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TOME PREMIER
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME
CHAPITRE IX.
LE LENDEMAIN DU BAL

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Il en est de certaines impressions comme de certains paysages qui ont besoin d'être vus à quelque distance pour avoir toute leur valeur.

Le lendemain du bal, en rassemblant mes souvenirs, en me rappelant les moindres détails de cette soirée, j'en ressentis, pour ainsi dire, le contre-coup.

Pourtant, pourquoi le cacher? parmi ces souvenirs, un seul dominait tous les autres: c'était celui de M. de Lancry valsant avec madame de Richeville une valse de Weber.

Cet air, assez mélancolique, me revenait sans cesse à la pensée, tandis que je ne me rappelais pas celui de la contredanse que j'avais dansée avec M. de Lancry.

Le résultat de mes impressions fut presque triste. Le monde, malgré son urbanité parfaite, malgré ses dehors exquis et charmants, me semblait déjà une arène où l'on se portait les plus terribles coups, le sourire aux lèvres et des fleurs au front.

Ce qui s'était passé entre mademoiselle de Maran et la duchesse de Richeville ne me le prouvait que trop. Je n'avais entendu que des paroles polies, et leur sens détourné cachait quelque cruel mystère.

J'avais cependant été très-entourée. Il me semblait, sans fausse modestie, qu'on me trouvait belle. J'avais remarqué que mesdemoiselles de B*** et de P*** avaient à peine dansé trois ou quatre contredanses, tandis que moi et Ursule nous avions dû souvent en refuser. Je n'avais pu m'empêcher d'entendre sur mon passage cette espèce de murmure toujours flatteur aux oreilles d'une femme. M. de Lancry, sans comparaison l'homme le plus agréable de cette réunion, avait été très-assidu près de nous, et pourtant le ressentiment de mes impressions était triste et amer!

Néanmoins, je dus à cette nuit de fête une pensée douce, comme une vague espérance: M. de Mortagne allait arriver…

Je me faisais une joie de son retour. Je ressentis confusément le besoin de conseils graves et sûrs; non-seulement j'éprouvais une profonde aversion pour ma tante, mais ses louanges, mais ses avis, mais ses remarques me laissaient dans une inquiétude continuelle.

J'étais comme ces malheureux qui craignent de trouver du poison dans tout ce qu'ils portent à leurs lèvres.

J'aimais Ursule de toutes les forces de mon âme, mais elle était aussi jeune, aussi inexpérimentée que moi; je comptais absolument sur le dévouement de Blondeau, mais cette excellente femme ne pouvait, ne savait que m'aimer aveuglément.

Mon tuteur, M. d'Orbeval, le père d'Ursule, s'était retiré en Touraine, dans une propriété qu'il possédait, je ne le voyais jamais; d'ailleurs, il était complétement dominé par ma tante, ainsi que mes autres parents. Je devais donc regarder l'arrivée de M. de Mortagne comme un événement très-heureux pour moi; il m'avait, d'ailleurs, promis de revenir lorsqu'il pourrait m'être d'une utilité réelle.

Ce qui rendait encore plus vif mon désir de le voir, c'était l'espèce d'effroi que ma tante avait manifesté lorsque madame de Richeville lui avait annoncé son retour.

Au milieu de ces préoccupations de mon esprit, Ursule entra dans ma chambre; nous causâmes du bal; je revins d'autant plus gaiement à parler du léger sentiment de jalousie qu'elle m'avait inspiré avant notre départ pour l'ambassade, que pendant toute la durée du bal j'avais joui du succès de ma cousine.

– Sais-tu bien, ma chère Ursule, – lui dis-je en souriant, – qu'à me voir si rayonnante on a peut-être cru que c'était de moi que je paraissais si contente, tandis qu'au contraire j'étais orgueilleuse de toi? Mais que nous importe, à nous qui connaissons les secrets de notre cœur?

– Comment trouves-tu M. de Lancry? – me demanda tout à coup ma cousine.

– Mais je le trouve charmant, – lui dis-je, un peu surprise de cette question subite. – Oui… charmant, surtout quand il ne danse pas avec cette duchesse de Richeville qui a l'air si impérieux.

Ursule me regarda attentivement, baissa les yeux, garda un moment le silence et reprit:

– Veux-tu, Mathilde, que je te dise ce que je crois…

– Dis donc vite…

– Eh bien! je crois que mademoiselle de Maran et M. de Versac seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.

D'abord, je fis un geste d'étonnement; puis, je me mis à rire aux éclats.

– Que trouves-tu donc de si déraisonnable à cette supposition, Mathilde? M. de Versac n'a-t-il pas présenté M. de Lancry à mademoiselle de Maran? celle-ci n'a-t-elle pas très-instamment engagé M. de Lancry à venir souvent la voir le matin? Or, qui reçoit-elle le matin? cinq ou six personnes très-intimes. Dans quel but aurait-elle fait une exception en faveur du neveu de M. le duc de Versac?

– Veux-tu, Ursule, que je te dise ce que je crois? – repris-je en me servant des termes de ma cousine; – c'est que M. de Versac et mademoiselle de Maran seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.

Ce fut au tour d'Ursule à sourire.

– Quelle folie! – me dit-elle; – un si beau parti pour moi, pauvre fille, humble et sans fortune! est-ce que cela est possible? non, non; tu sais mon désir, ma résolution de ne jamais me marier; je me rends trop de justice pour prétendre à ce que je ne puis espérer, et puis demain il dépendrait de moi d'épouser M. de Lancry, que je ne l'épouserais pas. Cela te surprend?.. Il en est pourtant ainsi; il est trop beau, trop élégant, trop à la mode… Ce n'est pas là le bonheur que je rechercherais; je ne suis pas faite pour une position si brillante; ma vie doit s'écouler dans l'obscurité; je ne dois pas avoir d'autre félicité que la tienne.

– Nous ne serons jamais d'accord sur le rôle que tu prétends devoir jouer… Ma bonne Ursule, tu verras… si j'en crois mon cœur, tu seras heureuse pour ton propre compte… Mais pour parler de M. de Lancry, pourquoi veux-tu donc que les dangereux avantages qu'il possède me plaisent plus qu'à toi?

– Pourquoi? parce qu'en m'épousant, M. de Lancry ferait une sorte de mésalliance; tandis que toi, qui possèdes, comme tu dis, les mêmes dangereux avantages, tu ne peux, tu ne dois être, il me semble, que très-charmée des suites d'un pareil mariage.

– Ursule, tu es folle; M. de Lancry ne pense pas plus à moi que je ne pense à lui; et d'ailleurs, comme toi, j'aimerais un bonheur moins brillant, par cela même beaucoup plus assuré.

– Enfin, tu trouves M. de Lancry charmant!

– Mon Dieu! que tu es méchante… Eh bien! oui… autant que l'on peut trouver quelqu'un charmant quand on l'a vu deux heures…

– Soit, et tu le trouves surtout charmant quand il ne valse pas avec la duchesse de Richeville.

Je ne pus m'empêcher de rougir. – Oui, – dis-je à ma cousine; je ne sais pourquoi cela est ainsi; je ne sais pas davantage pourquoi je rougis en t'entendant répéter ces paroles que je t'ai dites.

– Pourquoi… pourquoi?.. Veux-tu que je te le dise, moi? – reprit tristement ma cousine. C'est que tu l'aimeras.

– Ursule, encore une fois, tu es folle!

– Non, non, Mathilde… je ne suis pas folle… mon amitié pour toi, ma crainte de me voir oubliée par toi, ma jalousie d'affection, si tu le veux, me tiennent lieu d'une expérience que je ne puis avoir, et m'éclairent plus que toi peut-être sur tes propres sentiments… Mathilde… je devais m'attendre à ce changement dans ta vie, un jour ou l'autre cela doit arriver… Pardonne… Pardonne-moi donc mes larmes.

Et elle se jeta en pleurant dans mes bras.

Je ne saurais vous dire, mon ami, avec quelle profonde émotion je répondis à cette preuve de l'affection d'Ursule; je tâchai de la rassurer par les plus tendres protestations.

– Tiens, – lui dis-je en essuyant mes yeux, – il n'en faut pas davantage pour me faire prendre M. de Lancry en aversion… je te jure…

– Mathilde… tais-toi… – dit Ursule en me mettant doucement sa main sur ma bouche… – tais-toi… j'ai été sotte, folle, de céder à mon premier mouvement, mais il a été plus fort que moi; mon pauvre cœur était plein, il a débordé, et d'ailleurs, je ne puis rien te cacher de ce que je ressens pour toi et à propos de toi.

Blondeau interrompit notre entretien; elle entra en disant:

– Ah! mon Dieu, mademoiselle, la jolie voiture! il n'en est jamais venu de pareilles dans la cour de l'hôtel, bien sûr… et quel charmant jeune homme vient d'en descendre! Il a demandé mademoiselle de Maran, et il s'est croisé sur le perron avec M. Bisson, qui a sans doute encore cassé quelque chose, car il marchait très-vite, et il s'en est allé sans son chapeau, tant il avait l'air affairé.

Ursule me regarda; je la compris. Ce jeune homme dont me parlait ma gouvernante ne pouvait être que M. de Lancry.

Je fus choquée de cette visite si prompte, il me sembla y voir un manque de tact; je résolus de refuser de descendre, dans le cas où mademoiselle de Maran m'en ferait prier sous un prétexte quelconque.

Nous entendîmes un roulement de voiture; Blondeau courut à la fenêtre et dit: – Ah! voilà déjà ce jeune homme qui repart, sa visite n'aura pas été longue.

Je fus soulagée d'un grand poids; je regrettai presque de n'avoir pas eu à refuser de descendre auprès de mademoiselle de Maran.

Un peu avant dîner, nous allâmes rejoindre ma tante dans le salon; elle s'y trouvait seule et semblait très en colère.

– Eh bien! – nous dit-elle, vous ne savez pas un nouveau trait de cet abominable brise-tout de M. Bisson? Mais, Dieu merci, il ne remettra plus les pieds ici.

– M. Bisson a encore cassé quelque chose, ma tante?

– Comment? s'il a encore cassé quelque chose… eh! mais sans doute, et cela, c'est la faute de cet imbécile de Servien! – s'écria ma tante avec un redoublement de fureur. – Je lui avais, une fois pour toutes, défendu de laisser jamais seul ce vilain homme dans mon salon. J'étais dans mon cabinet occupée à écrire une lettre, ma porte entr'ouverte, lorsque tout à coup j'entends un bruit sec et roulant comme celui d'une crécelle; ne sachant pas ce que ce pouvait être, je me lève, j'entre dans le salon, et qu'est-ce que je vois? cet indigne M. Bisson assis dans mon fauteuil, tenant ma pendule entre ses genoux, et tracassant dans l'intérieur du mouvement avec mes ciseaux; il avait déjà cassé le grand ressort: c'était là le bruit de crécelle que j'avais entendu.

Mademoiselle de Maran était si fort en colère, qu'elle ne s'aperçut pas de nos rires étouffés; elle reprit: – Mais, en vérité, c'est que je l'aurais battu si j'en avais eu la force.

– Vous avez donc juré de tout détruire ici? vous ne pouvez donc vous tenir tranquille, abominable homme que vous êtes! lui dis-je.

– Qu'est-ce que vous voulez donc que je fasse en vous attendant? moi je m'ennuie quand je ne fais rien, – me répondit-il si bêtement, si froidement, en posant la pendule par terre, que, par ma foi! je n'ai pas pu y tenir. Je me suis révoltée, je l'ai poussé, je l'ai chassé, et il s'est encouru tout effaré.

– Sans emporter son chapeau, que voilà sur cette chaise? – dis-je à ma tante.

– Tant mieux! s'écria-t-elle; – je voudrais qu'il attrapât quelque bonne fièvre cérébrale, pour qu'on l'enfermât comme un affreux fou qu'il est, malgré toute sa science.

Il fallait que mademoiselle de Maran fût bien en colère, car elle repoussa brusquement les caresses du vénérable Félix, qui rentra dans sa niche en grondant.

La vue de Félix me rappela la valeur de M. de Mortagne, que j'avais tant admiré dans mon enfance, lorsqu'il avait osé battre ce vilain animal; je me hasardai à demander à mademoiselle de Maran où était M. de Mortagne et s'il devait bientôt arriver.

Je crois que ma tante aurait voulu me foudroyer d'un regard.

– Est-ce que ça vous regarde? Pourquoi me faites-vous cette question-là? Est-ce que je m'inquiète de ce que fait cet homme? Dieu merci! quoi qu'en dise cette belle duchesse, dont l'âme est aussi noire que l'enfer, qu'il vous suffise de savoir qu'il est bien où il est, et qu'il y restera longtemps, entendez-vous? cet affreux jacobin!

Je souligne ces mots, mon ami, parce que je frissonnai malgré moi de l'expression sinistre, presque féroce, avec laquelle ma tante prononça ces paroles. Je me rappelai involontairement qu'il y avait dix ans, presqu'à la même place, elle avait jeté un regard implacable sur M. de Mortagne, en cassant, dans sa rage muette, l'aiguille qu'elle tenait dans sa main.

Je ne trouvai pas un mot à dire ou à répondre à mademoiselle de Maran, tant j'étais effrayée.

Après quelques moments de silence elle reprit:

– Gontran est venu me proposer pour demain, à l'Opéra, la loge des gentilshommes de la chambre; j'ai accepté et nous irons.

Je crus être très-héroïque et prouver mon amitié à Ursule en refusant cette occasion de revoir M. de Lancry.

– Je suis fatiguée du bal, ma tante, – répondis-je; je préférerais ne pas aller à l'Opéra.

– Vous préférerez ce que je vous ordonnerai de préférer, – répondit aigrement mademoiselle de Maran.

Ursule me jeta un regard suppliant.

– J'irai à l'Opéra si vous le désirez absolument.

Mathilde

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