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Émile Chevalier
LES DERNIERS IROQUOIS
V. Le Montréalais
ОглавлениеLes moyens d’existence des sauvages[30] de Caughnawagha sont très bornés: la pêche, la chasse constituent les principaux. Et de même que les Hurons de Lorette, les curiosités indiennes, telles que mocassins, bourses, toques, paniers, porte-cigares, etc., fabriqués par leurs femmes et vendus soit aux étrangers, soit à des négociants de Montréal, les aident beaucoup à vivre.
Le gouvernement anglais leur a accordé des terres d’une grande fertilité autour de leur village, mais ils mourraient plutôt de faim que de les ensemencer. Une forêt assez considérable, contiguë à ces terres, leur fournit du bois de chauffage pour l’hiver. Si déplorable est cependant chez les hommes la paresse, ou plutôt le mépris du travail manuel, que la plupart périraient de froid si les squaws ne faisaient, pendant la bonne saison, quelques provisions de combustible.
Néanmoins il existe pour eux une source de gain dont ils profitent généralement volontiers.
Nous avons déjà parlé des rapides de Caughnawagha, appelés aussi rapides du Sault Saint-Louis, – nom chrétien de cette bourgade, – et parfois, rapides de Lachine.
C’est une chaîne d’écueils, qui barre la navigation du Saint-Laurent au bas de Caughnawagha et à deux lieues environ de Montréal.
Pour remédier à cet obstacle, on a, comme je l’ai dit, creusé un canal, le canal Lachine, qui, partant de la pointe Saint-Charles, dans le quartier Sainte-Anne, s’en va rejoindre le Saint-Laurent au-dessus du village Lachine, après un parcours de neuf à dix milles.
Cependant, si les vaisseaux de toute dimension sont incapables de remonter les rapides et doivent, à l’exception des steamboats, se faire remorquer dans le canal pour gagner le haut Saint-Laurent, il n’est pas sans exemple que des canots dirigés par des Indiens aient descendu, ou, suivant l’expression usitée, sauté les rapides.
Cette circonstance a donné aux compagnies des bateaux à vapeur qui mettent en communication Montréal et les localités supérieures l’idée de faire sauter les rapides à leurs navires, la route étant, à la fois, plus courte et plus agréable pour les voyageurs.
Dans ce but, ils emploient uniquement des pilotes iroquois, auxquels ils offrent une légère rémunération.
Dans l’après-midi du jour où Nar-go-tou-ké fut obligé de fuir pour se soustraire aux agents de la police, on avait signalé, à Caughnawagha, un vapeur qui paraissait près des îles Dorval.
Ce vapeur était le Montréalais, affecté au service du bas et du haut Canada.
Il arrivait de Toronto, et se rendait à Montréal.
Ce steamboat inaugurait la réouverture de la navigation fluviale; aussi était-il pavoisé de banderoles aux couleurs chatoyantes.
Les Indiens tirèrent au sort pour décider qui aurait l’avantage de le piloter à travers les rapides.
Une vingtaine de petits bâtons (tout autant qu’il y avait de compétiteurs) réunis en faisceau dans la main fermée, et dont l’un était moins long que les autres, servirent à cet effet.
C’est exactement notre jeu de la courte-paille.
Le sort fut favorable au fils de Nar-go-tou-ké.
Quand le Montréalais arriva en face de Caughnawagha, Co-lo-mo-o se jeta dans un canot et alla aborder le navire, qui avait renversé sa vapeur pour attendre le pilote.
Le Petit-Aigle amarra son canot à la poupe du steamboat et grimpa lestement sur le pont.
Après avoir salué le capitaine, il se mit au gouvernail.
Un coup de sonnette retentit, la machine du bâtiment lâcha des sifflements stridents; ses deux hautes cheminées vomirent des torrents de fumée qui ondoyèrent, dans l’espace, comme deux panaches immenses; un bruit sourd, des craquements s’échappèrent de ses entrailles, et le navire reprit sa course.
À cette époque, la navigation à vapeur était loin d’avoir reçu les merveilleux perfectionnements qui l’embellissent aujourd’hui.
Le Montréalais n’avait ni la grâce, ni la beauté, ni l’éclat de nos steamboats actuels. Il ne ressemblait pas plus aux palais flottants, à plusieurs étages, tout resplendissants de glaces, de dorures, qui sillonnent maintenant les eaux du Saint-Laurent, de l’Hudson ou du Mississippi, qu’un caboteur ne ressemble à un vaisseau de haut bord.
On n’y voyait pas de magnifiques salons, couverts de riches tapis, meublés avec un luxe féerique; pas d’élégantes cabines presque aussi commodes que les chambres de nos maisons; et surtout pas cette somptueuse chambre nuptiale (bride room) où les jeunes mariés américains aiment à couler leur lune de miel, en faisant un trip[31] vers quelque paysage renommé.
En 1837, les steamboats canadiens n’étaient rien moins que confortables.
Non seulement vous n’y trouviez point une table aussi délicatement servie que dans les meilleurs hôtels, mais sur la plupart vous ne pouviez même vous procurer à manger, non seulement les dames n’y avaient pas leur appartement particulier, mais on couchait pêle-mêle dans l’entrepont, sur des cadres superposés et désagréables au suprême degré.
Heureusement que tout est relatif: le voyage en steamboat valait mieux encore que le voyage en goélette, en patache ou en carriole; les gens d’alors s’y estimaient fort à l’aise et vantaient très haut les charmes de leurs bateaux à vapeur.
Ainsi marche le monde. Nos anciens rois manquaient de la moitié des choses qui semblent, à présent, de nécessité absolue pour les prolétaires.
Avant un quart de siècle on se demandera peut-être comment on a pu naviguer jamais dans ces steamboats qui nous paraissent si splendides.
De son temps, le Montréalais passait pour un chef-d’œuvre d’architecture nautique.
Il avait cent cinquante pieds de longueur, trente de maître-bau, une puissante machine à basse pression, et jouissait d’une réputation de fin coureur justement méritée.
Mais ce qui le faisait préférer à ses rivaux, c’est que, pour la première fois au Canada, on avait élevé sur son pont deux constructions légères en bois blanc, dans lesquelles les passagers pouvaient se réfugier lorsqu’il pleuvait et qu’ils ne voulaient pas s’exposer aux nauséabondes odeurs de l’entrepont.
Ces constructions s’étendaient à bâbord et à tribord, contre les aubes du vapeur; elles étaient séparées par un intervalle affecté à la cage de la machine, la logette du pilote, et deux passages pour circuler de l’avant à l’arrière du vaisseau.
Elles formaient deux salles.
Sur la porte de l’une on lisait:
Ladies and gentlemen cabin (cabine des dames et des messieurs).
Et au-dessous:
No smoking allowed (défense de fumer).
La porte de l’autre portait cette inscription:
Crew’s cabin (cabine de l’équipage).
La première salle, bien éclairée et garnie de bancs de bois, était chauffée par un petit poêle en fonte. Le public s’y tenait habituellement plutôt que dans l’entrepont, où l’on mangeait et couchait, mais qui ne recevait de jour que par des lampes fumeuses.
Nous n’avons pas besoin de dire que, quand il faisait beau, on se promenait sur le tillac, ou bien on demeurait assis sur les banquettes disposées autour de son plat-bord.
La réouverture de la navigation signale, au Canada, la reprise des affaires: alors chacun est d’autant plus avare de son temps que, durant l’hiver, les communications sont difficiles et la bonne saison très courte, aussi, comme les navires qui font alors les premières traversées sur le Saint-Laurent, le Montréalais était-il encombré de monde.
On y voyait pêle-mêle des Anglais, des Canadiens, des Écossais, des Irlandais, des Indiens, des Yankees; des marchands, des trappeurs, des bateliers, des bûcherons, des pêcheurs; des femmes de toutes les conditions, des toilettes distinguées et des vêtements en haillons, des physionomies avenantes et des figures hideuses; mais par-dessus tout tranchait l’uniforme rouge anglais..
C’était un bataillon de la ligne que le gouverneur du Haut-Canada, sir Francis Head, expédiait de Toronto à Montréal, pour prêter main-forte à la troupe qui y était déjà casernée, car on appréhendait un soulèvement prochain.
Attroupés sur le pont, les passagers devisaient des événements politiques.
Quoique au premier aspect les races parussent confondues, un observateur n’aurait pas manqué de remarquer que les Anglais et les Écossais se rassemblaient d’un côté, les Canadiens-français, les Irlandais et les Yankees de l’autre.
Ceux-ci s’étaient rangés à l’avant du vapeur, et ceux-là à l’arrière.
Les femmes avaient suivi l’exemple des hommes; les Anglo-Saxonnes à la proue, le reste à la poupe.
Plus encore que les différences de nationalités, les différences d’opinions créaient cette division.
Parmi les passagers ainsi placés à l’avant, on ne pouvait s’empêcher de distinguer trois personnes qui caquetaient et riaient gaiement sans se préoccuper de la sombre gravité de ceux qui les environnaient. L’une était un homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, les autres deux jeunes femmes fort jolies, fort attrayantes, quoique leur genre de beauté fût en parfaite opposition, car l’aînée avait le teint blanc comme un lis, les cheveux noirs, lisses en bandeaux contre les tempes, l’air doucement mélancolique, et la moins âgée montrait un visage rose comme la pulpe d’une pêche, toujours souriant, que couronnait une abondante chevelure blond-cendré, dont les grappes voltigeaient, par boucles soyeuses, autour de son cou.
Toutes deux étaient coiffées d’un casque ou toque de pelleterie, et douillettement emmitouflées dans de chauds manteaux de drap garnis de vison.
Leur compagnon avait aussi la tête couverte d’un casque de fourrure, et sur les épaules un pardessus en peau de castor; car, bien que le soleil brillât de tout son éclat, la brise était fraîche et piquante sur le Saint-Laurent.
– Mon Dieu, que voilà un sauvage qui a bonne mine! fit avec la vivacité d’un enfant la plus jeune des dames en voyant Co-lo-mo-o monter sur le vapeur.
– Voulez-vous bien ne pas parler si haut, petite imprudente!
– Et pourquoi, monsieur, je vous prie?
– Si votre cavalier[32] vous entendait! répliqua le jeune homme, en la menaçant du doigt.
– Sir William? Oh! il est bien trop occupé à déblatérer contre les Canadiens; et puis, au surplus, je me soucie de lui comme d’une vieille papillote, ajouta-t-elle en riant.
– Oh! Léonie, commença l’autre dame…
Mais elle s’interrompit brusquement.
– Dites donc, ma cousine, est-ce que les Indiens que vous commandiez ressemblaient à celui-là? Alors vous avez eu bien tort d’épouser un vilain garçon comme M. Xavier!
– Est-elle insolente, un peu! dit le jeune homme en la gratifiant d’une petite claque sur la joue.
– Dame, mon cousin, l’insolence est le privilège des jolies femmes, vous me l’avez trop souvent répété pour que je l’oublie jamais.
– Attrapez, mon mari! reprit la seconde.
– Quoi! tu t’en mêles, Léonie?
– Dans tout ça, ma cousine, vous n’avez pas répondu à ma question, dit Léonie.
– Vous êtes une méchante espiègle.
– Ce n’est pas toujours une réponse. Je vous demandais si vos sauvages de la Colombie étaient aussi beaux que notre pilote.
– Mais, petite ignorante, ils ont la tête aplatie comme une poire tapée, intervint Xavier.
– Et ma cousine, qui était leur reine, ne l’avait pas la tête aplatie? reprit Louise avec une ténacité plaisante.
– J’espère, dit le jeune homme.
– Et, s’écria-t-elle vivement, si elle avait eu la tête aplatie comme une poire tapée, est-ce que vous l’auriez épousée, malgré ce grandissime amour qui vous a entraîné dans les pays d’en haut[33] pour aller la chercher?
Ces paroles furent prononcées avec une expression si comique par la folle créature, que Xavier Cherrier[34], tel était le nom du jeune homme, s’abandonna à un bruyant accès d’hilarité.
– Ça n’empêche, poursuivit Léonie, en jetant un coup d’œil sur le Petit-Aigle, qu’on voyait attelé à la roue du gouvernail, dans sa guérite, au-dessus de la machine; ça n’empêche, c’est une drôle d’aventure que la vôtre, je voudrais bien en avoir une comme ça, moi: être souveraine d’une tribu sauvage jusqu’à vingt ans, puis, tout à coup, rencontrer un parent, comme mon cousin Cherrier, qui vient de la Louisiane, dans le désert, exprès pour moi, m’enlève à mes sujets et me marie[35]. Vraiment, Louise, vous avez eu trop de bonheur! J’envie votre sort!
Celle à qui s’adressait cette réflexion traîna vers son mari un long regard d’amour.
– Ce serait juste, si vous aviez dit que le trop heureux, c’est moi, dit-il.
– Égoïste! murmura joyeusement Louise.
– Mais, s’écria Xavier, de quoi vous plaignez-vous, ma belle cousine! vous avez parmi vos galants un gentilhomme accompli…
– Sir William! riposta-t-elle avec une moue dédaigneuse.
– Il est très riche, titré…
– C’est la moindre de mes préoccupations.
– Il vous adore…
– Et je le déteste.
– Hypocrite, va! dit Xavier en la poussant légèrement du genou.
– Vous croyez!
– J’en suis sûr.
– Eh bien, voulez-vous savoir la vérité?
– Nous vous défions de la dire.
– Oui-dà? repartit-elle d’un ton piqué.
– Parlez, ma chère Louise, car moi je suis convaincus que vous serez franche, dit madame Cherrier.
– Alors, répliqua la jeune fille, de sa voix railleuse, je vous déclare que j’aimerais mieux ce beau sauvage que le noble sir William King.
Une nouvelle explosion de rire accueillit cette plaisante déclaration.