, une croyance! Choses saintes et bénies qu'elle garde en elle, comme des perles au fond des vagues! qu'elle préserve des souillures et des atteintes honteuses de sa vie vagabonde et maudite! vers lesquelles elle se retourne aux heures du recueillement et de la pensée régénérée, et qui sont la religion de son esprit sans foi ni respect! – Alphonse est tout cela pour moi. Il est à part de ma vie, de mes froids raisonnements, de mes implacables dédains pour tout ce qui tient aux amours et aux amants. – Ceci posé, revenons à vous.
Je vous porte, chère enfant, un intérêt sympathique; je voudrais vous le prouver d'une victorieuse façon. Mais l'impuissance est là.
Devant la passion, l'esprit le plus clairvoyant n'a aucun succès. Je ne veux pas ergoter avec vous comme un pédagogue et chercher à vous extirper la folie amoureuse qui envahit aujourd'hui tout votre être; je n'y réussirais pas, je le sais d'avance; à quoi bon alors? Seul, le temps guérit d'aimer. Mais il nous est donné de souffrir, de souffrir longtemps avant de guérir. Les illusions tombent une à une, et si lentement qu'on est bien vieille quand le cœur en est vide. C'est un débarras qui ne se fait pas tout d'un coup. Mais le mieux, croyez-moi, se fait tous les jours. Tous les jours, sans que vous vous en doutiez, vous venez à moi.
Et l'on a beau faire, il y a toujours des choses qui reviennent! – Je ne sais l'autre jour, dans quel méchant vaudeville où je jouais, il y avait un couplet sur cet air triste qu'il aimait tant et qu'il chantait à ses heures de gaieté. Je me mis à me ressouvenir… Nous étions tous les deux dans une brasserie, aux portes de la Haye, – un petit jardin planté d'acacias; mes genoux touchaient ses genoux: rien ne nous venait aux lèvres à nous dire… Il m'a cueilli en route un gros bouquet de toutes sortes de vilaines fleurs; et j'étais à bout de bras de les porter. – La nuit venue, nous voulûmes revenir à travers champs. Il y avait de petits fossés avec de l'eau. Il me donnait la main pour sauter; à chaque fossé, c'était une histoire! Je mouillais mes bottines; et lui, riait.
Mais au nom de notre amitié, ne parlez jamais à Amédée de la confidence que je vous ai faite. S'il vous en parle, bien! mais ne prenez pas l'initiative. Alphonse est marié à présent; je ne veux pas que son ami me croie capable de le compromettre, en mettant son nom en villanelle, et l'histoire de nos amours en rondes que je chanterais à tue-tête sur les chemins. – Je compte sur vous.
Mathilde.
Marseille, décembre 1847.
Aussitôt cette lettre reçue, ma belle amie, vous irez chez Bethmont, au coin de la rue Louis-le-Grand, et vous lui demanderez pourquoi il ne m'a pas envoyé mes bas rouges. Il me les faut absolument d'ici à mercredi.
Je vous écris toute triste. Mon officier de marine a été tué avant-hier par un jeune homme de la ville. Cela a eu du retentissement, de sorte qu'on me regarde un peu ici comme un phénomène.
Je vous recommande mes bas. J'en ai absolument besoin pour la semaine prochaine. Je ne comprends rien à ce retard. Le messager était payé.
Toute à vous.
Mathilde.
Marseille, janvier 1848.
Que voulez-vous, ma bien chère Louise! la vie est une chose railleuse et hostile qu'il faut énormément de dépravation pour braver, ou une force de dédain philosophique plus énorme encore pour dominer. Les intelligences fortes et arrogantes y succombent souvent; comment nous, pauvres femmes, avec nos esprits délicats et frissonnants, nos cœurs peureux et faibles, pourrions-nous trouver la lutte victorieuse, la vaillance persévérante, la résignation pleine de grandeur et de courage?
Vraiment, vos ennuis sont une injustice de la Providence, un manque de goût du hasard; et si j'étais à leur place, vous n'auriez qu'à envier un peu de noir à votre ciel pour en changer l'azur éternel. Par malheur je ne suis ni la Providence ni le hasard; et je ne puis que vous prêcher une théorie peu élevée. Ce n'est pas la théorie de la conscience haute et fière, qui ne trouvant pas d'issue ici-bas transporte plus haut ses valeurs méconnues et ses blessures sans récompenses; c'est tout prosaïquement de l'épicurisme d'œuvres, et de l'étourdissement moral.
Pour moi, je ne m'étourdis plus. A force de s'être soûlée à toutes les coupes des rêves et des erreurs de la vie, mon imagination a une si forte tête qu'elle ne peut plus se griser; et quant à mes sens… vous savez le respectueux silence que je garde aux morts…
Que vous dire! Tenir tête à l'orage, c'est de la folie présomptueuse; se laisser aller au courant, c'est de la lâcheté. Que faire alors? – Allez, ma pauvre enfant, comme les condamnés qui, en faveur de leur arrêt impitoyable, trouvent partout autour d'eux l'accomplissement matériel de leurs funèbres et derniers désirs, nous qui sommes condamnées, de par les préjugés du monde, à un différent supplice, demandons aussi à la vie notre poulet et notre vin de Bordeaux.
Votre chambre est prête. Je vous attends.
Votre amie.
Mathilde.