Читать книгу La clique dorée - Emile Gaboriau - Страница 7
IV
ОглавлениеA voir le foudroyant effet de ce nom seul: Sarah Brandon, Mlle de la Ville-Handry avait senti tout son sang se glacer dans ses veines.
Pour qu'un homme tel que Daniel fût ainsi bouleversé, il fallait, elle le comprenait bien, quelque événement énorme, inouï, impossible...
—Vous connaissez cette femme, Daniel? s'écria-t-elle.
Mais lui, déjà, se reprochait son peu de sang-froid, songeant aux moyens d'atténuer son imprudence.
—Je vous jure, commença-t-il...
—Oh! ne jurez pas. Vous la connaissez...
—En aucune façon.
—Cependant...
—Il est vrai que j'en ai ouï parler, autrefois, il y a fort longtemps...
—Par qui?...
—Par un de mes amis, Maxime de Brévan, un brave et digne garçon.
—Quelle sorte de femme est-ce?
—Mon Dieu! je ne saurais trop vous le dire... Maxime m'en avait parlé fort en l'air, et je ne me doutais pas qu'un jour... Si je me suis exclamé si sottement tout à l'heure, c'est que je me suis souvenu de certaine histoire assez... fâcheuse, dont Maxime la disait l'héroïne, de sorte que...
Il avait ce ridicule de ne savoir mentir, cet honnête homme, de sorte qu'il s'empêtrait dans ses phrases, détournant la tête pour éviter le regard de Mlle Henriette.
Elle l'interrompit, et d'un ton de reproche:
—Me jugez-vous donc si faible, prononça-t-elle, qu'il faille me dissimuler la vérité...
Il ne répondit pas tout d'abord. Etourdi de l'étrangeté de la situation, il cherchait une issue et n'en découvrait pas.
Enfin, prenant son parti:
—Souffrez que je me taise encore, mademoiselle, prononça-t-il. Je ne sais rien de précis, et c'est peut-être à tort que je vous ai si terriblement alarmée. Je parlerai dès que je serai fixé...
—Quand le serez-vous?
—Ce soir-même, si, comme je l'espère, je trouve Maxime de Brévan chez lui, demain matin si je le manque ce soir...
—Et si vos soupçons n'étaient que trop réels? si ce que vous redoutez tant et que j'ignore se trouvait vrai, que faudrait-il faire?...
Sans une seconde d'indécision, il se leva, et d'une voix profonde:
—Je ne vous dirai pas que je vous aime, Henriette, prononça-t-il... Je ne vous dirai pas que vous perdre, ce serait mourir, et qu'on ne tient pas à la vie dans ma famille... vous le savez, n'est-ce pas?... Eh bien! malgré cela, si mes craintes sont fondées, et je tremble qu'elles ne le soient, je n'hésiterais pas à vous dire: Quoi qu'il doive en résulter, Henriette, au risque même d'être séparés, à tout prix, par tous les moyens en notre pouvoir, nous devons lutter pour empêcher le mariage du comte de la Ville-Handry et de Sarah Brandon!...
Au milieu de tant de tortures, une joie immense inonda l'âme de la pauvre jeune fille.
Ah! il était digne d'être aimé, celui-là que son cœur, librement, avait choisi entre tous, cet homme qui lui donnait cette étonnante preuve d'amour.
Elle lui tendit la main, et les yeux brillants d'enthousiasme et d'attendrissement:
—Et moi, s'écria-t-elle, par la mémoire de ma sainte mère, je jure que quoi qu'il advienne, et dût-on employer les dernières violences morales, jamais je ne serai à un autre qu'à vous.
Daniel avait saisi cette main qui lui était tendue, et longtemps il la tint pressée contre ses lèvres... jusqu'à ce qu'enfin la voix de la raison l'arrachant à son extase:
—Il faut que je vous quitte, Henriette, dit-il, si je veux rencontrer Maxime.
Et il s'éloigna d'un pas fiévreux, la tête perdue, désespéré, fou... Son bonheur et sa vie étaient en jeu et, sans qu'il y pût rien, un mot allait faire sa destinée.
Un fiacre passait, vide; il l'arrêta et s'y jeta, en criant au cocher:
—Surtout, marchons... Je paye la course cent sous... 62, rue Laffitte.
Là demeurait M. Maxime de Brévan.
C'était un garçon de trente à trente-cinq ans, remarquablement bien de sa personne, blond, portant toute sa barbe, à l'œil intelligent et à la physionomie sympathique.
Lancé autant qu'on peut l'être dans le monde de la «haute vie,» parmi les gens dont le plaisir est l'unique affaire, M. de Brévan était aimé.
On le disait de relations très-sûres, prompt à rendre un service dès qu'il le pouvait, bon convive et toujours prêt, si un de ses amis se battait en duel, à lui servir de témoin.
Enfin, jamais médisance ni calomnie n'avaient effleuré sa réputation.
Et cependant, bien loin de suivre le précepte du sage, qui conseille de cacher sa vie, M. de Brévan semblait prendre à tâche d'afficher la sienne.
On eût dit parfois qu'il s'occupait de bien établir un alibi, tant il entretenait les gens de ses affaires jusqu'en leurs menus détails.
Chacun savait, d'après lui, que les Brévan étaient originaires du Maine, et qu'il était le dernier, l'unique représentant de cette grande famille.
Ce n'est point qu'il tirât vanité de son origine, il avouait très-franchement que des splendeurs de ses aïeux, il ne lui restait pas grand chose... à peine l'aisance.
Mais quel était le chiffre de cette aisance, voilà ce qu'il ne disait pas. Avait-il quinze, vingt ou trente mille livres de rentes? ses plus intimes l'ignoraient.
Ce qui est sûr, c'est qu'il avait résolu à son honneur et gloire ce difficile problème de garder son indépendance et sa dignité tout en vivant, lui relativement pauvre, avec les jeunes gens les plus riches de Paris.
Il occupait, rue Laffitte, un modeste appartement de cent louis et n'avait pour le servir qu'un seul domestique. Sa voiture, il la louait au mois.
Comment Daniel était-il devenu l'ami de M. de Brévan?... De la façon la plus simple du monde.
Ils avaient été présentés l'un à l'autre, à un bal du ministère de la marine, par un lieutenant de vaisseau, leur ami commun.
Ils s'étaient retirés ensemble, vers une heure du matin, par un beau clair de lune, et comme le temps était fort doux et le pavé sec, ils avaient fumé un cigare en arpentant le bitume de la place de la Concorde.
Maxime avait-il réellement ressenti pour Daniel la sympathie qu'il disait? Peut-être. En tout cas, Daniel avait été séduit par les côtés excentriques de Maxime, s'émerveillant de l'entendre parler avec un stoïcisme tout à fait plaisant de sa misère dorée.
Ils s'étaient revus, puis peu à peu ils avaient pris l'habitude l'un de l'autre...
M. de Brévan était en train de s'habiller pour rejoindre des amis à l'Opéra, lorsque Daniel se présenta chez lui.
Comme toujours, il eut, en l'apercevant, une exclamation de plaisir.
—Quoi! vous, s'écria-t-il, l'austère travailleur de la rive gauche, dans ce quartier mondain, à cette heure... Quel bon vent vous amène?
Puis, soudain, remarquant la physionomie bouleversée de Daniel:
—Mais, qu'est-ce que je dis donc là, reprit-il, vous avez une mine de déterré!... Que vous arrive-t-il?...
—Un grand malheur, peut-être, répondit Daniel.
—A vous!... Est-ce possible!...
—Et je viens vous demander un service.
—Ah! vous savez bien que je suis tout à vous.
Cela, en effet, Daniel le croyait.
—Je vous remercie d'avance, mon cher Maxime, mais je ne voudrais pas vous trop déranger... Ce que j'ai à vous dire sera long et vous alliez sortir...
Mais, d'un geste cordial, M. de Brévan l'interrompit.
—Je ne sortais que par désœuvrement, fit-il, parole d'honneur!... Ainsi, asseyez-vous, et causons...
Frappé d'une sorte de vertige, incapable de rien discerner, sinon que Henriette pouvait être perdue pour lui, Daniel était accouru chez son ami, sans songer à ce qu'il lui dirait.
Au moment de s'expliquer, il demeura interdit.
Il venait de réfléchir que le secret de M. de la Ville-Handry n'était pas le sien et que la loyauté lui commandait de le taire, s'il était possible, encore qu'il se crût sûr de l'absolue discrétion de Maxime de Brévan.
Au lieu donc de répondre, il se mit à arpenter la chambre, cherchant en vain quelque fable plausible, en proie à la plus extraordinaire agitation.
A ce point que, par le temps qui court de désordres cérébraux, Maxime, inquiet, se demandait si son ami ne devenait pas fou...
Non, car Daniel, tout à coup se planta devant lui, et d'une voix brève:
—Avant tout, Maxime, commença-t-il, jurez-moi que jamais, en aucun cas, un seul mot de ce que je vais vous confier ne sortira de votre bouche.
Prodigieusement intrigué, M. de Brévan leva la main en disant:
—Je vous le jure sur l'honneur.
Ce serment parut rassurer Daniel... Et se croyant suffisamment maître de soi:
—Il y a quelques mois de cela, mon cher ami, reprit-il, un soir, je vous ai entendu raconter une histoire horriblement scandaleuse, dont l'héroïne était une certaine Mme Sarah Brandon.
—Miss, s'il vous plaît, et non pas madame...
—Soit... cela importe peu. Vous la connaissez?
—Ma foi! oui, comme tout le monde...
Ce qu'il y eut de fatuité discrète dans cette réponse, Daniel ne le remarqua pas.
—Cela doit suffire, continua-t-il. Et maintenant, Maxime, au nom de votre amitié, je vous adjure de me dire franchement ce que vous savez: Quelle femme est-ce que cette miss Brandon?...
Sa contenance, son accent trahissaient si manifestement une anxiété poignante, que M. de Brévan en fut stupéfait.
—Eh! cher ami, fit-il, de quel air vous me dites cela!
—C'est que j'ai à connaître la vérité, un intérêt puissant, immense...
Illuminé d'une idée soudaine, M. de Brévan se frappa le front.
—J'y suis, s'écria-t-il, vous êtes amoureux de Sarah!
Ce détour, pour éviter de prononcer le nom de M. de la Ville-Handry, Daniel ne l'eût pas trouvé; mais du moment où on le lui offrait, il résolut d'en profiter.
—Admettez que cela soit, fit-il avec un soupir.
Maxime levait les bras au ciel.
—En ce cas, vous aviez raison, prononça-t-il d'un ton de conviction profonde, oui, mille fois raison, c'est peut-être un irréparable malheur qui vous arrive...
—C'est donc une femme bien redoutable?
L'autre haussa les épaules, comme si on eût exigé de lui la démonstration d'une chose évidente par elle-même, et simplement il répondit:
—Parbleu!...
Etait-il besoin que Daniel insistât, après cela!... Cette seule exclamation ne levait-elle pas tous ses doutes?
Il insista, cependant.
—De grâce, expliquez-vous, Maxime, fit-il d'une voix sourde... Ne savez-vous pas que, vivant loin de votre monde, j'en ignore tout!...
Sérieux comme il ne l'avait jamais été encore, Maxime de Brévan se leva, et s'adossant à la cheminée:
—Que voulez-vous que je vous dise? prononça-t-il. Crier: Casse-cou! à un amoureux est un métier de dupe. Crier: gare! à qui ne veut pas se garer... à quoi bon! Aimez-vous, oui ou non, miss Sarah? Si oui... tout ce que je vous apprendrais sur son compte ne changerait rien. Supposez que je vous dise que cette Sarah est une créature indigne, une scélérate, une infâme faussaire, une misérable qui a déjà sur la conscience la mort de trois pauvres diables, follement épris comme vous. Supposez que je vous dise pis encore, et que je vous le prouve!... Savez-vous ce qui arriverait?... Vous me serreriez les mains avec effusion, vous me remercieriez, des larmes de reconnaissance aux yeux, vous me jureriez, dans la candeur de votre âme, que vous êtes à jamais guéri... et en sortant d'ici...
—Eh bien?...
—Vous iriez tout courant conter mes confidences à votre adorée et la conjurer de se disculper...
—Ah! permettez, je ne suis pas un de ces hommes...
Mais M. de Brévan peu à peu s'exaltait.
—Allez au diable!... interrompit-il, vous êtes un homme comme tous les autres... La passion ne raisonne, ni ne calcule, et c'est ce qui la fait grande et terrible... Tant qu'on a seulement une lueur de raison au fond de la cervelle, on n'est pas véritablement amoureux... C'est comme cela... Et la volonté n'y peut rien, ni l'énergie, ni quoi que ce soit au monde. Ça est ou ça n'est pas. Il y a des gens qui gravement vous reprochent de n'être pas ce qu'ils étaient eux-mêmes amoureux et de sang-froid... turlututu! Ces gens-là me font l'effet d'une carafe frappée reprochant au champagne de faire sauter son bouchon... Sur quoi, tenez, mon cher, faites-moi le plaisir d'accepter ce cigare et sortons prendre l'air...
Etait-ce vrai, ce que disait là M. de Brévan?... Est-il vrai qu'un grand amour anéantit jusqu'à la faculté de délibérer, de discerner le vrai du faux et le bien du mal? Il n'eût donc pas, lui, Daniel, aimé Henriette, puisqu'il risquait de la perdre pour obéir au devoir?
Oh! non, non, mille fois non... Ce n'est pas des pures et chastes amours que parlait M. de Brévan... Il parlait de ces passions malsaines qui tombent dans la vie comme la foudre, troublent les sens et égarent la raison, qui dévorent tout comme l'incendie et ne laissent après elles que désastres, hontes et remords...
Mais, pour cela même, Daniel frémissait en pensant à M. de la Ville-Handry engagé dans ce terrible engrenage d'une passion folle pour une créature indigne.
Il n'accepta donc pas le cigare que lui tendait Maxime.
—Un mot encore, de grâce, fit-il. Supposons mon libre arbitre perdu, je m'abandonne, que va-t-il donc m'arriver?...
M. de Brévan le regarda d'un air de commisération et dit:
—Peu de chose, seulement...
Et avec un geste d'un effrayant réalisme:
—C'est votre horoscope que vous demandez, fit-il d'un ton d'amer sarcasme... Soit. Qu'avez-vous de fortune?
—Deux cent cinquante mille francs environ.