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Moeurs des Marins au large.

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Table des matières


Les observateurs qui ont vu d'un oeil curieux s'éloigner du port un navire emportant au loin sur les mers un équipage sortant du cabaret, n'ont pas manqué de raconter, et les adieux du matelot à ses amis, et les baisers effusifs dont il couvre les filles en pleurs qu'il va quitter peut-être pour toujours. Sans doute il y a quelque chose d'étrange dans ce spectacle du capitaine impatient, qui gourmande l'hésitation de ces marins, qui semblent se rattacher à la terre, en prodiguant toutes les marques possibles d'affection aux objets qu'ils abandonnent sur ce rivage qui va disparaître à leurs yeux pénétrés de regret. Mais ce n'est pas au moment du départ que le matelot est l'être le plus intéressant à observer: c'est quand il se sent une fois au large que la plus singulière des métamorphoses qu'il peut subir s'opère dans son individu pour ainsi dire multiple.

La première chose qu'il fait lorsqu'il a bien pris son parti et qu'il a dit adieu à la côte chérie qui va s'évanouir à l'horizon, c'est de changer son costume; il descend dans le logement de l'équipage, et il ne remontera sur le pont qu'après avoir fait subir à sa toilette le changement le plus complet. Le large pantalon bleu qu'il portait la veille est remplacé par la culotte de toile qui lui a servi dans la dernière campagne; l'escarpin fin et découvert est remis soigneusement dans le sac jusqu'au premier bal à venir; et, pour s'épargner l'embarras et les frais d'une autre chaussure, le matelot marchera nu-pieds, le pont étant, dit-il, assez propre pour qu'on ne craigne pas de couvrir de boue un pantalon déjà sale. Le chapeau ciré fait place au bonnet de laine, rouge ou brun, et une lourde vareuse goudronnée, faite des lambeaux d'un vieux hunier ou d'un reste de grand foc, couvrira le dos sur lequel la petite veste bleue, à double rang de boutons dorés, se dessinait avec tant de grâce quelques minutes encore avant le départ.

Une fois ce changement de costume opéré, notre homme montre sa tête au capot. Sa physionomie semble aussi s'être métamorphosée avec son costume. A l'air sémillant et galant qu'il affectait encore en montant avec souplesse à bord, a succédé un calme méditatif ou le ton d'un peu de mauvaise humeur. Il va ordinairement se joindre à la file des promeneurs qui s'est déjà formée sur le pont, pour parcourir, en revirant de bord à chaque instant, les dix ou douze pas que la longueur des passavans permet de faire à chacun. Il parle peu d'abord; il ne chante pas encore: il attend que la voix de l'officier de quart lui ordonne de prendre la barre ou de monter larguer un perroquet, prendre un ris, carguer ou amurer une basse-voile; c'est alors seulement qu'il paraîtra, en agissant avec activité, se dérouiller, et reprendre un peu les habitudes du bord; car tout le temps qu'il restera oisif, il semblera être encore tourmenté des souvenirs de la terre. J'ai vu d'anciens marins soupirer trois ou quatre heures encore après le départ. La plupart d'entre eux cependant se résignent avant cela.

Quand l'heure du premier repas vient, on se presse autour de la gamelle dans laquelle fume la soupe que vient de tremper le cook (le cuisinier); mais la gaîté ne préside pas encore à ce dîner ou à ce souper presque improvisé. L'ordre y manque surtout: c'est sa cuiller qu'il faut chercher; c'est un endroit commode qu'il faut trouver sur le pont, pour y assujétir la gamelle et ne pas exposer le précieux potage à être renversé par un coup de roulis ou submergé par un revolis de lame. Cette place commode, on ne la rencontre jamais bien la première fois; aussi la gamelle est-elle transportée d'un bord à l'autre, suivie par les six ou sept marins qui doivent y puiser, le clair bouillon de la chaudière. Jamais cette première soupe de la traversée n'est trouvée bonne: le cuisinier l'a manquée. Un des gastronomes lui reproche de n'avoir pas assez forcé sur le poivre; un autre, d'avoir fait aller trop de l'avant le consommé de l'équipage. Quand la ration de viande fraîche, traversée d'une broche en bois, arrive ficelée d'un bout de fil à voile qui a bouilli avec elle, c'est encore pis: elle n'est pas mangeable!... le cuisinier ne l'a pas mise assez tôt dans la marmite, ou l'a laissée se sécher dans la chaudière, comme de l'étoupe. L'un se lève, irrité de la maladresse du cook; l'autre, plus indigné, jette sa ration par-dessus le bord. Le cook s'excuse en alléguant l'impossibilité de faire de bonne soupe dans une chaudière neuve, et de faire cuire à point une viande coriace, avec un feu qu'il ne connaît pas bien encore. Vingt accusateurs sont là pour lui répondre que la viande est bonne et que c'est lui seul qui est mauvais. Il faut que le quart de vin, distribué à chaque mécontent par le mousse du plat, passe par-dessus cette petite contrariété, pour que les convives cessent de gourmander le pauvre cook, qui ne trouve de refuge contre l'unanimité des plaintes, qu'en se renfermant dans la cabane, dans l'espèce d'échoppe qui lui sert à la fois d'office, de laboratoire et de cuisine.

Cette cabane en bois, placée et amarrée sur le pont, est surmontée d'un capuchon en tôle par lequel s'échappe la fumée qui s'exhale des fourneaux; mais il faut, pour que cette fumée s'envole avec le vent qui enfle les voiles, que le tuyau du capuchon soit toujours tourné, ou pour mieux dire orienté selon la direction de la brise que l'on reçoit. Ainsi, chaque fois que l'on vire de bord, le cuisinier doit faire évoluer aussi sur sa base le tuyau mobile dont la manoeuvre lui est confiée. Pour peu que le pauvre diable ait indisposé les gens de l'équipage, dans le début de la traversée, c'est à la manoeuvre du capuchon qu'ils l'attendent, pour le tourmenter et signaler sa négligence au capitaine ou à l'officier de quart.

Vient-on à virer de bord, à changer d'allure, si le chef est en retard dans l'évolution de son tuyau de cuisine, aussitôt on entendra une grosse voix de matelot lui crier: «Allons donc, brûle-chaudière, orienterez-vous votre capuchon aujourd'hui? Jamais ce marmiton ne peut revirer de bord avec le navire! Il y a deux heures de différence entre la manoeuvre de boutique et celle du bord!...

—Non, ajoute un autre censeur, tu ne vois pas qu'il lui faudra un officier de manoeuvre pour faire envoyer vent-devant à son cabanon de cuisine, quand on enverra de l'autre bord, à bord du bâtiment!»

Alors le malheureux chef sort tout enfumé, l'oeil rouge et la bouche tombante, de sa chaude cahutte, pour grimper sur la toiture de son fragile édifice, et orienter selon la brise le maudit capuchon qui lui a déjà attiré tant de reproches, sans compter ceux qu'il lui fera essuyer tout le long de la traversée. Mais il faut voir, avant qu'il ait tourné l'appareil du tuyau dans le sens voulu, le regard interrogant qu'il jette de son oeil piteux sur l'horizon, pour voir de quel côté vient le vent, et sur quel bord il fera pirouetter sa machine!

Le mousse de la chambre et le cuisinier sont les deux martyrs du bord.

Les matelots qui composent un nouvel équipage ne se familiarisent bien les uns avec les autres que lorsque quelque circonstance un peu décisive est venue opérer un rapprochement forcé entre eux, les réunir côte à côte, en leur offrant l'occasion de faire connaissance dans la pratique du métier.

Au premier mauvais temps qu'on éprouve, les hommes qui ont été obligés de monter ensemble sur une vergue pour prendre le dernier ris ou pour serrer une voile que leur dispute la violence du vent, commencent à se traiter avec bienveillance et quelquefois même avec courtoisie: «Matelot, halez-moi, sans vous commander, un peu de toile au vent, pour que je puisse bien souquer mon empointure.

—Oui, matelot; avez-vous assez de mou comme ça?

—Oui, c'est suffisant, mon ancien.

—Dites si vous en avez à votre idée?

—C'est tout ce qu'il m'en faut.

—A la bonne heure!»

L'intimité, qui n'existait pas une minute avant de monter sur la vergue de hune, se trouve ainsi établie, en descendant sur le pont, entre les deux ou trois gaillards que l'officier a envoyés en haut.

Les marins, assez grands amateurs, pour la plupart, de chants langoureux et de romances plaintives, ne commencent ordinairement à fredonner leurs airs favoris que lorsque le temps devient sombre et que le vent se soulève et gémit autour d'eux. On dirait que ces Bardes monotones de l'Océan ont besoin d'être accompagnés par le mugissement des vagues et le hurlement de la tempête, pour jeter au vent les accords de leur triste mélopée. Rien au reste ne s'accorde mieux avec la sauvage harmonie des élémens courroucés, que les complaintes mélancoliques des matelots; mais ce sont les vieux maîtres d'équipage surtout qui paraissent ne retrouver les airs qu'ils ont appris ça et là, que quand la bourrasque souffle avec violence. Aussi entend-on quelquefois les matelots répéter, en entendant le maître grommeler un lambeau de couplet entre ses dents: «Maître un tel chante sur le bossoir: nous aurons bientôt du f...traud.»

L'eau dont on approvisionne les navires, pour une longue traversée, est ménagée à bord avec une parcimonie dont on se ferait difficilement une idée à terre. Cette habitude d'économiser cette partie si essentielle de l'alimentation en mer, finit par exercer un tel empire sur les marins, qu'il serait très-rare de trouver un matelot qui pût voir, même dans la ville la mieux pourvue de fontaines, répandre inutilement l'eau la plus abondante. Aussi faut-il voir la mine que font les gens de l'équipage aux passagers qui prodiguent, pour se laver la figure et les mains, l'eau qu'ils prennent dans les pièces amarrées sur le pont. Un maître d'équipage disait à deux dames qui s'amusaient à se jeter au visage les gouttes d'eau qu'elles avaient laissées dans leur verre: «Mes braves dames, sans vous faire de la peine, je dirai que vous êtes sans comparaison comme ces petits enfans qui jouent avec des armes à feu.... Peut-être avant qu'il soit quinze jours vous périrez faute de ces gouttes d'eau que vous vous jetez actuellement par la mine.»

Jamais l'eau potable n'est employée à laver des effets; on se contente d'en prendre un quart de verre pour se faire la barbe. L'eau de mer sert aux ablutions que prescrit la propreté.

Quand un nuage, poussé au-dessus du navire par le vent qui souffle, promet de la pluie, les hommes qui sont sur le pont tendent des prélars, pièces de toiles goudronnées, pour recevoir l'ondée qui se prépare. Les dallots, les trous par lesquels l'eau qui coule sur le pont pourrait s'échapper, sont bouchés soigneusement. Chacun prend son linge sale, s'arme d'une brosse à manche, et se dispose à faire la lessive. C'est dans ces momens que les passagères, qu'effraie la musculaire nudité des matelots, doivent se retirer dans leur chambre; car alors il est d'usage que chaque homme ne garde sur lui que son pantalon. La veste, la chemise, la cravatte, tout est placé à l'abri sous la chaloupe ou dans le fond du chapeau. La pluie peut tomber sur les épaules de ces lessiviers intrépides. Pendant qu'ils prennent un bain et que l'onde ruisselle sur leur dos, ils lavent avec impassibilité les effets qu'ils étreignent sous leurs pieds, et souvent la brosse qui a servi à frotter leur casaque ou leur chemise, passe sur l'omoplate et les reins du voisin. Chacun se fait un plaisir de frictionner ainsi son matelot, qui lui rend la pareille de la meilleure grâce possible.

Les mousses échappent rarement à cette lessive générale. Quand l'eau de pluie abonde, les laveurs ne manquent presque jamais d'élever, sur la propreté de ces jeunes gamins du bord, des soupçons que l'officier de quart accueille assez volontiers. On ordonne aux mousses de se déshabiller et de passer docilement sous l'inflexible brosse qui doit leur faire subir un nettoyage complet. Aucun effort n'est épargné par le brosseur, qui frotte l'épiderme des petits patiens, comme il ferait l'un des bordages du gaillard d'arrière, ou de la chambre du capitaine. Les mousses, ainsi balayés et fourbis une bonne fois, n'ont garde de manquer ensuite de se laver tous les matins, de crainte, à la première ondée, d'être encore accusés de malpropreté, et d'être forcés de subir la rigoureuse opération lustrale à laquelle on les a déjà si impitoyablement soumis.

Les matelots, avec le peu de vêtemens et de linge qu'ils possèdent, sont en général très-propres. L'idée de la vermine, qui s'engendre si facilement au milieu d'un grand nombre d'individus réunis dans un petit espace, leur fait horreur. L'homme qui parmi eux néglige de se laver ou de se peigner, éprouve à bord une espèce de proscription à laquelle il n'échappe que bien rarement. On l'exile du logement commun; on le force à manger seul, et nul ne lui adresse la parole que pour lui prodiguer les épithètes les plus dures et anathématiser sa saleté. Les jeunes marins, ceux que l'on appelle de jolis matelots, sont surtout soigneux de leur chevelure: chaque matin on les voit passer, avec une complaisance qui n'est pas toujours sans prétention, le peigne de buis bien nettoyé, dans les longs tire-bouchons chevelus dont ils ont soin d'encadrer leur figure quand ils descendent à terre pour faire ces rapides conquêtes dont ils ne sont pas toujours très-fiers en revenant à bord.

Il est pour les jeunes matelots un genre de coquetterie que l'on ne s'expliquerait pas facilement, si l'on ne savait l'amour-propre que chacun attache à la profession qu'il est forcé d'exercer.

Voici quel est ce raffinement d'élégance:

Quand un novice commence à travailler aux amarrages et à apprendre le matelotage sous la surveillance des gabiers du bord, il ne se pare jamais pour aller se promener, sans éviter de se laver trop les mains. Souvent même, lorsqu'il craint d'avoir les doigts trop blancs, il se les trempe dans du goudron pour compléter sa toilette. C'est un témoignage visible de ce qu'il peut faire comme matelot, qu'il veut laisser subsister à côté du costume destiné à relever sa bonne mine. Comme le travail qu'il sait faire l'honore à ses propres yeux, il croit que l'indice de sa capacité servira à le recommander à la considération des autres personnes, et même à la faveur des belles qu'il va courtiser. Est-ce là déjà si mal penser, et n'y a-t-il pas dans ce calcul de coquetterie du matelot, une opinion trop favorable de ce qui à terre détermine le plus souvent la préférence que les hommes et les femmes accordent à tels ou tels individus, à tel ou tel genre de mérite? Un métier qui condamne ceux qui l'exercent à lutter sans cesse contre des obstacles renaissans, ou à vaincre des incidens presque toujours imprévus, doit faire des marins les hommes les plus prompts et les plus ingénieux du monde. Un matelot est, au reste, l'être qui trouve le plus vite le plus d'expédiens possibles pour se tirer le mieux d'un mauvais pas ou d'une situation critique.

Que quelques matelots soient jetés sans ressource sur un rivage désert, et si quelques heures après leur naufrage ils ne se sont pas bâti une cabane, procuré du poisson ou du gibier, et s'ils ne sont pas parvenus à allumer du feu, vous pourrez à coup sûr en conclure que la côte sur laquelle ils se sont sauvés n'a ni bois, ni gibier, ni poisson. Les vieux soldats, qui sont incontestablement des hommes à expédiens, mourraient peut-être de faim ou de misère, là où des marins trouveraient encore à s'abriter, à se vêtir et à se nourrir assez convenablement.

C'est pendant les longues traversées que l'on est surtout à portée de se convaincre du parti qu'ils savent tirer, pour eux-mêmes, des moindres choses qu'on leur abandonne comme inutiles. Qu'un morceau de mauvaise toile à fourrure leur tombe sous la main, ils s'en font une casquette ou un chapeau. Si l'on peint le navire, ils barbouillent leur chapeau de toile des gouttes de peinture tombées sur le pont. Qu'un pantalon leur manque, ils retournent le pantalon d'un de leurs camarades pour tailler, sur les coupures du modèle qu'ils décousent, les parties du vêtement qu'ils veulent se faire. S'ils n'ont pu se procurer des aiguilles et du fil, ils se feront une aiguille avec un clou, ou même avec du bois dur, et du fil à coudre avec du fil à voile dédoublé. Pour peu qu'un morceau de basane, destiné à garnir les manoeuvres dormantes, soit mis au rebut, ils s'en emparent pour composer les semelles des souliers qu'ils confectionnent avec de la mauvaise toile. Long-temps avant que l'on songeât à fabriquer des capotes cirées, les matelots s'étaient fait des casaques inperméables, en goudronnant leurs hulots, et en passant, sur la toile dont ils étaient faits, deux ou trois copieuses couches de peinture.

Le goudron devient pour eux un topique universel. Se font-ils une coupure, aussitôt ils appliquent sur leur plaie un emplâtre de goudron. Pour certaines maladies internes, ils ne connaissent rien de mieux qu'une mixture de goudron. Ils prendraient du goudron en pilules, je crois même, si on ne cherchait pas par la persuasion, et quelquefois même par l'autorité qu'on a sur eux, à les guérir de la prédilection qu'ils ont pour cette étrange médication.

La vie du matelot à la mer est aussi simple qu'elle est active. A huit heures du matin il déjeûne d'un morceau de pain assaisonné d'un peu de fromage ou de beurre, et arrosé d'un petit verre d'eau-de-vie. A midi il dîne d'une demi-livre de viande salée. Le soir il mange une soupe aux haricots ou aux petits pois. Un quart de vin passe par là-dessus à chaque repas. Voilà toute sa cuisine; et pourtant encore il trouve moyen de faire, de temps à autre, un peu de gastronomie.

Distribue-t-on du lard, par exemple; il le coupe par tranche, au lieu de le faire bouillir dans la chaudière, avec la ration des autres. Il fait griller ensuite, sur des charbons ardens, les précieuses lèches qu'il a découpées avec précaution; puis il saupoudre de poivre et de biscuit râpé la grasse tamponne qu'il va manger avec délices, assis sur le bossoir ou sur le beaupré.

Mais c'est lorsque la pêche donne à bord, qu'il faut voir les Véry d'occasion mettre au jour leur science culinaire! Il n'est pas de partie d'un requin ou d'un marsouin, quelque dure qu'elle puisse être, qui ne soit macérée, exploitée, et livrée à l'appétit de ces mangeurs impitoyables.

Dès qu'un poisson est pris, soit au harpon ou à la ligne, l'heureux maraudeur qui a fait la capture, l'offre en tribut au capitaine: c'est un droit de suzeraineté que personne ne décline à bord. Le capitaine prend ce qui convient à sa table, et livre le reste aux gens de l'équipage. C'est alors que les fricoteurs pullulent: l'un demande qu'on lui avance sa ration de beurre pour cinq à six jours; l'autre, qu'on lui prête une poêle, et qu'on lui donne un peu de vinaigre à la cambuse. Chacun, armé de son couteau, dissèque le poisson, interroge ses entrailles palpitantes, non pour pénétrer, en augure téméraire, les secrets de l'avenir, mais pour chercher tout bonnement quelques muscles charnus à manger. Après cette autopsie plus gourmande que savante, il y a plaisir à voir l'activité avec laquelle les fricoteurs se disputent les places sur les fourneaux de la cuisine. Un requin de 200 livres, quelque coriace qu'il soit, quelque urineux que puisse être le goût de sa chair, trouvera encore des mangeurs plus voraces qu'il n'est dur lui-même. Deux jours suffiront à quinze ou vingt hommes, pour qu'il soit dévoré et qu'il passe de la poêle à frire dans les estomacs avides qui ne font autre chose que de l'avaler et de le digérer pendant quarante à quarante-huit heures consécutives.

Il existe chez les marins un préjugé médical qui peut-être n'est pas nuisible à leur santé, mais qui les conduit tout au moins à faire quelque chose de très-repoussant. Ces bonnes gens s'imaginent que le sang tiède d'un marsouin ou d'une tortue est le plus puissant anti-scorbutique qu'on puisse trouver. En sorte que, lorsqu'on vient de harponner un marsouin ou de chavirer la tortue qui passe endormie le long du bord, on voit les amateurs recueillir, dans le gobelet de fer-blanc qui sert à tout le plat, le sang fumant du poisson qu'on vient de tuer, et vite ils avalent d'un seul trait ce breuvage épais qui ne ressemble pas mal à du goudron liquide que l'on aurait fait tiédir. «Ça fait du bien à l'estomac,» disent-ils en buvant cette potion dont l'aspect seul soulèverait l'estomac de l'homme le moins délicat. Mais les marins ne sont pas gens à avoir mal au coeur pour si peu de chose.

Dès qu'un bâtiment marchand a quitté la terre, on s'occupe à bord de former les deux bordées pour le quart.

Pour former ces bordées, on divise l'équipage en deux parties égales. Chaque moitié de l'équipage, commandée par un officier et un maître, prend le quart à son tour, pendant que l'autre moitié dort ou se repose dans les cabanes ou les hamacs. La première bordée se nomme la bordée de tribord, et, par dérivation, on désigne les marins qui la composent, sous le nom de Tribordais. L'autre bordée est celle de babord, et elle se compose des Babordais.

Une cabane ou un hamac sert à deux hommes dont l'un est Tribordais et l'autre Babordais. Les deux hommes auxquels ce hamac est commun sont matelots l'un de l'autre; aussi chacun d'eux appelle-t-il son camarade son matelot. Les matelots sont, à prendre cette expression dans son acception la plus restreinte par rapport aux usages du bord, ce qu'à terre, dans les casernes, sont entre eux les camarades de lit.

Presque toujours il arrive que les deux marins qui se conviennent assez pour désirer d'être amatelotés ensemble, mettent en commun tout ce qui peut contribuer à solidariser les petites jouissances qu'ils peuvent se procurer à bord. La provision d'eau-de-vie se partage entre eux: le tabac qui doit servir dans la traversée est fumé ou chiqué en commun, et il est fort rare que le partage quelquefois inégal des objets mis en consommation pour l'usage des deux parties, fasse naître entre les deux intéressés d'égoïstes contestations. La paix et l'union règnent presque constamment dans ces sortes de ménages d'hommes, d'où la passion jet à coup sûr la jalousie sont exclues par la nature même de cette alliance toute confraternelle.

Cette camaraderie des matelots a parfois quelque chose de touchant et de fort extraordinaire chez des hommes aussi peu accessibles aux sentimens tendres, que le sont en général les marins.

Un capitaine français, parti de la Guadeloupe avec quelques hommes à peine échappés à la fièvre jaune, qui venait de décimer son équipage, eut le malheur, une fois à la mer, de voir un de ses matelots, convalescent, retomber malade de manière à ne plus pouvoir quitter son hamac.

Le camarade, nous pouvons maintenant nous servir de la désignation plus généralement usitée parmi les marins, le matelot du pauvre fiévreux s'empressa de prodiguer à cet infortuné tous les soins que sa position et son amitié lui prescrivaient de lui offrir. Le garde-malade ne quittait le moribond que pour venir faire son quart, et la nuit il se réveillait vingt fois pour donner à boire à son matelot: la plus tendre femme n'aurait pas veillé avec plus de sollicitude au chevet du lit de son époux.

Le capitaine, aux premiers symptômes de la rechute du convalescent, eut la sage précaution d'ordonner à ses hommes de ne donner au malade que des boissons rafraîchissantes. Sa ration d'eau-de-vie fut soigneusement retranchée à la cambuse. Mais, malgré le régime sévère qu'avait prescrit le capitaine, un passager, qui se connaissait un peu en médecine, crut remarquer que le malade recevait des boissons spiritueuses propres à augmenter l'intensité de la fièvre qui le dévorait. Les précautions les plus rigoureuses furent prises pour que le régime diététique imposé au malheureux fût observé dans toute son austérité. Défense expresse fut faite à tout autre que le matelot d'Alain et le demi-médecin, d'approcher du hamac où le malade luttait depuis trois ou quatre jours contre la mort.

Tous les soins furent inutiles. Une nuit, pendant que Vauchel, le camarade d'Alain, faisait son quart, on vint annoncer au capitaine que le malade avait succombé.

On se figurerait difficilement l'impression que produisit cette nouvelle sur Vauchel:

«Mon pauvre matelot! s'écria-t-il; voilà cinq ans que nous naviguions ensemble et que jamais nous ne nous étions dit une parole plus haute l'une que l'autre!... C'était bien la peine de lui faire boire ma ration d'eau-de-vie à seule fin de lui donner de la force, pour le voir mourir comme ça!»

Le capitaine, à ces mots, demande à Vauchel avec colère et précipitation: «Tu lui donnais donc ta ration d'eau-de-vie, malgré la défense que j'avais faite?

—Pardié, capitaine, c'était la faiblesse qui le tuait, et je voulais lui rendre sa force.

—Malheureux, c'est toi qui l'as tué!

—Moi qui l'as tué! quoi! c'est moi qui as tué Alain, mon matelot! moi qui aurais donné cinq cent millions de fois ma vie, pour le sauver de la mort....

—Oui, misérable, c'est toi, c'est l'eau-de-vie, ou plutôt le poison que tu lui as fait boire, qui a redoublé l'effet de son mal.

—Ah ça, monsieur, vous qui connaissez la médecine (il s'adressait au passager qui avait vu le malade), est-ce bien vrai ce que le capitaine me dit là? est-il possible que j'aie empoisonné mon pauvre matelot?

—C'est bien involontairement sans doute que vous lui avez fait du mal; mais on peut croire que, sans les liqueurs spiritueuses que vous lui avez données, il vivrait encore.»

Cette réponse sembla attérer le matelot d'Alain. Sans chercher à s'excuser, il descendit dans le logement de l'équipage. Ceux de ses camarades qui s'efforçaient de le consoler ne purent obtenir un seul mot de lui, et pendant plusieurs jours toutes les prières, les injonctions et les menaces du capitaine furent vaines pour l'engager ou le forcer à prendre quelque nourriture.

Une fièvre cérébrale, produite par l'exaltation de sa douleur, se déclara avec la dernière intensité chez lui. Dans les accès de son délire, il répétait sans cesse: «Moi qui as tué ce pauvre Alain! Moi qui deux fois l'avais sauvé en me jetant à la mer après lui!... Ah bien, oui!... Alain! Alain! dis donc, mon matelot, est-ce que c'est vrai que c'est ce que je t'ai donné sur ma ration, qui t'a fait du mal, matelot?... Hein? Parle donc! Tu ne dis rien! tu ne réponds pas! C'est donc moi qui t'ai donné le coup de la mort!... Ah! mon Dieu, que je suis malheureux!...»

Le matelot d'Alain expira peu de jours après avoir reçu les reproches de son capitaine sur l'imprudence de sa conduite.

L'homme se résigne facilement à supporter et à subir l'empire des choses que sa volonté et ses efforts ne sauraient changer. L'idée de s'irriter contre les obstacles irrésistibles ne lui vient même pas dans les momens où il pourrait cependant, avec le plus d'apparence de raison, accuser d'injustice le malheur qui le poursuit ou la destinée qui l'accable. C'est ainsi, par exemple, que tel matelot qui s'emporte contre le chef qui le maltraite sans motifs, ne laissera échapper aucun signe de mécontentement parce qu'il plaît à la Providence de lui faire éprouver un temps horrible pendant des mois entiers. Que la tempête le tourmente nuit et jour, que les accidens qui se multiplient à bord durant le mauvais temps le forcent à monter deux ou trois fois par heure dans la mâture, au péril de sa vie, vous ne l'entendrez presque jamais jurer contre la mer qui grossit ou contre le vent qui continue à souffler. Il prend tout ce qui lui vient de là-haut avec résignation. Mais qu'après avoir passé une heure à la barre d'un navire difficile à gouverner, il revienne causer devant avec ses camarades, vous l'entendrez crier contre la chienne de barque qui est trop ardente ou trop molle. On croirait que les imperfections seules qui tiennent, dans les choses, à l'erreur ou à l'ignorance des hommes, ont le privilége d'exciter sa colère et de provoquer ses reproches. Ce n'est qu'à ce qui est irréformable ou irrésistible qu'il se soumet sans murmurer.

Les marins, à qui certes le don de la poésie n'est que très-rarement départi, et chez qui les habitudes du métier ne contribuent guère à développer l'imagination, sont portés cependant à animer tous les objets qui se meuvent autour d'eux; ils donnent de la vie à presque tout ce qui a du mouvement. Un navire, à leurs yeux, a une physionomie, une volonté, et presque des passions. Ils vous disent, en parlant du dernier bâtiment sur lequel ils ont navigué: «Jamais je n'ai vu de brick aussi capricieux que ce coquin-là! aussitôt qu'on ne veille pas à gouverner, il revient dans le vent comme un gredin! C'est trop volage et trop sensible au coup de barre. Mais ça vous a un air guerrier, par exemple! et puis il n'y a pas de boulinier comme ça!»

Quand un navire est rencontré à la mer, ils le personnifient en quelque sorte: «Voyez-vous, disent-ils, comme il éternue en plongeant son avant dans la lame!... Ah! voilà qu'il masque son grand hunier pour nous parler!... Il n'est pas vif pourtant à la manoeuvre; c'est dommage, car il est bien espalmé et bien faraud, ce coquin-là!»

Rarement, malgré cette tendance à tout individualiser, il leur arrive cependant de personnifier la mer, malgré la constante mobilité qu'ils observent en elle, et l'influence qu'elle exerce sur tout ce qui les entoure. Ils disent bien que la mer est mâle quand elle grossit, que la lame grimpe à bord comme un chat, que la houle est sourde; mais ils ne prêtent pas à cet élément une âme, une volonté, des passions et des caprices, enfin, comme ils le font quelquefois en parlant d'un navire.

Les funérailles du marin sont aussi modestes que sa vie a été obscure et que ses moeurs ont été simples. Dès qu'un homme meurt à la mer, soit de maladie ou par l'effet d'un de ces accidens qui n'arrivent que trop fréquemment à bord, le capitaine, qui a recueilli, quand la mort le lui a permis, les dernières volontés du malheureux, ordonne au voilier du navire, ou au matelot du défunt, de faire son sac; on sait ce que cela veut dire, et alors l'ensevelisseur se met à coudre le cadavre dans un morceau de serpillière ou de toile à voile usée. Quelquefois on se sert du hamac du trépassé pour en faire son linceul, ou d'un pavillon, si c'est un officier. Aussitôt que cette opération est terminée, on monte sur le pont le corps ainsi emballé. Une longue planche, qui est ordinairement celle du cook, est placée sur le plabord de dessous le vent, et deux hommes s'avancent pour la soutenir. C'est sur cette voie glissante qu'on va lancer le pauvre diable dans l'éternité, comme disent les Anglais. Si l'on a des boulets à bord, on en fourre un ou deux dans l'emballage du mort: c'est du luxe. Quand les boulets manquent, on les remplace par du lest, des cailloux ou du sable. Le moment fatal arrive: chacun se découvre et s'arrête. Si quelqu'un parmi l'équipage sait une prière, il la récite: on l'écoute avec recueillement, et, au signal donné par le capitaine ou l'un des officiers, le corps est lancé par-dessus le bord: il tombe, coule, disparaît. On jette les yeux sur les flots qui l'emportent derrière le navire, qui continue paisiblement sa route, et bientôt le souvenir du malheureux que la mer vient d'engloutir, s'efface comme la trace que laisse après lui le bâtiment sur la surface de l'onde immense.



LE ROI-MATELOT.A


A bord d'une frégate mouillée paisiblement en rade des Basques, près de Rochefort, la plus grande partie de l'équipage se trouvait couchée dans les files de hamacs qui s'étendaient dans la batterie, depuis la chambre du commandant jusque sur l'avant. Quelques hommes de quart veillaient seuls sur le pont, et faisaient retentir, sous leurs pas cadencés, en se promenant les uns derrière les autres, les larges passavans du navire. Le temps était beau; la mer coulait pour ainsi dire avec harmonie le long du bord, et ce retentissement des pas des hommes de quart, ce murmure léger des flots et du vent, et ce bruit des conversations qui s'établissaient entre les hommes couchés dans la batterie, donnaient à l'ensemble de cette scène, un calme pour ainsi dire mélodieux.

Un des canonnière d'artillerie, couché non loin du fanal qui éclairait, dans la batterie, la porte de la chambre du commandant, fit entendre de sa grosse voix un cric dont le son se prolongea jusque sur le pont de la frégate, et de l'avant à l'arrière de la batterie. Les hommes étendus dans leurs hamacs s'empressèrent de s'écrier crac pour répondre au cric du canonnier. C'était le signal, le mot d'avertissement qui indiquait que l'artilleur, un des plus fameux narrateurs de l'équipage, allait conter un conte. Les matelots de quart, qui, sans être aperçus de l'officier qui se promenait derrière, pouvaient prêter l'oreille au récit du conteur, s'empressèrent de se glisser au bas des escaliers de l'arrière et de l'avant. La sentinelle qui, le sabre à la main, se promenait devant le fanal de l'arrière de la batterie, s'arrêta comme séduite par le charme. Chacun écouta en silence, et le conteur commença en ces termes:

LE ROI-MATELOT.

Cric! crac! boutons de guêtres, cire à giberne, la terre de pipe et la sueur des pieds pour le pousse-caillou (le soldat); suif au chapeau, l'épissoir à la main, le goudron au derrière et la chique à la bouche: c'est la rocambole du matelot. Attention: bosse-de-bout, pommes de racage, bout-de-drisse en queue de rat, soupe sans pain, bouillon sans viande, v'là la ration de l'équipage. Bon navire qui sonne la cloche pour dîner; il aura mon sac. Ceci, mes amis, n'est pas un conte: c'est une histoire qui n'en vaut pas mieux; tant pis pour ceux qui dorment, et que ceux qui veillent se mouchent sans mouchoir pour ne pas couper le fil du discours et ne pas me faire faire une épissure au milieu de la conversation. Cric! encore une fois, cric!

Tous les auditeurs s'écrièrent encore une fois crac!

Un tonnerre dans ton lit, une jeune fille dans mon hamac!

Je dois, d'abord un, vous prévenir que tous les contes commencent la même chose et finissent de même, et que je vais commencer le mien.

Il était autrefois un navire: à bord de ce navire il y avait un équipage. Le capitaine voyait à sept lieues dans la brume sans longue-vue; mais comme il se rendait on ne sait pas où, dans des parages de perdition, il jeta sa barque sur des cailloux qu'il n'avait pas aperçus sur sa carte, à douze pieds sous l'eau. «Sauve qui peut, malheureux qui se noie! s'écria-t-il dans son porte-voix d'embêtement, aussitôt qu'il sentit que son pont allait lui manquer sous les pieds.—Attrape à nous sauver corps et biens ou corps sans biens,» dit l'équipage en se jetant à la mer. Des canards se seraient sauvés, la queue en trompette, s'ils n'avaient pas été accommodés aux petits pois; mais les matelots, qui ne savaient pas nager aussi bien que des canards, burent, en faisant des façons et des grimaces, un coup de longueur à la grande tasse. Un seul homme finalement se sauva de tout l'équipage. Ce particulier, qui avait nom Pique-à-Terre, se déhala sur une île déserte où il y avait des habitans; mais quels habitans, mes amis! c'étaient des gaillards ni grands, ni gros, ni gras, ni maigres, mais entrelardés, comme on dit: la peau basanée, tirant sur le cuivre de casserole, le nez en forme de poire tapée, et la bouche retroussée en manière de garniture d'écubier: de vrais nègres rouges enfin.

Aussitôt qu'ils virent Pique-à-Terre à la côte, ils allèrent le chercher en dansant chica et en battant des entrechats à la sauvage. Comme ce jour-là précisément ils avaient un roi à choisir, et qu'il leur fallait une forte pièce pour la fête, ils dirent dans leur baragouin: «Voilà un chrétien qui fera joliment notre affaire.» Pique-à-Terre avait la côte grasse et la mine joufflue, pour son malheur.

On mit donc notre pauvre matelot dans la soute aux provisions à bouche, en attendant l'heure de le passer à la broche. Comme le bois ne manquait pas dans l'île, il était bien sûr de sa cuisson.

Mais bientôt un des chefs de cette escouade d'avaleurs de chair chrétienne s'avisa de le regarder de près et de lui passer le doigt sur le nez, en jetant un cri à casser les vitres des maisons, s'il y avait eu des vitres dans cette île déserte; aussitôt plus de trois mille cinq cents nègres, négrillons et négrailles lui passent le doigt sur le nez en défilant la parade devant lui, et en criant comme le premier de ces individus.

Le chef dit alors à tous ses camarades: «Il est blanc et nous sommes rouge foncé; il a un nez long et creux (car Pique-à-Terre, par bonheur, avait un piffe), B et nous autres nous en avons un si petit que ce n'est pas la peine d'en parler. Si nous le nommions roi, mes amis, puisqu'il nous en manque un, ça éviterait les disputes.»

Tous les individus présens à l'appel se mirent à crier: «Roi pour roi, autant vaut-il celui-là, qui nous est tombé du ciel, qu'un autre.» Car il est bon de vous dire que le navire de Pique-à-Terre s'était perdu net, et qu'il n'avait pas laissé plus de débris sur l'eau que de beurre sur la main.

«Oui, faisons-le roi! faisons-le roi! que se dit tout le monde; il sera plus facile à reconnaître dans la foule, à sa couleur et à son nez.»

Au lieu donc d'être mangé, voilà Pique-à-Terre qui est fait roi parce qu'il avait un nez de longueur.

Cric!

Crac! répondent tous les auditeurs de la batterie au conteur, qui continue:

Ceci est seulement pour voir si vous ne dormez pas, et pour vous faire savoir que les nez de longueur ne sont pas de trop, quand on se perd sur l'Ile-sans-Nom dont je vous parle dans le moment actuel.

Je disais donc que Pique-à-Terre fut nommé monarque de cette île, sans savoir la langue du pays.

Le Roi-Matelot avait bien gouverné, à son tour, et quand il était de barre, les navires où il avait été embarqué; mais une île, entendez-vous bien, ne se gouverne pas à la roue ou à la barre-franche, comme un brick ou un trois-mâts.

«Comment, se disait-il à lui-même, vais-je faire pour commander à toute cette sale espèce qui n'entend pas plus le français que les chiens la musique? S'ils veulent bien se laisser battre, je pourrai peut-être me faire entendre; mais s'ils se mettent dans leurs vilaines têtes de me manger, cuit ou cru, au gros sel ou à la sauce noire, ma royauté sera bientôt finie. Essayons un peu cependant le gouvernement de la trique.»

Ce qui fut dit fut fait. Le Roi-Matelot attrape une bille d'acajou, car partout il y avait de l'acajou dans l'île, et le voilà, pour essayer son sceptre, qui se met à bûcher les plus bêtes de sa cour. Les autres se mettent à rire et à danser autour du roi. «Bon, fit Pique-à-Terre, j'ai trouvé du premier coup la finesse de ma royauté: c'est de frapper dur et de faire jouer la bille.»

Il prit bientôt au roi l'envie de se marier avec toutes les femmes de son île, et la bûche d'acajou fit encore son jeu, parce que les hommes de ces femmes faisaient la grimace, et une vilaine grimace même, à ce qu'on dit.

«Ce n'est pas encore tout, pensa le roi, que d'avoir à moi les femmes de tout le monde, je veux avoir une garde impériale.» Il prit tous les plus grands, et il se fit un état-major de mangeurs de bananes.

Comme il ne manquait pas de charpentiers dans l'île, pour faire des flèches à ces sauvages, il voulut aussi mettre l'État sur un bon pied; car en tout, mes amis, il faut de la discipline, et le navire gouverne mal quand le second veut commander au capitaine.

A force de le haler, dit l'autre, le filain s'allonge. Pique-à-Terre, au bout de six mois, plus ou moins, commença à parler la langue du pays. Une fois qu'il put commander en bon français de l'endroit, à ses sujets, qui n'étaient pas plus malins que l'ordonnance de la marine ne le porte, il leur dit ces paroles en forme de décret:

ARTICLE PREMIER.

Il faudra qu'avant la fin de la semaine prochaine on me fasse une grand'hune sur l'arbre le plus haut de mon royaume.

ARTICLE DEUX.

Cette grand'hune sera mon trône, et gare à ceux qui passeront dessous!

ARTICLE TROIS.

Tous mes sujets mangeront dans des gamelles, et boiront ce qu'ils pourront, dans des bidons de sept.

ARTICLE QUATRE.

Cinq cents hommes feront le quart chaque nuit au pied du grand mât où sera Ma Majesté, pour empêcher de faire du bruit quand je dormirai, et quand je m'éveillerai je ne serai pas de bonne humeur.

ARTICLE CINQ.

Tout ce qui est à vous sera à moi, et tout ce qui m'appartiendra ne sera à personne.

ARTICLE SIX.

Quand je rirai, tout le monde sera content; si je deviens borgne, il me restera encore un oeil: ainsi, veille au grain!

ARTICLE SEPT.

Comme commandant de mon royaume, je choisirai pour seconds, officiers, maîtres et contre-maîtres, ceux qui plairont à Ma Majesté, et quand il me plaira de les renvoyer sans congé, ce sera signe qu'ils ne plairont plus à Ma susdite Majesté.

ARTICLE HUIT.

Je serai le maître tant que je vivrai, et quand j'irai faire la révérence au Père éternel, en vous faisant ma dernière grimace, vous pourrez vous battre, pour me remplacer, tant qu'il vous plaira; car telle est ma volonté.

Signé LE ROI-MATELOT. Pour copie conforme: Mot tout seul.

Après tout cela, le roi nomma ses ministres: c'étaient tous de grands gaillards qui, avec une garcette de bon filain en écorce d'arbre, vous faisaient marcher droit les sujets de Sa Majesté.

Mais comme les sujets de l'Ile-va-t'en-Chercher-son-Nom n'étaient que de fichus paresseux qui se reposaient la nuit après avoir dormi tout le jour, le roi inventa une mécanique pour les faire travailler dur: «L'oisiveté, qu'il leur dit, est la mère de tous les vices, et je vais vous relever du péché de paresse, à ma manière.»

Sa manière était solide, au Roi-Matelot, et je vais vous conter comment le malin s'y prit pour donner de l'ouvrage à tout son équipage.

Il commença d'abord par faire mettre en travers, sur chaque arbre haut de cinquante pieds, un autre arbre, hissé en croix, si vous aimez mieux, et puis après il envoya en haut, des hommes pour gréer des suspentes et des balancines sur ces grands coquins d'arbres, comme sur la grande vergue d'un navire, sans comparaison. Quand cet ouvrage-là fut fini, il dit à tout son monde: «Hale dessus maintenant; brasse babord derrière et tribord devant.» C'était une vraie farce de voir dix mille hommes haler toute la journée sur les vergues de la forêt. Le roi, monté sur son trône, c'est-à-dire dans sa hune, commandait la manoeuvre avec un porte-voix de bois, et tous ceux qui ne halaient pas bien sur le bout de corde qu'on leur mettait dans la main, recevaient une doudouille (une volée) un peu ronflante, des ministres, qui n'étaient, une supposition, que les quartiers-maîtres du Prince-au-Long-Nez, car c'était le nom qu'on lui avait donné dans son royaume, à cette espèce de matelot parvenu.

Une fois, je me suis laissé dire qu'il y avait eu son premier ministre qui s'était avisé de l'appeler l'empereur Nasica, par rapport à son nez.

Un espion du prince, car il avait aussi des espions de tous les bords, vint lui récapituler cette parole dans le sifflet de l'oreille.

«Oui, répondit le roi, qui ce jour-là s'était levé de mauvais poil; oui, je suis Nasica premier, empereur des Va-nu-Pieds; mais toi, mon premier ministre, tu seras pendu,»

Effectivement le premier ministre, dix minutes après le rapport de l'espion, fut hissé par le cou au bout de la grande vergue du mât royal.

Toutefois et quantes il n'était pas content de ses autorités, il leur faisait brasser une vergue pendant vingt-quatre heures de quart. Tout cambusier qui, en distribuant la ration à son escouade, s'avisait de rogner la portion du pauvre b...., était bien sûr d'être amarré sur le tenon (sur le sommet) d'un arbre gréé en bas-mât, et de recevoir en descendant une ration de coups de bout de corde qui n'était pas piquée des hannetons.

C'était tout de même un bon roi que l'empereur Nasica Ier; il bûchait tout son monde; mais il était juste, et la justice fait toujours aimer ses chefs.

Je ne vous ai pas dit qu'une fois, en montant sur son trône, qui était plus haut que la girouette du grand-mât de la frégate, il aperçut au large une façon de terre toute ronde. Le temps était beau et voyant ce jour-là. «Bon, dit-il, c'est une île que je viens de voir; elle me reste dans le nord-ouest-quart-de-ouest, distance de dix lieues, et en gouvernant dessus, je finirai par l'avoir.»

Mais jusqu'à ce moment-là on n'avait pas pensé, dans l'île, à faire des pirogues.

«Attrape tout de suite, dit le prince, à faire comme moi; qui m'aime me suive!» Tout le monde le suivit, parce que les coups de garcette étaient là pour un coup ou deux.

La première chose que fit le prince, ce fut d'abattre des arbres sur le bord de la mer, et de travailler à poser la quille d'un bateau. Le gouin (le marin) n'était pas charpentier de son état, mais il avait de l'idée, le coquin! et il avait vu des pratiques travailler des embarcations. En moins de quatre jours, tout en chantant la Mère-Gaudichon, il monta une pirogue clouée et chevillée en bois, mais pas trop mal solide pourtant.

«A présent, dit-il à tous ceux qui le regardaient, vous voyez comment je m'y suis pris. Le premier des chefs d'escouade qui n'en aura pas fait autant que moi dans une semaine, aura sur le dos pendant quinze jours.»

La semaine n'était pas finie, qu'il y avait plus de deux cents pirogues de faites tant bien que mal.

Voilà comme quoi, mes amis, un prince qui veut avoir une marine doit s'y prendre pour ne pas laisser l'Anglais régner seul sur la mer. Le malheur de la France, c'est de n'avoir jamais eu un roi-matelot.... Hum! je n'en dirai pas plus long là-dessus, parce que tous ceux qui m'entendent ici ont deux oreilles et une demi-paire de langue. Assez causé.C

L'empereur Nasica Ier n'eut pas plutôt ses deux cents pirogues à la mer, qu'il fit mettre un pavillon sur sa flotte. Vous dire quel était son pavillon, c'est ce que je ne vous dirai pas, parce qu'on ne me l'a pas appris; mais tout ce que je puis vous assurer, c'est que son pavillon n'était pas un pavillon blanc, comme celui qu'on hisse tous les matins à bord de nos navires dans le moment actuel.... Hum! hum! Je m'entends, si vous ne m'entendez pas. Sufficit. Je suis un peu enrhumé.

Où donc est-ce que j'en étais de mon histoire?

—Au lançage des pirogues, canonnier.

—Ah! c'est vrai: m'y revoilà!

Donc les deux cents pirogues étaient bien lancées, comme je vous l'ai conté; mais les équipages ne savaient pas ramer ensemble et de long. L'empereur prit lui-même un aviron, et il montra à ses gens comment il fallait manier une plume de dix pieds pour faire sailler une embarcation de l'avant.

Une fois l'exercice des rames fait deux ou trois fois, on embarqua des vivres sur chaque pirogue: à savoir, un corosol, deux bananes et un bidon d'eau par tête. On annonça que le coup de canon de partance serait tiré le lendemain. Quand je dis le coup de canon de partance, vous comprenez bien que je ne sais pas ce que je dis, puisqu'il n'y avait pas plus de canon dans l'île, que je n'ai de pièces en or dans mon sac. Mais c'est égal. Il y avait dans le pays une ancienne, une vieille sorcière rouge-brun qui passait pour avoir autant d'années sur la tête, que de cheveux. Elle devinait ce qui devait arriver aux hommes et aux femmes. Avant de se mettre pour la première fois en mer, les équipages de la flotte des pirogues voulurent sonder un peu l'idée de la vieille diseuse de bonne-aventure, sur l'expédition. L'empereur, lui, ne croyait pas à toutes ces bêtises-là; mais, pour ne pas trop juguler son monde, il dit à la sorcière avec douceur: «Viens-t'en ici, toi, espèce de manivelle sans dents. Qu'est-ce que tu penses de mon expédition?

—Je pense, répondit-elle, que le navire périra par son gréement.

—Qu'est-ce que cela signifie? lui demanda l'empereur.

—Tu l'apprendras en temps et lieu.

—Et moi, qu'est-ce que je deviendrai?

—Tu veux le savoir, grand empereur?

—Tiens, puisque je te le demande, est-ce pour ne le savoir pas!

Le navire périra par son gréement.

—Ah ça, tu n'as donc que la même chose à me dire? Attends un peu; puisque tu devines tout ce qui doit arriver au tiers comme au quart, je vais bien voir si tu as l'esprit de Nostradamus dans le ventre. Sais-tu, par exemple, ce que tu vas devenir toi-même dans dix minutes d'horloge?

—Je deviendrai ce qu'il plaira à Votre Majesté, grand empereur.

—Mais qu'est-ce qui me plaira dans dix minutes d'ici?

—Il vous plaira ce que vous voudrez.

—Puisque c'est comme ça, il me plaît de te faire pendre.

—Je l'avais deviné, reprend la vieille sorcière, pour ne pas perdre sa réputation de devinage.

—En ce cas, pour qu'il ne soit pas dit que tu n'as pas dit la vérité, j'ordonne et je commande que tu sois accrochée à une potence pour y voir de plus haut.»

L'empereur fut obéi, comme on le pense bien. La flotte, après ce beau coup de manoeuvre, partit pour l'île inconnue; la v'là en mer.

Nasica Ier, qui n'était pas une bête, comme il y a certains rois, à ce que je me suis laissé dire, avait remarqué que la pleine lune se levait toujours sur l'île ancienne. Il partit donc au lever du soleil le jour de pleine lune, parce qu'il se dit à lui-même: «Je n'ai pas de boussole pour pouvoir gouverner au compas; mais en ayant soin de gouverner à avoir le soleil levant sur l'arrière de ma pirogue, j'arriverai dans quelques heures à vue de l'île, et ensuite j'attendrai la nuit pour l'accoster, en gouvernant sur la pleine lune qui se lèvera du bord de cette terre que je veux voir pour m'amuser, par manière d'acquit.»

Un autre prince qui aurait mal pointé sa carte, se serait mis dedans, royalement, comme on dit; mais le Roi-Matelot ne se blousa pas, je vous en fiche ma parole. Le particulier vit la terre le premier à l'heure dite, et vers les six ou sept heures du soir, quand la lune se leva large comme un pain de munition et rouge comme la figure d'un capitaine hollandais, il fit signal, avec un fanal de poupe, à toutes les pirogues de nager droit sur la lune levante. Le coup ne manqua pas, et la flotte mal montée de sauvages accosta l'île inconnue, en donnant un bon coup d'aviron. Les habitans de ces parages, qui étaient à danser dans le moment de la descente, commencèrent tous par jouer des jambes d'abord. Mais l'empereur Nasica, qui le premier avait sauté à terre, se mit à dire aux mal-blanchis qui battaient en retraite: «Il n'y a pas d'affront, vous autres; je ne veux pas vous faire du mal. C'est une visite de ma part tout bonnement. Avez-vous un roi?

—Oui, répondirent les habitans. Car il est bon de vous apprendre que, par le plus grand des hasards, dans les deux îles on parlait le même langage, ou pour mieux dire le même baragouin.

«A la bonne heure, reprit Nasica; car si vous n'aviez pas eu de roi, j'aurais fait votre affaire. Allez me chercher cet individu.»

On alla en rognonnant chercher le roi de l'île inconnue.

Le monarque arriva tout essouflé, car il était gros et il avait joliment peur.

«Qu'y a-t-il pour votre service? demanda-t-il à l'empereur.

—Mais rien, mon ami; je suis venu, en qualité de voisin et de confrère, saluer Ta Majesté.

—Oserai-je demander à la vôtre d'où elle vient?

—Ose, oui, ose, mon camarade; je ne vois pas pourquoi tu n'oserais pas. Je viens de mon île, qui est à peu près à quinze lieues de la tienne. Comment se porte Ta Majesté?

—Bien, et vous? je vois avec plaisir que vous paraissez jouir d'une bonne santé.

—Ça ne va pas trop mal comme ça. Mais voilà assez de cérémonies. J'invite Ta Majesté à conduire la mienne dans ta maison, pour nous rafraîchir, car j'ai soif.»

Les deux monarques allèrent amicalement se rafraîchir dans la case royale:

Or, il est temps de vous dire que le roi de l'île inconnue avait la plus belle femme de tous ses états. C'était un vrai colosse: cinq pieds huit à neuf pouces; une peau comme une peau d'orange, mais douce comme un gant, et des appas relevés en bosses d'or, et à coups de palan, jusqu'au menton. Aussitôt que Nasica Ier eut vu la reine, il dit au mari de cette aimable princesse: «Voilà qui n'est pas mal, et je ferais bien mon affaire de votre femme.

—Vous êtes trop bon, lui répondit le roi; mais j'en fais moi-même mon affaire aussi, et tout seul.

—C'est dommage. Je voudrais dire un mot en particulier à la reine sur la politique des deux états.

—Mon épouse, répondit le roi, n'entend pas la politique, et je l'entends bien mieux qu'elle.

—C'est égal, je la lui apprendrai. Sors pour un instant, mon ami, tu me feras plaisir.»

Le roi, qui ne voulait pas trop se fâcher avec l'empereur, sortit pour un instant, en faisant une mine à faire trembler tout son royaume.

Une fois que l'empereur fut seul avec la princesse, il voulut prendre des libertés, à la bonne matelotte. Mais la princesse, qui était bien élevée, lui dit avec modestie, et en lui donnant une tape à poing fermé: «Est-ce que tu voudrais nous embêter, beau prince?»

Le prince rengaîna pour l'instant son compliment d'ouverture et ses libertés.

Après avoir donc été repoussé avec perte, l'empereur changea la conversation. La princesse fit tomber l'entretien sur les nez.

«Beau prince, dit-elle, voilà le premier nez de cette façon que je vois dans ma vie. Voulez-vous me permettre de le toucher?

—Avec plaisir, princesse. Il est de taille; mais, comme on dit, jamais grand nez n'a défiguré un beau visage.

—Ce que vous me dites là, bel empereur, est méchant, et c'est peut-être parce que je n'ai pas de nez moi-même, que vous me récitez ce compliment. Mais il m'est avis que vous avez la peau blanche.

—Oui, c'est un agrément que je me suis donné en naissant.

—Cela vous plaît sans doute à dire, car on n'est pas maître de se faire la peau soi-même.

—Pardonnez-moi, et si vous le désiriez, je vous blanchirais la vôtre.

—C'est une plaisanterie, sans doute; mais pour la farce, je serais bien aise d'en essayer.»

Voilà-t-il pas, mes amis, que cette princesse, qui avait commencé par bégueularder, par donner une taloche à Nasica, se mit, pour avoir la peau blanche, à se laisser aller avec le courant.

Dans cette entrefaite arrive le roi son époux, qui s'ennuyait de tenir la chandelle à la porte de sa maison.

«Je voudrais bien savoir ce que vous faites là avec mon épouse? demanda-t-il à l'empereur.

—Mais j'étais occupé à faire quelque chose à la princesse.

—C'est bon, répond le roi; mais, selon les lois du pays, il faut que je rende la pareille à Votre Majesté. Avez-vous une femme dans votre île?

—J'en ai cinquante, mon camarade, et tout ce demi-cent de femelles est à ta disposition.

—En ce cas-là, partons pour votre empire, car mon honneur ne sera vengé que lorsque j'aurai fait aux femmes de Votre Majesté ce qu'elle vient de faire à la mienne.

—Partons, dit l'empereur, je ne demande pas mieux.»

Le roi de l'île inconnue était malin, mais il n'avait pas plus de méfiance qu'un nouveau-né. Il s'embarque avec l'empereur sur la pirogue royale, et voilà la flotte qui revient dans l'empire de Nasica.

A son arrivée, il y eut des fêtes et de la boisson à discrétion pour tout le monde: «Voyons, où sont vos femmes? demanda le roi inconnu à son camarade l'empereur, car il faut que mon honneur soit vengé!

—Mes femmes, mais je les ai toutes; prends-en tant que tu voudras, et venge-toi tant que tu le pourras. Je n'ai pas d'autre système.

—Ah! je vois bien que Votre Majesté m'a roulé, répondit tout haut le roi de l'île inconnue; mais je m'en souviendrai, se dit-il à lui même, en dedans et tout bas.

—Ah ça, voulez-vous, lui souffla dans le tympan de l'oreille l'empereur, voulez-vous savoir ma manière de régner?

—Ce n'est pas de refus, répond l'autre; donnez-moi une leçon de royauté.»

Vous vous souvenez bien, sans doute, que je vous ai déjà appris comment l'empereur avait hissé son trône au haut d'un grand arbre. Cet arbre était soutenu par des haubans qui venaient tribord et babord s'amarrer à terre sur de forts pitons de bois plantés en plein champ. «Bon, pensa le roi de l'île inconnue, en voyant cette installation: dans un pays où il y a beaucoup de rats de forêts, il ne sera pas malaisé de jouer un mauvais tour à mon empereur.»

Nasica monta donc sur son trône, et quand il fut assis, il commanda à son peuple un tas de manoeuvres qui étonnèrent le roi: «C'est beau! s'écriait-il, c'est superbe! mais la manoeuvre que je lui prépare sera encore plus belle que tout cela.»

Savez-vous ce que c'était que la manoeuvre qu'il préparait, le malin? vous allez le savoir.

Le roi, en visitant l'île, avait vu du coin de l'oeil qu'il y avait de gros rats partout, comme à bord d'une vieille carcasse de navire. Il demanda à son souper, pendant plusieurs jours, à manger du lard grillé. Et puis la nuit, sous prétexte d'un besoin, il allait graisser, avec le reste de ce lard, le pied des haubans qui soutenaient le mât du trône de l'empereur. Vous sentez bien que lorsque les rats, qui sont friands, se mirent à flairer l'odeur de cette graisse, ils ne manquèrent pas de rogner le bas des haubans. Les dents de ces animaux jouèrent tant, qu'en moins de quarante-huit heures les bas-haubans ne tinrent plus qu'à un fil carré. C'est alors que le roi, un jour qu'il ventait bonne brise, se mit à dire par manière d'acquit à l'empereur: «Je voudrais bien savoir si Votre Majesté aurait assez de toupet, au moment où l'on y pense le moins, pour faire venir tout son peuple autour de son trône.

—Crois-tu donc, camarade, que ce soit si difficile?

—Non, rien ne vous est difficile à vous; mais je voudrais bien le voir tout de même.»

Voilà que, sans ajouter un mot, l'empereur monte en vrai gabier sur son trône, son porte-voix de combat à la main. Mais, en mettant le pied sur ses enfléchures, il vint à penser à la parole que la vieille sorcière, que vous savez bien, lui avait dite avant son embarquement: «Le navire ne périra que par son gréement, rognona-t-il en montant. Il vente bonne brise aujourd'hui, et mes gueux de ministres ne visitent pas souvent mon haubantage: c'est égal, il ne s'agit pas de caponner devant le roi. En descendant, je ferai pendre les principaux de l'Etat.»

Au commandement de l'empereur, grimpé sur son trône, tout le peuple vint en courant, comme vous autres, sans comparaison, quand on commande le branle-bas général de combat à bord. Mais au moment où les habitans se poussaient comme des moutons au pied du mât du trône, ne voilà-t-il pas que les haubans larguent du bord du vent, et que le mât, qui n'est plus soutenu contre la raffale qui soufflait dur, craque en deux endroits, et qu'il tombe avec l'empereur au bout! Je vous demande un peu quel boucan de cinq cent mille diables cette avarie fit dans l'île! Le corps de l'empereur fut trouvé en quatre morceaux au milieu des parias du peuple, que la cassure du mât du trône avait écrasés comme des mouches. Mais la tête de Nasica tenait encore à ses épaules par ce tas de petits fils à voile en chair que nous avons dans le cou; et avant de fermer les sabords (les yeux) de sa batterie, il dit à ses ministres, qui étaient venus pour le relever: «Mes amis, la vieille sorcière avait raison: c'est par le gréement que mon navire a péri. Mais vous êtes tous des tas de gredins de n'avoir pas fait la visite de mes bas-haubans; et si j'avais seulement dix minutes de plus à vivre, je vous trouverais joliment votre marche.... Bonsoir....»

C'est de cette façon que finit le Roi-Matelot. On l'enterra comme un chien, mais ce n'est pas l'enterrement qui fait quelque chose à l'affaire: une fois mort, tous les logemens sont bons. Ce conte est seulement pour vous apprendre que, si jamais vous devenez roi, ce qui n'est pas aussi sûr que du vinaigre, et que vous vous mettiez dans la tête de gouverner votre royaume comme un navire, il ne faudra jamais oublier de visiter vous-même votre gréement tous les matins. Les ministres, c'est bon, si l'on veut; mais le coup-d'oeil du capitaine vaut encore mieux. C'est celui qui est chargé de la route qui doit regarder le plus souvent au compas et se méfier des embardées.

Cric! crac! le conte est fini.... Tant pis pour ceux qui ont dormi; attrape à taper de l'oeil, et dorment en double ceux qui sont de quart à minuit!

Un murmure d'approbation s'éleva, après la narration du conteur, des hamacs de tous les auditeurs qui avaient prêté jusqu'au bout la plus scrupuleuse attention aux paroles du canonnier. Les réflexions morales sur l'imprévoyance du Roi-Matelot ne manquèrent pas. La critique d'artiste vint après. Les uns trouvaient que le conte était trop long: c'étaient ceux qu'on devait appeler au quart à minuit. Les autres Aristarques trouvaient que les événemens péchaient surtout par l'invraisemblance. Comment une île déserte pouvait-elle avoir dix mille habitans? Le moyen de croire que dans une île tant de sauvages n'eussent pas essayé, avant l'arrivée du chrétien, à faire des pirogues pour visiter les autres insulaires du voisinage! Le conte du canonnier était évidemment une folie; et puis ce mât du trône, et puis ce long nez, cause première de la fortune du Roi-Matelot, et cette sorcière qui, sans savoir ce que c'était qu'un navire, avait prédit au monarque que le navire périrait par son gréemént! Tout cela était de l'embrouillamini; mais, quelque sévères que fussent ces critiques, chacun convenait que le conteur avait une bonne platine, et que la citoyenne qui lui avait coupé le filet avait bien, gagné son argent!

Quatre doubles coups tintèrent bientôt sur la cloche de la frégate. C'était minuit. La voix tonnante du maître d'équipage fit entendre alors ces mots: Réveille au quart, et que personne ne descende avant que son matelot soit monté sur le pont!

Le pilotin alla derrière allumer un fanal pour descendre réveiller l'officier qui devait relever celui de ses confrères qui, depuis six heures du soir, se promenait sur le gaillard.

Les matelots désignés pour prendre le quart qui allait commencer sautèrent, de leurs hamacs, sur le pont de la batterie. C'est ce diable de conte, s'écriaient-ils, qui m'a empêché de dormir; mais c'est égal, ce gredin de canonnier n'a pas la langue amarrée dans sa poche. Et puis chacun montait sur les passavans par l'escalier de devant, pour s'entretenir, en faisant les cent pas, des aventures du Roi-Matelot. Pendant plus d'une semaine dura le commentaire. Il fallut qu'un autre conte vînt effacer le souvenir du premier, pour que la critique du gaillard d'avant changeât d'objet et trouvât un aliment nouveau.

Contes de bord

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