Читать книгу Emile Zola, Sa Vie et Son Oeuvre - Edmond Lepelletier - Страница 8
ОглавлениеÀ sept ans, il ne savait pas ses lettres. Il fallut pourtant se décider à les lui apprendre. Il convenait, par dignité, à raison de la condition sociale dans laquelle il était né, de l'arracher à son éducation purement champêtre. Le fils d'un ingénieur, l'héritier, sinon des produits financiers du canal, du moins de la renommée de son auteur, pouvait, un jour, obtenir des appuis dans la haute société aixoise, rencontrer même des protecteurs à Paris. Ceux qui avaient connu et apprécié le constructeur du canal, M. Thiers, par exemple, lui faciliteraient peut-être l'accès d'une carrière. Encore fallait-il que le futur candidat se présentât avec le bagage de savoir obligatoire. Le fils de François Zola ne devait pas demeurer dans l'état fruste d'un berger de la Camargue. Il convenait donc de conduire Émile au collège. Les études classiques, débutant par «rosa, la rose», et aboutissant aux Conciones, aux dissertations françaises, avec le baccalauréat à passer, c'était la filière nécessaire et régulière de tous les fils de la bourgeoisie. Ici, on ne suivait plus du tout les préceptes d'éducation de Rousseau. L'Émile du philosophe apprenait l'état de menuisier, ce qui, d'ailleurs, à la veille de la Révolution, était plus prudent que de se façonner au métier, bientôt inutile et périlleux, de gentilhomme de la Chambre. Les deux femmes voulurent donc préparer le petit Émile à devenir, non pas un homme de lettres, grands dieux! mais un avocat, un médecin, ou tout au moins un bureaucrate. Qui pouvait savoir? Le diplôme mène à tout. Le parchemin de bachelier, c'est la pièce héraldique moderne, sans laquelle on ne saurait se présenter, avec chance de succès, dans la lice où se disputent les places et les honneurs. Comme autrefois la noblesse, le titre universitaire donne accès aux grades et aux emplois. Émile bachelier pourrait bien devenir, un jour, sous-préfet!
Les songes ambitieux des deux femmes furent réalisés, dépassés, mais autrement. Émile Zola, cependant, ne put être reçu bachelier, et ne fut que quelques heures sous-préfet.
On ne pouvait mettre, dans un collège de l'État, cet enfant de huit ans, pour qui l'alphabet était comme une stèle aux caractères cunéiformes. Il fut décidé qu'on l'enverrait, d'abord, dans une petite pension. On le mena donc chez un de ces pauvres instituteurs libres, dont les établissements étaient achalandés par les familles modestes, ayant la vanité de soustraire leurs rejetons à la promiscuité de l'école communale, alors fréquentée seulement, dans les villes, par les fils d'ouvriers.
Dans cette institution à bon marché et à peu d'élèves, Zola apprit ses lettres et les premiers éléments. Sa famille s'était enfin débarrassée du coûteux loyer de l'impasse Sylvacanne. Elle était venue se loger, à moins de frais, au pont de Béraud, dans la banlieue d'Aix. Le jeune élève fit souvent l'école buissonnière: le nouveau logis et ses environs lui en fournissant la tentation. Il avait plus d'herbe à sa disposition, plus d'espace à parcourir, et, autour de lui, s'étendait un paysage dont la sévérité n'excluait pas la grâce. L'impression en demeura vive et persistante dans les prunelles de l'adolescent. Plus tard, les Contes à Ninon ont témoigné de cette première sensation rustique. Le goût de la campagne, dans la prime jeunesse, ressemble à un amour de la treizième année. Toute la vie en demeure embaumée, et l'homme fait s'en montre imprégné jusqu'aux moëlles. En suivant le cours sinueux de la Torse, Émile Zola acquit le sens de la nature. Cette rivière, symboliquement, circulera dans toute son œuvre.
À treize ans, comme il n'avait plus rien à apprendre, dans les classes primaires du pensionnat Notre-Dame, et comme on ne pouvait plus le laisser vagabonder, tel qu'un chevreau, par les garrigues, on le présenta au collège de la ville, depuis lycée Mignet. Admis comme demi-pensionnaire, en 1852, il fut placé en huitième.
Pour être près de lui, pour lui éviter, le soir, un long parcours, sa mère avait quitté la banlieue, et pris un appartement dans la ville même, rue Bellegarde. Émile passa cinq ans, environ, au collège d'Aix. Sans se révéler un de ces lauréats qui font réclame pour leurs professeurs et pour leur lycée, il fut loin d'être un cancre. Il eut des récompenses nombreuses, et, en troisième, il obtint le prix d'honneur. Voici, d'ailleurs, un extrait de ses palmarès:
En 1853, classe de septième.—1er prix de version latine, d'histoire et de géographie, de récitation; 2e prix d'instruction religieuse, de thème latin; 1er accessit d'excellence; 2e accessit de grammaire française et calcul.
En 1854, classe de sixième.—Tableau d'honneur, 1re mention; 1er prix d'histoire et de géographie; 1er accessit d'instruction religieuse; 2e accessit d'excellence; 3e accessit de récitation.
En 1855, classe de cinquième.—1er prix de thème latin, de version latine; 2e prix de version grecque; 1er accessit d'excellence; 2e accessit d'histoire et géographie; 3e accessit de français et de récitation.
En 1856, classe de quatrième.—1er prix d'excellence, de thème latin, de version latine, de vers latins; 2e prix de version grecque, de grammaire générale, d'histoire et géographie.
En 1857, classe de troisième.—Prix de tableau d'honneur; 1er prix d'excellence, de narration française, d'arithmétique, de géométrie et application, de physique, chimie et histoire naturelle, de récitation; 2e prix d'instruction religieuse, de version latine; 1er accessit d'histoire et géographie.
On remarquera la progression continue de ses succès. Laborieux, attentif et opiniâtre, l'élève Zola affirmait déjà son goût du travail, sa croyance au travail. Avec du vouloir, avec de l'énergie sécrétée régulièrement, patiemment,—ce fut la règle et la force de son existence—il était certain d'arriver au but proposé.
Parvenu à la classe de troisième, il avait bifurqué. La bifurcation, établie par le ministre Fortoul, obligeait l'élève, avant de passer, des classes de grammaire, dans les divisions supérieures, à déclarer qu'il choisissait les Sciences, ou bien les Lettres. Émile opta pour les Sciences. Ce fut ainsi, notamment en sciences physiques et naturelles, pour lesquelles le futur auteur du Roman Expérimental, l'apologiste de Claude Bernard, le théoricien de la littérature scientifique, avait un goût très vif, qu'il se montra l'un des meilleurs élèves de sa classe. Il témoigna d'une sorte d'aversion pour la littérature classique. Il eût dit volontiers, avec les Berchoux, les La Mothe, les Lemierre: «Qui nous délivrera des Grecs et des Romains?» Il est probable, il est certain même, qu'il a, par la suite, pris connaissance des maîtres de la littérature antique, mais il ne dut les lire que dans des traductions. Il a affirmé, à plusieurs reprises, peut-être avec un peu de fanfaronnade, car il avait eu un 2e prix de version, en troisième, ne pas savoir le latin. C'est un mérite plutôt négatif. Zola paraissait satisfait de cette ignorance. Il la proclamait, comme une vanterie. C'est une tactique d'orgueil assez fréquente, que la fierté d'un dédain pour ce qui vous a fait défaut dans la vie ou pour ce qui vous échappe. Que de gens font fi de ces raisins, pour eux trop verts: titres de noblesse, terres, châteaux, bijoux, décorations, bonnes fortunes, invitations mondaines, voyages, villégiatures. Dans l'ordre intellectuel, ce faux mépris des richesses scientifiques ou artistiques, qu'on n'a pu acquérir, est aussi répandu. Zola semblait tout heureux de «n'avoir entendu parler de Virgile que «par ouï-dire». Ce n'est pas seulement la langue virgilienne qu'il reconnaissait ne pas savoir; «Je suis ignorant de tout, de la grammaire comme de l'histoire», écrivait-il, en 1860, à son ami Cézanne. Il a certainement, par la suite, bouché quelque peu ce trou dans son instruction générale. En ce qui concerne la grammaire, il exagérait une ignorance assurément relative, mais qui donc peut se targuer de bien posséder la grammaire? Les candidates au brevet d'institutrice, et encore! Pour l'histoire, Zola devait peu s'intéresser à cette résurrection de la vie passée. On ne trouve, dans son œuvre, aucune allusion, comparaison ou citation historiques. Ceci est rare et significatif. Combien il diffère, sur ce point, de Victor Hugo, avec lequel il a tant d'affinités descriptives, coloristes, grandiloquentes et outrancières. «J'aime mieux tout tirer de moi que de le tirer des autres,» a-t-il dit, non sans quelque infatuation, car, en littérature aussi, on est toujours, comme dit Brid'oison, fils de quelqu'un.
Dans un «interview» que j'ai dirigé, surveillé, et révisé, en 1880,—le terme n'était pas bien connu, mais ce genre d'article anecdotique, et cette indiscrétion consentie existaient déjà, à cette époque,—mon collaborateur au Réveil, Fernand Xau, publia la réponse suivante de Zola à une question sur ses études:
Je n'entrai en huitième qu'à l'âge de douze ans passés. C'était un peu tard pour commencer le latin. Aussi, quand, à dix-huit ans, ma mère me conduisit au Lycée Saint-Louis, à Paris, j'en étais seulement à ma seconde. Bon élève, à Aix, où je remportai des succès, sinon éclatants, du moins estimables, je devins mauvais élève, à Paris…
Ici, une observation d'ordre général, qui a son intérêt pour le maintien des bonnes études et le développement universitaire de notre pays. Paris est un mauvais centre d'études. Écoliers ou étudiants, les jeunes gens s'y trouvent dans un milieu mal disposé pour le travail. Il se rencontre trop de distractions et trop de motifs de dissipation, dans la grande ville. Au moyen âge, l'Université de Paris a pu être un puissant foyer de lumières théologiques et philosophiques, un admirable atelier où s'élaborait le grand œuvre du savoir. Mais la vie qu'on y menait, malgré ribaudes et tavernes, avait toute la rudesse monastique. On a conservé les règles et les us des escholiers de la rue du Fourre; la discipline des couvents sévères y régnait, avec la ponctualité et l'isolement de la caserne. Dans les milieux modernes, l'étudiant, le lycéen, sont trop exposés à la promiscuité mondaine, au voisinage bruyant. Paris, sans doute, à raison de la haute valeur des maîtres qui sont sélectionnés, et par suite de l'agglomération des élèves les mieux doués, remporte des succès dans les concours. Mais ce sont des supériorités exceptionnelles. Le niveau général des études y est au-dessous de la moyenne. L'apprentissage de l'étudiant ne saurait se faire dans une cité anormale et monstrueuse, où le tapage des gens en fête domine. Il y a trop de musiques dans l'air, trop de passants dans les rues, trop de flamboiements aux vitrines et trop de tentations à tous les carrefours, pour qu'on puisse étudier, avec application et profit, au milieu de ce tohu-bohu. Les grandes universités allemandes, pierres d'assises solides de la puissance germanique, sont toutes situées dans des villes secondaires et calmes, Heidelberg, Königsberg, Leipsick, Iéna. Il roule trop de véhicules, tramways, coupés, fiacres, autobus, par les voies parisiennes, pour qu'on y jouisse du recueillement indispensable à qui veut apprendre. Les facultés, les collèges, les instituts, ne devraient ouvrir leurs doctes salles que sur des rues où l'herbe pousse. Par crainte des troubles de la place publique et des tumultes populaires, on a relégué l'assemblée nationale française, lorsqu'il s'agit de donner une constitution ou d'élire le chef de l'État, dans la ville morte du grand Roi. Il n'y a nulle utilité à ce que les Facultés de droit, de médecine, et même les lycées d'internes de l'Académie de Paris, soient à proximité des boulevards. À Versailles conviendrait parfaitement ce rôle de cité universitaire. Ce serait l'Oxford et l'Heidelberg français.
L'écolier Zola appuie, de son exemple, cette argumentation. Si le lauréat d'Aix, ville paisible, s'était mué en cancre parfait, à Paris, c'est que l'atmosphère capiteuse du milieu produisait son effet accoutumé. Ce n'était pas la fête ambiante qui le troublait, le détournait, mais l'ivresse intellectuelle même de Paris. Le rhétoricien provençal se dégoûtait des monotones et fades occupations universitaires; il s'abandonnait à ses rêves de gloire littéraire; il se livrait à des lectures en dehors des «matières» imposées pour le baccalauréat.
Dans l'interview, que j'ai indiqué plus haut, et auquel j'aurai plusieurs fois recours, car ayant été publié, sous les yeux de Zola, il y a vingt-huit ans, il constitue un document quasi autobiographique de la plus grande sincérité, l'écolier buissonnier expliqua ainsi son peu d'assiduité et son absence de succès, aux cours du lycée Saint-Louis:
… C'est que j'étais déjà lancé dans le mouvement littéraire et que je lui appartenais corps et âme. Je délaissais mes classiques pour lire avec avidité Montaigne, Rabelais, Diderot et Hugo… Ah! Hugo! j'étais fou de lui!
Cela vous explique que, contrairement à ce qu'on a affirmé, je ne sois pas bachelier. Est-ce pour la même raison que Daudet n'est pas plus avancé que moi? Je l'ignore. Toujours est-il qu'il est assez étrange de voir deux romanciers notoires n'avoir même pas, dans les rangs de l'Université, l'épaulette de sous-lieutenant.
Les parents du lycéen faisaient de lourds sacrifices pour qu'il pût obtenir, grâce au diplôme obligatoire et élémentaire, l'accès de certains emplois. Il avait tort de ne pas se violenter, afin de triompher des redoutables examens, qui semblent surtout faciles à ceux qui ne les ont pas subis. Sans doute, cet échec scolaire n'a pas nui à la fortune littéraire de l'Assommoir. Nul ne se préoccupe, aujourd'hui, de savoir si l'auteur a été fort en thème ou fruit sec, et tous les baccalauréats de l'Université ne sauraient rien ajouter à sa gloire. Mais il ne doit pas servir d'exemple, ni d'encouragement, aux écoliers présents et futurs, qui ne l'imiteraient qu'en cela. Ce n'est pas parce qu'il n'a pu passer son bachot que Zola s'est montré capable d'écrire Germinal.
Les deux femmes, qui le gâtaient, lui avaient trop laissé la bride lâche sur le cou, durant ses années d'enfance, jours de grand air, d'escapades, de bondissement par les garrigues, par les ravins, et de longues rêvasseries à l'ombre, au bord de la rivière de l'Arc. Mais nous leur en devons reconnaissance. Cette éducation en liberté fut salutaire et inspiratrice. Elle priva la France d'un bachelier de plus; elle lui valut peut-être l'un des plus robustes ouvriers de la plume. C'est tout gain pour le pays, pour la postérité mondiale aussi. Bénissons les deux mamans, d'avoir élevé leur Émile à la sauvageonne. L'enfant a pu vagabonder, comme un petit pâtre, tout en ayant la possibilité d'étudier comme un jeune bourgeois. Cette croissance indépendante, hors des langes où l'on emmaillotte les fils de la classe aisée, permit au corps, et aussi à l'intellect du gamin, de se développer avec vigueur. Dans ces randonnées, qui faisaient le fond des plaisirs du jeune gars, il était accompagné de deux camarades, qui devinrent ses inséparables: Baille, qui fut, par la suite, professeur à l'École polytechnique, et Cézanne, le vigoureux peintre impressionniste. Tous trois alors ruminaient des vers, qu'ils se récitaient avec conviction, et qu'ils louaient avec sincérité.
Zola avait conservé un souvenir très vif de ses juvéniles excursions de Provence. Il les évoquait avec plaisir, sans regrets inutiles ni banales lamentations. Jamais il ne pleurnicha des variations vulgaires sur le thème universel de la jeunesse envolée. Il contait volontiers à ses intimes, durant quelque sombre après-midi, au fond des Batignolles, avec, quelle ardeur, avec quelle exubérante impatience, avec ses condisciples provençaux, il se mettait en route, par les matinées d'été, pour chasser les ortolans dans les ravins ensoleillés, du côté du barrage paternel. La chasse n'était, le plus souvent, qu'un prétexte. N'allait-on pas en battue, dans la contrée où se déploient les tireurs de casquettes? Il s'agissait de faire de la route. Toute une journée à passer avec Baille et Cézanne, gagner de l'appétit et faire honneur aux provisions préparées, la veille, par les parents, bavarder art et littérature en toute tranquillité, c'était le vrai plaisir cynégétique. Ces causeries interminables sont délicieuses, et les heures de la jeunesse, ainsi passées à s'entretenir des livres, des pièces, des tableaux, œuvres récemment signalées, ou déjà glorieusement consacrées s'écoulent rapides, grisantes et inoubliables. Elles parfument toute une existence d'artiste. Il n'est pas toujours aisé, surtout dans une ville provinciale, de s'isoler, à trois ou quatre compagnons ayant les mêmes goûts, les mêmes aspirations vers la littérature, le théâtre, la peinture.
Les poètes actuels, biens rentés, élégants, rasés, tondus, ayant pour Pégase l'auto, et bientôt le dirigeable, sont admis dans les sociétés distinguées. Les belles madames les câlinent, les invitent à dîner et parfois les prennent pour amants. Ils sont semblablement, quand ils débutent, «gobés» des jeunes femmes à bandeaux plats couvrant les oreilles, et accueillis à bocks ouverts ès-cabarets montmartrois ou rive-gauchers. Mais, au temps où Zola bredouillait ses primes strophes, le faiseur de vers et le barbouilleur de toiles étaient classés parmi les mal vus. Aussi, agissaient-ils sagement, ces jeunes Provençaux, aspirants artistes, en se retirant vers les déserts, sous couleur de tirer un bec-fin, Alcestes de la poésie, cherchant un endroit écarté, où de débiter leurs sornettes ils eussent la liberté. En ces solitudes brûlées, ils ne choquaient personne, commérant sur un tas de gens, ignorés à Plassans, dont les histoires ne pouvaient intéresser la bonne société: car ils n'avaient jamais été établis dans la ville, ni occupé une fonction honorable, ce Musset, ce Balzac, ce Delacroix, personnages si peu importants qu'on eût vainement cherché leur adresse dans le Bottin, mais dont les noms revenaient sans cesse dans les propos des jeunes chasseurs.
Les trois amis, après avoir, à la poursuite de quelque volatile, égaré et chimérique, battu distraitement les buissons et sondé les bosquets, s'asseyaient sous bois, à l'heure où midi rôtissait les oliviers et les pins. On se hâtait de rassembler des brindilles résineuses et l'on cuisinait, en plein air. Le repas achevé, la digestion se faisait sous l'ombrage de quelque hêtre épais. Mollement allongés, comme des bergers virgiliens, les trois sylvains alternaient leurs propos; ils dissertaient sur Hugo, sur Musset, avec force citations, puis chacun disait ses propres vers, et l'on rentrait en ville, à la nuit close, les jambes lourdes, et le carnier léger. Mais nul n'était revenu bredouille d'idées et d'impressions. On avait provision de grande poésie et de bon air pour toute la semaine. Cela aidait à supporter allègrement la vie provinciale, prosaïque et confinée.
La famille Zola, cependant, dégringolait. On était loin du faîte de bourgeoisie, où l'ingénieur avait tant souhaité placer les siens. Les logements remplaçaient les appartements, qui eux-mêmes avaient succédé à la vaste maison bourgeoise de l'impasse Sylvacanne, illustrée par le séjour de M. Thiers. De la bastide campagnarde du Pont-de-Béraud, de la demeure bourgeoise de la rue Bellegarde, de la maisonnette de la rue Roux-Alphéran, il avait fallu reculer jusqu'aux faubourgs, et prendre un appartement modeste, cours des Minimes. C'était trop cher encore. Un logement d'ouvrier, rue Mazarine, donnant sur les remparts en ruines, dans le plus pauvre quartier de la ville, reçut enfin la famille déchue.
Dans ce misérable logis, en novembre 1857, mourut la courageuse grand'mère, maman Aubert. Le grand-père et le petit Émile demeurèrent seuls, car Mme Zola, pressée par les créanciers, accablée par des procès interminables, assaillie par les réclamations d'avides avoués, ayant son mobilier en grande partie vendu, avait pris le parti de quitter Aix. Elle s'était rendue à Paris. Elle espérait trouver, parmi les anciens amis de son mari, conseils, aide, protection. Elle se promettait de voir M. Thiers. Elle éprouva probablement de dures déceptions, car, au lieu de revenir à Aix, comme elle l'avait espéré, avec de bonnes promesses et peut-être de l'argent, elle résolut de se fixer à Paris et de faire venir son fils et le grand-père. Le jeune Zola reçut une lettre pressante et désolée de sa mère. Elle lui recommandait de vendre les quelques pauvres meubles qui restaient, et de la rejoindre aussitôt à Paris. «Avec l'argent du mobilier, disait la malheureuse femme, tu auras assez pour prendre ton billet de troisième classe et celui de ton grand-père. Dépêche-toi. Je t'attends!» C'était la misère noire et le naufrage complet.
Après avoir dit un adieu, estimé provisoire, à ses chers inséparables, Baille et Cézanne, le jeune Émile et le vieil Aubert montèrent dans le wagon, et arrivèrent à Paris, en février 1858. Émile Zola avait alors 18 ans.
Grâce à la protection de M. Labot, avocat au Conseil d'État, ancien ami de François Zola, Émile obtint une bourse. Il fit donc sa seconde et sa rhétorique au lycée Saint-Louis. Nous avons dit qu'il ne fut là qu'un lycéen médiocre. Il obtint, cependant, un 2e prix de narration française. Il était distrait et indifférent, en classe. Rien de ce qu'on y enseignait ne l'intéressait. Mais la littérature, non classique, les auteurs dont on ne parlait jamais en chaire lycéenne, Victor Hugo et Musset principalement, le passionnaient, et accaparaient toute son attention, captaient toute son intelligence.
En quittant Aix, il avait été convenu, avec Baille et Cézanne, qu'on se reverrait à Paris. En attendant cette réunion désirée, où l'on revivrait un peu les chères heures provençales, déjà lointaines, mais non effacées, on devait s'écrire, souvent et longuement. Zola ne faillit point à cet engagement. On a, datées de cette époque, de nombreuses lettres de lui à Baille, à Cézanne, et quelques billets à un autre condisciple d'Aix, Marius Roux, qui viennent d'être publiées par l'éditeur Fasquelle.
Dans une de ces lettres, écrites du lycée Saint-Louis, Zola annonce sa ferme intention de décrocher le diplôme de bachelier ès-lettres. Une fois qu'il tiendra son diplôme, il fera son droit.
… C'est une carrière, dit-il, qui sympathise beaucoup avec mes
idées. Je suis donc décidé à me faire avocat. Tu peux être assuré
que l'oreille de l'écrivain se montrera sous la toge.
Il s'informait auprès de son ami, qui avait fait des études littéraires, de la façon dont il devait préparer son examen. Il comptait prendre un répétiteur pour corriger ses devoirs. Il n'abandonnerait pas l'obtention du baccalauréat ès-sciences, et il annonçait sa volonté, dès qu'il serait reçu, pour les Lettres, de livrer le second combat à la Sorbonne. Ces courageuses résolutions, qui ne devaient pas être suivies d'exécution, l'écolier les transmit au jeune écrivain, qui les réalisa, mais pas de la même façon. Dès cette époque, le lycéen Zola formulait, dans une phrase confidentiellement jetée à son camarade Baille, ce qui devait être la règle et la devise de toute sa laborieuse existence, sa force et sa joie à la fois: «Il n'est qu'un moyen d'arriver, et je l'ai toujours dit: c'est le travail!»
Le rhétoricien, un peu, beaucoup en retard, car il avait dix-neuf ans sonnés quand il se présenta aux juges, en Sorbonne, échoua, dans des conditions assez curieuses. Il avait été reçu à l'écrit, formant la première partie de l'examen, la plus redoutée, étant éliminatoire et d'une difficulté plus grande, car le candidat ne pouvait compenser ses fautes «de discours latin» ou de «version latine», barbarismes, solécismes et contre-sens, tandis qu'à l'oral, il est possible de se rattraper et d'effacer la mauvaise réponse, sur une question, par une satisfaisante énonciation sur une interrogation du même ordre. On peut également balancer les boules noires, données par un examinateur, mal satisfait, avec les blanches obtenues d'un autre, plus content ou moins sévère.
Admis à l'écrit, l'examen oral devait être facile au candidat, selon toutes prévisions. Zola répondit fort bien pour la partie scientifique; en mathématiques, physique, chimie, histoire naturelle, même en algèbre, il ne récolta que des «blanches». Le diplôme semblait acquis. Restaient les matières suivantes: histoire, langues vivantes, littérature. Pour un garçon aux vastes lectures, connaissant les poètes, les philosophes, toute la littérature classique française, les réponses sur ces sujets familiers devaient être aisées, justes, et même un peu supérieures à celles de la plupart des autres candidats.
Pour les langues vivantes, on devait choisir entre l'anglais et l'allemand. Zola ne put pas déchiffrer le texte de Schiller qui lui fut présenté, et il semblait même n'avoir jamais eu sous les yeux l'alphabet gothique. Il devait s'attendre à la boule noire, qui lui fut colloquée.
L'histoire n'était pas non plus son fort, au rhétoricien déjà vétéran, et il parut visiblement brouillé avec les dates. Questionné sur Charlemagne et sur la fin de son règne glorieux, il fit mourir le grand empereur à la barbe fleurie au commencement du XVIe siècle. C'était pure inadvertance, car, au moins par la Légende des Siècles de Victor Hugo, il était à même de situer chronologiquement le fondateur de la dynastie carlovingienne, bien avant l'avènement des Valois. Il ne connaissait ni les Capitulaires, ni les Annales d'Eginhard. Il ne trouva rien à dire d'intéressant, ou même de juste ou de banal sur le grand homme féodal, à qui Auguste Comte faisait une place dans son calendrier positiviste, comme à un des maîtres de la civilisation européenne. On eût interrogé le jeune homme sur Napoléon, ou sur Louis-Philippe, son contemporain, qu'il eût probablement fait preuve de la même insoucieuse ignorance.
Il aurait dû prendre sa revanche, atténuer ses boules noires pour l'histoire et les langues vivantes, sur le terrain littéraire. La Fontaine fut le sujet de l'interrogation. Ici, le candidat ne demeura pas bouche bée. Il répondit. Il avait sans doute lu Taine, et il savait peut-être l'appréciation de Rousseau sur la moralité des Fables de La Fontaine, et sur la sottise qu'il y avait à donner aux enfants, comme premier livre, comme alphabet intellectuel, ce profond et subtil auteur, qu'on s'obstinait à traiter en naïf et à qualifier de bonhomme (l'anarchiste, qui avait osé dire sous Louis XIV: notre ennemi c'est notre maître, un bonhomme!). Il est probable que les explications du futur auteur de la Terre sur le génie et la philosophie de l'homme qui faisait parler les bêtes, et qui se moquait, aux temps de la Bastille et de l'œil-de-Bœuf, des grenouilles qui demandaient un roi, ne furent pas très orthodoxes. L'examinateur donna la fâcheuse boule noire, qui, finalement, l'emporta. L'élève Zola fut donc ajourné.
Pour se remettre de cet insuccès, Émile s'en fut passer ses vacances dans le Midi. Il revit sa chère Provence et ses bons camarades. Fut-ce le désir de prolonger son séjour aux bords de la Torse, et dans le voisinage de la cheminée du Roi René, ou bien effort nouveau afin de complaire à sa mère, en obtenant ce diplôme, qui semblait à la veuve de l'ingénieur comme un noble passe-partout à l'aide duquel, dans la société officielle et bourgeoise, on ouvrait toutes les portes? Toujours est-il qu'il demeura jusqu'en novembre dans le Midi, annonçant définitivement son intention de se représenter à Marseille, lors de la session d'automne. À cette date, il échoua derechef, mais, cette fois, l'insuccès ne fut imputable ni à l'allemand, ni à Charlemagne, ni à La Fontaine: le candidat solécisant ne put être admis à l'écrit. Il renonça au baccalauréat et ne retourna plus au lycée. Il était mûr, d'ailleurs, pour la vie d'homme, et un collégien de vingt ans, cela devenait un peu ridicule.
Mais l'existence de jeune étudiant, sans but, ne pouvant prendre d'inscriptions, faute du diplôme indispensable, ni entamer des études aboutissant à une profession classée, apparaissait bien sombre. Zola avait logé, d'abord avec sa mère, rue Saint-Jacques, n° 241, et ensuite, au sixième étage, rue Saint-Victor, au n° 35. Ils se séparèrent alors. Tandis que Mme Zola prenait table et logement, rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, n° 24, dans une de ces modestes pensions bourgeoises décrites par Balzac, il s'installait même rue, au n° 21, au faîte de la maison, dans un belvédère. Joli endroit pour des études astronomiques, ou encore agréable perchoir pour écouter, les soirs printaniers, le concert gratis des pinsons, dans les branches. Le Jardin des Plantes était tout proche. Mais, par cet hiver assez rigoureux de 1860, l'endroit aérien manquait de charmes. Il est vrai que son locataire y composait un poème, en situation, par le titre, du moins: l'Aérienne. Ce conte lyrique était inspiré par une vision, peut-être par une amourette provençale.
Dans cette volière parisienne de la rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, Bernardin de Saint-Pierre avait composé ses Études de la Nature. Là, peut-être, l'ancien officier de marine avait-il vu se dresser, parmi les frimas et les givres, les lataniers des Pamplemousses. Par la vitre, au loin, sur les trottoirs fangeux, il avait aperçu le gracieux couple de Paul et Virginie, cheminant sous le dais de feuillage, poétique et légendaire, décor touchant des pendules bourgeoises. Zola y gazouilla ses vers juvéniles, pour la plupart destinés à l'oubli et au sacrifice raisonné, en soufflant sur ses doigts, et en se servant non de la plume, mais du crayon, car l'encre gelait dans la bouteille. Une scène vécue et un décor vrai de cette vie de bohème que Murger a fardée.
Émile Zola, à vingt ans, réalisait donc le type classique du poète miséreux, rêvait l'existence, incapable de se soumettre à un travail qualifié de servile, imaginant récolter, sinon la fortune, du moins le pain quotidien, en semant des rimes autour de lui. Ce grain-là ne germe guère sur le pavé des cités. Il n'en avait cure et semaillait à force. Il supportait allègrement sa débine. Il considérait sa mansarde, en forme de cage vitrée, comme le nid logique du poète. Il projetait, en attendant d'avoir achevé son poème de Paolo, d'écrire un petit acte en prose pour «un nouveau théâtre» qui se montait aux Champs-Elysées. Zola débutant aux Folies-Marigny. C'était amusant. Ce ne fut qu'une rêverie d'un instant, une illusion, comme lorsqu'il déclarait «songer à une position». Il se reconnaissait, du reste, peu fait pour le théâtre. «Mon esprit ne se prête pas à ce genre», disait-il alors, et cette appréciation personnelle fut vérifiée plus tard.
Dans les rigoureuses et pénibles analyses qu'on fait de soi-même, à l'heure où Baudelaire place l'examen de minuit qui vous fait disparaître confus, mais non repentant ni corrigé, sous les draps, dans les ténèbres, le jeune troubadour, isolé, affamé, dans Paris, dut reconnaître que la poésie, quand le poète est inédit et mal vêtu, n'est pas ce que les tribunaux classent parmi les moyens d'existence avouables. Il admettait donc qu'il lui fallait entreprendre un ordinaire travail quelconque pour vivre. Mais ce mode de subsistance, il ne le trouvait pas. Il souffrait ainsi doublement, d'abord, en se décidant à renoncer à la Muse, comme il disait, en son style mussettiste d'alors, nourrice trop sèche qui n'allaite pas son homme, et ensuite en ne mettant pas la main sur l'outil producteur, qu'il consentait à empoigner, sans pour cela lâcher la lyre. Comme Apollon, il voulait bien se faire berger, mais il ne rencontrait pas d'Admète lui confiant des troupeaux. Il espérait vaguement obtenir un emploi qui lui donnerait à manger, sans le priver de son alimentation cérébrale. Il ferait comme tant d'autres jeunes hommes, épris d'art, parvenant à vivre à l'aide d'une place, avec quelques loisirs pour se livrer à la poésie, au roman, au théâtre, à la philosophie.
Accomplir un rôle de machine, travailler le jour pour du pain, disait-il, puis, dans les moments perdus, revenir à la Muse, tâcher de se créer un nom littéraire, c'est le rêve que j'ai fait.
Malheureusement, ce but louable, qu'il déterminait ainsi: ne pas quitter la littérature, qui, peut-être, un jour, pourrait devenir une source d'honneurs et de gains et, en attendant ce jour bienheureux, subvenir aux besoins de la vie par un travail n'importe lequel, lui échappait.
Depuis plus d'un an, écrivait-il à Baille, je fais une chasse féroce aux emplois, mais si je cours bien, ils courent mieux encore!
Il connut alors ces étapes fatigantes, et parfois humiliantes, du quémandeur de places, du chercheur de travail. Qu'on est désarmé, dans cette bataille du pain, quand on ne possède pas ce que, si sagement, Rousseau voulait qu'on donnât à son Émile, jeune gentilhomme pourtant, et pourvu d'un patrimoine: un métier, un outil. Avec une netteté de jugement rare, Zola ne se plaignait pas tant du refus des patrons auxquels il s'offrait que du peu de titres qu'il avait à leur acceptation. «Tu ne saurais croire combien je suis difficile à placer!» avouait-il à son confident d'Aix.
Ce n'était pas qu'il eût des exigences grandes et des prétentions inadmissibles. Il reconnaissait son défaut de capacités professionnelles. Il savait une foule de choses inutiles pour obtenir un emploi, et il ignorait précisément celles qu'il aurait fallu savoir. Ceci a été constaté cent fois, et tous ceux qui ont critiqué l'enseignement universitaire ont usé de cet argument. Les humanités sont aristocratiques. Elles préparent aux nobles fonctions de dirigeant, de pasteur des peuples, de maître discourant en chaire, ou de ciseleur de mots travaillant pour des clients de loisir. Ces belles et précieuses études classiques conviennent surtout à quelque jeune privilégié, n'ayant pas à se préoccuper du salaire immédiat, mais visant seulement, de haut, la fortune à venir, avec l'autorité, les dignités et parfois la gloire en plus. Mais la critique de Zola n'est ni vaine déclamation, ni raisonnement de moraliste. Elle est la voix même des entrailles à jeun du solliciteur rebuté. Ce n'est pas une apostrophe de rhéteur traitant un lieu commun, c'est la clameur sincère de la créature impuissante à gagner un salaire, et confessant qu'il n'y a pas, dans ce fait, que de l'injustice sociale et que du mauvais vouloir patronal.
Rien n'est plus rare que de trouver une place nous convenant, à nous qui sortons des lycées, disait Zola, devançant les virulentes apostrophes de Jules Vallès à l'enseignement classique, mais avec plus de force de raisonnement, et moins d'épithètes criardes. Inaptes dans la pratique, chevauchant sur des mots, sur des chiffres et des lignes, nous ignorons par excellence les menus détails de la vie, les combinaisons, pourtant si simples, qui peuvent se présenter dans un milieu social. Il nous faut un apprentissage plus ou moins long, partant un surnumérariat plein d'ennuis et vide de gain…
Il raconte, à l'appui, l'une de ses démarches, entre mille, avec une verve âpre et sobre, sans inutiles anathèmes aux employeurs méticuleux et rébarbatifs.
… J'adresse une demande à une administration. On me répond de passer chez le chef. J'entre, je trouve un monsieur tout de noir habillé, courbé sur un bureau plus ou moins encombré. Il continue d'écrire, sans plus se douter de mon existence que de celle du merle blanc. Enfin, après un long temps il lève la tête, me regarde de travers, et d'une voix brusque: «Que voulez-vous?» Je lui dis mon nom, la demande que j'ai faite, et l'invitation que j'ai reçue de me rendre auprès de lui. Alors commence une série de questions et de tirades, toujours les mêmes, et qui sont à peu près celles-ci: si j'ai une belle écriture? si je connais la tenue des livres? dans quelle administration j'ai déjà servi? à quoi je suis apte? etc., etc., puis: qu'il est accablé de demandes, qu'il n'y a pas de vacances dans ses bureaux, que tout est plein, et qu'il faut se résigner à chercher autre part. Et moi, le cœur gros, je m'enfuis au plus vite, triste de n'avoir pu réussir, content de n'être pas dans cette infâme baraque. (Lettre à Baille, 1er mai 1861.
Au fond, il n'était pas fâché d'être ainsi éconduit. Il cherchait «une position», par sentiment du devoir, par désir de soulager sa mère et de se disculper du reproche de paresse et de vie désœuvrée, mais il se sentait presque heureux d'avoir échoué. Il s'évadait, d'un pied léger, comme d'un piège, de ces bureaux où il avait failli être capturé. Il éprouvait, dans la rue, le soulagement d'un homme qui s'est tiré d'un endroit dangereux. En règle avec sa conscience, puisqu'il avait cherché un emploi et n'en avait pas trouvé, l'Évangile a tort en matière de places, il remontait, presque gaîment, à son belvédère. Il le trouvait moins glacial, et il se remettait, avec entrain et bonne humeur, à son poème commencé, qui lui paraissait plus chaud.
Il voulait être poète, rien que poète, pour le moment. Il proclamait fièrement qu'il aimait la poésie pour la poésie, et non pour le laurier. Il considérait ses vers comme des amis qui pensaient pour lui. Il les aimait pour eux, pour ce qu'ils lui disaient. La versification devenait un culte, dont il se consacrait prêtre. Poésie et divinité étaient synonymes à ses yeux d'alors. Il admettait, toutefois, que, comme le prêtre de l'autel, le poète devait vivre de sa poésie. Il ne voulait pas faire une œuvre en vue de la vendre, mais, une fois faite, il trouverait bien que l'œuvre fût vendue par le poète au libraire, et par celui-ci au public. Il a gardé ces justes principes, toute sa vie, et les a fortement exposés, plus tard, dans son article fameux sur l'Argent dans la littérature. Avec philosophie, toutefois, il se disait alors qu'il ne deviendrait jamais millionnaire, que l'argent n'était pas son élément, et qu'il ne désirait que la tranquillité et la modeste aisance. Il ne pressentait pas le formidable champ de prose, qu'il devait si vigoureusement labourer, et d'où, pour lui, lèverait toute une moisson légitime de gloire et d'argent.
Il était donc, à cette époque de sa vie, tout à la poésie. Il ne multipliait pas les œuvres et n'abattait point les alexandrins, comme un bûcheron les branches. Sa plume frêle n'avait rien d'une cognée.
Il est peu de poètes assez sages pour consentir à n'être poètes que pour eux, et pourtant c'est le seul moyen de conserver sa poésie fraîche et gracieuse. Je hais l'écriture, écrivait-il à Baille. Mon rêve, une fois sur le papier, n'est plus à mes yeux qu'une rapsodie. Ah! qu'il est préférable de se coucher sur la mousse, et là, de dérouler tout un poème par la pensée, de caresser les diverses situations, sans les peindre par tel ou tel mot! Que le récit aux contours vagues, que l'esprit se fait à lui-même, l'emporte sur le récit froid et arrêté que raconte la plume aux lecteurs…!
La rêverie l'envahissait. La lassitude de l'action à entreprendre l'accablait, par une anticipation de la pensée. Il éprouvait aussi quelques désirs d'épicuréisme. Il formulait un rêve de puissance et de satisfaction. Si la divinité lui communiquait, pour un instant, son pouvoir, comme le pauvre monde serait joyeux! Il rappellerait sur la terre l'ancienne gaieté gauloise. Il agrandirait les litres et les bouteilles. Il ferait des cigares très longs et des pipes très profondes. Le tabac et le vermouth se donneraient pour rien. La jeunesse serait reine, et, pour que tout le monde fût roi, il abolirait la vieillesse et dirait aux malheureux mortels: «Dansez, mes amis, la vie est courte et l'on ne danse plus dans le cercueil!…» Il devait, à la fin de sa carrière, retrouver et décrire, dans ses Évangiles, mais en les purifiant, en les idéalisant, ces chimériques visions de bonheur terrestre.
Ces fantasmagories paradisiaques se transformaient, dans la réalité de ses vingt ans, en des joies plus simples, d'une réalisation vulgaire et économique:
Mes grands plaisirs, écrivait-il à Cézanne, sont la pipe et le rêve, les pieds dans le foyer et les yeux fixés sur la flamme. Je passe ainsi des journées presque sans ennui, n'écrivant jamais, lisant parfois quelques pages de Montaigne. À parler franc, je veux changer de vie et me secouer un peu pour me nettoyer de cette poussière de paresse qui me rouille. Il y a longtemps que je médite, il est temps de produire…
Il disait d'ailleurs, au même Cézanne, pour justifier son indolente rêvasserie:
Ce que j'ai fait, jusqu'ici, n'est pour ainsi dire qu'un essai, un prélude. Je compte rester longtemps encore sans rien publier, me préparer par de fortes études, puis donner leur essor aux ailes que je crois sentir battre derrière moi…
Zola poète, ou, pour être plus précis, Zola écrivant en vers, ne laissait guère prévoir le robuste ouvrier, le puissant fabricant de l'œuvre en prose de l'avenir. Combien les procédés du jeune lyrique différaient du prosateur mûri, constructeur méthodique, architecte calculateur, prenant à l'avance les dimensions du travail décidé, n'abandonnant rien à l'improvisation ni au hasard.
J'ai terminé, depuis quelques jours, le poème de l'Aérienne, écrivait-il en 1861, je ne sais trop ce qu'il vaut. Comme toujours, je me suis laissé emporter par l'idée première, écrivant pour écrire, ne faisant aucun plan à l'avance, et me souciant assez peu de l'ensemble…, j'ai confiance dans l'inspiration du moment, j'ai même reconnu que les vers, qui arrivaient spontanément, étaient de beaucoup supérieurs à ceux que je ruminais des jours entiers…
Nous voilà bien loin de Zola futur colligeur de documents, ouvrant des dossiers à chacun de ses personnages, classant, annotant toutes les particularités de leur organisme, de leur existence, ne laissant rien à l'imprévu, se défiant de toute imagination, et bâtissant son œuvre avec des matériaux taillés et numérotés, comme pour un édifice dont toutes les parties sont combinées et proportionnées sur le plan complet, dressé et signé ne varietur, avant le premier coup de pioche.
Pour avoir une idée de l'œuvre poétique, à peu près ignorée, de l'auteur de l'Aérienne, il est bon d'analyser son état cérébral, de faire pour ainsi dire l'inventaire de son intellect de la vingtième année. D'après ses lectures, et en relevant ses impressions et ses aspirations, par lui-même confessées, on peut établir le bilan de sa mentalité et de son avoir de penseur et d'écrivain, vers 1860.
Nous savons déjà le milieu dans lequel a évolué l'enfant, puis l'adolescent, nous connaissons la force acquise héréditairement, le mélange des sangs, l'atavisme dalmate et beauceron, la Provence, les premiers jeux, les camaraderies puériles devenues de juvéniles amitiés, restreintes et exclusives, l'éducation classique incomplète, la pauvreté réfrénant les passions matérielles comme les élans artistiques du jeune homme, la répugnance à se soumettre à une besogne mécanique, le goût à peu près absolu de la littérature, et, plus spécialement, de la poésie.
Par quoi et comment cette intelligence, aux développements lents et aux belles manifestations tardives, fut-elle alimentée de seize à vingt ans? À cette époque de la croissance, la nourriture de la cervelle humaine a un rôle très important, comme la santé et la vigueur physique du jeune homme dépendent, en grande partie, du régime alimentaire, durant ces années où le corps se forme et grandit. L'alimentation intellectuelle n'a pas moins d'influence sur la formation du cerveau, sur la croissance des facultés, sur la vigueur de l'esprit, et aussi sur cette matière obscure et complexe: la conscience. L'enfant né aux champs, dans les taudis des cités manufacturières, poussant sur le terreau grossier, parmi les végétaux humains que nulle culture n'a perfectionnés et adoucis, puise la substance nourrissant sa pensée, formant son intellect, car il en a un, si rudimentaire qu'il apparaisse, uniquement dans les perceptions sensorielles, dans ce qu'il rêve, dans ce qu'il entend, dans ce qui se passe autour de lui. Dans les milieux instruits, la croissance intellectuelle est surtout le produit des primes lectures. Les livres ne sont pas seulement des professeurs, ce sont aussi les nourrisseurs de l'intelligence. Ils la développent, ils l'engraissent, ils la fortifient, souvent aussi ils l'anémient, ils la rendent maladive, parfois ils l'empoisonnent et la font redoutable et meurtrière.
Quelles furent les premières lectures de Zola, en dehors des livres élémentaires, des petits manuels et des épitomes qu'on met entre les mains de tous les enfants? Victor Hugo et Musset furent les premiers pourvoyeurs cérébraux du jeune provençal. Il n'eut pas du tout le goût local, ni l'esprit du folk-lore. Je ne crois pas qu'il ait lu Mistral, dans sa jeunesse, et il n'eut quelque idée du félibrige que longtemps après sa conquête de Paris. Il ne se souciait que médiocrement de conquérir Plassans. Il ne témoigna jamais d'un grand enthousiasme pour l'idiome, ni pour la littérature des tambourinaires. Il ne se souciait pas d'écrire pour les pastours et les gens des mas.
Montaigne fut un de ses auteurs de prédilection. Pas du tout félibre, le vigoureux et sensé bordelais. Le vocabulaire archaïque, et les rudes tournures de phrase du philosophe observateur et douteur, devaient surprendre le faible rhétoricien, peu façonné au style de la Renaissance. Les latinismes abondants et les citations fréquentes, non traduites, pouvaient l'embarrasser. N'importe! À plusieurs reprises, Zola témoigna de son admiration pour cet auteur, profond, ingénieux et primesautier, le philosophe du Moi, et le premier en date de nos psychologues. Le «connais-toi toi-même!» semblait donc à Zola la base de l'étude de l'homme. Il avait, certes, raison, mais, par la suite, dans ses ouvrages, il parut fort peu procéder de Montaigne. Il fut constamment descriptif, objectif, altruiste. Aucun de ses livres ne peut être considéré comme une autobiographie déguisée. Il ne s'est mis en scène nulle part, pas même dans l'œuvre, où il a fait figurer son ami, le peintre Cézanne. Ce n'est que bien vaguement qu'il a dessiné le ministre Eugène Rougon, d'après quelques traits se rapportant à lui-même: la ténacité, le goût du labeur opiniâtre, et une passion abstraite et désintéressée pour le pouvoir, pour la domination morale et intellectuelle. Ce qu'il apprit du moraliste demeuré le plus actuel, le plus moderne des penseurs du passé, c'est la minutieuse observation, le soin du détail et de la particularité, la vision distincte de chaque fait ou objet examinés. Montaigne est le maître de philosophie des gens qui ne se piquent point de philosopher. Il a, sur tous les sujets, et à propos de tous les événements, soit de la vie privée, soit des bouleversements généraux des sociétés, une appréciation saine et un jugement mesuré, à la façon d'Horace et de Sénèque. Si l'on retrouve difficilement l'influence du sceptique analyste dans les descriptions et dans les tableaux synthétiques de Zola, elle se décèle dans la méthode, dans l'élaboration de chaque œuvre, dans les faits recueillis, classés, rapprochés, dans la poursuite à outrance de la documentation et du renseignement, et aussi apparaît-elle nette, dans sa conduite de la vie, dans ses sentiments et sa façon d'être. Plusieurs des manières de voir le monde, de juger la société, d'apprécier l'éducation, qui appartinrent à Zola, lui viennent de Montaigne. Zola ne l'a pas suivi comme un maître en littérature, mais comme un professeur de vie en soi, comme un précepteur personnel. Il a, non pas imité, mais vécu Montaigne.
George Sand fut également une de ses primes adorations littéraires. Il puisa en elle un socialisme romantique et romanesque, dont il devait conserver la flamme jusque dans ses derniers livres. Fécondité date, comme inspiration, du temps où l'auteur du Compagnon du tour de France, sur l'oreiller du réformateur humanitaire Pierre Leroux, ébauchait des rêves de Salentes républicaines et d'Icaries démocratiques. Goujet, le sympathique compagnon à belle barbe d'or de l'Assommoir, est un héros de Mme Sand, et un contemporain attardé de Cabet et des utopistes de 48. Zola découvrait, dans les livres de la bonne dame de Nohant, une douce tolérance, un grand esprit de charité.
Elle a, dit-il, une charité militante. Elle propose de marcher au devant des maux, d'aller trouver le misérable en sa mansarde, et, là, de lutter corps à corps avec la misère; point de larmes inutiles, point de vains attendrissements sur les pauvres, mais une lutte patiente, un combat de chaque jour, d'où tous les hommes sortiront frères, formant une seule république riche et forte. Hélas! ce n'est peut-être qu'un rêve, et pourtant cela serait bien!
Les romans rustiques de l'auteur de la Petite Fadette sont remarquables par la finesse du coloris, la maîtrise avec laquelle sont exécutées les gracieuses aquarelles champêtres formant le décor de ces idylles fantaisistes. Ils ont pu donner, par la suite, à l'auteur de la Terre, l'idée de peindre, avec sa forte patte et sa touche large, par contraste, et en manière de réfutation, des êtres et des choses rustiques. Les farouches brutes de Zola, proches cousins des terribles paysans de Balzac, sont autrement vivants et véridiques que ces meuniers d'Angibault enrubannés, qui font l'amour comme des vicomtes et marivaudent comme des académiciens.
Avec surprise et respect, il lut William Shakespeare. Je serais porté à croire que le grand dramaturge anglais, ou du moins le puissant créateur à qui nous donnons, faute d'une connaissance plus approfondie, ce nom illustre entre tous, a exercé une influence décisive et durable sur Zola. Avec Hugo, qui eut pareillement pour inspirateur et pour maître à l'école du génie, celui qu'il ne voulait comparer qu'à Eschyle, Shakespeare l'ancien, comme il dénommait le géant grec, c'est l'auteur de Macbeth qu'on peut nommer au premier rang de la généalogie cérébrale de l'auteur des Rougon Macquart.
Il faut noter qu'à vingt ans Zola a compris Shakespeare. Rien d'étonnant, sans doute, à l'admiration d'un jeune homme, épris de belle littérature, pour Othello, Lear, Hamlet, Caliban, héros magnifiques de fictions impressionnantes. Il abordait pour la première fois avec enthousiasme et vénération ces personnages imaginaires, plus grands, aussi vrais, que les héros de l'histoire. Mais n'étaient-ils pas déjà consacrés par l'ovation publique? Zola ne faisait que se joindre à un chorus universel. On n'a pas à lui savoir gré de cette participation à un hommage général, presque imposé. A l'époque où Zola faisait connaître à son ami Baille son sentiment sur Shakespeare, en 1860, il était de bon ton de railler, de nier Racine, ce qui était excessif et niais, d'ailleurs, mais il eût été impossible de toucher à Will. «Racine est un pieu, Will est un arbre!» écrivait Auguste Vacquerie. Victor Hugo, dans toute la splendeur de son génie et de son exil, debout, statue vivante, sur le piédestal rocheux de Guernesey, venait, au milieu du tonnerre de la publicité, de donner au monde son livre, comme des commandements descendus d'un Sinaï, ordonnant d'adorer Shakespeare, et aussi son prophète. Un peu confus, touffu, riche en digressions et pauvre en critique analytique, ce gros ouvrage sur William Shakespeare faisait loi. Il n'y avait nulle originalité à se prosterner, au moment de ce sanctus unanime, dans la cathédrale romantique, où se célébrait la grand'messe en l'honneur du Dieu le Père des hugolâtres. Comprendre et expliquer Shakespeare était plus difficile, plus méritoire. Zola eut cette ingéniosité. Elle est à signaler.
…Te répéter tout ce qu'on a dit sur Shakespeare, mandait-il à son camarade, et dire, sur la foi des autres, que nul n'a mieux connu le cœur humain, pousser des oh! et des ah! avec force points d'exclamations, cela ne me soucie nullement. N'importe, je vais tâcher de te dire le mieux possible la sensation que fait naître en moi ce grand écrivain. Si je le juge mal, si je me rencontre avec d'autres critiques, je n'en puis mais. Tout ce que je te promets, c'est de parler d'après moi, et non d'après tel ou tel livre.
Je ne puis lire Shakespeare que dans une traduction, ce qui ne permet guère d'apprécier le style… J'avoue que je trouve bien des choses qui me choquent, les phrases ici précieuses, là trop crues. Dieu me garde d'être bégueule! Tu sais combien je désire la liberté dans l'art, combien je suis romantique, mais avant tout je suis poète, et j'aime l'harmonie des idées et des images…
… Tout en restant réel par excellence, Shakespeare n'a pas rejeté l'idéal; de même que, dans la vie, l'idéal a une large place, de même, dans ses drames, nous voyons toujours flotter une blanche vision…
Shakespeare me semble donc voir, dans chacun de ses drames, une matière à peindre la vie. Une action quelconque n'est pour lui qu'un prétexte à passions, non à caractères. Elle n'est que secondaire; ce qui lui importe, c'est de peindre l'homme, et non les hommes. Chaque drame est comme un chapitre séparé d'une œuvre d'humanité; il y peint un de ses côtés, quelquefois plusieurs, largement soucieux de ne rien omettre, introduisant tout ce qui peut lui servir. Othello, ce n'est pas un homme jaloux, c'est la jalousie; Roméo, c'est l'amour; Macbeth, l'ambition et le vice; Hamlet, le doute et la faiblesse; Lear le désespoir…
On ne saurait mieux dire, et voilà Shakespeare exceptionnellement compris. La plupart se contentent de l'admirer. Zola a reçu de cette lecture une sorte d'initiation. À cette époque, tout à la fantaisie, aux élans d'un lyrisme un peu rebelle, inspiré de Musset, il ne s'apercevra guère de l'influence profonde de ce maître; peut-être ne soupçonnera-t-il, jamais, lui le Docteur du Naturalisme, qui a tant raisonné sur l'expérimentation, sur le caractère scientifique des romans de son temps, qu'il procède bien plus de Shakespeare que de Duranty, de Stendhal et de Flaubert. Ce qu'il vient de formuler sur Shakespeare, il l'exécutera quand il écrira ses Rougon-Macquart. Comme le grand Anglais, il peindra l'homme et non les hommes, et il poursuivra l'étude des passions, des vices, des névroses, et non celle des caractères. Est-ce que Coupeau n'est pas l'Ivrogne, comme Othello est le Jaloux? Nana, c'est la Courtisane, la femme dont la chair domine, produit la richesse et la ruine, enfante la joie et le désespoir, ce n'est pas telle femme galante, avec ses particularités, ses originalités, ses caractérisations propres. Prenez, un à un, tous les personnages des Rougon-Macquart; tous, sans exception, tournent au type.
Là, se constate l'influence du Midi. Là, nous retrouvons l'influence du sol natal, le produit du terroir, l'hérédité italienne et l'éducation provençale. L'art méridional a créé des types,—les personnages de la Comédie Italienne, Arlequin, Cassandre, Colombine,—le Nord a plutôt cherché à peindre les caractères. C'est pour cela que Zola est bien plus proche, dans ses romans qualifiés de réalistes, de Shakespeare et de Hugo que de Richardson ou de Dickens. Avec Shakespeare, sur lequel la littérature italienne eut si grande influence, ce fut, en effet, Victor Hugo qui eut en lui une pénétration dominatrice. Et, cependant, il ne fut jamais qu'un poète noué, comme Chateaubriand, ou plutôt un lyrique avorté. Il ne reprenait sa vigueur et sa souplesse que lorsqu'il cessait de vouloir écrire en vers. Sa muse aptère retrouvait des ailes, et de quelle envergure puissante, quand, renonçant à se débattre dans le champ poétique, il lui donnait son vol dans la prose.
Il lut avec plaisir André Chénier, le pasticheur élégant de l'antiquité pastorale, mais ce Grec modernisant n'eut sur lui aucune action sensible. Il produisit plutôt une réaction. Zola reconnaît la grâce de ses vers, mais il lui reproche son style mythologique et son goût du monde antique. Le génie, sans doute, sait faire tout accepter, et les naïades d'Homère, comme les ondines d'Ossian, lui appartiennent, mais le jeune rimeur du collège d'Aix, déjà préoccupé par la vie présente, rêvait d'une poésie qui n'imiterait pas plus les chantres de la Grèce que les bardes du Nord, et ne parlerait «ni de Phœbus ni de Phœbé». Chénier est placé justement à un rang mixte, dans la radieuse théorie de nos poètes. Il est confondu tantôt avec les classiques, tantôt avec les modernes, comme ces officiers d'une armée en marche, qui, placés entre deux bataillons, semblent tour à tour appartenir à la dernière file du premier et ouvrir l'avant-garde du second. Il fut le poète de transition. L'antiquité charmait André. Il butinait tout le miel de l'Attique. C'était d'ailleurs le goût de son temps. Beaucoup d'hommes de la Révolution citaient les Grecs et les Romains à tout instant, dans leurs terribles harangues. Ils ne les prenaient pas seulement comme modèles à la tribune, ils cherchaient aussi à les imiter dans leurs actes, et les dévouements, les héroïsmes, les déclamations, les allures, majestueuses ou farouches, des hommes de Plutarque et de Tite-Live étaient, aux constituants et aux conventionnels, familiers. Mais, au milieu de cette imitation du passé, que de nouveautés formidablement neuves! Chénier ne pouvait échapper à la poussée de son siècle vers une société renouvelée, et, si le vocabulaire demeurait vieillot, que de faits, que de sentiments, que de désirs et d'exaltations, d'une nouveauté saisissante à célébrer, à flétrir, ou simplement à narrer pour la postérité! De là, le vers fameux, résumant la poétique révolutionnaire de l'auteur du poème de l'Invention: «Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.» Zola réfute cette théorie, pour lui trop juste milieu, et plus radical, il salue l'homme de génie,—il s'annonce peut-être,—qui se lèvera un jour, disant: «Sur des pensers nouveaux faisons des vers nouveaux.» Il souhaite, par exemple, pour exprimer l'amour, des expressions où le passé n'entrerait pour rien, des vers où l'âme seule parlerait, et n'irait pas, pour peindre ses joies et ses tourments, emprunter de banales images, «en un mot, une poésie amoureuse, dit-il, assez digne pour ne pas être ridicule, une poésie qu'on oserait réciter aux pieds de celle que l'on aime, sans crainte qu'elle éclate de rire».
C'est déjà toute la formule de l'école naturaliste, suggérée par André Chénier. En même temps, se dressait, devant l'imagination en travail du débutant de lettres, comme un plan considérable, presque gigantesque. Il concevait l'idée du poème synthétique. C'était la révélation de son tempérament généralisateur. Il imaginait grand. Bien que produisant seulement, à cette époque, des contes rimés d'après Musset, Paolo, Rodolpho, l'Aérienne, il rêvait d'un vaste poème, cycle de l'humanité. Le titre était: la Chaîne des Êtres. Sous cette formule abstraite, vaguement mystique, faisant songer à quelque divagation philosophico poétique, évoquant les œuvres nébuleuses d'Edgar Quinet ou de Pierre Leroux, qu'il n'avait d'ailleurs probablement jamais lues, il voulait chanter la Création et ses développements. Trois chants divisaient l'œuvre, intitulés: le Passé, le Présent, le Futur. Dans le Passé, il dépeignait le chaos, les convulsions de l'univers primitif, les bouleversements géologiques, les cataclysmes neptuniens et plutoniens. Il eût mis les découvertes scientifiques modernes à contribution. Le second chant, le Présent, c'était l'histoire de l'homme, pris à l'état sauvage, et raconté jusqu'à l'actuelle civilisation. La physiologie et la psychologie auraient fourni les éléments de ce chant. Dans le Futur, il célébrait l'avenir meilleur et l'être plus parfait. Avec Charles Fourier, il admettait le progrès, non seulement moral, mais physique. La créature actuelle ne pouvait être le dernier mot du Créateur. Il n'était pas possible que la formation des êtres fût achevée, et que la création eût atteint son dernier échelon. La science, qui constate l'évolution et le transformisme continus des corps de la nature, car, sous nos yeux même, il s'accomplit des cataclysmes lents qui nous échappent en partie, n'aurait pu que ratifier, au moins dans son principe, la vraisemblance de cette hypothèse pratique.
C'était là une rude tâche, et une ambition peut-être extravagante. Mais l'audace était intéressante. Probablement, s'il eût écrit ce poème gigantesque, l'auteur n'eût réalisé qu'une lourde et ennuyeuse conception, vouée à l'indifférence et à l'oubli. Un poète nébuleux et demeuré ignoré, Strada, a tenté une semblable épopée. Son effort a passé inaperçu. Les palingénésies, les visions apocalyptiques, et les paroles de la Bouche d'ombre avec l'animation des pierres transformées en geôles d'âmes de scélérats couronnés (ce caillou a vu Suze en décombres…) sont les morceaux les plus dédaignés de l'œuvre épique de Victor Hugo. Zola ne se dissimulait pas la difficulté, l'impossibilité même de l'entreprise. Il ajoutait, en énumérant les parties projetées de son poème, «qu'il reculait devant la tâche formidable de rimer ses pauvres vers, sur cette grandiose pensée».
Mais le désir de faire grand, d'entasser des blocs géants pour la construction d'un édifice colossal, le hantait et l'animait. Il portait en lui le goût de l'œuvre touffue, synthétique, qu'il devait, par la suite, exécuter en prose. Les Rougon-Macquart ne sont pas nés, seulement, comme on pourrait le croire, du désir de rivaliser avec Balzac. Sauf le transport des mêmes noms dans des romans différents, imitation un peu puérile, et qui est loin d'avoir l'importance qu'a cru devoir lui attribuer l'auteur, l'œuvre de Zola n'a guère de rapports avec la Comédie Humaine. Balzac a combiné des caractères, et les types qu'il a magistralement dessinés sont des individualités. Beaucoup sont des créatures de l'imagination, de la fiction, plutôt que des contemporains observés. Les grandes dames et les grands coquins de la Comédie Humaine sont des produits du cerveau fécond de l'auteur, des inventions de génie. Où donc Balzac, traqué par ses créanciers, terré dans des logis mystérieux, attaché, par le besoin, par la dette, au papier à noircir, comme le serf à la glèbe à labourer, aurait-il pu regarder, noter, portraicturer des contemporains qu'il ne voyait jamais?… On a pu croire qu'il avait deviné certaines existences, qui se sont rencontrées et montrées après coup dans la réalité. Il a été un voyant, un prophète, un phénoménal sorcier doué de la double vue, le génial romancier, et nullement un observateur, un enregistreur de faits précis et un colligeur de documents comme Zola. Est-ce que, par exemple, ses aventuriers, tels que Rastignac, de Marsay, ou Maxime de Trailles, ne se sont pas reproduits, presque identiques, dans les hommes du second Empire, inexistants à l'époque où l'auteur les annonçait et les faisait vivre d'une vie supposée? Presque tous les personnages de Balzac ont vieilli et datent, parce que, presque tous, dans la moitié de ses ouvrages,—il est des exceptions comme le baron Hulot, le père Goriot, ce roi Lear de l'épicerie, le père Grandet, cet Harpagon saumurois,—sont des combinaisons de l'esprit. Othello, Cordélia, Juliette, Hamlet, Falstaff ne seront jamais démodés. Les personnages de Zola, ceci sans rabaisser le puissant metteur en scène de la Comédie Humaine, sont en général plus abstraits, plus universels, en un mot plus humains, moins romanesques et aussi moins contemporains. Ils échappent au millésime de l'année, où ils furent indiqués comme vivants. Coupeau, Nana, le docteur Pascal, Aristide Saccard, sont de tous les temps. Ce sont des premiers rôles fixes du drame variable de l'humanité.
Voilà l'influence dominatrice de Shakespeare, poète beaucoup plus méridional, que saxon, italien même, sur Zola. Cette genèse du talent de l'œuvre de l'auteur des Rougon-Macquart n'a été encore indiquée que par lui-même.
Opiniâtre dans sa force, confiant dans son avenir, et cette vigueur d'âme contraste avec la faiblesse de ses productions, à cette époque, le novice rimeur ambitionnait, dès la vingtième année, une place à part dans la littérature de son temps. Il souhaitait, en secret, devenir chef d'école. Il se proposait de dominer un cénacle, puis de rayonner sur son siècle, soleil d'un zodiaque de littérateurs. Il déclarait superbement qu'il ne voulait marcher sur les traces de personne.
Je désirerais, disait-il, trouver quelque sentier inexploré, sortir de la foule des écrivassiers de notre temps. Le poème épique, j'entends un poème épique à moi, et non une sotte imitation des anciens, me paraît une voie assez peu commune. Il est une chose évidente, chaque société a sa poésie particulière. Or, comme notre société n'est pas celle de 1830, comme notre société n'a pas sa poésie, l'homme qui la trouverait serait justement célèbre… Le tout est de trouver la forme nouvelle… il y a là quelque chose de sublime à trouver. Quoi, je l'ignore encore. Je sens confusément qu'une grande figure s'agite dans l'ombre, mais je ne puis saisir ses traits. N'importe, je ne désespère pas de voir la lumière, un jour; c'est alors que cette forme d'un nouveau poème épique, que j'entrevois vaguement, pourra me servir…
Le Paradou, dans la Faute de l'abbé Mouret, était, dès cette époque, en germination dans la pensée du poète épique, qui devait se rapprocher de Milton, en s'éloignant de Balzac.
Ses conceptions, alors, aboutissaient toutes à la forme poétique. Parmi ses lectures, il faut mentionner les œuvres froides et imprécises d'un poète, qui ne fut jamais glorieux, et qui est descendu aujourd'hui dans de profondes oubliettes littéraires: Victor de Laprade. Ni romantique, ni classique, déiste et même panthéiste à ses heures, Victor de Laprade avait voulu, lui aussi, célébrer la nature, la création, les arbres, les sommets. Il faisait pressentir quelques-uns des parnassiens, mais sans l'éclat de la langue et la vigueur du coloris. C'était un peintre en grisailles. Barbey d'Aurevilly le comparait, pour l'ennui qu'il dégageait, à Autran, également poète moral, mais moins préoccupé de hanter les cimes: «Avec M. de Laprade, disait-il, l'ennui tombe de plus haut.» Zola prisait cet olympien, surtout pour ses tendances vers de vastes généralisations, pour sa recherche des hautes conceptions. «Il est peu d'auteurs qui m'aient troublé autant que M. Victor de Laprade», disait-il. Il ne conserva pas longtemps ce trouble, et, tout en estimant que l'école romantique, avec ses sanglots, ses rugissements, ses passions désordonnées, ses outrances, était morte, et qu'il fallait absolument réagir contre elle, il reprit son calme habituel; «tenté un moment d'accepter la poésie de Victor de Laprade, dit-il, je l'ai ensuite repoussée.»
Ce qu'il faut retenir de l'influence éphémère de l'auteur des Poèmes évangéliques, successeur d'Alfred de Musset à l'Académie Française, sur le poète raté de Paolo, c'est l'éloignement, plus apparent que réel, de Zola pour cette école romantique qu'il déclarait défunte. Il devait, pourtant, bientôt la ressusciter, tout en l'accablant d'épithètes sévères et de dédaigneuses négations. Il n'a jamais laissé passer une occasion de dénoncer la rhétorique des romantiques, de railler leurs conceptions extraordinaires et leur grandiloquente fantaisie, tout en procédant absolument comme eux, en usant même de leur dictionnaire. Sans doute, il ne reproduirait pas leurs invraisemblables fictions, il ne consentirait pas à revêtir ses personnages, pris dans le peuple et parmi les classes moyennes, de l'armure rouillée et de la livrée effiloquée des Hernani, des Esméralda, et des Ruy Blas, mais il donnerait, aux créations de sa pensée, les mêmes passions outrancières; il leur prêterait, dans un décor différent, des truculences et des exagérations à peu près identiques, en s'appuyant, il est vrai, sur des documents soigneusement collectionnés, en dépouillant des dossiers, en consultant des notes et des procès-verbaux. Il resterait d'ailleurs ainsi dans la réalité: la Gazette des Tribunaux n'est-elle pas le dernier recueil romantique?
Son indignation contre le romantisme, après une lecture de Laprade, est curieuse à noter:
Il faut réagir contre ces êtres passionnés, qui sont ridicules quand ils ne sont pas sublimes. Oui, il faut laisser là les Muses de l'égout, les effets violents, les couleurs criardes, les héros dont la singularité physiologique fait toute l'originalité…
On semblerait entendre, vingt ans plus tard, un critique, et non des moindres, Paul de Saint-Victor, romantique attardé, s'indignant contre «la Muse de l'égout» qui, pour lui, était celle de Zola:
Cette semaine, par corvée de métier, j'ai ouvert, pour la première fois, le soupirail qui mène à l'Assommoir. Voici le trou, voici l'échelle, descendez! Je suis descendu. J'ai parcouru, à travers un ennui noir et une répugnance écœurante, cet égout collecteur des mœurs et de la langue, enjambant à chaque pas des ruisseaux fangeux, des tas de linges sales humés avec ivresse par leurs ignobles brasseurs…
Zola, à l'époque où il fulminait son anathème, aussi excessif, aussi déraisonnable que celui de Paul de Saint-Victor, pourtant fin critique littéraire et écrivain très coloriste, subissait la pleine influence d'Alfred de Musset. Celui-là, c'était son dieu, son maître, son idéal et son modèle! Il devait, plus tard, renier sensiblement l'idole de la vingtième année. Alfred de Musset, dont la véritable gloire provient du théâtre et non de la poésie lyrique, est surtout le poète favori de ceux qui ne sentent ni ne comprennent poétiquement. Tous les hommes de prose raffolent d'Alfred de Musset. On peut expliquer cette prédilection par la forme facile, par la versification lâchée et souvent prosaïque de ses poèmes. Ils n'ont pas d'aspérités ni de difficultés. Ils sont limpides, coulants, pour employer l'expression favorite des professeurs de littérature, ces vers qui semblent «écrits comme on parle», le plus bel éloge dans une bouche incompétente. N'étaient ses tableaux trop crus et ses sujets souvent trop hardis, Musset serait devenu le poète des institutions de jeunes demoiselles. L'Espoir en Dieu, les Stances à Malibran, et quelques autres pièces décentes figurent dans les anthologies ad usum puellarum. Il prêche aussi une philosophie facile, à la portée de chacun, et qui séduit les âmes simples. Les sanglots passionnés, les beuglements désespérés, qu'il pousse avec l'élan d'un chanteur de romances, dans la sensible oreille du vulgaire, retentissent, comme la plus sublime expression de l'amour déçu, de la jalousie inquiète, de la débauche et de l'ivresse aussi. Chaque petit jeune homme retrouve un peu de ses clameurs, ou de ses hoquets, dans ces vers tumultueux. Le jeune Zola admirait tout dans Musset. Il disait: «Quelle grande et belle figure que ce Rolla!» Éloge excessif pour un fêtard décavé, qui se tue sur le lit d'une pauvre fille, dont il a payé, avec ostentation, la triste nuit. Il loue même son poète à raison de sa versification incorrecte et du décousu de sa forme. Il lui emprunte son apostrophe à la cheville: «J'ai une sainte horreur de la cheville. C'est, à mon avis, la lèpre qui ronge le vers.» Il confondait volontiers la cheville avec l'épithète, qui est la parure du vers. Sans épithètes, la phrase rimée, le vers, n'ont ni force ni coloris. La cheville n'est que la mauvaise épithète, en toc, la monture mal sertie par un joaillier insuffisamment approvisionné, et peu habile.
L'influence mussettiste, très vivace durant la période juvénile de Zola, chez lui ne persista pas. Elle apparaît dans les poèmes de Paolo, de l'Aérienne, de Rodolpho, elle demeure invisible, complètement éteinte dans l'œuvre virile, dans l'œuvre véritable.
Michelet, Hégésippe Moreau, Rabelais, Dante, Théophile Gautier, Sainte-Beuve, et quelques autres auteurs modernes, figurent encore parmi les confidents et les consolateurs du jeune ermite du belvédère de la rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, mais ne semblent pas avoir sérieusement agi sur sa pensée, sur ses projets littéraires. Il devait, plus tard, lire Taine et quelques livres de physiologie et de science mentale, comme l'Hérédité du docteur Lucas, ou de sociologie anecdotique, comme le Sublime de Denis Poulot. Ces ouvrages contribuèrent à la seconde éducation de Zola. Ils agirent sur sa pensée émancipée, et sur son œuvre d'homme fait. Le rimeur obstiné, mais pas doué, qu'était l'auteur de Rodolpho, parvenu à la maturité de l'intelligence, en possession de toute sa volonté, énergiquement renonça à la poésie. Il fit, avec un héroïsme dégoûté, le sacrifice de ses rimes. Jetant ses premiers vers au fond d'un tiroir, sans préoccupation d'éditeur, accrochant la lyre dans l'armoire aux souvenirs, avec une résignation virile, regrettant peut-être de n'avoir pu devenir le lyrique et le poète épique qu'il avait souhaité d'être, il empoigna, afin de produire l'œuvre nouvelle, la prose, «mâle outil pour les fortes pensées».