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CHAPITRE PREMIER.
LE PASSAGER.
ОглавлениеVers la fin de mai 1690, le trois-mâts la Licorne partit de La Rochelle pour la Martinique.
Le capitaine Daniel commandait ce navire armé d’une douzaine de pièces de moyenne artillerie; précaution défensive nécessaire, nous étions alors en guerre avec l’Angleterre, et les pirates espagnols venaient souvent croiser au vent des Antilles, malgré les fréquentes poursuites de nos flibustiers.
Parmi les passagers de la Licorne, très peu nombreux d’ailleurs, on remarquait le révérend père Griffon, de l’ordre des frères Prêcheurs. Il retournait à la Martinique desservir la paroisse du Macouba, dont il occupait la cure depuis quelques années, à la grande satisfaction des habitants et des esclaves de ce quartier.
La vie tout exceptionnelle des colonies, alors presque continuellement en état d’hostilité ouverte contre les Anglais, les Espagnols ou les Caraïbes, mettait les prêtres des Antilles dans une position particulière. Ils devaient non seulement prêcher, confesser, communier leurs ouailles, mais aussi les aider à se défendre lors des fréquentes descentes de leurs ennemis de toutes nations et de toutes couleurs.
La maison curiale était, comme les autres habitations, également isolée et exposée à des surprises meurtrières; plus d’une fois le père Griffon, aidé de ses deux nègres, bien retranché derrière une grosse porte d’acajou crénelée, avait repoussé les assaillants par un feu vif et nourri.
Autrefois professeur de géométrie et de mathématiques, possédant d’assez grandes connaissances théoriques en architecture militaire, le père Griffon avait donné d’excellents avis aux gouverneurs successifs de la Martinique sur la construction de quelques ouvrages de défense.
Ce religieux savait en outre à merveille la coupe des pierres et des charpentes; instruit en agriculture, excellent jardinier, d’un esprit inventif, plein de ressources, d’une rare énergie, d’un courage déterminé, c’était un homme précieux pour la colonie et surtout pour le quartier qu’il habitait.
La parole évangélique n’avait peut-être pas dans sa bouche toute l’onction désirable; sa voix était dure, ses exhortations rudes; mais le sens moral en était excellent, et la charité n’y perdait rien.
Il disait la messe assez vite et fort à la flibustière. On le lui pardonnait en songeant que l’office avait souvent été interrompu par une descente d’Anglais hérétiques ou de Caraïbes idolâtres, et qu’alors le père Griffon, sautant de la chaire où il prêchait la paix et la concorde, s’était un des premiers mis à la tête de son troupeau pour le défendre.
Quant aux blessés et aux prisonniers, une fois l’engagement terminé, le digne prêtre améliorait leur position autant qu’il le pouvait, et pansait avec toute sorte de soins les blessures qu’il avait faites.
Nous n’entreprendrons pas de prouver que la conduite du père Griffon fût de tout point canonique, ni de résoudre cette question si souvent controversée:—Dans quelles occasions les clercs peuvent-ils aller à la guerre?—Nous n’invoquerons à ce sujet ni l’autorité de saint Grégoire ni celle de Léon IV; nous dirons simplement que ce digne prêtre faisait le bien et repoussait le mal de toutes ses forces.
D’un caractère loyal et généreux, ouvert et gai, le père Griffon était malicieusement hostile et moqueur envers les femmes. C’était de sa part de continuelles plaisanteries de séminaire sur les filles d’Ève, sur ces tentatrices, sur ces diaboliques alliées du serpent.
Nous dirons à la louange du père Griffon qu’il y avait dans ses railleries, d’ailleurs sans aucun fiel, un peu de rancune et de dépit; il plaisantait joyeusement sur un bonheur qu’il regrettait de ne pouvoir même désirer; car, malgré la licence extrême des habitudes créoles, la pureté des mœurs du père Griffon ne se démentit jamais.
On aurait peut-être pu lui reprocher d’aimer un peu la bonne chère; non qu’il en abusât (il se bornait à jouir des biens que Dieu nous donne), mais il aimait singulièrement à s’entretenir de recettes merveilleuses pour cuire le gibier, assaisonner le poisson, ou conserver dans le sucre les fruits parfumés des tropiques; quelquefois même l’expression de sa sensualité devenait contagieuse, lorsqu’il racontait certains repas à la boucanière faits au milieu des forêts ou sur les côtes de l’île. Le père Griffon possédait entre autres le secret d’un boucan de tortue dont le récit pittoresque suffisait pour éveiller une faim dévorante chez ses auditeurs. Malgré son formidable et fréquent appétit, le père Griffon observait scrupuleusement ses jeûnes, qu’une bulle du pape rendait d’ailleurs beaucoup moins rigoureux aux Antilles et aux Indes qu’en Europe. Il est inutile de dire que le digne prêtre aurait abandonné le repas le plus exquis pour remplir ses devoirs religieux envers un pauvre esclave; que personne n’était plus que lui pitoyable, aumônier et sagement ménager, regardant le peu qu’il possédait comme le bien des malheureux.
Jamais ses consolations, ses secours ne manquaient à ceux qui souffraient; une fois sa tâche chrétienne accomplie, il travaillait gaiement et vigoureusement à son jardin, arrosait ses plantes, sarclait ses allées, émondait ses arbres; et le soir venu, il aimait à se reposer de ces salutaires et rustiques labeurs en jouissant avec une intelligente friandise des richesses gastronomiques du pays.
Ses ouailles ne laissaient jamais vides son cellier ou son garde-manger. Le plus beau fruit, la plus belle pièce de la chasse ou de la pêche lui étaient toujours fidèlement envoyés; il était aimé, il était béni; on le prenait pour arbitre dans toutes les discussions, et son jugement décidait en dernier ressort de toutes les questions.
L’extérieur du père Griffon répondait parfaitement à l’idée qu’on pourrait peut-être se faire de lui, d’après ce que nous venons de dire de son caractère.
C’était un homme de cinquante ans au plus, robuste, actif, quoiqu’un peu replet; sa longue robe de laine blanche à camail noir dessinait ses larges épaules, une calotte de feutre couvrait son front chauve. Son visage coloré, son triple menton, ses lèvres épaisses et vermeilles, son nez long et fortement aplati à son extrémité, ses petits yeux vifs et gris lui donnaient une certaine ressemblance avec Rabelais; mais ce qui caractérisait surtout la physionomie du père Griffon, c’était une rare expression de franchise, de bonté, de hardiesse et d’innocente raillerie.
Au moment où commence ce récit, le frère Prêcheur, debout à l’arrière du bâtiment, causait avec le capitaine Daniel.
A la facilité avec laquelle il conservait sa perpendiculaire malgré le violent roulis du navire, on voyait que le père Griffon avait depuis longtemps le pied marin.
Le capitaine Daniel était un vieux loup de mer; une fois au large il abandonnait la direction de son navire à ses seconds ou à son pilote et s’enivrait régulièrement tous les soirs. Faisant très fréquemment le voyage de la Martinique à La Rochelle, il avait déjà ramené d’Amérique le père Griffon. Aussi ce dernier, habitué à l’ébriété du digne capitaine, surveillait assez attentivement la manœuvre; car, sans posséder la science nautique du père Fournier et autres de ses confrères religieux, il avait assez de connaissances théoriques et pratiques en marine.
Plusieurs fois le religieux avait fait la traversée de la Martinique à Saint-Domingue, et à la Côte ferme à bord des bâtiments flibustiers qui prélevaient toujours une sorte de dîme sur leurs prises en faveur des églises des Antilles.
La nuit approchait; le père Griffon aspirait avec plaisir l’odeur du souper que l’on préparait à l’avant; le domestique du capitaine vint prévenir les passagers que le repas était prêt; deux ou trois d’entre eux qui avaient résisté au mal de mer entrèrent dans la dunette.
Le père Griffon dit le Benedicite. On venait à peine de s’asseoir à table, lorsque la porte de la cabine s’ouvrit brusquement, et l’on entendit ces mots prononcés avec l’accent gascon le plus renforcé:
—Il y aura bien, je l’espère, illustre capitaine, une toute petite place pour le chevalier de Croustillac?
Tous les convives firent un mouvement de surprise et puis cherchèrent à lire sur la figure du capitaine l’explication de cette singulière apparition.
Le capitaine restait béant, regardant son nouvel hôte d’un air presque effrayé.
—Ah ça! qui êtes-vous? Je ne vous connais pas. D’où diable sortez-vous donc, monsieur? s’écria-t-il enfin.
—Si je sortais de chez le diable, ce bon père... et le Gascon baisa la main du père Griffon, ce bon père m’y renverrait bien vite, en me disant: Vade retro Satanas...
—Mais d’où venez-vous, monsieur? s’écria le capitaine stupéfait de l’air confiant et souriant de cet hôte inattendu. On n’arrive pas ainsi à bord... Vous n’êtes pas sur mon rôle d’équipage... vous n’êtes pas tombé du ciel, peut-être?
—Tout à l’heure c’était de l’enfer, maintenant c’est du ciel que je viens. Mordioux! je ne prétends pas à une origine si divine ou si infernale, illustre capitaine... Je...
—Il ne s’agit pas de cela, répondez-moi, s’écria le capitaine! Comment êtes-vous ici?
Le chevalier prit un air majestueux:
—Je serais indigne d’appartenir à la noble maison de Croustillac, une des plus anciennes de la Guyenne, si je mettais la moindre hésitation à satisfaire à la légitime curiosité de l’illustre capitaine.
—Enfin, c’est bien heureux! s’écria ce dernier.
—Ne dites pas que cela est bien heureux, capitaine, dites que cela est juste. Je tombe à votre bord comme une bombe, vous vous étonnez... rien de plus naturel... Vous me demandez comment je suis embarqué; c’est votre droit; je vous l’explique, c’est mon devoir... Complétement satisfait de mes explications, vous me tendez la main en me disant: C’est très bien, chevalier, mettez-vous à table avec nous; je vous réponds: Capitaine, ça n’est pas de refus, car je meurs d’inanition; bénie soit votre offre bienfaisante! Ce disant, je me glisse entre ces deux estimables gentilshommes; je me fais petit, petit, pour ne pas les gêner; au contraire, car le roulis est si violent que je les cale...
En parlant ainsi, le chevalier avait exécuté ses paroles à la lettre; profitant de l’étonnement général, il s’était placé entre deux convives, et se trouva bientôt muni du verre de l’un, du couvert de l’autre, de l’assiette d’un troisième, un profond ébahissement rendant ses voisins étrangers aux choses d’ici-bas.
Tout ceci fut exécuté avec tant de prestesse, de dextérité, de confiance, de hardiesse, que les convives de l’illustre capitaine de la Licorne, et l’illustre capitaine lui-même, ne songèrent qu’à jeter un regard de plus en plus curieux et étonné sur le chevalier de Croustillac.
Cet aventurier portait fièrement un vieux justaucorps de ratine autrefois verte, mais alors d’un bleu-jaunâtre; ses chausses, éraillées, étaient de la même nuance; ses bas, jadis écarlates, mais alors d’un rose fané, semblaient en quelques endroits brodés de fil blanc; un feutre gris complétement râpé; un vieux baudrier garni de larges passements de faux or couleur de cuivre rougi, supportait une longue épée sur laquelle le chevalier s’était appuyé en entrant d’un air de capitan. M. de Croustillac était un homme de haute taille et d’une maigreur excessive; il paraissait âgé de trente-six à quarante ans; ses cheveux, sa moustache et ses sourcils étaient d’un noir de jais; sa figure osseuse, brune et hâlée; il avait un long nez, de petits yeux fauves d’une vivacité extraordinaire, et la bouche énorme; sa physionomie révélait à la fois une assurance imperturbable et une vanité outrée.
M. de Croustillac avait en lui une de ces croyances fabuleuses qu’on ne trouve guère que chez les Méridionaux; il s’aveuglait tellement sur son mérite et sur ses grâces naturelles, qu’il ne croyait pas de femmes capables de lui résister; la liste de ses prétendues bonnes fortunes de tous genres eût été interminable. Si les mensonges les plus foudroyants ne lui coûtaient guère, on ne pouvait lui refuser un véritable courage et une certaine noblesse de caractère. Cette valeur naturelle, jointe à son aveugle confiance en lui, le précipitaient quelquefois au milieu des positions les plus inextricables, au milieu desquelles il donnait toujours tête baissée, et dont il ne sortait jamais sans horions; car s’il était aventureux et hâbleur comme un Gascon, il était opiniâtre et têtu comme un Breton.
Jusqu’alors sa vie avait été à peu près celle de tous ses confrères en Bohême. Cadet d’une pauvre famille de Gascogne, d’une noblesse douteuse, il était venu chercher fortune à Paris; tour à tour bas-officier d’une compagnie d’enfants perdus, prévôt d’académie, baigneur étuviste, maquignon, colporteur de nouvelles satiriques et de gazettes de Hollande, il s’était plus d’une fois donné pour protestant, feignant de se convertir à la foi catholique afin de toucher les cinquante écus que M. Pélisson payait à chaque néophyte sur la caisse des conversions. Cette fourberie découverte, le chevalier fut condamné au fouet et à la prison. Il subit le fouet, échappa à la prison, se déguisa au moyen d’un énorme emplâtre sur l’œil, ceignit une formidable épée dont il battit le pavé, et embrassa la profession d’enjôleur de provinciaux au profit de quelques maisons brelandières, dans lesquelles il conduisait ces innocents agneaux, qui n’en sortaient jamais que tondus à vif. On doit dire à la louange du chevalier qu’il restait toujours étranger à ces friponneries, et, comme il le disait lui-même, s’il tendait l’hameçon, il ne mangeait pas le poisson.
Les édits sur les duels étaient alors très sévères. Un jour le chevalier rencontra sur son passage un spadassin très connu, nommé Fontenay-Coup-d’Épée. Ce dernier coudoie violemment notre aventurier en lui disant: «Gare... je suis Fontenay-Coup-d’Épée.—Et moi, Croustillac-Coup-de-Canon», dit le Gascon, en mettant sa rapière au vent. Fontenay fut tué, et Croustillac obligé de fuir pour échapper aux recherches.
Le chevalier avait souvent entendu parler des incroyables fortunes qui se réalisaient aux îles: il partit pour La Rochelle, espérant de s’y embarquer pour l’Amérique. Il voyagea tantôt à pied, tantôt sur des chevaux de retour, tantôt en charrette. Une fois arrivé, Croustillac devait, non seulement payer son passage à bord d’un bâtiment, mais encore obtenir de l’intendant de marine la permission de s’embarquer pour les Antilles.
Ces deux choses étaient aussi difficiles l’une que l’autre; les migrations des protestants, auxquelles Louis XIV voulait s’opposer, rendaient la police des ports extrêmement sévère, et le voyage de la Martinique ne coûtait pas moins de huit à neuf cents livres. Or, de sa vie l’aventurier n’avait possédé la moitié de cette somme.
Arrivant à La Rochelle avec dix écus dans sa poche, vêtu d’un sarrau, et portant au bout du fourreau de son épée, son justaucorps et ses chausses soigneusement empaquetés, le chevalier alla se loger, en fin compagnon, dans une pauvre taverne ordinairement fréquentée par les matelots. Là, il s’enquit d’un bâtiment en partance, et il apprit que la Licorne devait mettre à la voile sous peu de jours.
Deux maîtres de ce bâtiment hantaient la taverne que le chevalier avait choisie comme centre de ses opérations. Il serait trop long de raconter par quels prodiges d’astuce et d’adresse, par quels impudents et fabuleux mensonges, par quelles folles promesses Croustillac parvint à intéresser à son sort le maître tonnelier, chargé de l’arrimage des tonneaux d’eau douce dans la cale; qu’il suffise de savoir que cet homme consentit à cacher Croustillac dans un tonneau vide et à l’amener ainsi à bord de la Licorne.
Selon l’usage, les délégués de l’intendant et les greffiers de l’amirauté visitèrent scrupuleusement le navire au moment de son départ, pour s’assurer que personne ne s’y était embarqué en fraude.
Le chevalier se tint coi au fond de sa barrique, rangé parmi les futailles de la cale et il échappa ainsi aux recherches minutieuses des gens du roi. Son cœur bondit d’aise lorsqu’il sentit le navire se mettre en marche; il attendit quelques heures avant que d’oser se montrer, sachant bien qu’une fois en haute mer le capitaine de la Licorne ne reviendrait pas au port pour y ramener un passager de contrebande.
Il avait été convenu entre le maître tonnelier et le chevalier que ce dernier n’expliquerait jamais par quel moyen il était parvenu à s’introduire à bord.
Un homme moins impudent que notre aventurier se serait timidement tenu à l’écart parmi les matelots, attendant avec assez d’inquiétude le moment où le capitaine Daniel découvrirait cet embarquement frauduleux. Croustillac, au contraire, alla hardiment au but; préférant la table du capitaine à la gamelle des marins, il ne mit pas un moment en doute qu’il dût s’asseoir à cette table, sinon de droit, du moins de fait.
On le voit, son audace l’avait servi.
Tel était l’hôte improvisé sur lequel les convives de la Licorne jetaient des regards curieux.